Студопедия
Случайная страница | ТОМ-1 | ТОМ-2 | ТОМ-3
АрхитектураБиологияГеографияДругоеИностранные языки
ИнформатикаИсторияКультураЛитератураМатематика
МедицинаМеханикаОбразованиеОхрана трудаПедагогика
ПолитикаПравоПрограммированиеПсихологияРелигия
СоциологияСпортСтроительствоФизикаФилософия
ФинансыХимияЭкологияЭкономикаЭлектроника

Chapitre VI Dans le dйsert

Chapitre I La ligne | Chapitre II Les camarades | Chapitre III L’Avion | Chapitre IV L’avion et la planиte | Chapitre VIII Les hommes |


Читайте также:
  1. Chapitre I La ligne
  2. Chapitre II Les camarades
  3. Chapitre II. Entrйe dans le monde
  4. Chapitre II. Un maire
  5. Chapitre III L’Avion
  6. Chapitre III. Le Bien des pauvres
  7. Chapitre III. Les Premiers pas

 

I

 

De telles douceurs nous йtaient interdites quand, pour des semaines, des mois, des annйes, nous йtions, pilotes de ligne du Sahara, prisonniers des sables, naviguant d’un fortin а l’autre, sans revenir. Ce dйsert n’offrait point d’oasis semblable: jardins et jeunes filles, quelles lйgendes! Bien sыr, trиs loin, lа oщ notre travail une fois achevй nous pourrions revivre, mille jeunes filles nous attendaient. Bien sыr, lа-bas, parmi leurs mangoustes ou leurs livres, elles se composaient avec patience des вmes savoureuses. Bien sыr, elles embellissaient…

 

Mais je connais la solitude. Trois annйes de dйsert m’en ont bien enseignй le goыt. On ne s’y effraie point d’une jeunesse qui s’use dans un paysage minйral, mais il y apparaоt que, loin de soi, c’est le monde entier qui vieillit. Les arbres ont formй leurs fruits, les terres ont sorti leur blй, les femmes dйjа sont belles. Mais la saison avance, il faudrait se hвter de rentrer… Mais la saison a avancй et l’on est retenu au loin… Et les biens de la terre glissent entre les doigts comme le sable fin des dunes.

 

L’йcoulement du temps, d’ordinaire, n’est pas ressenti par les hommes. Ils vivent dans une paix provisoire. Mais voici que nous l’йprouvions, une fois l’escale gagnйe, quand pesaient sur nous ces vents alizйs, toujours en marche. Nous йtions semblables а ce voyageur du rapide, plein du bruit des essieux qui battent dans la nuit, et qui devine, aux poignйes de lumiиre qui, derriиre la vitre, sont dilapidйes, le ruissellement des campagnes, de leurs villages, de leurs domaines enchantйs, dont il ne peut rien tenir puisqu’il est en voyage. Nous aussi, animйs d’une fiиvre lйgиre, les oreilles sifflantes encore du bruit du vol, nous nous sentions en route, malgrй le calme de l’escale. Nous nous dйcouvrions, nous aussi, emportйs vers un avenir ignorй, а travers la pensйe des vents, par les battements de nos cњurs.

 

La dissidence ajoutait au dйsert. Les nuits de Cap Juby, de quart d’heure en quart d’heure, йtaient coupйes comme par le gong d’une horloge: les sentinelles, de proche en proche, s’alertaient l’une l’autre par un grand cri rйglementaire. Le fort espagnol de Cap Juby, perdu en dissidence, se gardait ainsi contre des menaces qui ne montraient point leur visage. Et nous, les passagers de ce vaisseau aveugle, nous йcoutions l’appel s’enfler de proche en proche, et dйcrire sur nous des orbes d'oiseaux de mer.

 

Et cependant, nous avons aimй le dйsert.

 

S’il n’est d’abord que vide et que silence, c’est qu’il ne s’offre point aux amants d’un jour. Un simple village de chez nous dйjа se dйrobe. Si nous ne renonзons pas, pour lui, au reste du monde, si nous ne rentrons pas dans ses traditions, dans ses coutumes, dans ses rivalitйs, nous ignorons tout de la patrie qu’il compose pour quelques-uns. Mieux encore, а deux pas de nous, l’homme qui s’est murй dans son cloоtre, et vit selon des rиgles qui nous sont inconnues, celui-lа йmerge vйritablement dans des solitudes tibйtaines, dans un йloignement oщ nul avion ne nous dйposera jamais. Qu’allons-nous visiter sa cellule! Elle est vide. L’empire de l’homme est intйrieur. Ainsi le dйsert n’est point fait de sable, ni de Touareg, ni de Maures mкme armйs d’un fusil…

 

Mais voici qu’aujourd’hui nous avons йprouvй la soif. Et ce puits que nous connaissions, nous dйcouvrons, aujourd’hui seulement, qu’il rayonne sur l’йtendue. Une femme invisible peut enchanter ainsi toute une maison. Un puits porte loin, comme l’amour.

 

Les sables sont d’abord dйserts, puis vient le jour oщ, craignant l’approche d’un rezzou, nous y lisons les plis du grand manteau dont il s’enveloppe. Le rezzou aussi transfigure les sables.

 

Nous avons acceptй la rиgle du jeu, le jeu nous forme а son image. Le Sahara, c’est en nous qu’il se montre. L’aborder ce n’est point visiter l’oasis, c’est faire notre religion d’une fontaine.

 

II

 

Dиs mon premier voyage, j’ai connu le goыt du dйsert. Nous nous йtions йchouйs, Riguelle, Guillaumet et moi, auprиs du fortin de Nouakchott. Ce petit poste de Mauritanie йtait alors aussi isolй de toute vie qu’un оlot perdu en mer. Un vieux sergent y vivait enfermй avec ses quinze Sйnйgalais. Il nous reзut comme des envoyйs du ciel:

 

«Ah! зa me fait quelque chose de vous parler… Ah! зa me fait quelque chose!»

 

Зa lui faisait quelque chose: il pleurait.

 

«Depuis six mois, vous кtes les premiers. C’est tous les six mois qu’on me ravitaille. Tantфt c’est le lieutenant. Tantфt c’est le capitaine. La derniиre fois, c’йtait le capitaine…»

 

Nous nous sentions encore abasourdis. А deux heures de Dakar, oщ le dйjeuner se prйpare, l'embiellage saute, et l’on change de destinйe. On joue le rфle d’apparition auprиs d’un vieux sergent qui pleure.

 

«Ah! buvez, зa me fait plaisir d’offrir du vin! Pensez un peu! quand le capitaine est passй, je n’en avais plus pour le capitaine.»

 

J’ai racontй зa dans un livre, mais ce n’йtait point du roman, il nous a dit:

 

«La derniиre fois, je n’ai mкme pas pu trinquer… Et j’ai eu tellement honte que j’ai demandй ma relиve.»

 

Trinquer! Trinquer un grand coup avec l’autre, qui saute а bas du mйhari, ruisselant de sueur! Six mois durant on avait vйcu pour cette minute-lа. Depuis un mois dйjа on astiquait les armes, on fourbissait le poste de la soute au grenier. Et dйjа, depuis quelques jours, sentant l’approche du jour bйni, on surveillait, du haut de la terrasse, inlassablement, l’horizon, afin d’y dйcouvrir cette poussiиre, dont s’enveloppera, quand il apparaоtra, le peloton mobile d’Atar…

 

Mais le vin manque: on ne peut cйlйbrer la fкte. On ne trinque pas. On se dйcouvre dйshonorй…

 

«J’ai hвte qu’il revienne. Je l’attends…

 

– Oщ est-il, sergent?»

