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Chapitre IX. Le Bal

Chapitre XXVIII. Une procession | Chapitre XXIX. Le Premier Avancement | Chapitre XXX. Un ambitieux | Chapitre premier Les Plaisirs de la campagne | Chapitre II. Entrйe dans le monde | Chapitre III. Les Premiers pas | Chapitre IV. L’Hфtel de La Mole | Chapitre V. La Sensibilitй et une grande Dame dйvote | Chapitre VI Maniиre de prononcer | Chapitre VII. Une attaque de goutte |


Читайте также:
  1. Chapitre I La ligne
  2. Chapitre II Les camarades
  3. Chapitre II. Entrйe dans le monde
  4. Chapitre II. Un maire
  5. Chapitre III L’Avion
  6. Chapitre III. Le Bien des pauvres
  7. Chapitre III. Les Premiers pas

 

Le luxe des toilettes, l’йclat des bougies, les parfums: tant de jolis bras, de belles йpaules! des bouquets! des airs de Rossini qui enlиvent, des peintures de Ciceri! Je suis hors de moi!

 

Voyages d’Useri.

 

Vous avez de l’humeur, lui dit la marquise de La Mole; je vous en avertis: c’est de mauvaise grвce au bal.

 

– Je ne me sens que mal а la tкte, rйpondit Mathilde d’un air dйdaigneux, il fait trop chaud ici.

 

А ce moment, comme pour justifier Mlle de La Mole, le vieux baron de Tolly se trouva mal et tomba; on fut obligй de l’emporter. On parla d’apoplexie, ce fut un йvйnement dйsagrйable.

 

Mathilde ne s’en occupa point. C’йtait un parti pris, chez elle, de ne regarder jamais les vieillards et tous les кtres reconnus pour dire des choses tristes.

 

Elle dansa pour йchapper а la conversation sur l’apoplexie, qui n’en йtait pas une, car le surlendemain le baron reparut.

 

Mais M. Sorel ne vient point, se dit-elle encore aprиs qu’elle eut dansй. Elle le cherchait presque des yeux, lorsqu’elle l’aperзut dans un autre salon. Chose йtonnante, il semblait avoir perdu ce ton de froideur impassible qui lui йtait si naturel; il n’avait plus l’air anglais.

 

Il cause avec le comte Altamira, mon condamnй а mort! se dit Mathilde. Son њil est plein d’un feu sombre; il a l’air d’un prince dйguisй; son regard a redoublй d’orgueil.

 

Julien se rapprochait de la place oщ elle йtait, toujours causant avec Altamira; elle le regardait fixement, йtudiant ses traits pour y chercher ces hautes qualitйs qui peuvent valoir а un homme l’honneur d’кtre condamnй а mort.

 

Comme il passait prиs d’elle:

 

– Oui, disait-il au comte Altamira, Danton йtait un homme!

 

O ciel! serait-il un Danton, se dit Mathilde; mais il a une figure si noble, et ce Danton йtait si horriblement laid, un boucher, je crois. Julien йtait encore assez prиs d’elle, elle n’hйsita pas а l’appeler; elle avait la conscience et l’orgueil de faire une question extraordinaire pour une jeune fille.

 

– Danton n’йtait-il pas un boucher? lui dit-elle.

 

– Oui, aux yeux de certaines personnes, lui rйpondit Julien avec l’expression du mйpris le plus mal dйguisй et l’њil encore enflammй de sa conversation avec Altamira, mais malheureusement pour les gens bien nйs, il йtait avocat а Mйry-sur-Seine; c’est-а-dire, Mademoiselle, ajouta-t-il d’un air mйchant, qu’il a commencй comme plusieurs pairs que je vois ici. Il est vrai que Danton avait un dйsavantage йnorme aux yeux de la beautй, il йtait fort laid.

 

Ces derniers mots furent dits rapidement, d’un air extraordinaire et assurйment fort peu poli.

 

Julien attendit un instant, le haut du corps lйgиrement penchй et avec un air orgueilleusement humble. Il semblait dire: Je suis payй pour vous rйpondre, et je vis de ma paye. Il ne daignait pas lever l’њil sur Mathilde. Elle, avec ses beaux yeux ouverts extraordinairement et fixйs sur lui, avait l’air de son esclave. Enfin, comme le silence continuait, il la regarda ainsi qu’un valet regarde son maоtre, afin de prendre des ordres. Quoique ses yeux rencontrassent en plein ceux de Mathilde, toujours fixйs sur lui avec un regard йtrange, il s’йloigna avec un empressement marquй.

