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Chapitre I La ligne

Chapitre III L’Avion | Chapitre IV L’avion et la planиte | Chapitre V Oasis | Chapitre VI Dans le dйsert | Chapitre VII Au centre du dйsert | Chapitre VIII Les hommes |


Читайте также:
  1. Chapitre II Les camarades
  2. Chapitre II. Entrйe dans le monde
  3. Chapitre II. Un maire
  4. Chapitre III L’Avion
  5. Chapitre III. Le Bien des pauvres
  6. Chapitre III. Les Premiers pas

TERRE DES HOMMES

(1939)


 

EN HOMMAGE А NOTRE AMI GUY QUI NOUS А QUITTЙ LE 30 JUIN 2004.

Tes amis du groupe qui pensent а toi.


Table des matiиres

 

Chapitre I La ligne. 6

Chapitre II Les camarades. 22

I. 22

II. 27

Chapitre III L’Avion. 37

Chapitre IV L’avion et la planиte. 40

I. 40

II. 41

III. 44

IV.. 46

Chapitre V Oasis. 51

Chapitre VI Dans le dйsert 58

I. 58

II. 60

III. 63

IV.. 66

V.. 71

VI. 75

VII. 88

Chapitre VII Au centre du dйsert 90

I. 90

II. 92

III. 101

IV.. 103

V.. 109

VI. 117

VII. 128

Chapitre VIII Les hommes. 135

I. 135

II. 137

III. 144

IV.. 152

А propos de cette йdition йlectronique. 156

 

Henri Guillaumet mon camarade je te dйdie ce livre.

 

Antoine de Saint-Exupйry

 

La terre nous en apprend plus long sur nous que les livres. Parce qu'elle nous rйsiste. L'homme se dйcouvre quand il se mesure avec l'obstacle. Mais, pour l'atteindre, il lui faut un outil. Il lui faut un rabot, ou une charrue. Le paysan, dans son labour, arrache peu а peu quelques secrets а la nature, et la vйritй qu'il dйgage est universelle. De mкme l'avion, l'outil des lignes aйriennes, mкle l’homme а tous les vieux problиmes.

 

J’ai toujours, devant les yeux, l'image de ma premiиre nuit de vol en Argentine, une nuit sombre oщ scintillaient seules, comme des йtoiles, les rares lumiиres йparses dans la plaine.

 

Chacune signalait, dans cet ocйan de tйnиbres, le miracle d'une conscience. Dans ce foyer, on lisait, on rйflйchissait, on poursuivait des confidences. Dans cet autre, peut-кtre, on cherchait а sonder l’espace, on s'usait en calculs sur la nйbuleuse d’Andromиde. Lа on aimait. De loin en loin luisaient ces feux dans la campagne qui rйclamaient leur nourriture. Jusqu'aux plus discrets, celui du poиte, de l'instituteur, du charpentier. Mais parmi ces йtoiles vivantes, combien de fenкtres fermйes, combien d'йtoiles йteintes, combien d'hommes endormis…

 

Il faut bien tenter de se rejoindre. Il faut bien essayer de communiquer avec quelques-uns de ces feux qui brыlent de loin en loin dans la campagne.

Chapitre I La ligne

 

C’йtait en 1926. Je venais d’entrer comme jeune pilote de ligne а la sociйtй Latйcoиre qui assura, avant l’Aйropostale, puis Air France, la liaison Toulouse-Dakar. Lа j’apprenais le mйtier. А mon tour, comme les camarades, je subissais le noviciat que les jeunes y subissaient avant d’avoir l’honneur de piloter la poste. Essais d’avions, dйplacements entre Toulouse et Perpignan, tristes leзons de mйtйo dans le fond d’un hangar glacial. Nous vivions dans la crainte des montagnes d’Espagne, que nous ne connaissions pas encore, et dans le respect des anciens.

 

Ces anciens, nous les retrouvions au restaurant, bourrus, un peu distants, nous accordant de trиs haut leurs conseils. Et quand l'un d'eux, qui rentrait d'Alicante ou de Casablanca, nous rejoignait en retard, le cuir trempй de pluie, et que l'un de nous, timidement, l'interrogeait sur son voyage, ses rйponses brиves, les jours de tempкte, nous construisaient un monde fabuleux, plein de piиges, de trappes, de falaises brusquement surgies, et de remous qui eussent dйracinй des cиdres. Des dragons noirs dйfendaient l'entrйe des vallйes, des gerbes d'йclairs couronnaient les crкtes. Ces anciens entretenaient avec science notre respect. Mais de temps а autre, respectable pour l'йternitй, l'un d'eux ne rentrait pas.

