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Ayant eu peur du virage, Johnny laissa Gérard seul dans le camion.
Le premier virage est le plus méchant, qui escalade le rocher, on jurerait à la verticale et on aurait tort: vingt pour cent, c’est bien tout. Sur sa première démultipliée, c’est-à-dire avec une lenteur incroyable à demi-régime, le moteur gueule déjà fort, le K.B.7 s’en approche. Il a l’air, le camion, d’une grosse bête méfiante et méchante, et la montagne d’une autre, plus grosse encore, plus méchante. Un coup de phares circulaire, puis Sturmer bloque son projecteur à droite, vers l’intérieur de la courbe. Prenant un peu de champ pour rentrer dans l’axe au milieu du virage, il accélère; tout ce que le moulin1 a dans le ventre, c’est le moment de le donner. Le volant court entre les mains de l’homme, le camion est une bête rétive et sournoise qui ne veut pas aller où son maître l’entraîne, lève le nez, baisse le nez, gros mufle court qui brille même la nuit, grogne et gronde, mais ne rue pas. Mordant la route, mordant le mur à pleines roues, le camion se cabre, hésite, la bête se cabre, grogne, gronde, obéit, moins forte que l’homme, obéit et passe.
* * *
Le camion était brusquement revenu à une pente normale; le moteur emballé tournait trop fort pour la vitesse: seconde, troisième… Cent mètres plus loin, le deuxième virage, puis le dernier. La route redevint pour une heure sans histoires.
Pas de Johnny à l’horizon. Evidemment. Gérard cherchait la silhouette d’un homme debout, voire assis; le Roumain s’était couché dans le fossé. Tout juste s’il ne se tenait pas la tête entre les mains.
Sturmer arrêta le camion à sa hauteur.
– Alors?
L’autre ne répondit pas. Un coup de klaxon lui sonna aux tympans, lui fit faire un bond. Il se dressa sur un coude et leva vers la cabine une tête hagarde:
– Je … Je m’étais endormi. Oui, c’est ça: je m’étais endormi… Pourquoi ris-tu? Je dormais, je te dis.
Gérard rigolait carrément. Ses larges épaules tressautaient dans l’encadrement de la glace baissée.
– Eh bien, moi, pendant que tu dormais, je suis descendu prendre un bain à la plage.
Son rire se figea, il ajouta paisiblement:
– Ordure!
Johnny s’était enfin levé. Pendant qu’il faisait le tour du camion, Gérard repartit sans l’attendre. Mais l’autre courut et monta en marche. Il s’assit à côté de Gérard, silencieux. Quelques kilomètres de nuit défilèrent le long des deux hommes, de cette nuit compacte qui borde les routes où vont les hommes.
– Oui, j’ai peur, dit Johnny. Pas toi, sans doute?
Il y avait du défi dans le ton de la phrase. Ce type avait la lâcheté susceptible. Gérard ne répondit pas.
– Vous me faites marrer, les courageux. Ça te fait bander, ta propre mort. Eh bien, pas moi, mon pote. Pas moi. Foutre non.
– Qu’est-ce que tu fous là?
– Tu le sais bien: j’achète mon billet de retour. Mais je ne croyais pas que c’était ça. Cette merde de mort à ne pas savoir quand ça sera. Parce que tu crois peut-être qu’on y échappera, toi le mec fortiche? Tu la sens pas, la peur, assise sur ton cou et qui te fait des chatouilles le long du dos? T’as pas de cœur, pas de tripes, pas de couilles? Tu es dégueulasse, Sturmer, dégueulasse… Il faut être une ordure pour pouvoir supporter ça… Et c’est moi l’ordure?… Merde.
– J’aime pas les grands sensibles, coupa Gérard. La crise de nerfs, très peu, merci. Tu vas fermer ton claque-merde ou je te sonne la gueule dans les grands prix. Allez, descends de là.
Il avait arrêté le camion au milieu de la route et, de sa place, ouvert la portière de droite. Johnny le regardait, la bouche entrouverte, et ne répondait rien, ne bougeait pas non plus, ne faisait pas mine de s’en aller. La colère de Gérard l’abandonna peu à peu. Il ne lui restait qu’envie de vomir. Il descendit de son côté et à son tour contourna le camion.
– Tu descends, dis?
La lueur rouge des ampoules empêchait de voir sa pâleur. Il parlait les dents serrés, très bas, d’une voix rêche.
– Non. J’ai besoin de ce fric, reprit Mihalescu d’un ton qui semblait redevenu normal.
Le Français fut interloqué. Il n’était pas doué pour comprendre autrui. Johnny enchaîna:
– J’étais fou. Je ne sais pas ce que j’ai eu. Si, je sais: je n’ai jamais eu si peur de ma vie. Mais je vais faire un effort, vieux, ajouta-t-il précipitamment. Tu vas voir. Ça va déjà mieux.
Gérard se sentit las. Les nerfs, évidemment. Et puis son doigt lui faisait mal. Il haussa les épaules.
– Reprends le volant. Je te relaierai quand la piste deviendra mauvaise.
Il s’installa à la place vide tandis que Johnny démarrait. Le camion rouge repartit dans la nuit. Bien à lui, cette nuit-là. Ça, c’était sûr.
1 moulin (fam) = moteur (d’avion, de voiture, de moto)
Дата добавления: 2015-10-30; просмотров: 142 | Нарушение авторских прав
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Jean Giraudoux. LA GUERRE DE TROIE N’AURA PAS LIEU. Acte I. Scène 6e. | | | Marguerite Duras. LA PLUIE D’ÉTÉ, p. 22-25. |