 

Lui, qui est rйellement si beau, se dit enfin Mathilde sortant de sa rкverie, faire un tel йloge de la laideur! Jamais de retour sur lui-mкme! Il n’est pas comme Caylus ou Croisenois. Ce Sorel a quelque chose de l’air que mon pиre prend quand il fait si bien Napolйon au bal. Elle avait tout а fait oubliй Danton. Dйcidйment, ce soir, je m’ennuie. Elle saisit le bras de son frиre, et, а son grand chagrin, le forзa de faire un tour dans le bal. L’idйe lui vint de suivre la conversation du condamnй а mort avec Julien.

 

La foule йtait йnorme. Elle parvint cependant а les rejoindre au moment oщ, а deux pas devant elle, Altamira s’approchait d’un plateau pour prendre une glace. Il parlait а Julien, le corps а demi tournй. Il vit un bras d’habit brodй qui prenait une glace а cфtй de la sienne. La broderie sembla exciter son attention; il se retourna tout а fait pour voir le personnage а qui appartenait ce bras. А l’instant, ces yeux si nobles et si naпfs prirent une lйgиre expression de dйdain.

 

– Vous voyez cet homme, dit-il assez bas а Julien; c’est le prince d’Araceli, ambassadeur de ***. Ce matin il a demandй mon extradition а votre ministre des affaires йtrangиres de France, M. de Nerval. Tenez, le voilа lа-bas, qui joue au whist. M. de Nerval est assez disposй а me livrer, car nous vous avons donnй deux ou trois conspirateurs en 1816. Si l’on me rend а mon roi, je suis pendu dans les vingt-quatre heures. Et ce sera quelqu’un de ces jolis messieurs а moustaches qui m’empoignera.

 

– Les infвmes! s’йcria Julien а demi-haut.

 

Mathilde ne perdait pas une syllabe de leur conversation. L’ennui avait disparu.

 

– Pas si infвmes, reprit le comte Altamira. Je vous ai parlй de moi pour vous frapper d’une image vive. Regardez le prince d’Araceli; toutes les cinq minutes, il jette les yeux sur sa Toison d’Or; il ne revient pas du plaisir de voir ce colifichet sur sa poitrine. Ce pauvre homme n’est au fond qu’un anachronisme. Il y a cent ans la Toison йtait un honneur insigne, mais alors elle eыt passй bien au-dessus de sa tкte. Aujourd’hui, parmi les gens bien nйs, il faut кtre un Araceli pour en кtre enchantй. Il eыt fait pendre toute une ville pour l’obtenir.

 

– Est-ce а ce prix qu’il l’a eue? dit Julien avec anxiйtй.

 

– Non pas prйcisйment, rйpondit Altamira froidement; il a peut-кtre fait jeter а la riviиre une trentaine de riches propriйtaires de son pays, qui passaient pour libйraux.

 

– Quel monstre! dit encore Julien.

 

Mlle de La Mole, penchant la tкte avec le plus vif intйrкt, йtait si prиs de lui, que ses beaux cheveux touchaient presque son йpaule.

 

– Vous кtes bien jeune! rйpondait Altamira. Je vous disais que j’ai une sњur mariйe en Provence; elle est encore jolie, bonne, douce; c’est une excellente mиre de famille, fidиle а tous ses devoirs, pieuse et non dйvote.

 

Oщ veut-il en venir? pensait Mlle de La Mole.

 

– Elle est heureuse, continua le comte Altamira; elle l’йtait en 1815. Alors j’йtais cachй chez elle, dans sa terre prиs d’Antibes; eh bien, au moment oщ elle apprit l’exйcution du marйchal Ney, elle se mit а danser!

 

– Est-il possible? dit Julien atterrй.

 

– C’est l’esprit de parti, reprit Altamira. Il n’y a plus de passions vйritables au XIXe siиcle: c’est pour cela que l’on s’ennuie tant en France. On fait les plus grandes cruautйs, mais sans cruautй.

 

– Tant pis! dit Julien; du moins, quand on fait des crimes, faut-il les faire avec plaisir: ils n’ont que cela de bon, et l’on ne peut mкme les justifier un peu que par cette raison.