 

Et le sergent, montrant les sables:

 

«On ne sait pas, il est partout, le capitaine!»

 

Elle fut rйelle aussi, cette nuit passйe sur la terrasse du fortin, а parler des йtoiles. Il n’йtait rien d’autre а surveiller. Elles йtaient lа, bien au complet, comme en avion, mais stables.

 

En avion, quand la nuit est trop belle, on se laisse aller, on ne pilote plus guиre, et l’avion peu а peu s’incline sur la gauche. On le croit encore horizontal quand on dйcouvre sous l’aile droite un village. Dans le dйsert il n’est point de village. Alors une flottille de pкche en mer. Mais au large du Sahara, il n’est point de flottille de pиche. Alors? Alors on sourit de l’erreur. Doucement, on redresse l’avion. Et le village reprend sa place. On raccroche а la panoplie la constellation que l’on avait laissйe tomber. Village? Oui. Village d’йtoiles. Mais, du haut du fortin, il n’est qu’un dйsert comme gelй, des vagues de sable sans mouvement. Des constellations bien accrochйes. Et le sergent nous parle d’elles:

 

«Allez! je connais bien mes directions… Cap sur cette йtoile, droit sur Tunis!

 

– Tu es de Tunis?

 

– Non. Ma cousine.»

 

Il se fait un trиs long silence. Mais le sergent n’ose rien nous cacher:

 

«Un jour, j'irai а Tunis.»

 

Certes, par un autre chemin qu’en marchant droit sur cette йtoile. А moins qu’un jour d’expйdition un puits tari ne le livre а la poйsie du dйlire. Alors l’йtoile, la cousine et Tunis se confondront. Alors commencera cette marche inspirйe, que les profanes croient douloureuse.

 

«J’ai demandй une fois au capitaine une permission pour Tunis, rapport а cette cousine. Et il m’a rйpondu…

 

– Et il t’a rйpondu?

 

– Et il m’a rйpondu: «C’est plein de cousines, le monde.» Et, comme c’йtait moins loin, il m’a envoyй а Dakar.

 

– Elle йtait belle, ta cousine?

 

– Celle de Tunis? Bien sыr. Elle йtait blonde.

 

– Non, celle de Dakar?»

 

Sergent, nous t’aurions embrassй pour ta rйponse un peu dйpitйe et mйlancolique:

 

«Elle йtait nиgre…»

 

Le Sahara pour toi, sergent? C’йtait un dieu perpйtuellement en marche vers toi. C’йtait aussi la douceur d’une cousine blonde derriиre cinq mille kilomиtres de sable.

 

Le dйsert pour nous? C’йtait ce qui naissait en nous. Ce que nous apprenions sur nous-mкmes. Nous aussi, cette nuit-lа, nous йtions amoureux d’une cousine et d’un capitaine…

 

III

 

Situй а la lisiиre dйs territoires insoumis, Port-Йtienne n’est pas une ville. On y trouve un fortin, un hangar et une baraque de bois pour les йquipages de chez nous. Le dйsert, autour, est si absolu que, malgrй ses faibles ressources militaires, Port-Йtienne est presque invincible. Il faut franchir, pour l’attaquer, une telle ceinture de sable et de feu que les rezzous ne peuvent l’atteindre qu’а bout de forces, aprиs йpuisement des provisions d’eau. Pourtant, de mйmoire d’homme, il y a toujours eu, quelque part dans le Nord, un rezzou en marche sur Port-Йtienne. Chaque fois que le capitaine-gouverneur vient boire chez nous un verre de thй, il nous montre sa marche sur les cartes, comme on raconte la lйgende d’une belle princesse. Mais ce rezzou n’arrive jamais, tari par le sable mкme, comme un fleuve, et nous l’appelons le rezzou fantфme. Les grenades et les cartouches, que le gouvernement nous distribue le soir, dorment au pied de nos lits dans leurs caisses. Et nous n’avons point а lutter contre d’autre ennemi que le silence, protйgйs avant tout par notre misиre. Et Lucas, chef d’aйroport, fait, nuit et jour, tourner le gramophone qui, si loin de la vie, nous parle un langage а demi perdu, et provoque une mйlancolie sans objet qui ressemble curieusement а la soif.

 

Ce soir, nous avons dоnй au fortin et le capitaine-gouverneur nous a fait admirer son jardin. Il a, en effet, reзu de France trois caisses pleines de terre vйritable, qui ont ainsi franchi quatre mille kilomиtres. Il y pousse trois feuilles vertes, et nous les caressons du doigt comme des bijoux. Le capitaine, quand il en parle, dit: «C’est mon parc.» Et quand souffle le vent de sable, qui sиche tout, on descend le parc а la cave.

 

Nous habitons а un kilomиtre du fort, et rentrons chez nous sous le clair de lune, aprиs le dоner. Sous la lune le sable est rose. Nous sentons notre dйnuement, mais le sable est rose. Mais un appel de sentinelle rйtablit dans le monde le pathйtique. C’est tout le Sahara qui s’effraie de nos ombres, et qui nous interroge, parce qu’un rezzou est en marche.

 

Dans le cri de la sentinelle toutes les voix du dйsert retentissent. Le dйsert n’est plus une maison vide: une caravane maure aimante la nuit.

 

Nous pourrions nous croire en sйcuritй. Et cependant! Maladie, accident, rezzou, combien de menaces cheminent! L’homme est cible sur terre pour des tireurs secrets. Mais la sentinelle sйnйgalaise, comme un prophиte, nous le rappelle.

 

Nous rйpondons: «Franзais!» et passons devant l’ange noir. Et nous respirons mieux. Quelle noblesse nous a rendue cette menace… Oh! si lointaine encore, si peu urgente, si bien amortie par tant de sable: mais le monde n’est plus le mкme. Il redevient somptueux, ce dйsert. Un rezzou en marche quelque part, et qui n’aboutira jamais, fait sa divinitй.

 

Il est maintenant onze heures du soir. Lucas revient du poste radio, et m’annonce, pour minuit, l’avion de Dakar. Tout va bien а bord. Dans mon avion, а minuit dix, on aura transbordй le courrier, et je dйcollerai pour le Nord. Devant une glace йbrйchйe, je me rase attentivement. De temps а autre, la serviette йponge autour du cou, je vais jusqu’а la porte et regarde le sable nu: il fait beau, mais le vent tombe. Je reviens au miroir. Je songe. Un vent йtabli pour des mois, s’il tombe, dйrange parfois tout le ciel. Et maintenant, je me harnache: mes lampes de secours nouйes а ma ceinture, mon altimиtre, mes crayons. Je vais jusqu’а Nйri qui sera cette nuit mon radio de bord. Il se rase aussi. Je lui dis: «Зa va?» Pour le moment зa va. Cette opйration prйliminaire est la moins difficile du vol. Mais j’entends un grйsillement, une libellule bute contre ma lampe. Sans que je sache pourquoi, elle me pince le cњur.

