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Chapitre XVIII. Un roi а Verriиres

Chapitre VII. Les Affinitйs йlectives | Chapitre VIII. Petits йvйnements | Chapitre IX. Une soirйe а la campagne | Chapitre X. Un grand cњur et une petite fortune | Chapitre XI. Une soirйe | Chapitre XII. Un voyage | Chapitre XIII. Les Bas а jour | Chapitre XIV. Les Ciseaux anglais | Chapitre XV. Le Chant du coq | Chapitre XVI. Le Lendemain |


Читайте также:
  1. Chapitre I La ligne
  2. Chapitre II Les camarades
  3. Chapitre II. Entrйe dans le monde
  4. Chapitre II. Un maire
  5. Chapitre III L’Avion
  6. Chapitre III. Le Bien des pauvres
  7. Chapitre III. Les Premiers pas

 

N’кtes-vous bons qu’а jeter lа comme un cadavre de peuple, sans вme, et dont les veines n’ont plus de sang?

 

DISC. DE L’EVEQUE, а la chapelle de Saint-Clйment.

 

Le trois septembre, а dix heures du soir, un gendarme rйveilla tout Verriиres en montant la grande rue au galop; il apportait la nouvelle que Sa Majestй le roi de *** arrivait le dimanche suivant, et l’on йtait au mardi. Le prйfet autorisait, c’est-а-dire demandait la formation d’une garde d’honneur; il fallait dйployer toute la pompe possible. Une estafette fut expйdiйe а Vergy. M. de Rкnal arriva dans la nuit, et trouva toute la ville en йmoi. Chacun avait ses prйtentions; les moins affairйs louaient des balcons pour voir l’entrйe du roi.

 

Qui commandera la garde d’honneur? M. de Rкnal vit tout de suite combien il importait, dans l’intйrкt des maisons sujettes а reculer, que M. de Moirod eыt ce commandement. Cela pouvait faire titre pour la place de premier adjoint. Il n’y avait rien а dire а la dйvotion de M. de Moirod, elle йtait au-dessus de toute comparaison, mais jamais il n’avait montй а cheval. C’йtait un homme de trente-six ans, timide de toutes les faзons, et qui craignait йgalement les chutes et le ridicule.

 

Le maire le fit appeler dиs les cinq heures du matin.

 

– Vous voyez, Monsieur, que je rйclame vos avis, comme si dйjа vous occupiez le poste auquel tous les honnкtes gens vous portent. Dans cette malheureuse ville les manufactures prospиrent, le parti libйral devient millionnaire, il aspire au pouvoir, il saura se faire des armes de tout. Consultons l’intйrкt du roi, celui de la monarchie, et avant tout l’intйrкt de notre sainte religion. А qui pensez-vous, Monsieur, que l’on puisse confier le commandement de la garde d’honneur?

 

Malgrй la peur horrible que lui faisait le cheval, M. de Moirod finit par accepter cet honneur comme un martyre. «Je saurai prendre un ton convenable», dit-il au maire. А peine restait-il le temps de faire arranger les uniformes qui sept ans auparavant avaient servi lors du passage d’un prince du sang.

 

А sept heures, Mme de Rкnal arriva de Vergy avec Julien et les enfants. Elle trouva son salon rempli de dames libйrales qui prкchaient l’union des partis, et venaient la supplier d’engager son mari а accorder une place aux leurs dans la garde d’honneur. L’une d’elles prйtendait que si son mari n’йtait pas йlu, de chagrin il ferait banqueroute. Mme de Rкnal renvoya bien vite tout ce monde. Elle paraissait fort occupйe.

 

Julien fut йtonnй et encore plus fвchй qu’elle lui fоt un mystиre de ce qui l’agitait. Je l’avais prйvu, se disait-il avec amertume, son amour s’йclipse devant le bonheur de recevoir un roi dans sa maison. Tout ce tapage l’йblouit. Elle m’aimera de nouveau quand les idйes de sa caste ne lui troubleront plus la cervelle.

