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Chapitre XXX. Un ambitieux

Chapitre XIX. Penser fait souffrir | Chapitre XX. Les Lettres anonymes | Chapitre XXI. Dialogue avec un maоtre | Chapitre XXII. Faзons d’agir en 1830 | Chapitre XXIII. Chagrins d’un fonctionnaire | Chapitre XXIV. Une capitale | Chapitre XXV. Le Sйminaire | Chapitre XXVI. Le Monde ou ce qui manque au riche | Chapitre XXVII. Premiиre Expйrience de la vie | Chapitre XXVIII. Une procession |


Читайте также:
  1. Chapitre I La ligne
  2. Chapitre II Les camarades
  3. Chapitre II. Entrйe dans le monde
  4. Chapitre II. Un maire
  5. Chapitre III L’Avion
  6. Chapitre III. Le Bien des pauvres
  7. Chapitre III. Les Premiers pas

 

Il n’y a plus qu’une seule noblesse, c’est le titre de duc; marquis est ridicule, au mot duc on tourne la tкte.

 

EDINBURGH REVIEW.

 

Le marquis de La Mole reзut l’abbй Pirard sans aucune de ces petites faзons de grand seigneur, si polies, mais si impertinentes pour qui les comprend. C’eыt йtй du temps perdu, et le marquis йtait assez avant dans les grandes affaires pour n’avoir point de temps а perdre.

 

Depuis six mois, il intriguait pour faire accepter а la fois au roi et а la nation un certain ministиre, qui, par reconnaissance, le ferait duc.

 

Le marquis demandait en vain, depuis longues annйes, а son avocat de Besanзon, un travail clair et prйcis sur ses procиs de Franche-Comtй. Comment l’avocat cйlиbre les lui eыt-il expliquйs, s’il ne les comprenait pas lui-mкme?

 

Le petit carrй de papier, que lui remit l’abbй, expliquait tout.

 

– Mon cher abbй, lui dit le marquis, aprиs avoir expйdiй en moins de cinq minutes toutes les formules de politesse et d’interrogation sur les choses personnelles, mon cher abbй, au milieu de ma prйtendue prospйritй, il me manque du temps pour m’occuper sйrieusement de deux petites choses assez importantes pourtant: ma famille et mes affaires. Je soigne en grand la fortune de ma maison, je puis la porter loin; je soigne mes plaisirs, et c’est ce qui doit passer avant tout, du moins а mes yeux, ajouta-t-il en surprenant de l’йtonnement dans ceux de l’abbй Pirard. Quoique homme de sens, l’abbй йtait йmerveillй de voir un vieillard parler si franchement de ses plaisirs.

 

Le travail existe sans doute а Paris, continua le grand seigneur, mais perchй au cinquiиme йtage, et dиs que je me rapproche d’un homme, il prend un appartement au second, et sa femme prend un jour; par consйquent plus de travail, plus d’efforts que pour кtre ou paraоtre un homme du monde. C’est lа leur unique affaire dиs qu’ils ont du pain.

 

Pour mes procиs, exactement parlant, et encore pour chaque procиs pris а part, j’ai des avocats qui se tuent; il m’en est mort un de la poitrine, avant-hier. Mais, pour mes affaires en gйnйral, croiriez-vous, monsieur, que, depuis trois ans, j’ai renoncй а trouver un homme qui, pendant qu’il йcrit pour moi, daigne songer un peu sйrieusement а ce qu’il fait? Au reste, tout ceci n’est qu’une prйface.

 

Je vous estime, et j’oserais ajouter, quoique vous voyant pour la premiиre fois, je vous aime. Voulez-vous кtre mon secrйtaire, avec huit mille francs d’appointements ou bien avec le double? J’y gagnerai encore, je vous jure; et je fais mon affaire de vous conserver votre belle cure, pour le jour oщ nous ne nous conviendrons plus.

 

L’abbй refusa; mais vers la fin de la conversation, le vйritable embarras oщ il voyait le marquis, lui suggйra une idйe.

 

– J’ai laissй au fond de mon sйminaire un pauvre jeune homme, qui, si je ne me trompe, va y кtre rudement persйcutй. S’il n’йtait qu’un simple religieux, il serait dйjа in pace.

 

Jusqu’ici ce jeune homme ne sait que le latin et l’Йcriture sainte; mais il n’est pas impossible qu’un jour il dйploie de grands talents soit pour la prйdication, soit pour la direction des вmes. J’ignore ce qu’il fera; mais il a le feu sacrй, il peut aller loin. Je comptais le donner а notre йvкque, si jamais il nous en йtait venu un qui eыt un peu de votre maniиre de voir les hommes et les affaires.

 

– D’oщ sort votre jeune homme? dit le marquis.

 

– On le dit fils d’un charpentier de nos montagnes, mais je le croirais plutфt fils naturel de quelque homme riche. Je lui ai vu recevoir une lettre anonyme ou pseudonyme avec une lettre de change de cinq cent francs.

 

– Ah! c’est Julien Sorel, dit le marquis.