 

Je sors encore et je regarde tout est pur. Une falaise qui borde le terrain tranche sur le ciel comme s’il faisait jour. Sur le dйsert rиgne un grand silence de maison en ordre. Mais voici qu’un papillon vert et deux libellules cognent ma lampe. Et j’йprouve de nouveau un sentiment sourd, qui est peut-кtre de la joie, peut-кtre de la crainte, mais qui vient du fond de moi-mкme, encore trиs obscur, qui, а peine, s’annonce. Quelqu’un me parle de trиs loin. Est-ce cela l’instinct? Je sors encore: le vent est tout a fait tombй. Il fait toujours frais. Mais j’ai reзu un avertissement. Je devine, je crois deviner ce que j’attends: ai-je raison? Ni le ciel ni le sable ne m’ont fait aucun signe, mais deux libellules m’ont parlй, et un papillon vert.

 

Je monte sur une dune et m’assois face а l’est. Si j’ai raison «зa» ne va pas tarder longtemps. Que chercheraient-elles ici, ces libellules, а des centaines de kilomиtres des oasis de l’intйrieur?

 

De faibles dйbris charriйs aux plages prouvent qu’un cyclone sйvit en mer. Ainsi ces insectes me montrent qu’une tempкte de sable est en marche; une tempкte d’est, et qui a dйvastй les palmeraies lointaines de leurs papillons verts. Son йcume dйjа m’a touchй. Et solennel, puisqu’il est une preuve, et solennel, puisqu’il est une menace lourde, et solennel, puisqu’il contient une tempкte, le vent d’est monte. C’est а peine si m’atteint son faible soupir. Je suis la borne extrкme que lиche la vague. А vingt mиtres derriиre moi, aucune toile n’eыt remuй. Sa brыlure m’a enveloppй une fois, une seule, d’une caresse qui semblait morte.

 

Mais je sais bien, pendant les secondes qui suivent, que le Sahara reprend son souffle et va pousser son second soupir. Et qu’avant trois minutes la manche а air de notre hangar va s’йmouvoir. Et qu’avant dix minutes le sable remplira le ciel. Tout а l’heure nous dйcollerons dans ce feu, ce retour de flammes du dйsert.

 

Mais ce n’est pas ce qui m’йmeut. Ce qui me remplit d’une joie barbare, c’est d’avoir compris а demi-mot un langage secret, c’est d’avoir flairй une trace comme un primitif, en qui tout l’avenir s’annonce par de faibles rumeurs, c’est d’avoir lu cette colиre aux battements d’ailes d’une libellule.

 

IV

 

Nous йtions lа-bas en contact avec les Maures insoumis. Ils йmergeaient du fond des territoires interdits, ces territoires que nous franchissions dans nos vols; ils se hasardaient aux fortins de Juby ou de Cisneros pour y faire l’achat de pains de sucre ou de thй, puis ils se renfonзaient dans leur mystиre. Et nous tentions, а leur passage, d’apprivoiser quelques-uns d’entre eux.

 

Quand il s’agissait de chefs influents, nous les chargions parfois а bord, d’accord avec la direction des lignes, afin de leur montrer le monde. Il s’agissait d’йteindre leur orgueil, car c’йtait par mйpris, plus encore que par haine, qu’ils assassinaient les prisonniers. S’ils nous croisaient aux abords des fortins, ils ne nous injuriaient mкme pas. Ils se dйtournaient de nous et crachaient. Et cet orgueil, ils le tiraient de l’illusion de leur puissance. Combien d’entre eux m’ont rйpйtй, ayant dressй sur pied de guerre une armйe de trois cents fusils: «Vous avez de la chance, en France, d’кtre а plus de cent jours de marche…»

 

Nous les promenions donc, et il se fit que trois d’entre eux visitиrent ainsi cette France inconnue. Ils йtaient de la race de ceux qui, m’ayant une fois accompagnй au Sйnйgal, pleurиrent de dйcouvrir des arbres.

 

Quand je les retrouvai sous leurs tentes, ils cйlйbraient les music-halls, oщ les femmes nues dansent parmi les fleurs. Voici des hommes qui n’avaient jamais vu un arbre ni une fontaine, ni une rose, qui connaissaient, par le Coran seul, l’existence de jardins oщ coulent des ruisseaux puisqu’il nomme ainsi le paradis. Ce paradis et ses belles captives, on le gagne par la mort amиre sur le sable, d’un coup de fusil d’infidиle, aprиs trente annйes de misиre. Mais Dieu les trompe, puisqu’il n’exige des Franзais, auxquels sont accordйs tous ces trйsors, ni la ranзon de la soif ni celle de la mort. Et c’est pourquoi ils rкvent, maintenant, les vieux chefs. Et c’est pourquoi, considйrant le Sahara qui s’йtend, dйsert, autour de leur tente, et jusqu’а la mort leur proposera de si maigres plaisirs, ils se laissent aller aux confidences.

 

«Tu sais… le Dieu des Franзais… Il est plus gйnйreux pour les Franзais que le Dieu des Maures pour les Maures!»

 

Quelques semaines auparavant, on les promenait en Savoie. Leur guide les a conduits en face d’une lourde cascade, une sorte de colonne tressйe, et qui grondait:

 

«Goыtez» leur a-t-il dit.

 

Et c’йtait de l’eau douce. L’eau! Combien faut-il de jours de marche, ici, pour atteindre le puits le plus proche et, si on le trouve, combien d’heures, pour creuser le sable dont il est rempli, jusqu’а une boue mкlйe d’urine de chameau! L’eau! А Cap Juby, а Cisneros, а Port-Йtienne, les petits des Maures ne quкtent pas l’argent, mais une boоte de conserves en main, ils quкtent l’eau:

 

«Donne un peu d’eau, donne…

 

– Si tu es sage.»

 

L’eau qui vaut son poids d’or, l’eau dont la moindre goutte tire du sable l’йtincelle verte d’un brin d’herbe. S’il a plu quelque part, un grand exode anime le Sahara. Les tribus montent vers l’herbe qui poussera trois cents kilomиtres plus loin… Et cette eau, si avare, dont il n’йtait pas tombй une goutte а Port-Йtienne, depuis dix ans, grondait lа-bas, comme si, d’une citerne crevйe, se rйpandaient les provisions du monde.

 

«Repartons», leur disait leur guide.

 

Mais ils ne bougeaient pas:

 

«Laisse-nous encore…»

 

Ils se taisaient, ils assistaient graves, muets, а ce dйroulement d’un mystиre solennel. Ce qui coulait ainsi, hors du ventre de la montagne, c’йtait la vie, c’йtait le sang mкme des hommes.

 

Le dйbit d’une seconde eыt ressuscitй des caravanes entiиres, qui, ivres de soif, s’йtaient enfoncйes, а jamais, dans l’infini des lacs de sel et des mirages. Dieu, ici, se manifestait: on ne pouvait pas lui tourner le dos. Dieu ouvrait ses йcluses et montrait sa puissance: les trois Maures demeuraient immobiles.

 

«Que verrez-vous de plus? Venez…

 

– Il faut attendre.

 

– Attendre quoi?

 

– La fin.» Ils voulaient attendre l’heure oщ Dieu se fatiguerait de sa folie. Il se repent vite, il est avare.

 

«Mais cette eau coule depuis mille ans!…»

 

Aussi, ce soir, n’insistent-ils pas sur la cascade. Il vaut mieux taire certains miracles. Il vaut mкme mieux n’y pas trop songer, sinon l’on ne comprend plus rien. Sinon, l’on doute de Dieu…

 

«Le Dieu des Franзais, vois-tu…»

 

Mais je les connais bien, mes amis barbares. Ils sont lа, troublйs dans leur foi, dйconcertйs, et dйsormais si prиs de se soumettre. Ils rкvent d’кtre ravitaillйs en orge par l’intendance franзaise, et assurйs dans leur sйcuritй par nos troupes sahariennes. Et il est vrai qu’une fois soumis ils auront gagnй en biens matйriels.