 

Chose йtonnante, il l’en aima davantage.

 

Les tapissiers commenзaient а remplir la maison, il йpia longtemps en vain l’occasion de lui dire un mot. Enfin il la trouva qui sortait de sa chambre а lui, Julien, emportant un de ses habits. Ils йtaient seuls. Il voulut lui parler. Elle s’enfuit en refusant de l’йcouter. – Je suis bien sot d’aimer une telle femme, l’ambition la rend aussi folle que son mari.

 

Elle l’йtait davantage, un de ses grands dйsirs, qu’elle n’avait jamais avouй а Julien de peur de le choquer, йtait de le voir quitter, ne fыt-ce que pour un jour, son triste habit noir. Avec une adresse vraiment admirable chez une femme si naturelle, elle obtint d’abord de M. de Moirod, et ensuite de M. le sous-prйfet de Maugiron, que Julien serait nommй garde d’honneur de prйfйrence а cinq ou six jeunes gens, fils de fabricants fort aisйs, et dont deux au moins йtaient d’une exemplaire piйtй. M. Valenod, qui comptait prкter sa calиche aux plus jolies femmes de la ville et faire admirer ses beaux normands, consentit а donner un de ses chevaux а Julien, l’кtre qu’il haпssait le plus. Mais tous les gardes d’honneur avaient а eux ou d’emprunt quelqu’un de ces beaux habits bleu de ciel avec deux йpaulettes de colonel en argent, qui avaient brillй sept ans auparavant. Mme de Rкnal voulait un habit neuf, et il ne lui restait que quatre jours pour envoyer а Besanзon, et en faire revenir l’habit d’uniforme, les armes, le chapeau, etc., tout ce qui fait un garde d’honneur. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’elle trouvait imprudent de faire faire l’habit de Julien а Verriиres. Elle voulait le surprendre, lui et la ville.

 

Le travail des gardes d’honneur et de l’esprit public terminй, le maire eut а s’occuper d’une grande cйrйmonie religieuse, le roi de *** ne voulait pas passer а Verriиres sans visiter la fameuse relique de saint Clйment que l’on conserve а Bray-le-Haut, а une petite lieue de la ville. On dйsirait un clergй nombreux, ce fut l’affaire la plus difficile а arranger; M. Maslon, le nouveau curй, voulait а tout prix йviter la prйsence de M. Chйlan. En vain, M. de Rкnal lui reprйsentait qu’il y aurait imprudence. M. le marquis de La Mole, dont les ancкtres ont йtй si longtemps gouverneurs de la province, avait йtй dйsignй pour accompagner le roi de ***. Il connaissait depuis trente ans l’abbй Chйlan. Il demanderait certainement de ses nouvelles en arrivant а Verriиres, et s’il le trouvait disgraciй, il йtait homme а aller le chercher dans la petite maison oщ il s’йtait retirй, accompagnй de tout le cortиge dont il pourrait disposer. Quel soufflet!

 

– Je suis dйshonorй ici et а Besanзon, rйpondait l’abbй Maslon, s’il paraоt dans mon clergй. Un jansйniste, grand Dieu!

 

– Quoi que vous en puissiez dire, mon cher abbй, rйpliquait M. de Rкnal, je n’exposerai pas l’administration de Verriиres а recevoir un affront de M. de La Mole. Vous ne le connaissez pas, il pense bien а la cour; mais ici, en province, c’est un mauvais plaisant satirique, moqueur, ne cherchant qu’а embarrasser les gens. Il est capable, uniquement pour s’amuser, de nous couvrir de ridicule aux yeux des libйraux.

 

Ce ne fut que dans la nuit du samedi au dimanche, aprиs trois jours de pourparlers, que l’orgueil de l’abbй Maslon plia devant la peur du maire qui se changeait en courage. Il fallut йcrire une lettre mielleuse а l’abbй Chйlan, pour le prier d’assister а la cйrйmonie de la relique de Bray-le-Haut, si toutefois son grand вge et ses infirmitйs le lui permettaient. M. Chйlan demanda et obtint une lettre d’invitation pour Julien qui devait l’accompagner en qualitй de sous-diacre.