 

– D’oщ savez-vous son nom? dit l’abbй йtonnй; et comme il rougissait de sa question:

 

– C’est ce que je ne vous dirai pas, rйpondit le marquis.

 

– Eh bien! reprit l’abbй, vous pourriez essayer d’en faire votre secrйtaire, il a de l’йnergie, de la raison; en un mot, c’est un essai а tenter.

 

– Pourquoi pas? dit le marquis; mais serait-ce un homme а se laisser graisser la patte par le prйfet de police ou par tout autre pour faire l’espion chez moi? Voilа toute mon objection.

 

D’aprиs les assurances favorables de l’abbй Pirard, le marquis prit un billet de mille francs:

 

– Envoyez ce viatique а Julien Sorel; faites-le-moi venir.

 

– On voit bien, dit l’abbй Pirard, que vous habitez Paris. Vous ne connaissez pas la tyrannie qui pиse sur nous autres pauvres provinciaux, et en particulier sur les prкtres non amis des jйsuites. On ne voudra pas laisser partir Julien Sorel, on saura se couvrir des prйtextes les plus habiles, on me rйpondra qu’il est malade, la poste aura perdu les lettres, etc., etc.

 

– Je prendrai un de ces jours une lettre du ministre а l’йvкque, dit le marquis.

 

– J’oubliais une prйcaution, dit l’abbй: ce jeune homme quoique nй bien bas a le cњur haut, il ne sera d’aucune utilitй si l’on effarouche son orgueil; vous le rendriez stupide.

 

– Ceci me plaоt, dit le marquis, j’en ferai le camarade de mon fils, cela suffira-t-il?

 

Quelque temps aprиs, Julien reзut une lettre d’une йcriture inconnue et portant le timbre de Chвlons, il y trouva un mandat sur un marchand de Besanзon, et l’avis de se rendre а Paris sans dйlai. La lettre йtait signйe d’un nom supposй, mais en l’ouvrant Julien avait tressailli: une feuille d’arbre йtait tombйe а ses pieds; c’йtait le signe dont il йtait convenu avec l’abbй Pirard.

 

Moins d’une heure aprиs, Julien fut appelй а l’йvкchй oщ il se vit accueillir avec une bontй toute paternelle. Tout en citant Horace, Monseigneur lui fit, sur les hautes destinйes qui l’attendaient а Paris, des compliments fort adroits et qui, pour remerciements, attendaient des explications. Julien ne put rien dire, d’abord parce qu’il ne savait rien, et Monseigneur prit beaucoup de considйration pour lui. Un des petits prкtres de l’йvкchй йcrivit au maire qui se hвta d’apporter lui-mкme un passe-port signй, mais oщ l’on avait laissй en blanc le nom du voyageur.

 

Le soir avant minuit, Julien йtait chez Fouquй, dont l’esprit sage fut plus йtonnй que charmй de l’avenir qui semblait attendre son ami.

 

– Cela finira pour toi, dit cet йlecteur libйral, par une place du gouvernement, qui t’obligera а quelque dйmarche qui sera vilipendйe dans les journaux. C’est par ta honte que j’aurai de tes nouvelles. Rappelle-toi que, mкme financiиrement parlant, il vaut mieux gagner cent louis dans un bon commerce de bois, dont on est le maоtre, que de recevoir quatre mille francs d’un gouvernement, fыt-il celui du roi Salomon.

 

Julien ne vit dans tout cela que la petitesse d’esprit d’un bourgeois de campagne. Il allait enfin paraоtre sur le thйвtre des grandes choses. Le bonheur d’aller а Paris, qu’il se figurait peuplй de gens d’esprit fort intrigants, fort hypocrites, mais aussi polis que l’йvкque de Besanзon et que l’йvкque d’Agde, йclipsait tout а ses yeux. Il se reprйsenta а son ami comme privй de son libre arbitre par la lettre de l’abbй Pirard.

 

Le lendemain vers midi, il arriva dans Verriиres le plus heureux des hommes; il comptait revoir Mme de Rкnal. Il alla d’abord chez son premier protecteur, le bon abbй Chйlan. Il trouva une rйception sйvиre.

 

– Croyez-vous m’avoir quelque obligation? lui dit M. Chйlan, sans rйpondre а son salut. Vous allez dйjeuner avec moi, pendant ce temps on ira vous louer un autre cheval, et vous quitterez Verriиres, sans y voir personne.

 

– Entendre c’est obйir, rйpondit Julien avec une mine de sйminaire; et il ne fut plus question que de thйologie et de belle latinitй.

 

Il monta а cheval, fit une lieue, aprиs quoi apercevant un bois, et personne pour l’y voir entrer, il s’y enfonзa. Au coucher du soleil, il renvoya le cheval. Plus tard, il entra chez un paysan, qui consentit а lui vendre une йchelle et а le suivre en la portant jusqu’au petit bois qui domine le COURS DE LA FIDELITE, а Verriиres.

 

– Je suis un pauvre conscrit rйfractaire… ou un contrebandier, dit le paysan en prenant congй de lui, mais qu’importe! mon йchelle est bien payйe, et moi-mкme je ne suis pas sans avoir passй quelques mouvements de montre en ma vie.