 

Je me souviens ainsi d'un retour de Bury, qui se tua depuis dans les Corbiиres. Ce vieux pilote venait de s’asseoir au milieu de nous, et mangeait lourdement sans rien dire, les йpaules encore йcrasйes par l'effort. C'йtait au soir de l'un de ces mauvais jours oщ, d'un bout а l'autre de la ligne, le ciel est pourri, oщ toutes les montagnes semblent au pilote rouler dans la crasse comme ces canons aux amarres rompues qui labouraient le pont des voiliers d'autrefois. Je regardai Bury, j'avalai ma salive et me hasardai а lui demander enfin si son vol avait йtй dur. Bury n'entendait pas, le front plissй, penchй sur son assiette. А bord des avions dйcouverts, par mauvais temps, on s'inclinait hors du pare-brise, pour mieux voir, et les gifles de vent sifflaient longtemps dans les oreilles. Enfin Bury releva la tкte, parut m'entendre, se souvenir, et partit brusquement dans un rire clair. Et ce rire m'йmerveilla, car Bury riait peu, ce rire bref qui illuminait sa fatigue. Il ne donna point d'autre explication sur sa victoire, pencha la tкte, et reprit sa mastication dans le silence. Mais dans la grisaille du restaurant, parmi les petits fonctionnaires qui rйparent ici les humbles fatigues du jour, ce camarade aux lourdes йpaules me parut d'une йtrange noblesse; il laissait, sous sa rude йcorce, percer l'ange qui avait vaincu le dragon.

 

Vint enfin le soir oщ je fus appelй а mon tour dans le bureau du directeur. Il me dit simplement:

 

«Vous partirez demain?»

 

Je restais lа, debout, attendant qu'il me congйdiвt. Mais, aprиs un silence, il ajouta:

 

«Vous connaissez bien les consignes?»

 

Les moteurs, а cette йpoque-lа, n'offraient point la sйcuritй qu'offrent les moteurs d'aujourd'hui. Souvent, ils nous lвchaient d'un coup, sans prйvenir, dans un grand tintamarre de vaisselle brisйe. Et l'on rendait la main vers la croыte rocheuse de l'Espagne qui n'offrait guиre de refuges. «Ici, quand le moteur se casse, disions-nous, l'avion, hйlas! ne tarde guиre а en faire autant.» Mais un avion, cela se remplace. L'important йtait avant tout de ne pas aborder le roc enaveugle. Aussi nous interdisait-on, sous peine des sanctions les plus graves, le survol des mers de nuages au-dessus des zones montagneuses. Le pilote en panne, s'enfonзant dans l'йtoupe blanche, eыt tamponnй les sommets sans les voir.

 

C'est pourquoi, ce soir-lа, une voix lente insistait une derniиre fois sur la consigne:

 

«C'est trиs joli de naviguer а la boussole, en Espagne, au-dessus des mers de nuages, c'est trиs йlйgant, mais…

 

Et, plus lentement encore:

 

«… mais souvenez-vous: au-dessous des mers de nuages… c'est l'йternitй.

 

Voici que brusquement, ce monde calme, si uni, simple, que l'on dйcouvre quand on йmerge des nuages, prenait pour moi une valeur inconnue. Cette douceur devenait un piиge. J'imaginais cet immense piиge blanc йtalй, lа, sous mes pieds. Au-dessous ne rйgnaient, comme on eыt pu le croire, ni l'agitation des hommes, ni le tumulte, ni le vivant charroi des villes, mais un silence plus absolu encore, une paix plus dйfinitive. Cette glu blanche devenait pour moi la frontiиre entre le rйel et l'irrйel, entre le connu et l'inconnaissable. Et je devinais dйjа qu'un spectacle n'a point de sens, sinon а travers une culture, une civilisation, un mйtier. Les montagnards connaissaient aussi les mers de nuages. Ils n'y dйcouvraient cependant pas ce rideau fabuleux.

 

Quand je sortis de ce bureau, j'йprouvai un orgueil puйril. J'allais кtre а mon tour, dиs l'aube, responsable d'une charge de passagers, responsable du courrier d'Afrique. Mais j'йprouvais aussi une grande humilitй. Je me sentais mal prйparй. L'Espagne йtait pauvre en refuges; je craignais, en face de la panne menaзante, de ne pas savoir oщ chercher l'accueil d'un champ de secours. Je m'йtais penchй, sans y dйcouvrir les enseignements dont j'avais besoin, sur l'ariditй des cartes; aussi, le cњur plein de ce mйlange de timiditй et d'orgueil, je m'en fus passer cette veillйe d'armes chez mon camarade Guillaumet. Guillaumet m'avait prйcйdй sur les routes. Guillaumet connaissait les trucs qui livrent les clefs de l'Espagne. Il me fallait кtre initiй par Guillaumet.