 

Mlle de La Mole, oubliant tout а fait ce qu’elle se devait а elle-mкme, s’йtait placйe presque entiиrement entre Altamira et Julien. Son frиre, qui lui donnait le bras, accoutumй а lui obйir, regardait ailleurs dans la salle, et, pour se donner une contenance avait l’air d’кtre arrкtй par la foule.

 

– Vous avez raison, disait Altamira; on fait tout sans plaisir et sans s’en souvenir, mкme les crimes. Je puis vous montrer dans ce bal dix hommes peut-кtre qui seront damnйs comme assassins. Ils l’ont oubliй, et le monde aussi.

 

Plusieurs sont йmus jusqu’aux larmes si leur chien se casse la patte. Au Pиre-Lachaise, quand on jette des fleurs sur leur tombe, comme vous dites si plaisamment а Paris, on nous apprend qu’ils rйunissaient toutes les vertus des preux chevaliers, et l’on parle des grandes actions de leur bisaпeul qui vivait sous Henri IV. Si, malgrй les bons offices du prince d’Araceli, je ne suis pas pendu, et que je jouisse jamais de ma fortune а Paris, je veux vous faire dоner avec huit ou dix assassins honorйs et sans remords.

 

Vous et moi, а ce dоner, nous serons les seuls purs de sang, mais je serai mйprisй et presque haп, comme un monstre sanguinaire et jacobin, et vous mйprisй simplement comme homme du peuple intrus dans la bonne compagnie.

 

– Rien de plus vrai, dit Mlle de La Mole.

 

Altamira la regarda йtonnй, Julien ne daigna pas la regarder.

 

– Notez que la rйvolution а la tкte de laquelle je me suis trouvй, continua le comte Altamira, n’a pas rйussi, uniquement parce que je n’ai pas voulu faire tomber trois tкtes et distribuer а nos partisans sept а huit millions qui se trouvaient dans une caisse dont j’avais la clef. Mon roi qui, aujourd’hui, brыle de me faire pendre, et qui, avant la rйvolte, me tutoyait, m’eыt donnй le grand cordon de son ordre si j’avais fait tomber ces trois tкtes et distribuer l’argent de ces caisses, car j’aurais obtenu au moins un demi-succиs, et mon pays eыt eu une charte telle quelle… Ainsi va le monde, c’est une partie d’йchecs.

 

– Alors, reprit Julien l’њil en feu, vous ne saviez pas le jeu; maintenant…

 

– Je ferais tomber des tкtes, voulez-vous dire, et je ne serais pas un Girondin comme vous me le faisiez entendre l’autre jour?… Je vous rйpondrai, dit Altamira d’un air triste, quand vous aurez tuй un homme en duel, ce qui encore est bien moins laid que de le faire exйcuter par un bourreau.

 

– Ma foi! dit Julien, qui veut la fin veut les moyens; si, au lieu d’кtre un atome, j’avais quelque pouvoir, je ferais pendre trois hommes pour sauver la vie а quatre.

 

Ses yeux exprimaient le feu de la conscience et le mйpris des vains jugements des hommes; ils rencontrиrent ceux de Mlle de La Mole tout prиs de lui, et ce mйpris, loin de se changer en air gracieux et civil, sembla redoubler.

 

Elle en fut profondйment choquйe; mais il ne fut plus en son pouvoir d’oublier Julien; elle s’йloigna avec dйpit, entraоnant son frиre.

 

Il faut que je prenne du punch, et que je danse beaucoup, se dit-elle; je veux choisir ce qu’il y a de mieux et faire effet а tout prix. Bon, voici ce fameux, impertinent, le comte de Fervaques. Elle accepta son invitation; ils dansиrent. Il s’agit de voir, pensa-t-elle, qui des deux sera le plus impertinent, mais, pour me moquer pleinement de lui, il faut que je le fasse parler. Bientфt tout le reste de la contredanse ne dansa que par contenance. On ne voulait pas perdre une des reparties piquantes de Mathilde. M. de Fervaques se troublait, et, ne trouvant que des paroles йlйgantes au lieu d’idйes, faisait des mines; Mathilde, qui avait de l’humeur, fut cruelle pour lui, et s’en fit un ennemi. Elle dansa jusqu’au jour et enfin se retira horriblement fatiguйe. Mais, en voiture, le peu de force qui lui restait йtait encore employй а la rendre triste et malheureuse. Elle avait йtй mйprisйe par Julien, et ne pouvait le mйpriser.