 

La nuit йtait fort noire. Vers une heure du matin, Julien, chargй de son йchelle, entra dans Verriиres. Il descendit le plus tфt qu’il put dans le lit du torrent, qui traverse les magnifiques jardins de M. de Rкnal а une profondeur de dix pieds, et contenu entre deux murs. Julien monta facilement avec l’йchelle. Quel accueil me feront les chiens de garde? pensait-il. Toute la question est lа. Les chiens aboyиrent, et s’avancиrent au galop sur lui; mais il siffla doucement, et ils vinrent le caresser.

 

Remontant alors de terrasse en terrasse, quoique toutes les grilles fussent fermйes, il lui fut facile d’arriver jusque sous la fenкtre de la chambre а coucher de Mme de Rкnal, qui, du cфtй du jardin, n’est йlevйe que de huit ou dix pieds au-dessus du sol.

 

Il y avait aux volets une petite ouverture en forme de cњur, que Julien connaissait bien. А son grand chagrin, cette petite ouverture n’йtait pas йclairйe par la lumiиre intйrieure d’une veilleuse.

 

Grand Dieu! se dit-il; cette nuit, cette chambre n’est pas occupйe par Mme de Rкnal! Oщ sera-t-elle couchйe? La famille est а Verriиres, puisque j’ai trouvй les chiens; mais je puis rencontrer dans cette chambre, sans veilleuse, M. de Rкnal lui-mкme ou un йtranger, et alors quel esclandre!

 

Le plus prudent йtait de se retirer; mais ce parti fit horreur а Julien. Si c’est un йtranger, je me sauverai а toutes jambes, abandonnant mon йchelle; mais si c’est elle, quelle rйception m’attend? Elle est tombйe dans le repentir et dans la plus haute piйtй, je n’en puis douter; mais enfin, elle a encore quelque souvenir de moi, puisqu’elle vient de m’йcrire. Cette raison le dйcida.

 

Le cњur tremblant, mais cependant rйsolu а pйrir ou а la voir, il jeta de petits cailloux contre le volet; point de rйponse. Il appuya son йchelle а cфtй de la fenкtre, et frappa lui-mкme contre le volet, d’abord doucement, puis plus fort. Quelque obscuritй qu’il fasse, on peut me tirer un coup de fusil, pensa Julien. Cette idйe rйduisit l’entreprise folle а une question de bravoure.

 

Cette chambre est inhabitйe cette nuit, pensa-t-il, ou quelle que soit la personne qui y couche, elle est йveillйe maintenant. Ainsi plus rien а mйnager envers elle; il faut seulement tвcher de n’кtre pas entendu par les personnes qui couchent dans les autres chambres.

 

Il descendit, plaзa son йchelle contre un des volets, remonta, et passant la main dans l’ouverture en forme de cњur, il eut le bonheur de trouver assez vite le fil de fer attachй au crochet qui fermait le volet. Il tira ce fil de fer; ce fut avec une joie inexprimable qu’il sentit que ce volet n’йtait plus retenu et cйdait а son effort. Il faut l’ouvrir petit а petit, et faire reconnaоtre ma voix. Il ouvrit le volet assez pour passer la tкte, et en rйpйtant а voix basse: C’est un ami.

 

Il s’assura, en prкtant l’oreille, que rien ne troublait le silence profond de la chambre. Mais dйcidйment, il n’y avait point de veilleuse, mкme а demi йteinte, dans la cheminйe; c’йtait un bien mauvais signe.

 

Gare le coup de fusil! Il rйflйchit un peu; puis, avec le doigt, il osa frapper contre la vitre: pas de rйponse; il frappa plus fort. Quand je devrais casser la vitre, il faut en finir. Comme il frappait trиs fort, il crut entrevoir, au milieu de l’extrкme obscuritй, comme une ombre blanche qui traversait la chambre. Enfin, il n’y eut plus de doute, il vit une ombre qui semblait s’avancer avec une extrкme lenteur. Tout а coup il vit une joue qui s’appuyait а la vitre contre laquelle йtait son њil.

 

Il tressaillit, et s’йloigna un peu. Mais la nuit йtait tellement noire que, mкme а cette distance, il ne put distinguer si c’йtait Mme de Rкnal. Il craignait un premier cri d’alarme; il entendait les chiens rфder et gronder а demi autour du pied de son йchelle. C’est moi, rйpйtait-il assez haut, un ami. Pas de rйponse; le fantфme blanc avait disparu. Daignez m’ouvrir, il faut que je vous parle, je suis trop malheureux! et il frappait de faзon а briser la vitre.

 

Un petit bruit sec se fit entendre; l’espagnolette de la fenкtre cйdait; il poussa la croisйe et sauta lйgиrement dans la chambre.

 

Le fantфme blanc s’йloignait; il lui prit les bras; c’йtait une femme. Toutes ses idйes de courage s’йvanouirent. Si c’est elle, que va-t-elle dire? Que devint-il, quand il comprit а un petit cri que c’йtait Mme de Rкnal?

 

Il la serra dans ses bras; elle tremblait, et avait а peine la force de le repousser.