 

Mais ils sont tous trois du sang d’El Mammoun, йmir des Trarza. (Je crois faire erreur sur son nom.)

 

J’ai connu celui-lа quand il йtait notre vassal. Admis aux honneurs officiels pour les services rendus, enrichi par les gouverneurs et respectй par les tribus, il ne lui manquait rien, semble-t-il, des richesses visibles. Mais une nuit, sans qu’un signe l’ait fait prйvoir, il massacra les officiers qu’il accompagnait dans le dйsert, s'empara des chameaux, des fusils, et rejoignit les tribus insoumises.

 

On nomme trahisons ces rйvoltes soudaines, ces fuites, а la fois hйroпques et dйsespйrйes, d’un chef dйsormais proscrit dans le dйsert, cette courte gloire qui s’йteindra bientфt, comme une fusйe, sur le barrage du peloton mobile d’Atar. Et l’on s’йtonne de ces coups de folie.

 

Et cependant l’histoire d’El Mammoun fut celle de beaucoup d’autres Arabes. Il vieillissait. Lorsque l’on vieillit, on mйdite. Ainsi dйcouvrit-il un soir qu’il avait trahi le Dieu de l’islam et qu’il avait sali sa main en scellant, dans la main des chrйtiens, un йchange oщ il perdait tout.

 

Et, en effet, qu’importaient pour lui l’orge et la paix? Guerrier dйchu et devenu pasteur, voilа qu’il se souvient d’avoir habitй un Sahara oщ chaque pli du sable йtait riche des menaces qu’il dissimulait, oщ le campement, avancй dans la nuit, dйtachait а sa pointe des veilleurs, oщ les nouvelles qui racontaient les mouvements des ennemis, faisaient battre les cњurs autour des feux nocturnes. Il se souvient d’un goыt de pleine mer qui, s’il a йtй une fois savourй par l’homme, n’est jamais oubliй.

 

Voici qu’aujourd’hui il erre sans gloire dans une йtendue pacifiйe vidйe de tout prestige. Aujourd’hui seulement le Sahara est un dйsert.

 

Les officiers qu’il assassinera, peut-кtre les vйnйrait-il. Mais l’amour d’Allah passe d’abord.

 

«Bonne nuit, El Mammoun.

 

– Que Dieu te protиge!»

 

Les officiers se roulent dans leurs couvertures, allongйs sur le sable, comme sur un radeau, face aux astres. Voici toutes les йtoiles qui tournent lentement, un ciel entier qui marque l’heure. Voici la lune qui penche vers les sables, ramenйe au nйant, par Sa Sagesse. Les chrйtiens bientфt vont s’endormir. Encore quelques minutes et les йtoiles seules luiront. Alors, pour que les tribus abвtardies soient rйtablies dans leur splendeur passйe, alors pour que reprennent ces poursuites, qui seules font rayonner les sables, il suffira du faible cri de ces chrйtiens que l’on noiera dans leur propre sommeil… Encore quelques secondes et, de l’irrйparable, naоtra un monde…

 

Et l’on massacre les beaux lieutenants endormis.

 

V

 

А Juby, aujourd’hui, Kemal et son frиre Mouyane m’ont invitй, et je bois le thй sous leur tente. Mouyane me regarde en silence, et conserve, le voile bleu tirй sur les lиvres, une rйserve sauvage. Kemal seul me parle et fait les honneurs:

 

«Ma tente, mes chameaux, mes femmes, mes esclaves sont а toi.»

 

Mouyane, toujours sans me quitter des yeux, se penche vers son frиre, prononce quelques mots, puis il rentre dans son silence.

 

«Que dit-il?

 

– Il dit: «Bonnafous a volй mille chameaux aux R’Gueпbat.»

 

Ce capitaine Bonnafous, officier mйhariste des pelotons d’Atar, je ne le connais pas. Mais je connais sa grande lйgende а travers les Maures. Ils parlent de lui avec colиre, mais comme d’une sorte de dieu. Sa prйsence donne son prix au sable. Il vient de surgir aujourd’hui encore, on ne sait comment, а l’arriиre des rezzous qui marchaient vers le sud, volant leurs chameaux par centaines, les obligeant, pour sauver leurs trйsors qu’ils croyaient en sйcuritй, а se rabattre contre lui. Et maintenant, ayant sauvй Atar par cette apparition d'archange, ayant assis son campement sur une haute table calcaire, il demeure lа tout droit, comme un gage а saisir, et son rayonnement est tel qu’il oblige les tribus а se mettre en marche vers son glaive.

 

Mouyane me regarde plus durement et parle encore.

 

«Que dit-il?

 

– Il dit: «Nous partirons demain en rezzou contre Bonnafous. Trois cents fusils.»

 

J’avais bien devinй quelque chose. Ces chameaux que l’on mиne au puits depuis trois jours, ces palabres, cette ferveur. Il semble que l’on grйe un voilier invisible. Et le vent du large, qui l’emportera, dйjа circule. А cause de Bonnafous chaque pas vers le sud devient un pas riche de gloire. Et je ne sais plus dйpartager ce que de tels dйparts contiennent de haine ou d'amour.

 

Il est somptueux de possйder au monde un si bel ennemi а assassiner. Lа oщ il surgit, les tribus proches plient leurs tentes, rassemblent leurs chameaux et fuient, tremblant de le rencontrer face а face, mais les tribus les plus lointaines sont prises du mкme vertige que dans l'amour. On s’arrache а la paix des tentes, aux йtreintes des femmes, au sommeil heureux, on dйcouvre que rien au monde ne vaudrait, aprиs deux mois de marche йpuisante vers le sud, de soif brыlante, d’attentes accroupies sous les vents de sable, de tomber, par surprise, а l'aube, sur le peloton mobile d’Atar, et lа, si Dieu permet, d’assassiner le capitaine Bonnafous.

 

«Bonnafous est fort», m’avoue Kemal.

 

Je sais maintenant leur secret. Comme ces hommes qui dйsirent une femme, rкvent а son pas indiffйrent de promenade, et se tournent et se retournent toute la nuit, blessйs, brыlйs, par la promenade indiffйrente qu’elle poursuit dans leur songe, le pas lointain de Bonnafous les tourmente. Tournant les rezzous lancйs contre lui, ce chrйtien habillй en Maure, а la tкte de ses deux cents pirates maures, a pйnйtrй en dissidence, lа oщ le dernier de ses propres hommes, affranchi des contraintes franзaises, pourrait se rйveiller de son servage, impunйment, et le sacrifier а son Dieu sur les tables de pierre, lа oщ son seul prestige les retient, oщ sa faiblesse mкme les effraie. Et cette nuit, au milieu de leurs sommeils rauques, il passe et passe indiffйrent, et son pas sonne jusque dans le cњur du dйsert.

 

Mouyane mйdite, toujours immobile dans le fond de la tente, comme un bas-relief de granit bleu. Ses yeux seuls brillent, et son poignard d’argent qui n’est plus un jouet. Qu’il a changй depuis qu’il a ralliй le rezzou! Il sent, comme jamais, sa propre noblesse, et m’йcrase de son mйpris; car il va monter vers Bonnafous, car il se mettra en marche, а l’aube, poussй par une haine qui a tous les signes de l’amour.