 

Quand j'entrai chez lui, il sourit:

 

«Je sais la nouvelle. Tu es content?»

 

Il s'en fut au placard chercher le porto et les verres, puis revint а moi, souriant toujours:

 

«Nous arrosons зa. Tu verras, зa marchera bien.»

 

Il rйpandait la confiance comme une lampe rйpand la lumiиre, ce camarade qui devait plus tard battre le record des traversйes postales de la Cordillиre des Andes et de celles de l'Atlantique Sud. Quelques annйes plus tфt, ce soir-lа, en manches de chemise, les bras croisйs sous la lampe, souriant du plus bienfaisant des sourires, il me dit simplement:» Les orages, la brume, la neige, quelquefois зa t'embкtera. Pense alors а tous ceux qui ont connu зa avant toi, et dis-toi simplement: ce que d'autres ont rйussi, on peut toujours le rйussir.» Cependant, je dйroulai mes cartes, et je lui demandai quand mкme de revoir un peu, avec moi, le voyage. Et, penchй sous la lampe, appuyй а l'йpaule de l'ancien, je retrouvai la paix du collиge.

 

Mais quelle йtrange leзon de gйographie je reзus lа! Guillaumet ne m'enseignait pas l'Espagne; il me faisait de l'Espagne une amie. Il ne me parlait ni d'hydrographie, ni de populations, ni de cheptel. Il ne me parlait pas de Guadix, mais des trois orangers qui, prиs de Guadix, bordent un champ: «Mйfie-toi d'eux, marque-les sur ta carte…» Et les trois orangers y tenaient dйsormais plus de place que la Sierra Nevada. Il ne me parlait pas de Lorca, mais d'une simple ferme prиs de Lorca. D'une ferme vivante. Et de son fermier. Et de sa fermiиre. Et ce couple prenait, perdu dans l'espace, а quinze cents kilomиtres de nous, une importance dйmesurйe. Bien installйs sur le versant de leur montagne, pareils а des gardiens de phare, ils йtaient prкts, sous leurs йtoiles, а porter secours а des hommes.

 

Nous tirions ainsi de leur oubli, de leur inconcevable йloignement, des dйtails ignorйs de tous les gйographes du monde. Car l'Иbre seul, qui abreuve de grandes villes, intйresse les gйographes. Mais non ce ruisseau cachй sous les herbes а l'ouest de Motril, ce pиre nourricier d'une trentaine de fleurs. «Mйfie-toi du ruisseau, il gвte le champ… Porte-le aussi sur ta carte.» Ah! je me souviendrais du serpent de Motril! Il n'avait l'air de rien, c'est а peine si, de son lйger murmure, il enchantait quelques grenouilles, mais il ne reposait que d'un њil. Dans le paradis du champ de secours, allongй sous les herbes, il me guettait а deux mille kilomиtres d'ici. А la premiиre occasion, il me changerait en gerbe de flammes…

 

Je les attendais aussi de pied ferme, ces trente moutons de combat, disposйs lа, au flanc de la colline, prкts а charger: «Tu crois libre ce prй, et puis, vlan! voilа tes trente moutons qui te dйvalent sous les roues…» Et moi je rйpondais par un sourire йmerveillй а une menace aussi perfide.

 

Et, peu а peu, l'Espagne de ma carte devenait, sous la lampe, un pays de contes de fйes. Je balisais d'une croix les refuges et les piиges. Je balisais ce fermier, ces trente moutons, ce ruisseau. Je portais, а sa place exacte, cette bergиre qu'avaient nйgligйe les gйographes.

 

Quand je pris congй de Guillaumet, j'йprouvai le besoin de marcher par cette soirйe glacйe d'hiver. Je relevai le col de mon manteau et, parmi les passants ignorants, je promenai une jeune ferveur. J'йtais fier de coudoyer ces inconnus avec mon secret au cњur. Ils m'ignoraient, ces barbares, mais leurs soucis, mais leurs йlans, c'est а moi qu'ils les confieraient au lever du jour avec la charge des sacs postaux. C'est entre mes mains qu'ils se dйlivreraient de leurs espйrances. Ainsi, emmitouflй dans mon manteau, je faisais parmi eux des pas protecteurs, mais ils ne savaient rien de ma sollicitude.