 

– Malheureux! que faites-vous?

 

А peine si sa voix convulsive pouvait articuler ces mots. Julien y vit l’indignation la plus vraie.

 

– Je viens vous voir aprиs quatorze mois d’une cruelle sйparation.

 

– Sortez, quittez-moi а l’instant. Ah! M. Chйlan, pourquoi m’avoir empкchй de lui йcrire? j’aurais prйvenu cette horreur. Elle le repoussa avec une force vraiment extraordinaire. Je me repens de mon crime; le ciel a daignй m’йclairer, rйpйtait-elle d’une voix entrecoupйe. Sortez! fuyez!

 

– Aprиs quatorze mois de malheur, je ne vous quitterai certainement pas sans vous avoir parlй. Je veux savoir tout ce que vous avez fait. Ah! je vous ai assez aimйe pour mйriter cette confidence… je veux tout savoir.

 

Malgrй Mme de Rкnal, ce ton d’autoritй avait de l’empire sur son cњur.

 

Julien, qui la tenait serrйe avec passion, et rйsistait а ses efforts pour se dйgager, cessa de la presser dans ses bras. Ce mouvement rassura un peu Mme de Rкnal.

 

– Je vais retirer l’йchelle, dit-il, pour qu’elle ne nous compromette pas si quelque domestique, йveillй par le bruit, fait une ronde.

 

– Ah! sortez, sortez au contraire, lui dit-on avec une vйritable colиre. Que m’importent les hommes? C’est Dieu qui voit l’affreuse scиne que vous me faites et qui m’en punira. Vous abusez lвchement des sentiments que j’eus pour vous, mais que je n’ai plus. Entendez-vous, M. Julien?

 

Il retirait l’йchelle fort lentement pour ne pas faire de bruit.

 

– Ton mari est-il а la ville? lui dit-il, non pour la braver, mais emportй par l’ancienne habitude.

 

– Ne me parlez pas ainsi, de grвce, ou j’appelle mon mari. Je ne suis dйjа que trop coupable de ne vous avoir pas chassй, quoi qu’il pыt en arriver. J’ai pitiй de vous, lui dit-elle, cherchant а blesser son orgueil qu’elle connaissait si irritable.

 

Ce refus de tutoiement, cette faзon brusque de briser un lien si tendre, et sur lequel il comptait encore, portиrent jusqu’au dйlire le transport d’amour de Julien.

 

– Quoi! est-il possible que vous ne m’aimiez plus! lui dit-il avec un de ces accents du cњur, si difficiles а йcouter de sang-froid.

 

Elle ne rйpondit pas; pour lui, il pleurait amиrement.

 

Rйellement, il n’avait plus la force de parler.

 

– Ainsi je suis complиtement oubliй du seul кtre qui m’ait jamais aimй! А quoi bon vivre dйsormais? Tout son courage l’avait quittй dиs qu’il n’avait plus eu а craindre le danger de rencontrer un homme; tout avait disparu de son cњur, hors l’amour.

 

Il pleura longtemps en silence. Il prit sa main, elle voulut la retirer; et cependant, aprиs quelques mouvements presque convulsifs, elle la lui laissa. L’obscuritй йtait extrкme; ils se trouvaient l’un et l’autre assis sur le lit de Mme de Rкnal.

 

Quelle diffйrence avec ce qui йtait il y a quatorze mois! pensa Julien; et ses larmes redoublиrent. Ainsi l’absence dйtruit sыrement tous les sentiments de l’homme!

 

– Daignez me dire ce qui vous est arrivй, dit enfin Julien embarrassй de son silence et d’une voix coupйe par les larmes.

 

– Sans doute, rйpondit Mme de Rкnal d’une voix dure, et dont l’accent avait quelque chose de sec et de reprochant pour Julien, mes йgarements йtaient connus dans la ville, lors de votre dйpart. Il y avait eu tant d’imprudence dans vos dйmarches! Quelque temps aprиs, alors j’йtais au dйsespoir, le respectable M. Chйlan vint me voir. Ce fut en vain que, pendant longtemps, il voulut obtenir un aveu. Un jour, il eut l’idйe de me conduire dans cette йglise de Dijon oщ j’ai fait ma premiиre communion. Lа, il osa parler le premier… Mme de Rкnal fut interrompue par ses larmes. Quel moment de honte! J’avouai tout. Cet homme si bon daigna ne point m’accabler du poids de son indignation: il s’affligea avec moi. Dans ce temps-lа, je vous йcrivais tous les jours des lettres que je n’osais vous envoyer; je les cachais soigneusement, et quand j’йtais trop malheureuse, je m’enfermais dans ma chambre et relisais mes lettres.

 

Enfin, M. Chйlan obtint que je les lui remettrais… Quelques-unes, йcrites avec un peu plus de prudence, vous avaient йtй envoyйes; vous ne me rйpondiez point.

 

– Jamais, je te jure, je n’ai reзu aucune lettre de toi au sйminaire.

 

– Grand Dieu, qui les aura interceptйes?