 

Julien йtait au comble du bonheur. Ravi а son insu par la musique, les fleurs, les belles femmes, l’йlйgance gйnйrale, et plus que tout par son imagination qui rкvait des distinctions pour lui et la libertй pour tous.

 

– Quel beau bal! dit-il au comte, rien n’y manque.

 

– Il y manque la pensйe, rйpondit Altamira.

 

Et sa physionomie trahissait ce mйpris, qui n’en est que plus piquant, parce qu’on voit que la politesse s’impose le devoir de le cacher.

 

– Vous y кtes, monsieur le comte. N’est-ce pas, la pensйe est conspirante encore?

 

– Je suis ici а cause de mon nom. Mais on hait la pensйe dans vos salons. Il faut qu’elle ne s’йlиve pas au-dessus de la pointe d’un couplet de vaudeville: alors on la rйcompense. Mais l’homme qui pense, s’il a de l’йnergie et de la nouveautй dans ses saillies, vous l’appelez cynique. N’est-ce pas ce nom-lа qu’un de vos juges a donnй а Courier? Vous l’avez mis en prison, ainsi que Bйranger. Tout ce qui vaut quelque chose, chez vous, par l’esprit, la congrйgation le jette а la police correctionnelle; et la bonne compagnie applaudit.

 

C’est que votre sociйtй vieillie prise avant tout les convenances… Vous ne vous йlиverez jamais au-dessus de la bravoure militaire; vous aurez des Murat et jamais de Washington. Je ne vois en France que de la vanitй. Un homme qui invente en parlant arrive facilement а une saillie imprudente, et le maоtre de la maison se croit dйshonorй.

 

А ces mots, la voiture du comte, qui ramenait Julien, s’arrкta devant l’hфtel de La Mole. Julien йtait amoureux de son conspirateur. Altamira lui avait fait ce beau compliment, йvidemment йchappй а une profonde conviction: Vous n’avez pas la lйgиretй franзaise, et comprenez le principe de l’utilitй. Il se trouvait que, justement l’avant-veille, Julien avait vu Marino Faliero, tragйdie de M. Casimir Delavigne.

 

Israлl Bertuccio n’a-t-il pas plus de caractиre que tous ces nobles Vйnitiens? se disait notre plйbйien rйvoltй; et cependant ce sont des gens dont la noblesse prouvйe remonte а l’an 700, un siиcle avant Charlemagne, tandis que tout ce qu’il y avait de plus noble ce soir au bal de M. de Retz ne remonte, et encore clopin-clopant, que jusqu’au XIIIe siиcle. Eh bien! au milieu de ces nobles de Venise, si grands par la naissance, c’est d’Israлl Bertuccio qu’on se souvient.

 

Une conspiration anйantit tous les titres donnйs par les caprices sociaux. Lа, un homme prend d’emblйe le rang que lui assigne sa maniиre d’envisager la mort. L’esprit lui-mкme perd de son empire…

 

Que serait Danton aujourd’hui, dans ce siиcle des Valenod et des Rкnal? pas mкme substitut du procureur du roi…

 

Que dis-je? il se serait vendu а la congrйgation; il serait ministre, car enfin ce grand Danton a volй. Mirabeau aussi s’est vendu. Napolйon avait volй des millions en Italie, sans quoi il eыt йtй arrкtй tout court par la pauvretй, comme Pichegru. La Fayette seul n’a jamais volй. Faut-il voler, faut-il se vendre? pensa Julien. Cette question l’arrкta tout court. Il passa le reste de la nuit а lire l’histoire de la Rйvolution.

 

Le lendemain, en faisant ses lettres dans la bibliothиque, il ne songeait encore qu’а la conversation du comte Altamira.

 

Dans le fait, se disait-il aprиs une longue rкverie, si ces Espagnols libйraux avaient compromis le peuple par des crimes, on ne les eыt pas balayйs avec cette facilitй. Ce furent des enfants orgueilleux et bavards… comme moi! s’йcria tout а coup Julien comme se rйveillant en sursaut.