 

Ils ne recevaient point, non plus, les messages que je recevais de la nuit. Car elle intйressait ma chair mкme, cette tempкte de neige qui peut-кtre se prйparait, et compliquerait mon premier voyage. Des йtoiles s'йteignaient une а une, comment l'eussent-ils appris, ces promeneurs? J'йtais seul dans la confidence. On me communiquait les positions de l'ennemi avant la bataille…

 

Cependant, ces mots d'ordre qui m'engageaient si gravement, je les recevais prиs des vitrines йclairйes, oщ luisaient les cadeaux de Noлl. Lа semblaient exposйs, dans la nuit, tous les biens de la terre, et je goыtais l'ivresse orgueilleuse du renoncement. J'йtais un guerrier menacй: que m'importaient ces cristaux miroitants destinйs aux fкtes du soir, ces abat-jour de lampes, ces livres. Dйjа je baignais dans l'embrun, je mordais dйjа, pilote de ligne, а la pulpe amиre des nuits de vol.

 

Il йtait trois heures du matin quand on me rйveilla. Je poussai d'un coup sec les persiennes, observai qu'il pleuvait sur la ville et m'habillai gravement.

 

Une demi-heure plus tard, assis sur ma petite valise, j'attendais а mon tour sur le trottoir luisant de pluie, que l'omnibus passвt me prendre. Tant de camarades avant moi, le jour de la consйcration, avaient subi cette mкme attente, le cњur un peu serrй. Il surgit enfin au coin de la rue, ce vйhicule d'autrefois, qui rйpandait un bruit de ferraille, et j'eus droit, comme les camarades, а mon tour, а me serrer sur la banquette, entre le douanier mal rйveillй et quelques bureaucrates. Cet omnibus sentait le renfermй, l'administration poussiйreuse, le vieux bureau oщ la vie d'un homme s'enlise. Il stoppait tous les cinq cents mиtres pour charger un secrйtaire de plus, un douanier de plus, un inspecteur. Ceux qui, dйjа, s'y йtaient endormis rйpondaient par un grognement vague au salut du nouvel arrivant qui s'y tassait comme il pouvait, et aussitфt s'endormait а son tour. C'йtait, sur les pavйs inйgaux de Toulouse, une sorte de charroi triste; et le pilote de ligne, mкlй aux fonctionnaires, ne se distinguait d'abord guиre d'eux… Mais les rйverbиres dйfilaient, mais le terrain se rapprochait, mais ce vieil omnibus branlant n'йtait plus qu'une chrysalide grise dont l'homme sortirait transfigurй.

 

Chaque camarade, ainsi, par un matin semblable, avait senti, en lui-mкme, sous le subalterne vulnйrable, soumis encore а la hargne de cet inspecteur, naоtre le responsable du Courrier d'Espagne et d'Afrique, naоtre celui qui, trois heures plus tard, affronterait dans les йclairs le dragon de l'Hospitalet… qui, quatre heures plus tard, l'ayant vaincu, dйciderait en toute libertй, ayant pleins pouvoirs, le dйtour par la mer ou l'assaut direct des massifs d'Alcoy, qui traiterait avec l'orage, la montagne, l'ocйan.

 

Chaque camarade, ainsi, confondu dans l'йquipe anonyme sous le sombre ciel d'hiver de Toulouse, avait senti, par un matin semblable, grandir en lui le souverain qui, cinq heures plus tard, abandonnant derriиre lui les pluies et les neiges du Nord, rйpudiant l'hiver, rйduirait le rйgime du moteur, et commencerait sa descente en plein йtй, dans le soleil йclatant d'Alicante.

 

Ce vieil omnibus a disparu, mais son austйritй, son inconfort sont restйs vivants dans mon souvenir. Il symbolisait bien la prйparation nйcessaire aux dures joies de notre mйtier. Tout y prenait une sobriйtй saisissante. Et je me souviens d'y avoir appris, trois ans plus tard, sans que dix mots eussent йtй йchangйs, la mort du pilote Lйcrivain, un des cent camarades de la ligne qui, par un jour ou une nuit de brume, prirent leur йternelle retraite.

 

Il йtait ainsi trois heures du matin, le mкme silence rйgnait, lorsque nous entendоmes le directeur, invisible dans l'ombre, йlever la voix vers l'inspecteur:

 

«L’йcrivain n'a pas atterri, cette nuit, а Casablanca.»

 

«Ah! rйpondit l'inspecteur. Ah?»

 

Et, arrachй au cours de son rкve, il fit un effort pour se rйveiller, pour montrer son zиle et il ajouta:

 

«Ah! oui? Il n'a pas rйussi а passer? Il a fait demi-tour?»

 

А quoi, dans le fond de l'omnibus, il fut rйpondu simplement: «Non.» Nous attendоmes la suite mais aucun mot ne vint. Et а mesure que les secondes tombaient, il devenait plus йvident que ce «non» ne serait suivi d'aucun autre mot, que ce «non» йtait sans appel, que Lйcrivain non seulement n'avait pas atterri а Casablanca, mais que jamais il n'atterrirait plus nulle part.