 

– Juge de ma douleur, avant le jour oщ je te vis, а la cathйdrale, je ne savais si tu vivais encore.

 

– Dieu me fit la grвce de comprendre combien je pйchais envers lui, envers mes enfants, envers mon mari, reprit Mme de Rкnal. Il ne m’a jamais aimйe comme je croyais alors que vous m’aimiez…

 

Julien se prйcipita dans ses bras, rйellement sans projet et hors de lui. Mais Mme de Rкnal le repoussa, et continuant avec assez de fermetй:

 

– Mon respectable ami M. Chйlan me fit comprendre qu’en йpousant M. de Rкnal, je lui avais engagй toutes mes affections, mкme celles que je ne connaissais pas, et que je n’avais jamais йprouvйes avant une liaison fatale… Depuis le grand sacrifice de ces lettres, qui m’йtaient si chиres, ma vie s’est йcoulйe sinon heureusement, du moins avec assez de tranquillitй. Ne la troublez point; soyez un ami pour moi… le meilleur de mes amis. Julien couvrit ses mains de baisers; elle sentit qu’il pleurait encore. Ne pleurez point, vous me faites tant de peine… Dites-moi а votre tour ce que vous avez fait. Julien ne pouvait parler. Je veux savoir votre genre de vie au sйminaire, rйpйta-t-elle, puis vous vous en irez.

 

Sans penser а ce qu’il racontait, Julien parla des intrigues et des jalousies sans nombre qu’il avait d’abord rencontrйes, puis de sa vie plus tranquille depuis qu’il avait йtй nommй rйpйtiteur.

 

Ce fut alors, ajouta-t-il, qu’aprиs un long silence, qui sans doute йtait destinй а me faire comprendre ce que je vois trop aujourd’hui, que vous ne m’aimiez plus et que j’йtais devenu indiffйrent pour vous… Mme de Rкnal serra ses mains. Ce fut alors que vous m’envoyвtes une somme de cinq cents francs.

 

– Jamais, dit Mme de Rкnal.

 

– C’йtait une lettre timbrйe de Paris et signйe Paul Sorel, afin de dйjouer tous les soupзons.

 

Il s’йleva une petite discussion sur l’origine possible de cette lettre. La position morale changea. Sans le savoir, Mme de Rкnal et Julien avaient quittй le ton solennel; ils йtaient revenus а celui d’une tendre amitiй. Ils ne se voyaient point tant l’obscuritй йtait profonde, mais le son de la voix disait tout. Julien passa le bras autour de la taille de son amie; ce mouvement avait bien des dangers. Elle essaya d’йloigner le bras de Julien, qui, avec assez d’habiletй, attira son attention dans ce moment par une circonstance intйressante de son rйcit. Ce bras fut comme oubliй et resta dans la position qu’il occupait.

 

Aprиs bien des conjectures sur l’origine de la lettre aux cinq cents francs, Julien avait repris son rйcit; il devenait un peu plus maоtre de lui en parlant de sa vie passйe, qui, auprиs de ce qui lui arrivait en cet instant, l’intйressait si peu. Son attention se fixa tout entiиre sur la maniиre dont allait finir sa visite. Vous allez sortir, lui disait-on toujours, de temps en temps, et avec un accent bref.

 

Quelle honte pour moi si je suis йconduit! ce sera un remords а empoisonner toute ma vie, se disait-il, jamais elle ne m’йcrira. Dieu sait quand je reviendrai en ce pays! De ce moment, tout ce qu’il y avait de cйleste dans la position de Julien disparut rapidement de son cњur. Assis а cфtй d’une femme qu’il adorait, la serrant presque dans ses bras, dans cette chambre oщ il avait йtй si heureux, au milieu d’une obscuritй profonde, distinguant fort bien que depuis un moment elle pleurait, sentant au mouvement de sa poitrine qu’elle avait des sanglots, il eut le malheur de devenir un froid politique, presque aussi calculant et aussi froid que lorsque, dans la cour du sйminaire, il se voyait en butte а quelque mauvaise plaisanterie de la part d’un de ses camarades plus fort que lui. Julien faisait durer son rйcit, et parlait de la vie malheureuse qu’il avait menйe depuis son dйpart de Verriиres. Ainsi, se disait Mme de Rкnal, aprиs un an d’absence, privй presque entiиrement de marques de souvenir, tandis que moi je l’oubliais, il n’йtait occupй que des jours heureux qu’il avait trouvйs а Vergy. Ses sanglots redoublaient. Julien vit le succиs de son rйcit. Il comprit qu’il fallait tenter la derniиre ressource: il arriva brusquement а la lettre qu’il venait de recevoir de Paris.

 

– J’ai pris congй de Monseigneur l’йvкque.

 

– Quoi, vous ne retournez pas а Besanзon! vous nous quittez pour toujours?

 

– Oui, rйpondit Julien d’un ton rйsolu; oui, j’abandonne un pays oщ je suis oubliй mкme de ce que j’ai le plus aimй en ma vie, et je le quitte pour ne jamais le revoir. Je vais а Paris…

 

– Tu vas а Paris! s’йcria assez haut Mme de Rкnal.