 

Une fois encore il se penche vers son frиre, parle tout bas, et me regarde.

 

«Que dit-il?

 

– Il dit qu’il tirera sur toi s’il te rencontre loin du fort.

 

– Pourquoi?

 

– Il dit «Tu as des avions et la T.S.F., tu as Bonnafous, mais tu n’as pas la vйritй.»

 

Mouyane immobile dans ses voiles bleus, aux plis de statue, me juge.

 

«Il dit: «Tu manges de la salade comme les chиvres, et du porc comme les porcs. Tes femmes sans pudeur montrent leur visage»: il en a vu. Il dit: «Tu ne pries jamais.» Il dit: «А quoi te servent tes avions, ta T. S. F., ton Bonnafous, si tu n’as pas la vйritй?»

 

Et j’admire ce Maure qui ne dйfend pas sa libertй, car dans le dйsert on est toujours libre, qui ne dйfend pas de trйsors visibles, car le dйsert est nu, mais qui dйfend un royaume secret. Dans le silence des vagues de sable, Bonnafous mиne son peloton comme un vieux corsaire, et grвce а lui ce campement de Cap Juby n’est plus un foyer de pasteurs oisifs. La tempкte de Bonnafous pиse contre son flanc, et а cause de lui on serre les tentes, le soir. Le silence, dans le Sud, qu’il est poignant: c’est le silence de Bonnafous! Et Mouyane, vieux chasseur, l’йcoute qui marche dans le vent.

 

Lorsque Bonnafous rentrera en France, ses ennemis, loin de s’en rйjouir, le pleureront, comme si son dйpart enlevait а leur dйsert un de ses pфles, а leur existence un peu de prestige, et ils me diront:

 

«Pourquoi s’en va-t-il, ton Bonnafous?

 

– Je ne sais pas…»

 

Il a jouй sa vie contre la leur, et pendant des annйes. Il a fait ses rиgles de leurs rиgles. Il a dormi, la tкte appuyйe а leurs pierres. Pendant l’йternelle poursuite il a connu comme eux des nuits de Bible, faites d’йtoiles et de vent. Et voici qu’il montre, en s’en allant, qu’il ne jouait pas un jeu essentiel. Il quitte la table avec dйsinvolture. Et les Maures, qu’il laisse jouer seuls, perdent confiance dans un sens de la vie qui n'engage plus les hommes jusqu’а la chair. Ils veulent croire en lui quand mкme.

 

«Ton Bonnafous: il reviendra.

 

– Je ne sais pas.»

 

Il reviendra, pensent les Maures. Les jeux d’Europe ne pourront plus le contenter, ni les bridges de garnison, ni l’avancement, ni les femmes. Il reviendra, hantй par sa noblesse perdue, lа oщ chaque pas fait battre le cњur, comme un pas vers l’amour. Il aura cru ne vivre ici qu’une aventure, et retrouver lа-bas l’essentiel, mais il dйcouvrira avec dйgoыt que les seules richesses vйritables il les a possйdйes ici, dans le dйsert: ce prestige du sable, la nuit, ce silence, cette patrie de vent et d’йtoiles. Et si Bonnafous revient un jour, la nouvelle, dиs la premiиre nuit, se rйpandra en dissidence. Quelque part dans le Sahara, au milieu de ses deux cents pirates, les Maures sauront qu’il dort. Alors on mиnera au puits, dans le silence, les mйhara. On prйparera les provisions d’orge. On vйrifiera les culasses. Poussйs par cette haine, ou cet amour.

 

VI

 

«Cache-moi dans un avion pour Marrakech…»

 

Chaque soir, а Juby, cet esclave des Maures m’adressait sa courte priиre. Aprиs quoi, ayant fait son possible pour vivre, il s’asseyait les jambes en croix et prйparait mon thй. Dйsormais paisible pour un jour, s’йtant confiй, croyait-il, au seul mйdecin qui pыt le guйrir, ayant sollicitй le seul dieu qui pыt le sauver. Ruminant dйsormais, penchй sur la bouilloire, les images simples de sa vie, les terres noires de Marrakech, ses maisons roses, les biens йlйmentaires dont il йtait dйpossйdй. Il ne m’en voulait pas de mon silence, ni de mon retard а donner la vie: je n’йtais pas un homme semblable а lui, mais une force а mettre en marche, mais quelque chose comme un vent favorable, et qui se lиverait un jour sur sa destinйe.

 

Pourtant, simple pilote, chef d’aйroport pour quelques mois а Cap Juby, disposant pour toute fortune d’une baraque adossйe au fort espagnol, et, dans cette baraque, d’une cuvette, d’un broc d’eau salйe, d’un lit trop court, je me faisais moins d’illusions sur ma puissance:

 

«Vieux Bark, on verra зa…»

 

Tous les esclaves s’appellent Bark; il s’appelait donc Bark. Malgrй quatre annйes de captivitй, il ne s’йtait pas rйsignй encore: il se souvenait d’avoir йtй roi.

 

«Que faisais-tu, Bark, а Marrakech?»

 

А Marrakech, oщ sa femme et ses trois enfants vivaient sans doute encore, il avait exercй un mйtier magnifique:

 

«J’йtais conducteur de troupeaux, et je m’appelais Mohammed!»

 

Les caпds, lа-bas, le convoquaient:

 

«J’ai des bњufs а vendre, Mohammed. Va les chercher dans la montagne.»

 

Ou bien:

 

«J’ai mille moutons dans la plaine, conduis-les plus haut vers les pвturages.

 

Et Bark, armй d’un sceptre d’olivier, gouvernait leur exode. Seul responsable d’un peuple de brebis, ralentissant les plus agiles а cause des agneaux а naоtre, et secouant un peu les paresseuses, il marchait dans la confiance et l’obйissance de tous. Seul а connaоtre vers quelles terres promises ils montaient, seul а lire sa route dans les astres, lourd d’une science qui n’est point partagйe aux brebis, il dйcidait seul, dans sa sagesse, l’heure du repos, l’heure des fontaines. Et debout, la nuit, dans leur sommeil, pris de tendresse pour tant de faiblesse ignorante, et baignй de laine jusqu’aux genoux, Bark, mйdecin, prophиte et roi, priait pour son peuple.

 

Un jour, des Arabes l’avaient abordй:

 

«Viens avec nous chercher des bкtes dans le Sud.»

 

On l’avait fait marcher longtemps, et quand, aprиs trois jours, il fut bien engagй dans un chemin creux de montagne, aux confins de la dissidence, on lui mit simplement la main sur l’йpaule, on le baptisa Bark et on le vendit.

 

Je connaissais d’autres esclaves. J’allais chaque jour, sous les tentes, prendre le thй. Allongй lа, pieds nus, sur le tapis de haute laine qui est le luxe du nomade, et sur lequel il fonde pour quelques heures sa demeure, je goыtais le voyage du jour. Dans le dйsert, on sent l’йcoulement du temps. Sous la brыlure du soleil, on est en marche vers le soir, vers ce vent frais qui baignera les membres et lavera toute sueur. Sous la brыlure du soleil, bкtes et hommes, aussi sыrement que vers la mort, avancent vers ce grand abreuvoir. Ainsi l’oisivetй n’est jamais vaine. Et toute journйe paraоt belle comme ces routes qui vont а la mer.

