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Chapitre XVI. Une heure du matin

Chapitre V. La Sensibilitй et une grande Dame dйvote | Chapitre VI Maniиre de prononcer | Chapitre VII. Une attaque de goutte | Chapitre VIII. Quelle est la dйcoration qui distingue ? | Chapitre IX. Le Bal | Chapitre X. La Reine Marguerite | Chapitre XI. L’Empire d’une jeune fille! | Chapitre XII. Serait-ce un Danton ? | Chapitre XIII. Un complot | Chapitre XIV. Pensйes d’une jeune fille |


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Ce jardin йtait fort grand, dessinй depuis peu d’annйes avec un goыt parfait. Mais les arbres avaient plus d’un siиcle. On y trouvait quelque chose de champкtre.

 

MASSINGER.

 

Il allait йcrire un contre-ordre а Fouquй lorsque onze heures sonnиrent. Il fit jouer avec bruit la serrure de la porte de sa chambre, comme s’il se fыt enfermй chez lui. Il alla observer а pas de loup ce qui se passait dans toute la maison, surtout au quatriиme йtage habitй par les domestiques. Il n’y avait rien d’extraordinaire. Une des femmes de chambre de Mme de La Mole donnait soirйe, les domestiques prenaient du punch fort gaiement. Ceux qui rient ainsi, pensa Julien, ne doivent pas faire partie de l’expйdition nocturne, ils seraient plus sйrieux.

 

Enfin il alla se placer dans un coin obscur du jardin. Si leur plan est de se cacher des domestiques de la maison, ils feront arriver par-dessus les murs du jardin les gens chargйs de me surprendre.

 

Si M. de Croisenois porte quelque sang-froid dans tout ceci, il doit trouver moins compromettant pour la jeune personne qu’il veut йpouser de me faire surprendre avant le moment oщ je serai entrй dans sa chambre.

 

Il fit une reconnaissance militaire et fort exacte. Il s’agit de mon honneur, pensa-t-il; si tombe dans quelque bйvue, ce ne sera pas une excuse а mes propres yeux de me dire: Je n’y avais pas songй.

 

Le temps йtait d’une sйrйnitй dйsespйrante. Vers les onze heures la lune se leva, а minuit et demi elle йclairait en plein la faзade de l’hфtel donnant sur le jardin.

 

Elle est folle, se disait Julien; comme une heure sonna, il y avait encore de la lumiиre aux fenкtres du comte Norbert. De sa vie Julien n’avait eu autant de peur, il ne voyait que les dangers de l’entreprise, et n’avait aucun enthousiasme.

 

Il alla prendre l’immense йchelle, attendit cinq minutes pour laisser le temps а un contre-ordre, et а une heure cinq minutes posa l’йchelle contre la fenкtre de Mathilde. Il monta doucement le pistolet а la main, йtonnй de n’кtre pas attaquй. Comme il approchait de la fenкtre, elle s’ouvrit sans bruit:

 

– Vous voilа, monsieur, lui dit Mathilde avec beaucoup d’йmotion; je suis vos mouvements depuis une heure.

 

Julien йtait fort embarrassй, il ne savait comment se conduire, il n’avait pas d’amour du tout. Dans son embarras, il pensa qu’il fallait oser, il essaya d’embrasser Mathilde.

 

– Fi donc! lui dit-elle en le repoussant.

 

Fort content d’кtre йconduit, il se hвta de jeter un coup d’њil autour de lui: la lune йtait si brillante que les ombres qu’elle formait dans la chambre de Mlle de La Mole йtaient noires. Il peut fort bien y avoir lа des hommes cachйs sans que je les voie, pensa-t-il.

 

– Qu’avez-vous dans la poche de cфtй de votre habit? lui dit Mathilde, enchantйe de trouver un sujet de conversation. Elle souffrait йtrangement; tous les sentiments de retenue et de timiditй, si naturels а une fille bien nйe, avaient repris leur empire, et la mettaient au supplice.

 

– J’ai toutes sortes d’armes et de pistolets, rйpondit Julien, non moins content d’avoir quelque chose а dire.

 

– Il faut retirer l’йchelle, dit Mathilde.

 

– Elle est immense, et peut casser les vitres du salon en bas, ou de l’entresol.

 

– Il ne faut pas casser les vitres, reprit Mathilde essayant en vain de prendre le ton de la conversation ordinaire; vous pourriez, ce me semble, abaisser l’йchelle au moyen d’une corde qu’on attacherait au premier йchelon. J’ai toujours une provision de cordes chez moi.

 

Et c’est lа une femme amoureuse! pensa Julien, elle ose dire qu’elle aime! tant de sang-froid, tant de sagesse dans les prйcautions m’indiquent assez que je ne triomphe pas de M. de Croisenois comme je le croyais sottement; mais que tout simplement je lui succиde. Au fait, que m’importe! est-ce que je l’aime? je triomphe du marquis en ce sens, qu’il sera trиs fвchй d’avoir un successeur, et plus fвchй encore que ce successeur soit moi. Avec quelle hauteur il me regardait hier soir au cafй Tortoni, en affectant de ne pas me reconnaоtre! avec quel air mйchant il me salua ensuite, quand il ne put plus s’en dispenser!