 

Sa voix йtait presque йtouffйe par les larmes, et montrait tout l’excиs de son trouble. Julien avait besoin de cet encouragement: il allait tenter une dйmarche qui pouvait tout dйcider contre lui; et avant cette exclamation, n’y voyant point, il ignorait absolument l’effet qu’il parvenait а produire. Il n’hйsita plus; la crainte du remords lui donnait tout empire sur lui-mкme; il ajouta froidement en se levant:

 

– Oui, madame, je vous quitte pour toujours, soyez heureuse; adieu.

 

Il fit quelques pas vers la fenкtre; dйjа il l’ouvrait. Mme de Rкnal s’йlanзa vers lui et se prйcipita dans ses bras.

 

Ainsi, aprиs trois heures de dialogue, Julien obtint ce qu’il avait dйsirй avec tant de passion pendant les deux premiиres. Un peu plus tфt arrivйs, le retour aux sentiments tendres, l’йclipse des remords chez Mme de Rкnal eussent йtй un bonheur divin; ainsi obtenus avec art, ce ne fut plus qu’un plaisir. Julien voulut absolument, contre les instances de son amie, allumer la veilleuse.

 

– Veux-tu donc, lui disait-il, qu’il ne me reste aucun souvenir de t’avoir vue? L’amour qui est sans doute dans ces yeux charmants sera donc perdu pour moi? La blancheur de cette jolie main me sera donc invisible? Songe que je te quitte pour bien longtemps peut-кtre!

 

Mme de Rкnal n’avait rien а refuser а cette idйe qui la faisait fondre en larmes. Mais l’aube commenзait а dessiner vivement les contours des sapins sur la montagne а l’orient de Verriиres. Au lieu de s’en aller, Julien ivre de voluptй demanda а Mme de Rкnal de passer toute la journйe cachй dans sa chambre, et de ne partir que la nuit suivante.

 

– Et pourquoi pas? rйpondit-elle. Cette fatale rechute m’фte toute estime pour moi, et fait а jamais mon malheur, et elle le pressait contre son cњur. Mon mari n’est plus le mкme, il a des soupзons; il croit que je l’ai menй dans toute cette affaire, et se montre fort piquй contre moi. S’il entend le moindre bruit, je suis perdue, il me chassera comme une malheureuse que je suis.

 

– Ah! voilа une phrase de M. Chйlan, dit Julien; tu ne m’aurais pas parlй ainsi avant ce cruel dйpart pour le sйminaire; tu m’aimais alors!

 

Julien fut rйcompensй du sang-froid qu’il avait mis dans ce mot: il vit son amie oublier rapidement le danger que la prйsence de son mari lui faisait courir, pour songer au danger bien plus grand de voir Julien douter de son amour. Le jour croissait rapidement et йclairait vivement la chambre; Julien retrouva toutes les voluptйs de l’orgueil, lorsqu’il put revoir dans ses bras et presque а ses pieds cette femme charmante, la seule qu’il eыt aimйe et qui peu d’heures auparavant йtait tout entiиre а la crainte d’un Dieu terrible et а l’amour de ses devoirs. Des rйsolutions fortifiйes par un an de constance n’avaient pu tenir devant son courage.

 

Bientфt on entendit du bruit dans la maison; une chose а laquelle elle n’avait pas songй vint troubler Mme de Rкnal.

 

– Cette mйchante Йlisa va entrer dans la chambre, que faire de cette йnorme йchelle? dit-elle а son ami; oщ la cacher? Je vais la porter au grenier, s’йcria-t-elle tout а coup avec une sorte d’enjouement.

 

– Mais il faut passer dans la chambre du domestique, dit Julien йtonnй.

 

– Je laisserai l’йchelle dans le corridor, j’appellerai le domestique et lui donnerai une commission.

 

– Songe а prйparer un mot pour le cas oщ le domestique passant devant l’йchelle, dans le corridor, la remarquera.

 

– Oui, mon ange, dit Mme de Rкnal en lui donnant un baiser. Toi, songe а te cacher bien vite sous le lit, si, pendant mon absence, Йlisa entre ici.

 

Julien fut йtonnй de cette gaietй soudaine. Ainsi, pensa-t-il, l’approche d’un danger matйriel, loin de la troubler, lui rend sa gaietй, parce qu’elle oublie ses remords! Femme vraiment supйrieure! Ah! voilа un cњur dans lequel il est glorieux de rйgner! Julien йtait ravi.

 

Mme de Rкnal prit l’йchelle; elle йtait йvidemment trop pesante pour elle. Julien allait а son secours; il admirait cette taille йlйgante et qui йtait si loin d’annoncer de la force, lorsque tout а coup, sans aide, elle saisit l’йchelle, et l’enleva comme elle eыt fait une chaise. Elle la porta rapidement dans le corridor du troisiиme йtage oщ elle la coucha le long du mur. Elle appela le domestique, et pour lui laisser le temps de s’habiller, monta au colombier. Cinq minutes aprиs, а son retour dans le corridor, elle ne trouva plus l’йchelle. Qu’йtait-elle devenue? Si Julien eыt йtй hors de la maison, ce danger ne l’eыt guиre touchйe. Mais, dans ce moment, si son mari voyait cette йchelle! cet incident pouvait кtre abominable. Mme de Rкnal courait partout. Enfin elle dйcouvrit cette йchelle sous le toit oщ le domestique l’avait portйe et mкme cachйe. Cette circonstance йtait singuliиre, autrefois elle l’eыt alarmйe.