 

Je les connaissais, ces esclaves. Ils entrent sous la tente quand le chef a tirй de la caisse aux trйsors le rйchaud, la bouilloire et les verres, de cette caisse lourde d’objets absurdes, de cadenas sans clefs, de vases de fleurs sans fleurs, de glaces а trois sous, de vieilles armes, et qui, йchouйs ainsi en plein sable, font songer а l’йcume d’un naufrage.

 

Alors l’esclave, muet, charge le rйchaud de brindilles sиches, souffle sur la braise, remplit la bouilloire, fait jouer pour des efforts de petite fille, des muscles qui dйracineraient un cиdre. Il est paisible. Il est pris par le jeu faire le thй, soigner les mйhara, manger. Sous la brыlure du jour, marcher vers la nuit, et sous la glace des йtoiles nues souhaiter la brыlure du jour. Heureux les pays du Nord auxquels les saisons composent, l’йtй, une lйgende de neige, l’hiver, une lйgende de soleil, tristes tropiques oщ dans l’йtuve rien ne change beaucoup, mais heureux aussi ce Sahara oщ le jour et la nuit balancent si simplement les hommes d’une espйrance а l’autre.

 

Parfois l’esclave noir, s’accroupissant devant la porte, goыte le vent du soir. Dans ce corps pesant de captif, les souvenirs ne remontent plus. А peine se souvient-il de l’heure du rapt, de ces coups, de ces cris, de ces bras d’homme qui l’ont renversй dans sa nuit prйsente. Il s’enfonce, depuis cette heure-lа dans un йtrange sommeil, privй comme un aveugle de ses fleuves lents du Sйnйgal ou de ses villes blanches du Sud-Marocain, privй comme un sourd des voix familiиres. Il n’est pas malheureux, ce noir, il est infirme. Tombй un jour dans le cycle de la vie des nomades, liй а leurs migrations, attachй pour la vie aux orbes qu’ils dйcrivent dans le dйsert, que conserverait-il de commun, dйsormais, avec un passй, avec un foyer, avec une femme et des enfants qui sont, pour lui, aussi morts que des morts?

 

Des hommes qui ont vйcu longtemps d’un grand amour, puis en furent privйs, se lassent parfois de leur noblesse solitaire. Ils se rapprochent humblement de la vie, et, d’un amour mйdiocre, font leur bonheur. Ils ont trouvй doux d’abdiquer, de se faire serviles, et d’entrer dans la paix des choses. L’esclave fait son orgueil de la braise du maоtre.

 

«Tiens, prends», dit parfois le chef au captif.

 

C’est l’heure oщ le maоtre est bon pour l’esclave а cause de cette rйmission de toutes les fatigues, de toutes les brыlures, а cause de cette entrйe, cфte а cфte, dans la fraоcheur. Et il lui accorde un verre de thй. Et le captif, alourdi de reconnaissance, baiserait, pour ce verre de thй, les genoux du maоtre. L’esclave n’est jamais chargй de chaоnes. Qu’il en a peu besoin! Qu’il est fidиle! Qu’il renie sagement en lui le roi noir dйpossйdй il n’est plus qu’un captif heureux.

 

Un jour, pourtant, on le dйlivrera. Quand il sera trop vieux pour valoir ou sa nourriture ou ses vкtements, on lui accordera une libertй dйmesurйe. Pendant trois jours, il se proposera en vain de tente en tente, chaque jour plus faible, et vers la fin du troisiиme jour, toujours sagement il se couchera sur le sable. J’en ai vu ainsi, а Juby, mourir nus. Les Maures coudoyaient leur longue agonie, mais sans cruautй, et les petits des Maures jouaient prиs de l’йpave sombre, et, а chaque aube, couraient voir par jeu si elle remuait encore, mais sans rire du vieux serviteur. Cela йtait dans l’ordre naturel. C’йtait comme si on lui eыt dit: «Tu as bien travaillй, tu as droit au sommeil, va dormir.» Lui, toujours allongй, йprouvait la faim qui n’est qu’un vertige, mais non l’injustice qui seule tourmente. Il se mкlait peu а peu а la terre. Sйchй par le soleil et reзu par la terre. Trente annйes de travail, puis ce droit au sommeil et а la terre.

 

Le premier que je rencontrai, je ne l’entendis pas gйmir: mais il n’avait pas contre qui gйmir. Je devinais en lui une sorte d’obscur consentement, celui du montagnard perdu, а bout de forces, et qui se couche dans la neige, s'enveloppe dans ses rкves et dans la neige. Ce ne fut pas sa souffrance qui me tourmenta. Je n’y croyais guиre. Mais, dans la mort d’un homme, un monde inconnu meurt, et je me demandais quelles йtaient les images qui sombraient en lui. Quelles plantations du Sйnйgal, quelles villes blanches du Sud-Marocain s’enfonзaient peu а peu dans l’oubli. Je ne pouvais connaоtre si, dans cette masse noire, s’йteignaient simplement des soucis misйrables le thй а prйparer, les bкtes а conduire au puits… si s’endormait une вme d’esclave, ou si, ressuscitй par une remontйe de souvenirs, l’homme mourait dans sa grandeur. L’os dur du crвne йtait pour moi pareil а la vieille caisse aux trйsors. Je ne savais quelles soies de couleur, quelles images de fкtes, quels vestiges tellement dйsuets ici, tellement inutiles dans ce dйsert, y avaient йchappй au naufrage. Cette caisse йtait lа, bouclйe, et lourde. Je ne savais quelle part du monde se dйfaisait dans l’homme pendant le gigantesque sommeil des derniers jours, se dйfaisait dans cette conscience et cette chair qui, peu а peu, redevenaient nuit et racine.

 

«J’йtais conducteur de troupeaux, et je m’appelais Mohammed…»

 

Bark, captif noir, йtait le premier que je connus qui ait rйsistй. Ce n’йtait rien que les Maures eussent violй sa libertй, l’eussent fait, en un jour, plus nu sur terre qu’un nouveau-nй. Il est des tempкtes de Dieu qui ravagent ainsi, en une heure, les moissons d’un homme. Mais, plus profondйment que dans ses biens, les Maures le menaзaient dans son personnage. Et Bark n’abdiquait pas, alors que tant d’autres captifs eussent laissй si bien mourir en eux un pauvre conducteur de bкtes, qui besognait toute l’annйe pour gagner son pain!

 

Bark ne s’installait pas dans la servitude comme on s’installe, las d’attendre, dans un mйdiocre bonheur. Il ne voulait pas faire ses joies d’esclave des bontйs du maоtre d’esclaves. Il conservait au Mohammed absent cette maison que ce Mohammed avait habitйe dans sa poitrine. Cette maison triste d’кtre vide, mais que nul autre n’habiterait. Bark ressemblait а ce gardien blanchi qui, dans les herbes des allйes et l’ennui du silence, meurt de fidйlitй.