 

Julien avait attachй la corde au dernier йchelon de l’йchelle, il la descendait doucement, et en se penchant beaucoup en dehors du balcon pour faire en sorte qu’elle ne touchвt pas les vitres. Beau moment pour me tuer, pensa-t-il, si quelqu’un est cachй dans la chambre de Mathilde; mais un silence profond continuait а rйgner partout.

 

L’йchelle toucha la terre, Julien parvint а la coucher dans la plate-bande de fleurs exotiques le long du mur.

 

– Que va dire ma mиre, dit Mathilde, quand elle verra ses belles plantes tout йcrasйes!… Il faut jeter la corde, ajouta-t-elle d’un grand sang-froid. Si on l’apercevait remontant au balcon, ce serait une circonstance difficile а expliquer.

 

– Et comment moi m’en aller? dit Julien d’un ton plaisant, et en affectant le langage crйole. (Une des femmes de chambre de la maison йtait nйe а Saint-Domingue.)

 

– Vous, vous en aller par la porte, dit Mathilde ravie de cette idйe.

 

Ah! que cet homme est digne de tout mon amour! pensa-t-elle.

 

Julien venait de laisser tomber la corde dans le jardin; Mathilde lui serra le bras. Il crut кtre saisi par un ennemi, et se retourna vivement en tirant un poignard. Elle avait cru entendre ouvrir une fenкtre. Ils restиrent immobiles et sans respirer. La lune les йclairait en plein. Le bruit ne se renouvelant pas, il n’y eut plus d’inquiйtude.

 

Alors l’embarras recommenзa, il йtait grand des deux parts. Julien s’assura que la porte йtait fermйe avec tous ses verrous; il pensait bien а regarder sous le lit, mais n’osait pas; on avait pu y placer un ou deux laquais. Enfin il craignit un reproche futur de sa prudence et regarda.

 

Mathilde йtait tombйe dans toutes les angoisses de la timiditй la plus extrкme. Elle avait horreur de sa position.

 

– Qu’avez-vous fait de mes lettres? dit-elle enfin.

 

Quelle bonne occasion de dйconcerter ces messieurs s’ils sont aux йcoutes, et d’йviter la bataille! pensa Julien.

 

– La premiиre est cachйe dans une grosse Bible protestante que la diligence d’hier soir emporte bien loin d’ici.

 

Il parlait fort distinctement en entrant dans ces dйtails, et de faзon а кtre entendu des personnes qui pouvaient кtre cachйes dans deux grandes armoires d’acajou qu’il n’avait pas osй visiter.

 

– Les deux autres sont а la poste, et suivent la mкme route que la premiиre.

 

– Eh, grand Dieu! pourquoi toutes ces prйcautions? dit Mathilde йtonnйe.

 

А propos de quoi est-ce que je mentirais? pensa Julien, et il lui avoua tous ses soupзons.

 

– Voilа donc la cause de la froideur de tes lettres! s’йcria Mathilde avec l’accent de la folie plus que de la tendresse.

 

Julien ne remarqua pas cette nuance. Ce tutoiement lui fit perdre la tкte ou du moins ses soupзons s’йvanouirent; il osa serrer dans ses bras cette fille si belle, et qui lui inspirait tant de respect. Il ne fut repoussй qu’а demi.

 

Il eut recours а sa mйmoire, comme jadis а Besanзon auprиs d’Amanda Binet, et rйcita plusieurs des plus belles phrases de La Nouvelle Hйloпse.

 

– Tu as un cњur d’homme, lui rйpondit-on sans trop йcouter les phrases; j’ai voulu йprouver ta bravoure, je l’avoue. Tes premiers soupзons et ta rйsolution te montrent plus intrйpide encore que je ne croyais.

 

Mathilde faisait effort pour le tutoyer, elle йtait йvidemment plus attentive а cette йtrange faзon de parler qu’au fond des choses qu’elle disait. Ce tutoiement, dйpouillй du ton de la tendresse, ne faisait aucun plaisir а Julien, il s’йtonnait de l’absence du bonheur; enfin pour le sentir il eut recours а sa raison. Il se voyait estimй par cette jeune fille si fiиre, et qui n’accordait jamais de louanges sans restriction; avec ce raisonnement il parvint а un bonheur d’amour-propre.

 

Ce n’йtait pas, il est vrai, cette voluptй de l’вme qu’il avait trouvйe quelquefois auprиs de Mme de Rкnal. Il n’y avait rien de tendre dans ses sentiments de ce premier moment. C’йtait le plus vif bonheur d’ambition, et Julien йtait surtout ambitieux. Il parla de nouveau des gens par lui soupзonnйs, et des prйcautions qu’il avait inventйes. En parlant il songeait aux moyens de profiter de sa victoire.

 

Mathilde encore fort embarrassйe, et qui avait l’air atterrйe de sa dйmarche, parut enchantйe de trouver un sujet de conversation. On parla des moyens de se revoir. Julien jouit dйlicieusement de l’esprit et de la bravoure dont il fit preuve de nouveau pendant cette discussion. On avait affaire а des gens trиs clairvoyants, le petit Tanbeau йtait certainement un espion, mais Mathilde et lui n’йtaient pas non plus sans adresse.