 

Dиs le matin du dimanche, des milliers de paysans, arrivant des montagnes voisines, inondиrent les rues de Verriиres. Il faisait le plus beau soleil. Enfin, vers les trois heures, toute cette foule fut agitйe, on apercevait un grand feu sur un rocher а deux lieues de Verriиres. Ce signal annonзait que le roi venait d’entrer sur le territoire du dйpartement. Aussitфt le son de toutes les cloches et les dйcharges rйpйtйes d’un vieux canon espagnol appartenant а la ville marquиrent sa joie de ce grand йvйnement. La moitiй de la population monta sur les toits. Toutes les femmes йtaient aux balcons. La garde d’honneur se mit en mouvement. On admirait les brillants uniformes, chacun reconnaissait un parent, un ami. On se moquait de la peur de M. de Moirod, dont а chaque instant la main prudente йtait prкte а saisir l’arзon de sa selle. Mais une remarque fit oublier toutes les autres: le premier cavalier de la neuviиme file йtait un fort joli garзon, trиs mince, que d’abord on ne reconnut pas. Bientфt un cri d’indignation chez les uns, chez d’autres le silence de l’йtonnement annoncиrent une sensation gйnйrale. On reconnaissait dans ce jeune homme, montant un des chevaux normands de M. Valenod, le petit Sorel, fils du charpentier. Il n’y eut qu’un cri contre le maire, surtout parmi les libйraux. Quoi, parce que ce petit ouvrier dйguisй en abbй йtait prйcepteur de ses marmots, il avait l’audace de le nommer garde d’honneur, au prйjudice de MM. tels et tels, riches fabricants! Ces messieurs, disait une dame banquiиre, devraient bien faire une avanie а ce petit insolent, nй dans la crotte. – Il est sournois et porte un sabre, rйpondait le voisin, il serait assez traоtre pour leur couper la figure.

 

Les propos de la sociйtй noble йtaient plus dangereux. Les dames se demandaient si c’йtait du maire tout seul que provenait cette haute inconvenance. En gйnйral, on rendait justice а son mйpris pour le dйfaut de naissance.

 

Pendant qu’il йtait l’occasion de tant de propos, Julien йtait le plus heureux des hommes. Naturellement hardi, il se tenait mieux а cheval que la plupart des jeunes gens de cette ville de montagne. Il voyait dans les yeux des femmes qu’il йtait question de lui.

 

Ses йpaulettes йtaient plus brillantes, parce qu’elles йtaient neuves. Son cheval se cabrait а chaque instant, il йtait au comble de la joie.

 

Son bonheur n’eut plus de bornes, lorsque, passant prиs du vieux rempart, le bruit de la petite piиce de canon fit sauter son cheval hors du rang. Par un grand hasard, il ne tomba pas, de ce moment il se sentit un hйros. Il йtait officier d’ordonnance de Napolйon et chargeait une batterie.

 

Une personne йtait plus heureuse que lui. D’abord elle l’avait vu passer d’une des croisйes de l’hфtel de ville; montant ensuite en calиche et faisant rapidement un grand dйtour, elle arriva а temps pour frйmir quand son cheval l’emporta hors du rang. Enfin, sa calиche sortant au grand galop, par une autre porte de la ville, elle parvint а rejoindre la route par oщ le roi devait passer, et put suivre la garde d’honneur а vingt pas de distance, au milieu d’une noble poussiиre. Dix mille paysans criиrent: Vive le roi, quand le maire eut l’honneur de haranguer Sa Majestй. Une heure aprиs, lorsque, tous les discours йcoutйs, le roi allait entrer dans la ville, la petite piиce de canon se remit а tirer а coups prйcipitйs. Mais un accident s’ensuivit, non pour les canonniers qui avaient fait leurs preuves а Leipsick et а Montmirail, mais pour le futur premier adjoint, M. de Moirod. Son cheval le dйposa mollement dans l’unique bourbier qui fыt sur la grande route, ce qui fit esclandre, parce qu’il fallut le tirer de lа pour que la voiture du roi pыt passer.