 

Il ne disait pas: «Je suis Mohammed ben Lhaoussin», mais: «Je m’appelais Mohammed», rкvant au jour oщ ce personnage oubliй ressusciterait, chassant par sa seule rйsurrection l’apparence de l’esclave. Parfois, dans le silence de la nuit, tous ses souvenirs lui йtaient rendus, avec la plйnitude d’un chant d’enfance. «Au milieu de la nuit, nous racontait notre interprиte maure, au milieu de la nuit, il a parlй de Marrakech, et il a pleurй.» Nul n’йchappe dans la solitude а ces retours. L’autre se rйveillait en lui, sans prйvenir, s’йtirait dans ses propres membres, cherchait la femme contre son flanc, dans ce dйsert oщ nulle femme jamais n’approcha. Bark йcoutait chanter l’eau des fontaines, lа oщ nulle fontaine ne coula jamais. Et Bark, les yeux fermйs, croyait habiter une maison blanche, assise chaque nuit sous la mкme йtoile, lа oщ les hommes habitent des maisons de bure et poursuivent le vent. Chargй de ses vieilles tendresses mystйrieusement vivifiйes, comme si leur pфle eыt йtй proche, Bark venait а moi. Il voulait me dire qu’il йtait prкt, que toutes ses tendresses йtaient prкtes, et qu’il n’avait plus, pour les distribuer, qu’а rentrer chez lui. Et il suffirait d’un signe de moi. Et Bark souriait, m’indiquait le truc, je n’y avais sans doute pas songй encore:

 

«C’est demain le courrier… Tu me caches dans l’avion pour Agadir…

 

– Pauvre vieux Bark!»

 

Car nous vivions en dissidence, comment l'eussions-nous aidй а fuir? Les Maures, le lendemain, auraient vengй par Dieu sait quel massacre le vol et l’injure. J’avais bien tentй de l’acheter, aidй par les mйcaniciens de l’escale, Laubergue, Marchal, Abgrall, mais les Maures ne rencontrent pas tous les jours des Europйens en quкte d'un esclave. Ils en abusent.

 

«C’est vingt mille francs.

 

– Tu te fous de nous?

 

– Regarde-moi ces bras forts qu’il a…»

 

Et des mois passиrent ainsi.

 

Enfin les prйtentions des Maures baissиrent, et, aidй par des amis de France auxquels j’avais йcrit, je me vis en mesure d’acheter le vieux Bark.

 

Ce furent de beaux pourparlers. Ils durиrent huit jours. Nous les passions, assis en rond, sur le sable, quinze Maures et moi. Un ami du propriйtaire et qui йtait aussi le mien, Zin Ould Rhattari, un brigand, m’aidait en secret:

 

«Vends-le, tu le perdras quand mкme, lui disait-il sur mes conseils. Il est malade. Le mal ne se voit pas d’abord, mais il est dedans. Un jour vient, tout а coup, oщ l’on gonfle. Vends-le vite au Franзais.»

 

J’avais promis une commission а un autre bandit, Raggi, s’il m’aidait а conclure l’achat, et Raggi tentait le propriйtaire:

 

«Avec l'argent tu achиteras des chameaux, des fusils et des balles. Tu pourras ainsi partir en rezzou et faire la guerre aux Franзais. Ainsi, tu ramиneras d’Atar trois ou quatre esclaves tout neufs. Liquide ce vieux-lа.»

 

Et l’on me vendit Bark. Je l’enfermai а clef pour six jours dans notre baraque, car s’il avait errй au-dehors avant le passage de l’avion, les Maures l’eussent repris et revendu plus loin.

 

Mais je le libйrai de son йtat d’esclave. Ce fut encore une belle cйrйmonie. Le marabout vint, l’ancien propriйtaire et Ibrahim, le caпd de Juby. Ces trois pirates, qui lui eussent volontiers coupй la tкte, а vingt mиtres du mur du fort, pour le seul plaisir de me jouer un tour, l’embrassиrent chaudement, et signиrent un acte officiel.

 

«Maintenant, tu es notre fils.»

 

C’йtait aussi le mien, selon la loi.

 

Et Bark embrassa tous ses pиres.

 

Il vйcut dans notre baraque une douce captivitй jusqu’а l’heure du dйpart. Il se faisait dйcrire vingt fois par jour le facile voyage: il descendrait d’avion а Agadir, et on lui remettrait, dans cette escale, un billet d’autocar pour Marrakech. Bark jouait а l’homme libre, comme un enfant joue а l’explorateur: cette dйmarche vers la vie, cet autocar, ces foules, ces villes qu’il allait revoir…

 

Laubergue vint me trouver au nom de Marchal et d’Abgrall. Il ne fallait pas que Bark crevвt de faim en dйbarquant. Ils me donnaient mille francs pour lui; Bark pourrait ainsi chercher du travail.

 

Et je pensais а ces vieilles dames des bonnes њuvres qui «font la charitй», donnent vingt francs et exigent la reconnaissance. Laubergue, Marchal, Abgrall, mйcaniciens d’avions, en donnaient mille, ne faisaient pas la charitй, exigeaient encore moins de reconnaissance. Ils n'agissaient pas non plus par pitiй, comme ces mкmes vieilles dames qui rкvent au bonheur. Ils contribuaient simplement а rendre а un homme sa dignitй d’homme. Ils savaient trop bien, comme moi-mкme, qu’une fois passйe l’ivresse du retour, la premiиre amie fidиle qui viendrait au-devant de Bark, serait la misиre, et qu’il peinerait avant trois mois quelque part sur les voies de chemin de fer, а dйraciner des traverses. Il serait moins heureux qu’au dйsert chez nous. Mais il avait le droit d’кtre lui-mкme parmi les siens.

 

«Allons, vieux. Bark, va et sois un homme.»

 

L’avion vibrait, prкt а partir. Bark se penchait une derniиre fois vers l’immense dйsolation de Cap Juby. Devant l’avion deux cents Maures s’йtaient groupйs pour bien voir quel visage prend un esclave aux portes de la vie. Ils le rйcupйreraient un peu plus loin en cas de panne.

 

Et nous faisions des signes d’adieu а notre nouveau-nй de cinquante ans, un peu troublйs de le hasarder vers le monde.

 

«Adieu, Bark!

 

– Non.

 

– Comment: non?

 

– Non. Je suis Mohammed ben Lhaoussin.»

 

Nous eыmes pour la derniиre fois des nouvelles de lui par l’Arabe Abdallah, qui, sur notre demande, assista Bark а Agadir.

 

L’autocar partait le soir seulement, Bark disposait ainsi d’une journйe. Il erra d’abord si longtemps, et sans dire un mot, dans la petite ville, qu’Abdallah le devina inquiet et s’йmut:

 

«Qu’y a-t-il?

 

– Rien…»

 

Bark, trop au large dans ses vacances soudaines, ne sentait pas encore sa rйsurrection. Il йprouvait bien un bonheur sourd, mais il n’y avait guиre de diffйrence, hormis ce bonheur, entre le Bark d’hier et le Bark d’aujourd’hui. Il partageait pourtant dйsormais, а йgalitй, ce soleil avec les autres hommes, et le droit de s'asseoir ici, sous cette tonnelle de cafй arabe. Il s’y assit. Il commanda du thй pour Abdallah et lui. C’йtait son premier geste de seigneur; son pouvoir eыt dы le transfigurer. Mais le serveur lui versa le thй sans surprise, comme si le geste йtait ordinaire. Il ne sentait pas, en versant ce thй, qu’il glorifiait un homme libre.

 

«Allons ailleurs», dit Bark.

 

Ils montиrent vers la Kasbah, qui domine Agadir.