 

Ainsi ce matin-lа, а l'aube de mon premier courrier, je me soumettais а mon tour aux rites sacrйs du mйtier, et je me sentais manquer d'assurance а regarder, а travers les vitres, le macadam luisant oщ se reflйtaient les rйverbиres. On y voyait, sur les flaques d'eau, de grandes palmes de vent courir. Et je pensais: «Pour mon premier courrier… vraiment… j'ai peu de chance.» Je levai les yeux sur l'inspecteur: «Est-ce du mauvais temps?» L'inspecteur jeta vers la vitre un regard usй: «Зa ne prouve rien», grogna-t-il enfin. Et je me demandais а quel signe se reconnaissait le mauvais temps. Guillaumet avait effacй, la veille au soir, par un seul sourire, tous les prйsages malheureux dont nous accablaient les anciens, mais ils me revenaient а la mйmoire: «Celui qui ne connaоt pas la ligne, caillou par caillou, s'il rencontre une tempкte de neige, je le plains… Ah! oui! je le plains!…» Il leur fallait bien sauver le prestige, et ils hochaient la tкte en nous dйvisageant avec une pitiй un peu gкnante, comme s'ils plaignaient en nous une innocente candeur.

 

Et, en effet, pour combien d'entre nous, dйjа, cet omnibus avait-il servi de dernier refuge? Soixante, quatre-vingts? Conduits par le mкme chauffeur taciturne, un matin de pluie. Je regardais autour de moi: des points lumineux luisaient dans l'ombre, des cigarettes ponctuaient des mйditations. Humbles mйditations d'employйs vieillis. А combien d'entre nous ces compagnons avaient-ils servi de dernier cortиge?

 

Je surprenais aussi les confidences que l'on йchangeait а voix basse. Elles portaient sur les maladies, l'argent, les tristes soucis domestiques. Elles montraient les murs de la prison terne dans laquelle ces hommes s'йtaient enfermйs. Et, brusquement, m'apparut le visage de la destinйe.

 

Vieux bureaucrate, mon camarade ici prйsent, nul jamais ne t'a fait йvader et tu n'en es point responsable. Tu as construit ta paix а force d'aveugler de ciment, comme le font les termites, toutes les йchappйes vers la lumiиre. Tu t'es roulй en boule dans ta sйcuritй bourgeoise, tes routines, les rites йtouffants de ta vie provinciale, tu as йlevй cet humble rempart contre les vents et les marйes et les йtoiles. Tu ne veux point t'inquiйter des grands problиmes, tu as eu bien assez de mal а oublier ta condition d'homme. Tu n'es point l'habitant d'une planиte errante, tu ne te poses point de questions sans rйponse: tu es un petit bourgeois de Toulouse. Nul ne t'a saisi par les йpaules quand il йtait temps encore. Maintenant, la glaise dont tu es formй a sйchй, et s'est durcie, et nul en toi ne saurait dйsormais rйveiller le musicien endormi ou le poиte, ou l'astronome qui peut-кtre t'habitait d'abord.

 

Je ne me plains plus des rafales de pluie. La magie du mйtier m'ouvre un monde oщ j'affronterai, avant deux heures, les dragons noirs et les crкtes couronnйes d'une chevelure d'йclairs bleus, oщ, la nuit venue, dйlivrй, je lirai mon chemin dans les astres.

 

Ainsi se dйroulait notre baptкme professionnel, et nous commencions de voyager. Ces voyages, le plus souvent, йtaient sans histoire. Nous descendions en paix, comme des plongeurs de mйtier, dans les profondeurs de notre domaine. Il est aujourd'hui bien explorй. Le pilote, le mйcanicien et le radio ne tentent plus une aventure, mais s'enferment dans un laboratoire. Ils obйissent а des jeux d'aiguilles, et non plus au dйroulement de paysages. Au-dehors, les montagnes sont immergйes dans les tйnиbres, mais ce ne sont plus des montagnes. Ce sont d'invisibles puissances dont il faut calculer l'approche. Le radio, sagement, sous la lampe, note des chiffres, le mйcanicien pointe la carte, et le pilote corrige sa route si les montagnes ont dйrivй, si les sommets qu'il dйsirait doubler а gauche se sont dйployйs en face de lui dans le silence et le secret de prйparatifs militaires.

 

Quant aux radios de veille au sol, ils prennent sagement, sur leurs cahiers, а la mкme seconde, la mкme dictйe de leur camarade: «Minuit quarante. Route au 230. Tout va bien а bord.»