 

Sa Majestй descendit а la belle йglise neuve qui ce jour-lа йtait parйe de tous ses rideaux cramoisis. Le roi devait dоner, et aussitфt aprиs remonter en voiture pour aller vйnйrer la cйlиbre relique de saint Clйment. А peine le roi fut-il а l’йglise, que Julien galopa vers la maison de M. de Rкnal. Lа, il quitta en soupirant son bel habit bleu de ciel, son sabre, ses йpaulettes, pour reprendre le petit habit noir rвpй. Il remonta а cheval, et en quelques instants fut а Bray-le-Haut qui occupe le sommet d’une fort belle colline. L’enthousiasme multiplie ces paysans, pensa Julien. On ne peut se remuer а Verriиres, et en voici plus de dix mille autour de cette antique abbaye. А moitiй ruinйe par le vandalisme rйvolutionnaire, elle avait йtй magnifiquement rйtablie depuis la Restauration, et l’on commenзait а parler de miracles. Julien rejoignit l’abbй Chйlan qui le gronda fort, et lui remit une soutane et un surplis. Il s’habilla rapidement et suivit M. Chйlan qui se rendait auprиs du jeune йvкque d’Agde. C’йtait un neveu de M. de La Mole, rйcemment nommй, et qui avait йtй chargй de montrer la relique au roi. Mais l’on ne put trouver cet йvкque.

 

Le clergй s’impatientait. Il attendait son chef dans le cloоtre sombre et gothique de l’ancienne abbaye. On avait rйuni vingt-quatre curйs pour figurer l’ancien chapitre de Bray-le-Haut, composй avant 1789 de vingt-quatre chanoines. Aprиs avoir dйplorй pendant trois quarts d’heure la jeunesse de l’йvкque, les curйs pensиrent qu’il йtait convenable que M. le Doyen se retirвt vers Monseigneur pour l’avertir que le roi allait arriver, et qu’il йtait instant de se rendre au chњur. Le grand вge de M. Chйlan l’avait fait doyen; malgrй l’humeur qu’il tйmoignait а Julien, il lui fit signe de suivre. Julien portait fort bien son surplis. Au moyen de je ne sais quel procйdй de toilette ecclйsiastique, il avait rendu ses beaux cheveux bouclйs trиs plats; mais, par un oubli qui redoubla la colиre de M. Chйlan, sous les longs plis de sa soutane on pouvait apercevoir les йperons du garde d’honneur.

 

Arrivйs а l’appartement de l’йvкque, de grands laquais bien chamarrйs daignиrent а peine rйpondre au vieux curй que Monseigneur n’йtait pas visible. On se moqua de lui quand il voulut expliquer qu’en sa qualitй de doyen du chapitre noble de Bray-le-Haut, il avait le privilиge d’кtre admis en tout temps auprиs de l’йvкque officiant.

 

L’humeur hautaine de Julien fut choquйe de l’insolence des laquais. Il se mit а parcourir les dortoirs de l’antique abbaye, secouant toutes les portes qu’il rencontrait. Une fort petite cйda а ses efforts, et il se trouva dans une cellule au milieu des valets de chambre de Monseigneur, en habits noirs et la chaоne au cou. А son air pressй ces messieurs le crurent mandй par l’йvкque et le laissиrent passer. Il fit quelques pas et se trouva dans une immense salle gothique extrкmement sombre, et toute lambrissйe de chкne noir; а l’exception d’une seule, les fenкtres en ogive avaient йtй murйes avec des briques. La grossiиretй de cette maзonnerie n’йtait dйguisйe par rien et faisait un triste contraste avec l’antique magnificence de la boiserie. Les deux grands cфtйs de cette salle cйlиbre parmi les antiquaires bourguignons, et que le duc Charles le Tйmйraire avait fait bвtir vers 1470 en expiation de quelque pйchй, йtaient garnis de stalles de bois richement sculptйes. On y voyait, figurйs en bois de diffйrentes couleurs, tous les mystиres de l’Apocalypse.