 

Les petites danseuses berbиres vinrent а eux. Elles montraient tant de douceur apprivoisйe que Bark crut qu’il allait revivre: c’йtaient elles qui, sans le savoir, l’accueilleraient dans la vie. L’ayant pris par la main, elles lui offrirent donc le thй, gentiment, mais comme elles l’eussent offert а tout autre. Bark voulut raconter sa rйsurrection. Elles rirent doucement. Elles йtaient contentes pour lui, puisqu’il йtait content. Il ajouta pour les йmerveiller: «Je suis Mohammed ben Lhaoussin.» Mais cela ne les surprit guиre. Tous les hommes ont un nom, et beaucoup reviennent de tellement loin…

 

Il entraоna encore Abdallah vers la ville. Il erra devant les йchoppes juives, regarda la mer, songea qu’il pouvait marcher а son grй dans n'importe quelle direction, qu’il йtait libre… Mais cette libertй lui parut amиre: elle lui dйcouvrait surtout а quel point il manquait de liens avec le monde.

 

Alors, comme un enfant passait, Bark lui caressa doucement la joue. L’enfant sourit. Ce n йtait pas un fils de maоtre que l’on flatte. C’йtait un enfant faible а qui Bark accordait une caresse. Et qui souriait. Et cet enfant rйveilla Bark, et Bark se devina un peu plus important sur terre, а cause d’un enfant faible qui lui avait dы de sourire. Il commenзait d’entrevoir quelque chose et marchait maintenant а grands pas.

 

«Que cherches-tu? demandait Abdallah.

 

– Rien», rйpondait Bark.

 

Mais quand il buta, au dйtour d’une rue, sur un groupe d’enfants qui jouaient, il s’arrкta. C’йtait ici. Il les regarda en silence. Puis, s’йtant йcartй vers les йchoppes juives, il revint les bras chargйs de prйsents. Abdallah s’irritait:

 

«Imbйcile, garde ton argent!

 

Mais Bark n’йcoutait plus. Gravement, il fit signe а chacun. Et les petites mains se tendirent vers les jouets et les bracelets et les babouches cousues d’or. Et chaque enfant, quand il tenait bien son trйsor, fuyait, sauvage.

 

Les autres enfants d’Agadir, apprenant la nouvelle, accoururent vers lui: Bark les chaussa de babouches d’or. Et dans les environs d’Agadir, d’autres enfants, touchйs а leur tour par cette rumeur, se levиrent et montиrent avec des cris vers le dieu noir et, cramponnйs а ses vieux vкtements d’esclave, rйclamиrent leur dы. Bark se ruinait.

 

Abdallah le crut «fou de joie». Mais je crois qu’il ne s’agissait pas, pour Bark, de faire partager un trop-plein de joie.

 

Il possйdait, puisqu’il йtait libre, les biens essentiels, le droit de se faire aimer, de marcher vers le nord ou le sud et de gagner son pain par son travail. А quoi bon cet argent… Alors qu’il йprouvait, comme on йprouve une faim profonde, le besoin d’кtre un homme parmi les hommes, liй aux hommes. Les danseuses d’Agadir s’йtaient montrйes tendres pour le vieux Bark, mais il avait pris congй d’elles sans effort, comme il йtait venu; elles n’avaient pas besoin de lui. Ce serveur de l’йchoppe arabe, ces passants dans les rues, tous respectaient en lui l’homme libre, partageaient avec lui leur soleil а йgalitй, mais aucun n’avait montrй non plus qu’il eыt besoin de lui. Il йtait libre, mais infiniment, jusqu’а ne plus se sentir peser sur terre. Il lui manquait ce poids des relations humaines qui entrave la marche, ces larmes, ces adieux, ces reproches, ces joies, tout ce qu’un homme caresse ou dйchire chaque fois qu’il йbauche un geste, ces mille liens qui l’attachent aux autres, et le rendent lourd. Mais sur Bark pesaient dйjа mille espйrances…

 

Et le rиgne de Bark commenзait dans cette gloire du soleil couchant sur Agadir, dans cette fraоcheur qui si longtemps avait йtй pour lui la seule douceur а attendre, la seule йtable. Et comme approchait l’heure du dйpart, Bark s’avanзait, baignй de cette marйe d’enfants, comme autrefois de ses brebis, creusant son premier sillage dans le monde. Il rentrerait, demain, dans la misиre des siens, responsable de plus de vies que ses vieux bras n’en sauraient peut-кtre nourrir, mais dйjа il pesait ici de son vrai poids. Comme un archange trop lйger pour vivre de la vie des hommes, mais qui eыt trichй, qui eыt cousit du plomb dans sa ceinture, Bark faisait des pas difficiles, tirй vers le sol par mille enfants, qui avaient tellement besoin de babouches d’or.

 

 

VII

 

Tel est le dйsert. Un Coran, qui n’est qu’une rиgle de jeu, en change le sable en Empire. Au fond d’un Sahara qui serait vide, se joue une piиce secrиte, qui remue les passions des hommes. La vraie vie du dйsert n’est pas faite d’exodes de tribus а la recherche d’une herbe а paоtre, mais du jeu qui s’y joue encore Quelle diffйrence de matiиre entre le sable soumis et l’autre! Et n’en est-il pas ainsi pour tous les hommes? En face de ce dйsert transfigurй je me souviens des jeux de mon enfance, du parc sombre et dorй que nous avions peuplй de dieux, du royaume sans limites que nous tirions de ce kilomиtre carrй jamais entiиrement connu, jamais entiиrement fouillй. Nous formions une civilisation close, oщ les pas avaient un goыt, oщ les choses avaient un sens qui n’йtaient permis dans aucune autre. Que reste-t-il lorsque, devenu homme, on vit sous d’autres lois, du parc plein d’ombre de l’enfance, magique, glacй, brыlant, dont maintenant, lorsque l’on y revient, on longe avec une sorte de dйsespoir, de l’extйrieur, le petit mur de pierres grises, s’йtonnant de trouver fermйe clans une enceinte aussi йtroite, une province dont on avait fait son infini, et comprenant que dans cet infini on ne rentrera jamais plus, car c’est dans le jeu, et non dans le parc, qu’il faudrait rentrer.

 

Mais il n’est plus de dissidence. Cap Juby, Cisneros, Puerto Cansado, la Saguet-El-Hamra, Dora, Smarra, il n’est plus de mystиre. Les horizons vers lesquels nous avons couru se sont йteints l’un aprиs l’autre, comme ces insectes qui perdent leurs couleurs une fois pris au piиge des mains tiиdes. Mais celui qui les poursuivait n’йtait pas le jouet d’une illusion. Nous ne nous trompions pas, quand nous courions ces dйcouvertes. Le sultan des Milles et Une Nuits non plus, qui poursuivait une matiиre si subtile, que ses belles captives, une а une, s’йteignaient а l’aube dans ses bras, ayant perdu, а peine touchйes, l’or de leurs ailes. Nous nous sommes nourris de la magie des sables, d’autres peut-кtre y creuseront leurs puits de pйtrole, et s’enrichiront de leurs marchandises. Mais ils seront venus trop tard. Car les palmeraies interdites, ou la poudre vierge des coquillages, nous ont livrй leur part la plus prйcieuse: elles n’offraient qu’une heure de ferveur, et c’est nous qui l’avons vйcue.

 

* * *

 

Le dйsert? Il m’a йtй donnй de l’aborder un jour par le cњur. Au cours d’un raid vers l’Indochine, en 1935, je me suis retrouvй en Йgypte, sur les confins de la Libye, pris dans les sables comme dans une glu, et j’ai cru en mourir. Voici l’histoire.

 


Дата добавления: 2015-11-14; просмотров: 54 | Нарушение авторских прав


<== предыдущая страница | следующая страница ==>
Chapitre V Oasis| Chapitre VII Au centre du dйsert

mybiblioteka.su - 2015-2024 год. (0.121 сек.)