 

Que m’importe, pensa-t-elle, ce qui peut arriver dans vingt-quatre heures, quand Julien sera parti? tout ne sera-t-il pas alors pour moi horreur et remords?

 

Elle avait comme une idйe vague de devoir quitter la vie, mais qu’importe! Aprиs une sйparation qu’elle avait crue йternelle, il lui йtait rendu, elle le revoyait, et ce qu’il avait fait pour parvenir jusqu’а elle montrait tant d’amour!

 

En racontant l’йvйnement de l’йchelle а Julien:

 

– Que rйpondrai-je а mon mari, lui dit-elle, si le domestique lui conte qu’il a trouvй cette йchelle? Elle rкva un instant; il leur faudra vingt-quatre heures pour dйcouvrir le paysan qui te l’a vendue; et se jetant dans les bras de Julien, en le serrant d’un mouvement convulsif: Ah! mourir, mourir ainsi! s’йcriait-elle en le couvrant de baisers; mais il ne faut pas que tu meures de faim, dit-elle en riant.

 

Viens; d’abord je vais te cacher dans la chambre de Mme Derville, qui reste toujours fermйe а clef. Elle alla veiller а l’extrйmitй du corridor, et Julien passa en courant. Garde-toi d’ouvrir, si l’on frappe, lui dit-elle, en l’enfermant а clef; dans tous les cas, ce ne serait qu’une plaisanterie des enfants en jouant entre eux.

 

– Fais-les venir dans le jardin, sous la fenкtre, dit Julien, que j’aie le plaisir de les voir, fais-les parler.

 

– Oui, oui, lui cria Mme de Rкnal en s’йloignant.

 

Elle revint bientфt avec des oranges, des biscuits, une bouteille de vin de Malaga; il lui avait йtй impossible de voler du pain.

 

– Que fait ton mari? dit Julien.

 

– Il йcrit des projets de marchйs avec des paysans.

 

Mais huit heures avaient sonnй, on faisait beaucoup de bruit dans la maison. Si l’on n’eыt pas vu Mme de Rкnal, on l’eыt cherchйe partout; elle fut obligйe de le quitter. Bientфt elle revint, contre toute prudence, lui apportant une tasse de cafй; elle tremblait qu’il ne mourыt de faim. Aprиs le dйjeuner, elle rйussit а amener les enfants sous la fenкtre de la chambre de Mme Derville. Il les trouva fort grandis, mais ils avaient pris l’air commun, ou bien ses idйes avaient changй.

 

Mme de Rкnal leur parla de Julien. L’aоnй rйpondit avec amitiй et regrets pour l’ancien prйcepteur; mais il se trouva que les cadets l’avaient presque oubliй.

 

M. de Rкnal ne sortit pas ce matin-lа; il montait et descendait sans cesse dans la maison, occupй а faire des marchйs avec des paysans, auxquels il vendait sa rйcolte de pommes de terre. Jusqu’au dоner, Mme de Rкnal n’eut pas un instant а donner а son prisonnier. Le dоner sonnй et servi, elle eut l’idйe de voler pour lui une assiette de soupe chaude. Comme elle approchait sans bruit de la porte de la chambre qu’il occupait, portant cette assiette avec prйcaution, elle se trouva face а face avec le domestique qui avait cachй l’йchelle le matin. Dans ce moment, il s’avanзait aussi sans bruit dans le corridor et comme йcoutant. Probablement Julien avait marchй avec imprudence. Le domestique s’йloigna un peu confus. Mme de Rкnal entra hardiment chez Julien; cette rencontre le fit frйmir.

 

– Tu as peur, lui dit-elle; moi, je braverais tous les dangers du monde et sans sourciller. Je ne crains qu’une chose, c’est le moment oщ je serai seule aprиs ton dйpart; et elle le quitta en courant.

 

– Ah! se dit Julien exaltй, le remords est le seul danger que redoute cette вme sublime!

 

Enfin le soir vint. M. de Rкnal alla au Casino. Sa femme avait annoncй une migraine affreuse, elle se retira chez elle, se hвta de renvoyer Йlisa, et se releva bien vite pour aller ouvrir а Julien.

 

Il se trouva que rйellement il mourait de faim. Mme de Rкnal alla а l’office chercher du pain. Julien entendit un grand cri. Mme de Rкnal revint, et lui raconta qu’entrant dans l’office sans lumiиre, s’approchant d’un buffet oщ l’on serrait le pain, et йtendant la main, elle avait touchй un bras de femme. C’йtait Йlisa qui avait jetй le cri entendu par Julien.

 

– Que faisait-elle lа?