 

Cette magnificence mйlancolique, dйgradйe par la vue des briques nues et du plвtre encore tout blanc, toucha Julien. Il s’arrкta en silence. А l’autre extrйmitй de la salle, prиs de l’unique fenкtre par laquelle le jour pйnйtrait, il vit un miroir mobile en acajou. Un jeune homme, en robe violette et en surplis de dentelle, mais la tкte nue, йtait arrкtй а trois pas de la glace. Ce meuble semblait йtrange en un tel lieu, et, sans doute, y avait йtй apportй de la ville. Julien trouva que le jeune homme avait l’air irritй; de la main droite il donnait gravement des bйnйdictions du cфtй du miroir.

 

Que peut signifier ceci? pensa-t-il. Est-ce une cйrйmonie prйparatoire qu’accomplit ce jeune prкtre? C’est peut-кtre le secrйtaire de l’йvкque… Il sera insolent comme les laquais… ma foi, n’importe, essayons.

 

Il avanзa et parcourut assez lentement la longueur de la salle, toujours la vue fixйe vers l’unique fenкtre et regardant ce jeune homme qui continuait а donner des bйnйdictions exйcutйes lentement mais en nombre infini, et sans se reposer un instant.

 

А mesure qu’il approchait, il distinguait mieux son air fвchй. La richesse du surplis garni de dentelle arrкta involontairement Julien а quelques pas du magnifique miroir.

 

Il est de mon devoir de parler, se dit-il enfin; mais la beautй de la salle l’avait йmu, et il йtait froissй d’avance des mots durs qu’on allait lui adresser.

 

Le jeune homme le vit dans la psychй, se retourna, et quittant subitement l’air fвchй, lui dit du ton le plus doux:

 

– Eh bien! Monsieur, est-elle enfin arrangйe?

 

Julien resta stupйfait. Comme ce jeune homme se tournait vers lui, Julien vit la croix pectorale sur sa poitrine: c’йtait l’йvкque d’Agde. Si jeune, pensa Julien; tout au plus six ou huit ans de plus que moi!…

 

Et il eut honte de ses йperons.

 

– Monseigneur, rйpondit-il timidement, je suis envoyй par le doyen du chapitre, M. Chйlan.

 

– Ah! il m’est fort recommandй, dit l’йvкque d’un ton poli qui redoubla l’enchantement de Julien. Mais je vous demande pardon, Monsieur, je vous prenais pour la personne qui doit me rapporter ma mitre. On l’a mal emballйe а Paris; la toile d’argent est horriblement gвtйe dans le haut. Cela fera le plus vilain effet, ajouta le jeune йvкque d’un air triste, et encore on me fait attendre!

 

– Monseigneur, je vais chercher la mitre, si Votre Grandeur le permet.

 

Les beaux yeux de Julien firent leur effet.

 

– Allez, Monsieur, rйpondit l’йvкque avec une politesse charmante; il me la faut sur-le-champ. Je suis dйsolй de faire attendre Messieurs du chapitre.

 

Quand Julien fut arrivй au milieu de la salle, il se retourna vers l’йvкque et le vit qui s’йtait remis а donner des bйnйdictions. Qu’est-ce que cela peut кtre? se demanda Julien, sans doute c’est une prйparation ecclйsiastique nйcessaire а la cйrйmonie qui va avoir lieu. Comme il arrivait dans la cellule oщ se tenaient les valets de chambre, il vit la mitre entre leurs mains. Ces messieurs, cйdant malgrй eux au regard impйrieux de Julien, lui remirent la mitre de Monseigneur.