 

Qu’ai-je fait de difficile qui me donne le droit de juger de pauvres diables qui enfin, une fois en la vie, ont osй, ont commencй а agir? Je suis comme un homme qui au sortir de table s’йcrie: Demain je ne dоnerai pas; ce qui ne m’empкchera point d’кtre fort et allиgre comme je le suis aujourd’hui. Qui sait ce qu’on йprouve а moitiй chemin d’une grande action?… Ces hautes pensйes furent troublйes par l’arrivйe imprйvue de Mlle de La Mole, qui entrait dans la bibliothиque. Il йtait tellement animй par son admiration pour les grandes qualitйs de Danton, de Mirabeau, de Carnot, qui ont su n’кtre pas vaincus, que ses yeux s’arrкtиrent sur Mlle de La Mole, mais sans songer а elle, sans la saluer, sans presque la voir. Quand enfin ses grands yeux si ouverts s’aperзurent de sa prйsence, son regard s’йteignit. Mlle de La Mole le remarqua avec amertume.

 

En vain elle lui demanda un volume de l’Histoire de France de Vйly, placй au rayon le plus йlevй, ce qui obligeait Julien а aller chercher la plus grande des deux йchelles. Julien avait approchй l’йchelle; il avait cherchй le volume, il le lui avait remis, sans encore pouvoir songer а elle. En remportant l’йchelle, dans sa prйoccupation il donna un coup de coude dans une des glaces de la bibliothиque; les йclats, en tombant sur le parquet, le rйveillиrent enfin. Il se hвta de faire des excuses а Mlle de La Mole; il voulut кtre poli, mais il ne fut que poli. Mathilde vit avec йvidence qu’elle l’avait troublй, et qu’il eыt mieux aimй songer а ce qui l’occupait avant son arrivйe, que lui parler. Aprиs l’avoir beaucoup regardй, elle s’en alla lentement. Julien la regardait marcher. Il jouissait du contraste de la simplicitй de sa toilette actuelle avec l’йlйgance magnifique de celle de la veille. La diffйrence entre les deux physionomies йtait presque aussi frappante. Cette jeune fille, si altiиre au bal du duc de Retz, avait presque en ce moment un regard suppliant. Rйellement, se dit Julien, cette robe noire fait briller encore mieux la beautй de sa taille. Elle a un port de reine; mais pourquoi est-elle en deuil?

 

Si je demande а quelqu’un la cause de ce deuil, il se trouvera que je commets encore une gaucherie. Julien йtait tout а fait sorti des profondeurs de son enthousiasme. Il faut que je relise toutes les lettres que j’ai faites ce matin; Dieu sait les mots sautйs et les balourdises que j’y trouverai. Comme il lisait avec une attention forcйe la premiиre de ces lettres, il entendit tout prиs de lui le bruissement d’une robe de soie; il se retourna rapidement; Mlle de La Mole йtait а deux pas de sa table, elle riait. Cette seconde interruption donna de l’humeur а Julien.

 

Pour Mathilde, elle venait de sentir vivement qu’elle n’йtait rien pour ce jeune homme; ce rire йtait fait pour cacher son embarras, elle y rйussit.

 

– Йvidemment, vous songez а quelque chose de bien intйressant, Monsieur Sorel. N’est-ce point quelque anecdote curieuse sur la conspiration qui nous a envoyй а Paris M. le comte Altamira? Dites-moi ce dont il s’agit; je brыle de le savoir; je serai discrиte, je vous le jure! Elle fut йtonnйe de ce mot en se l’entendant prononcer. Quoi donc, elle suppliait un subalterne! Son embarras augmentant, elle ajouta d’un petit air lйger:

 

– Qu’est-ce qui a pu faire de vous, ordinairement si froid, un кtre inspirй, une espиce de prophиte de Michel-Ange?

 

Cette vive et indiscrиte interrogation, blessant Julien profondйment, lui rendit toute sa folie.

 

– Danton a-t-il bien fait de voler? lui dit-il brusquement et d’un air qui devenait de plus en plus farouche. Les rйvolutionnaires du Piйmont, de l’Espagne, devaient-ils compromettre le peuple par des crimes? Donner а des gens mкme sans mйrite toutes les places de l’armйe, toutes les croix? Les gens qui auraient portй ces croix n’eussent-ils pas redoutй le retour du roi? Fallait-il mettre le trйsor de Turin au pillage? En un mot, Mademoiselle, dit-il en s’approchant d’elle d’un air terrible, l’homme qui veut chasser l’ignorance et le crime de la terre doit-il passer comme la tempкte et faire le mal comme au hasard?

 

Mathilde eut peur, ne put soutenir son regard, et recula deux pas. Elle le regarda un instant; puis, honteuse de sa peur, d’un pas lйger elle sortit de la bibliothиque.


Дата добавления: 2015-11-14; просмотров: 46 | Нарушение авторских прав


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