 

Quoi de plus facile que de se rencontrer, dans la bibliothиque, pour convenir de tout?

 

– Je puis paraоtre sans exciter de soupзons dans toutes les parties de l’hфtel, ajoutait Julien, et presque jusque dans la chambre de Mme de La Mole. Il fallait absolument la traverser pour arrive а celle de sa fille. Si Mathilde trouvait mieux qu’il arrivвt toujours par une йchelle, c’йtait avec un cњur ivre de joie qu’il s’exposerait а ce faible danger.

 

En l’йcoutant parler, Mathilde йtait choquйe de cet air de triomphe. Il est donc mon maоtre! se dit-elle. Dйjа elle йtait en proie au remords. Sa raison avait horreur de l’insigne folie qu’elle venait de commettre. Si elle l’eыt pu, elle eыt anйanti elle et Julien. Quand par instants la force de sa volontй faisait taire les remords, des sentiments de timiditй et de pudeur souffrante la rendaient fort malheureuse. Elle n’avait nullement prйvu l’йtat affreux oщ elle se trouvait.

 

Il faut cependant que je lui parle, se dit-elle а la fin, cela est dans les convenances, on parle а son amant. Et alors, pour accomplir un devoir, et avec une tendresse qui йtait bien plus dans les paroles dont elle se servait que dans le son de sa voix, elle raconta les diverses rйsolutions qu’elle avait prises а son йgard pendant ces derniers jours.

 

Elle avait dйcidй que s’il osait arriver chez elle avec le secours de l’йchelle du jardinier, ainsi qu’il lui йtait prescrit, elle serait toute а lui. Mais jamais l’on ne dit d’un ton plus froid et plus poli des choses aussi tendres. Jusque-lа ce rendez-vous йtait glacй. C’йtait а faire prendre l’amour en haine. Quelle leзon de morale pour une jeune imprudente! Vaut-il la peine de perdre son avenir pour un tel moment?

 

Aprиs de longues incertitudes, qui eussent pu paraоtre а un observateur superficiel l’effet de la haine la plus dйcidйe, tant les sentiments qu’une femme se doit а elle-mкme avaient de peine а cйder mкme а une volontй aussi ferme, Mathilde finit par кtre pour lui une maоtresse aimable.

 

А la vйritй, ces transports йtaient un peu voulus. L’amour passionnй йtait encore plutфt un modиle qu’on imitait qu’une rйalitй.

 

Mlle de La Mole croyait remplir un devoir envers elle-mкme et envers son amant. Le pauvre garзon, se disait-elle, a йtй d’une bravoure achevйe, il doit кtre heureux, ou bien c’est moi qui manque de caractиre. Mais elle eыt voulu racheter au prix d’une йternitй de malheur la nйcessitй cruelle oщ elle se trouvait.

 

Malgrй la violence affreuse qu’elle se faisait, elle fut parfaitement maоtresse de ses paroles.

 

Aucun regret, aucun reproche ne vinrent gвter cette nuit qui sembla singuliиre plutфt qu’heureuse а Julien. Quelle diffйrence, grand Dieu! avec son dernier sйjour de vingt-quatre heures а Verriиres! Ces belles faзons de Paris ont trouvй le secret de tout gвter, mкme l’amour, se disait-il dans son injustice extrкme.

 

Il se livrait а ces rйflexions debout dans une des grandes armoires d’acajou oщ on l’avait fait entrer aux premiers bruits entendus dans l’appartement voisin, qui йtait celui de Mme de La Mole. Mathilde suivit sa mиre а la messe, les femmes quittиrent bientфt l’appartement, et Julien s’йchappa facilement avant qu’elles ne revinssent terminer leurs travaux.

 

Il monta а cheval et chercha les endroits les plus solitaires d’une des forкts voisines de Paris. Il йtait bien plus йtonnй qu’heureux. Le bonheur qui, de temps а autre, venait occuper son вme, йtait comme celui d’un jeune sous-lieutenant qui, а la suite de quelque action йtonnante, vient d’кtre nommй colonel d’emblйe par le gйnйral en chef; il se sentait portй а une immense hauteur. Tout ce qui йtait au-dessus de lui la veille, йtait а ses cфtйs maintenant ou bien au-dessous. Peu а peu le bonheur de Julien augmente а mesure qu’il s’йloignait.

 

S’il n’y avait rien de tendre dans son вme, c’est que, quelque йtrange que ce mot puisse paraоtre, Mathilde, dans toute sa conduite avec lui, avait accompli un devoir. Il n’y eut rien d’imprйvu pour elle dans tous les йvйnements de cette nuit, que le malheur et la honte qu’elle avait trouvйs au lieu de cette entiиre fйlicitй dont parlent les romans.

 

Me serais-je trompйe, n’aurais-je pas d’amour pour lui? se dit-elle.


Дата добавления: 2015-11-14; просмотров: 40 | Нарушение авторских прав


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