 

Il se sentit fier de la porter: en traversant la salle, il marchait lentement; il la tenait avec respect. Il trouva l’йvкque assis devant la glace; mais, de temps а autre, sa main droite, quoique fatiguйe, donnait encore la bйnйdiction. Julien l’aida а placer sa mitre. L’йvкque secoua la tкte.

 

– Ah! elle tiendra, dit-il а Julien d’un air content. Voulez-vous vous йloigner un peu?

 

Alors l’йvкque alla fort vite au milieu de la piиce, puis se rapprochant du miroir а pas lents, il reprit l’air fвchй, et donnait gravement des bйnйdictions.

 

Julien йtait immobile d’йtonnement; il йtait tentй de comprendre, mais n’osait pas. L’йvкque s’arrкta, et le regardant avec un air qui perdait rapidement de sa gravitй:

 

– Que dites-vous de ma mitre, Monsieur, va-t-elle bien?

 

– Fort bien, Monseigneur.

 

– Elle n’est pas trop en arriиre? cela aurait l’air un peu niais; mais il ne faut pas non plus la porter baissйe sur les yeux comme un shako d’officier.

 

– Elle me semble aller fort bien.

 

– Le roi de *** est accoutumй а un clergй vйnйrable et sans doute fort grave. Je ne voudrais pas, а cause de mon вge surtout, avoir l’air trop lйger.

 

Et l’йvкque se mit de nouveau а marcher en donnant des bйnйdictions.

 

C’est clair, dit Julien, osant enfin comprendre, il s’exerce а donner la bйnйdiction.

 

Aprиs quelques instants:

 

– Je suis prкt, dit l’йvкque. Allez, Monsieur, avertir M. le doyen et Messieurs du chapitre.

 

Bientфt M. Chйlan, suivi des deux curйs les plus вgйs, entra par une fort grande porte magnifiquement sculptйe, et que Julien n’avait pas aperзue. Mais cette fois il resta а son rang, le dernier de tous, et ne put voir l’йvкque que par-dessus les йpaules des ecclйsiastiques qui se pressaient en foule а cette porte.

 

L’йvкque traversait lentement la salle; lorsqu’il fut arrivй sur le seuil les curйs se formиrent en procession. Aprиs un petit moment de dйsordre, la procession commenзa а marcher en entonnant un psaume. L’йvкque s’avanзait le dernier entre M. Chйlan et un autre curй fort vieux. Julien se glissa tout а fait prиs de Monseigneur, comme attachй а l’abbй Chйlan. On suivit les longs corridors de l’abbaye de Bray-le-Haut; malgrй le soleil йclatant, ils йtaient sombres et humides. On arriva enfin au portique du cloоtre. Julien йtait stupйfait d’admiration pour une si belle cйrйmonie. L’ambition rйveillйe par le jeune вge de l’йvкque, la sensibilitй et la politesse exquise de ce prйlat se disputaient son cњur. Cette politesse йtait bien autre chose que celle de M. de Rкnal, mкme dans ses bons jours. Plus on s’йlиve vers le premier rang de la sociйtй, se dit Julien, plus on trouve de ces maniиres charmantes.

 

On entrait dans l’йglise par une porte latйrale, tout а coup un bruit йpouvantable fit retentir ses voыtes antiques; Julien crut qu’elles s’йcroulaient. C’йtait encore la petite piиce de canon; traоnйe par huit chevaux au galop, elle venait d’arriver; et а peine arrivйe, mise en batterie par les canonniers de Leipsick, elle tirait cinq coups par minute, comme si les Prussiens eussent йtй devant elle.

 

Mais ce bruit admirable ne fit plus d’effet sur Julien, il ne songeait plus а Napolйon et а la gloire militaire. Si jeune, pensait-il, кtre йvкque d’Agde! mais oщ est Agde? et combien cela rapporte-t-il? deux ou trois cent mille francs peut-кtre.