 

Ainsi voyage aujourd'hui l'йquipage. Il ne sent point qu'il est en mouvement. Il est trиs loin, comme la nuit en mer, de tout repиre. Mais les moteurs remplissent cette chambre йclairйe d'un frйmissement qui change sa substance. Mais l'heure tourne. Mais il se poursuit dans ces cadrans, dans ces lampes-radio, dans ces aiguilles toute une alchimie invisible. Deseconde en seconde, ces gestes secrets, ces mots йtouffйs, cette attention prйparent le miracle. Et, quand l'heure est venue, le pilote, а coup sыr, peut coller son front а la vitre. L'or est nй du Nйant: il rayonne dans les feux de l'escale.

 

Et cependant, nous avons tous connu les voyages, oщ, tout а coup, а la lumiиre d'un point de vue particulier, а deux heures de l'escale, nous avons ressenti notre йloignement comme nous ne l'eussions pas ressenti aux Indes, et d'oщ nous n'espйrions plus revenir.

 

Ainsi, lorsque Mermoz, pour la premiиre fois, franchit l'Atlantique Sud en hydravion, il aborda, vers la tombйe du jour, la rйgion du Pot-au-Noir. Il vit, en face de lui, se resserrer, de minute en minute, les queues de tornades, comme on voit se bвtir un mur, puis la nuit s'йtablir sur ces prйparatifs, et les dissimuler. Et quand, une heure plus tard, il se faufila sous les nuages, il dйboucha dans un royaume fantastique.

 

Des trombes marines se dressaient lа accumulйes et en apparence immobiles comme les piliers noirs d'un temple. Elles supportaient, renflйes а leurs extrйmitйs, la voыte sombre et basse de la tempкte, mais, au travers des dйchirures de la voыte, des pans de lumiиre tombaient, et la pleine lune rayonnait, entre les piliers, sur les dalles froides de la mer. Et Mermoz poursuivit sa route а travers ces ruines inhabitйes, obliquant d'un chenal de lumiиre а l’autre, contournant ces piliers gйants oщ, sans doute, grondait l'ascension de la mer, marchant quatre heures, le long de ces coulйes de lune, vers la sortie du temple. Et ce spectacle йtait si йcrasant que Mermoz, une fois le Pot-au-Noir franchi, s'aperзut qu'il n'avait pas eu peur.

 

Je me souviens aussi de l'une de ces heures oщ l'on franchit les lisiиres du monde rйel: les relиvements radiogoniomйtriques communiquйs par les escales sahariennes avaient йtй faux toute cette nuit-lа, et nous avaient gravement trompйs, le radiotйlйgraphiste Nйri et moi. Lorsque, ayant vu l'eau luire au fond d'une crevasse de brume, je virai brusquement dans la direction de la cфte, nous ne pouvions savoir depuis combien de temps nous nous enfoncions vers la haute mer.

 

Nous n'йtions plus certains de rejoindre la cфte, car l'essence manquerait peut-кtre. Mais, la cфte une fois rejointe, il nous eыt fallu retrouver l'escale. Or, c'йtait l'heure du coucher de la lune. Sans renseignements angulaires, dйjа sourds, nous devenions peu а peu aveugles. La lune achevait de s'йteindre, comme une braise pвle, dans une brume semblable а un banc de neige. Le ciel, au-dessus de nous, а son tour se couvrait de nuages, et nous naviguions dйsormais entre ces nuages et cette brume, dans un monde vidй de toute lumiиre et de toute substance.

 

Les escales qui nous rйpondaient renonзaient а nous renseigner sur nous-mкmes: «Pas de relиvements… Pas de relиvements…» car notre voix leur parvenait de partout et de nulle part.

 

Et brusquement, quand nous dйsespйrions dйjа, un point brillant se dйmasqua sur l'horizon, а l'avant gauche. Je ressentis une joie tumultueuse, Nйri se pencha vers moi et je l'entendis qui chantait! Ce ne pouvait кtre que l'escale, ce ne pouvait кtre que son phare, car le Sahara, la nuit, s'йteint tout entier et forme un grand territoire mort. La lumiиre cependant scintilla un peu, puis s'йteignit. Nous avions mis le cap sur une йtoile, visible а son coucher, et pour quelques minutes seulement, а l'horizon, entre la couche de brume et les nuages.

 

Alors, nous vоmes se lever d'autres lumiиres, et nous mettions, avec une sourde espйrance, le cap sur chacune d'elles tour а tour. Et quand le feu se prolongeait, nous tentions l'expйrience vitale: «Feu en vue, ordonnait Nйri а l'escale de Cisneros, йteignez votre phare et rallumez trois fois.» Cisneros йteignait et rallumait son phare, mais la lumiиre dure, que nous surveillions, ne clignait pas, incorruptible йtoile.