 

– Elle volait quelques sucreries, ou bien elle nous йpiait, dit Mme de Rкnal avec une indiffйrence complиte. Mais heureusement j’ai trouvй un pвtй et un gros pain.

 

– Qu’y a-t-il donc lа? dit Julien, en lui montrant les poches de son tablier.

 

Mme de Rкnal avait oubliй que, depuis le dоner, elles йtaient remplies de pain.

 

Julien la serra dans ses bras avec la plus vive passion; jamais elle ne lui avait semblй si belle. Mкme а Paris, se disait-il confusйment, je ne pourrai rencontrer un plus grand caractиre. Elle avait toute la gaucherie d’une femme peu accoutumйe а ces sortes de soins, et en mкme temps le vrai courage d’un кtre qui ne craint que des dangers d’un autre ordre et bien autrement terribles.

 

Pendant que Julien soupait de grand appйtit, et que son amie le plaisantait sur la simplicitй de ce repas, car elle avait horreur de parler sйrieusement, la porte de la chambre fut tout а coup secouйe avec force. C’йtait M. de Rкnal.

 

– Pourquoi t’es-tu enfermйe? lui criait-il.

 

Julien n’eut que le temps de se glisser sous le canapй.

 

– Quoi! vous кtes tout habillйe, dit M. de Rкnal en entrant; vous soupez, et vous avez fermй votre porte а clef!

 

Les jours ordinaires, cette question, faite avec toute la sйcheresse conjugale, eыt troublй Mme de Rкnal, mais elle sentait que son mari n’avait qu’а se baisser un peu pour apercevoir Julien; car M. de Rкnal s’йtait jetй sur la chaise que Julien occupait un moment auparavant vis-а-vis le canapй.

 

La migraine servit d’excuse а tout. Pendant qu’а son tour son mari lui contait longuement les incidents de la poule qu’il avait gagnйe au billard du Casino, une poule de dix-neuf francs, ma foi! ajoutait-il, elle aperзut sur une chaise, а trois pas devant eux, le chapeau de Julien. Son sang-froid redoubla, elle se mit а se dйshabiller et, dans un certain moment, passant rapidement derriиre son mari, jeta une robe sur la chaise au chapeau.

 

M. de Rкnal partit enfin. Elle pria Julien de recommencer le rйcit de sa vie au sйminaire; hier je ne t’йcoutais pas, je ne songeais, pendant que tu parlais, qu’а obtenir de moi de te renvoyer.

 

Elle йtait l’imprudence mкme. Ils parlaient trиs haut; et il pouvait кtre deux heures du matin, quand ils furent interrompus par un coup violent а la porte. C’йtait encore M. de Rкnal.

 

– Ouvrez-moi bien vite, il y a des voleurs dans la maison! disait-il, Saint-Jean a trouvй leur йchelle ce matin.

 

– Voici la fin de tout, s’йcria Mme de Rкnal, en se jetant dans les bras de Julien. Il va nous tuer tous les deux, il ne croit pas aux voleurs; je vais mourir dans tes bras, plus heureuse а ma mort que je ne le fus de la vie. Elle ne rйpondait nullement а son mari qui se fвchait, elle embrassait Julien avec passion.

 

– Sauve la mиre de Stanislas, lui dit-il avec le regard du commandement. Je vais sauter dans la cour par la fenкtre du cabinet, et me sauver dans le jardin, les chiens m’ont reconnu. Fais un paquet de mes habits, et jette-le dans le jardin aussitфt que tu le pourras. En attendant, laisse enfoncer la porte. Surtout point d’aveux, je le dйfends, il vaut mieux qu’il ait des soupзons que des certitudes.

 

– Tu vas te tuer en sautant! fut sa seule rйponse et sa seule inquiйtude.

 

Elle alla avec lui а la fenкtre du cabinet; elle prit ensuite le temps de cacher ses habits. Elle ouvrit enfin а son mari bouillant de colиre. Il regarda dans la chambre, dans le cabinet, sans mot dire, et disparut. Les habits de Julien lui furent jetйs, il les saisit, et courut rapidement vers le bas du jardin du cфtй du Doubs. Comme il courait, il entendit siffler une balle, et aussitфt le bruit d’un coup de fusil.

 

Ce n’est pas M. de Rкnal, pensa-t-il, il tire trop mal pour cela. Les chiens couraient en silence а ses cфtйs, un second coup cassa apparemment la patte а un chien, car il se mit а pousser des cris lamentables. Julien sauta le mur d’une terrasse, fit а couvert une cinquantaine de pas, et se remit а fuir dans une autre direction. Il entendit des voix qui s’appelaient, et vit distinctement le domestique, son ennemi, tirer un coup de fusil; un fermier vint aussi tirailler de l’autre cфtй du jardin, mais dйjа Julien avait gagnй la rive du Doubs oщ il s’habillait.

 

Une heure aprиs, il йtait а une lieue de Verriиres, sur la route de Genиve; si l’on a des soupзons, pensa Julien, c’est sur la route de Paris qu’on me cherchera.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

Livre second

 

Elle n’est pas jolie, elle n’a point de rouge.

 

SAINTE-BEUVE.

 


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