 

Les laquais de Monseigneur parurent avec un dais magnifique, M. Chйlan prit l’un des bвtons, mais dans le fait ce fut Julien qui le porta. L’йvкque se plaзa dessous. Rйellement, il йtait parvenu а se donner l’air vieux; l’admiration de notre hйros n’eut plus de bornes. Que ne fait-on pas avec de l’adresse! pensa-t-il.

 

Le roi entra. Julien eut le bonheur de le voir de trиs prиs. L’йvкque le harangua avec onction, et sans oublier une petite nuance de trouble fort poli pour Sa Majestй.

 

Nous ne rйpйterons point la description des cйrйmonies de Bray-le-Haut; pendant quinze jours elles ont rempli les colonnes de tous les journaux du dйpartement. Julien apprit, par le discours de l’йvкque, que le roi descendait de Charles le Tйmйraire.

 

Plus tard il entra dans les fonctions de Julien de vйrifier les comptes de ce qu’avait coыtй cette cйrйmonie. M. de La Mole, qui avait fait avoir un йvкchй а son neveu, avait voulu lui faire la galanterie de se charger de tous les frais. La seule cйrйmonie de Bray-le-Haut coыta trois mille huit cents francs.

 

Aprиs le discours de l’йvкque et la rйponse du roi, Sa Majestй se plaзa sous le dais, ensuite elle s’agenouilla fort dйvotement sur un coussin prиs de l’autel. Le chњur йtait environnй de stalles, et les stalles йlevйes de deux marches sur le pavй. C’йtait sur la derniиre de ces marches que Julien йtait assis aux pieds de M. Chйlan, а peu prиs comme un caudataire prиs de son cardinal, а la chapelle Sixtine, а Rome. Il y eut un Te Deum, des flots d’encens, des dйcharges infinies de mousqueterie et d’artillerie; les paysans йtaient ivres de bonheur et de piйtй. Une telle journйe dйfait l’ouvrage de cent numйros des journaux jacobins.

 

Julien йtait а six pas du roi, qui rйellement priait avec abandon. Il remarqua pour la premiиre fois un petit homme au regard spirituel et qui portait un habit presque sans broderies. Mais il avait un cordon bleu de ciel par-dessus cet habit fort simple. Il йtait plus prиs du roi que beaucoup d’autres seigneurs, dont les habits йtaient tellement brodйs d’or, que, suivant l’expression de Julien, on ne voyait pas le drap. Il apprit quelques moments aprиs que c’йtait M. de La Mole. Il lui trouva l’air hautain et mкme insolent.

 

Ce marquis ne serait pas poli comme mon joli йvкque, pensa-t-il. Ah! l’йtat ecclйsiastique rend doux et sage. Mais le roi est venu pour vйnйrer la relique, et je ne vois point de relique. Oщ sera saint Clйment?

 

Un petit clerc, son voisin, lui apprit que la vйnйrable relique йtait dans le haut de l’йdifice dans une chapelle ardente.

 

Qu’est-ce qu’une chapelle ardente? se dit Julien.

 

Mais il ne voulut pas demander l’explication de ce mot. Son attention redoubla.

 

En cas de visite d’un prince souverain, l’йtiquette veut que les chanoines n’accompagnent pas l’йvкque. Mais en se mettant en marche pour la chapelle ardente, Monseigneur d’Agde appela l’abbй Chйlan; Julien osa le suivre.

 

Aprиs avoir montй un long escalier, on parvint а une porte extrкmement petite, mais dont le chambranle gothique йtait dorй avec magnificence. Cet ouvrage avait l’air fait de la veille.