 

Malgrй l'essence qui s'йpuisait, nous mordions, chaque fois, aux hameзons d'or, c'йtait, chaque fois, la vraie lumiиre d'un phare, c'йtait, chaque fois, l'escale et la vie, puis il nous fallait changer d'йtoile. Dйslors, nous nous sentоmes perdus dans l'espace interplanйtaire, parmi cent planиtes inaccessibles, а la recherche de la seule planиte vйritable, de la nфtre, de celle qui, seule, contenait nos paysages familiers, nos maisons amies, nos tendresses.

 

De celle qui, seule, contenait… Je vous dirai l'image qui m'apparut, et qui vous semblera peut-кtre puйrile. Mais au cњur du danger on conserve des soucis d'homme, et j'avais soif, et j'avais faim. Si nous retrouvions Cisneros, nous poursuivrions le voyage, une fois achevй le plein d'essence, et atterririons а Casablanca, dans la fraоcheur du petit jour. Fini le travail! Nйri et moi descendrions en ville. On trouve, а l'aube, de petits bistrots qui s'ouvrent dйjа… Nйri et moi, nous nous attablerions, bien en sйcuritй, et riant de la nuit passйe, devant les croissants chauds et le cafй au lait. Nйri et moi recevrions ce cadeau matinal de la vie. La vieille paysanne, ainsi, ne rejoint son dieu qu'а travers une image peinte, une mйdaille naпve, un chapelet: il faut que l'on nous parle un simple langage pour se entendre de nous. Ainsi la joie de vivre se ramassait-elle pour moi dans cette premiиre gorgйe parfumйe et brыlante, dans ce mйlange de lait, de cafй et de blй, par oщ l'on communie avec les pвturages calmes, les plantations exotiques et les moissons, par oщ l'on communie avec toute la terre. Parmi tant d'йtoiles il n'en йtait qu'une qui composвt, pour se mettre а notre portйe, ce bol odorant du repas de l'aube.

 

Mais des distances infranchissables s'accumulaient entre notre navire et cette terre habitйe. Toutes les richesses du monde logeaient dans un grain de poussiиre йgarй parmi les constellations. Et l'astrologue Nйri, qui cherchait а le reconnaоtre, suppliait toujours les йtoiles.

 

Son poing, soudain, bouscula mon йpaule. Sur le papier que m'annonзait cette bourrade, je lus: «Tout va bien, je reзois un message magnifique…» Et j'attendis, le cњur battant, qu'il eыt achevй de me transcrire les cinq ou six mots qui nous sauveraient. Enfin je le reзus, ce don du ciel.

 

Il йtait datй de Casablanca que nous avions quittй la veille au soir. Retardй dans les transmissions, il nous atteignait tout а coup, deux mille kilomиtres plus loin, entre les nuages et la brume, et perdus en mer. Ce message йmanait du reprйsentant de l'Йtat, а l'aйroport de Casablanca. Et je lus: «Monsieur de Saint-Exupйry, je me vois obligй de demander, pour vous, sanction а Paris, vous avez virй trop prиs des hangars au dйpart de Casablanca.» Il йtait vrai que j'avais virй trop prиs des hangars. Il йtait vrai aussi que cet homme faisait son mйtier en se fвchant. J'eusse subi ce reproche avec humilitй dans un bureau d'aйroport. Mais il nous joignait lа oщ il n'avait pas а nous joindre. Il dйtonnait parmi ces trop rares йtoiles, ce lit de brume, ce goыt menaзant de la mer. Nous tenions en main nos destinйes, celle du courrier et celle de notre navire, nous avions bien du mal а gouverner pour vivre, et cet homme-lа purgeait contre nous sa petite rancune. Mais, loin d'кtre irritйs, nous йprouvвmes, Nйri et moi, une vaste et soudaine jubilation. Ici, nous йtions les maоtres, il nous le faisait dйcouvrir. Il n'avait donc pas vu, а nos manches, ce caporal, que nous йtions passйs capitaines? Il nous dйrangeait dans notre songe, quand nous faisions gravement les cent pas de la Grande Ourse au Sagittaire, quand la seule affaire а notre йchelle, et qui pыt nous prйoccuper, йtait cette trahison de la lune…

 

Le devoir immйdiat, le seul devoir de la planиte oщ cet homme se manifestait, йtait de nous fournir des chiffres exacts, pour nos calculs parmi les astres, ils йtaient faux. Pour le reste, provisoirement, la planиte n'avait qu'а se taire. Et Nйri m'йcrivit: «Au lieu de s'amuser а des bкtises ils feraient mieux de nous ramener quelque part…» «Ils» rйsumait pour lui tous les peuples du globe, avec leurs parlements, sйnats, leurs marines, leurs armйes et leurs empereurs. Et, relisant ce message d'un insensй qui prйtendait avoir affaire avec nous, nous virions de bord vers Mercure.