 

Devant la porte йtaient rйunies а genoux vingt-quatre jeunes filles, appartenant aux familles les plus distinguйes de Verriиres. Avant d’ouvrir la porte, l’йvкque se mit а genoux au milieu de ces jeunes filles toutes jolies. Pendant qu’il priait а haute voix, elles semblaient ne pouvoir assez admirer ses belles dentelles, sa bonne grвce, sa figure si jeune et si douce. Ce spectacle fit perdre а notre hйros ce qui lui restait de raison. En cet instant, il se fыt battu pour l’inquisition, et de bonne foi. La porte s’ouvrit tout а coup. La petite chapelle parut comme embrasйe de lumiиre. On apercevait sur l’autel plus de mille cierges divisйs en huit rangs sйparйs entre eux par des bouquets de fleurs. L’odeur suave de l’encens le plus pur sortait en tourbillon de la porte du sanctuaire. La chapelle dorйe а neuf йtait fort petite, mais trиs йlevйe. Julien remarqua qu’il y avait sur l’autel des cierges qui avaient plus de quinze pieds de haut. Les jeunes filles ne purent retenir un cri d’admiration. On n’avait admis dans le petit vestibule de la chapelle que les vingt-quatre jeunes filles, les deux curйs et Julien.

 

Bientфt le roi arriva, suivi du seul M. de La Mole et de son grand chambellan. Les gardes eux-mкmes restиrent en dehors, а genoux, et prйsentant les armes.

 

Sa Majestй se prйcipita plutфt qu’elle ne se jeta sur le prie-Dieu. Ce fut alors seulement que Julien, collй contre la porte dorйe, aperзut, par-dessous le bras nu d’une jeune fille, la charmante statue de saint Clйment. Il йtait cachй sous l’autel, en costume de jeune soldat romain. Il avait au cou une large blessure d’oщ le sang semblait couler. L’artiste s’йtait surpassй; ses yeux mourants, mais pleins de grвce, йtaient а demi fermйs. Une moustache naissante ornait cette bouche charmante, qui а demi fermйe avait encore l’air de prier. А cette vue, la jeune fille voisine de Julien pleura а chaudes larmes, une de ses larmes tomba sur la main de Julien.

 

Aprиs un instant de priиres dans le plus profond silence, troublй seulement par le son lointain des cloches de tous les villages а dix lieues а la ronde, l’йvкque d’Agde demanda au roi la permission de parler. Il finit un petit discours fort touchant par des paroles simples, mais dont l’effet n’en йtait que mieux assurй.

 

– N’oubliez jamais, jeunes chrйtiennes, que vous avez vu l’un des plus grands rois de la terre а genoux devant les serviteurs de ce Dieu tout-puissant et terrible. Ces serviteurs faibles, persйcutйs, assassinйs sur la terre, comme vous le voyez par la blessure encore sanglante de saint Clйment, ils triomphent au ciel. N’est-ce pas, jeunes chrйtiennes, vous vous souviendrez а jamais de ce jour? vous dйtesterez l’impie. А jamais vous serez fidиles а ce Dieu si grand, si terrible, mais si bon.

 

А ces mots, l’йvкque se leva avec autoritй.

 

– Vous me le promettez? dit-il, en avanзant le bras d’un air inspirй.

 

– Nous le promettons, dirent les jeunes filles, en fondant en larmes.

 

– Je reзois votre promesse, au nom du Dieu terrible! ajouta l’йvкque d’une voix tonnante. Et la cйrйmonie fut terminйe.

 

Le roi lui-mкme pleurait. Ce ne fut que longtemps aprиs que Julien eut assez de sang-froid pour demander oщ йtaient les os du saint envoyйs de Rome а Philippe le Bon, duc de Bourgogne. On lui apprit qu’ils йtaient cachйs dans la charmante figure de cire.

 

Sa Majestй daigna permettre aux demoiselles qui l’avaient accompagnйe dans la chapelle de porter un ruban rouge sur lequel йtaient brodйs ces mots: HAINE А L’IMPIE, ADORATION PERPETUELLE.

 

M. de La Mole fit distribuer aux paysans dix mille bouteilles de vin. Le soir, а Verriиres, les libйraux trouvиrent une raison pour illuminer cent fois mieux que les royalistes. Avant de partir, le roi fit une visite а M. de Moirod.


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Chapitre XVII. Le Premier Adjoint| Chapitre XIX. Penser fait souffrir

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