 

Nous fыmes sauvйs par le hasard le plus йtrange: vint l'heure oщ, sacrifiant l'espoir de rejoindre jamais Cisneros et virant perpendiculairement а la direction de la cфte, je dйcidai de tenir ce cap jusqu'а la panne d'essence. Je me rйservais ainsi quelques chances de ne pas sombrer en mer. Malheureusement, mes phares en trompe-l'њil m'avaient attirй Dieu sait oщ. Malheureusement aussi la brume йpaisse dans laquelle nous serions contraints, au mieux, de plonger en pleine nuit, nous laissait peu de chances d'aborder le sol sans catastrophe. Mais je n'avais pas а choisir.

 

La situation йtait si nette que je haussai mйlancoliquement les йpaules quand Nйri me glissa un message qui, une heure plus tфt, nous eыt sauvйs: «Cisneros se dйcide а nous relever. Cisneros indique: deux cent seize douteux…» Cisneros n'йtait plus enfouie dans les tйnиbres, Cisneros se rйvйlait lа, tangible, sur notre gauche. Oui, mais а quelle distance? Nous engageвmes, Nйri et moi, une courte conversation. Trop tard. Nous йtions d'accord. А courir Cisneros, nous aggravions nos risques de manquer la cфte. Et Nйri rйpondit: «Cause une heure d'essence maintenons cap au quatre-vingt-treize.»

 

Les escales, cependant, une а une se rйveillaient. А notre dialogue se mкlaient les voix d'Agadir, de Casablanca, de Dakar. Les postes radio de chacune des villes avaient alertй les aйroports. Les chefs d'aйroports avaient alertй les camarades. Et peu а peu, ils se rassemblaient autour de nous comme autour du lit d'un malade. Chaleur inutile, mais chaleur quand mкme. Conseils stйriles, mais tellement tendres!

 

Et brusquement Toulouse surgit, Toulouse, tкte de ligne, perdue lа-bas а quatre mille kilomиtres. Toulouse s'installa d'emblйe parmi nous et, sans prйambule: «Appareil que pilotez n'est-il pas le F… (J'ai oubliй l'immatriculation.) – Oui. – Alors disposez encore de deux heures essence. Rйservoir de cet appareil n'est pas un rйservoir standard. Cap sur Cisneros.»

 

* * *

 

Ainsi, les nйcessitйs qu'imposй un mйtier, transforment et enrichissent le monde. Il n'est mкme point besoin de nuit semblable pour faire dйcouvrir par le pilote de ligne un sens nouveau aux vieux spectacles. Le paysage monotone, qui fatigue le passager, est dйjа autre pour l'йquipage. Cette masse nuageuse, qui barre l'horizon, cesse pour lui d'кtre pour lui un dйcor: elle intйressera ses muscles et lui posera des problиmes. Dйjа il en tient compte, il la mesure, un langage vйritable la lie а lui. Voici un pic, lointain encore: quel visage montrera-t-il? Au clair de lune, il sera le repиre commode. Mais si le pilotevole en aveugle, corrige difficilement sa dйrive, et doute de sa position, le pic se changera en explosif, il remplira de sa menace la nuit entiиre, de mкme qu'une seule mine immergйe, promenйe au grй des courants, gвte toute la mer.

 

Ainsi varient aussi les ocйans. Aux simples voyageurs, la tempкte demeure invisible: observйes de si haut, les vagues n'offrent point de relief, et les lots d'embrun paraissent immobiles. Seules de grandes palmes blanches s'йtalent, marquйes de nervures et de bavures, prises dans une sorte de gel. Mais l'йquipage juge qu'ici tout amerrissage est interdit. Ces palmes sont, pour lui, semblables а de grandes fleurs vйnйneuses.

 

Et mкme le voyage est un voyage heureux, le pilote qui navigue quelque part, sur son tronзon de ligne, n'assiste pas а un simple spectacle. Ces couleurs de la terre et du ciel, ces traces de vent sur la mer, ces nuages dorйs du crйpuscule, il ne les admire point, mais les mйdite. Semblable au paysan qui fait sa tournйe dans son domaine et qui prйvoit, а mille signes, la marche du printemps, la menace du gel, l'annonce de la pluie, le pilote de mйtier, lui aussi, dйchiffre des signes de neige, des signes de brume, des signes de nuit bienheureuse. La machine, qui semblait d'abord l'en йcarter, le soumet avec plus de rigueur encore aux grands problиmes naturels. Seul au milieu du vaste tribunal qu'un ciel de tempкte lui compose, ce pilote dispute son courrier а trois divinitйs йlйmentaires, la montagne, la mer et l'orage.


Дата добавления: 2015-11-14; просмотров: 78 | Нарушение авторских прав


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LE PETIT PRINCE 4 страница| Chapitre II Les camarades

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