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Chapitre XXIV. Strasbourg

Chapitre XIII. Un complot | Chapitre XIV. Pensйes d’une jeune fille | Chapitre XV. Est-ce un complot ? | Chapitre XVI. Une heure du matin | Chapitre XVII. Une vieille йpйe | Chapitre XVIII. Moments cruels | Chapitre XIX. L’Opйra Bouffe | Chapitre XX. Le Vase du Japon | Chapitre XXI. La Note secrиte | Chapitre XXII. La Discussion |


Читайте также:
  1. Chapitre I La ligne
  2. Chapitre II Les camarades
  3. Chapitre II. Entrйe dans le monde
  4. Chapitre II. Un maire
  5. Chapitre III L’Avion
  6. Chapitre III. Le Bien des pauvres
  7. Chapitre III. Les Premiers pas

 

Fascination! tu as de l’amour toute son йnergie, toute sa puissance d’йprouver le malheur. Ses plaisirs enchanteurs, ses douces jouissances sont seuls au delа de ta sphиre. Je ne pouvais pas dire en la voyant dormir: elle est toute а moi, avec sa beautй d’ange et ses douces faiblesses! La voilа livrйe а ma puissance, telle que le ciel la fit dans sa misйricorde pour enchanter un cњur d’homme.

 

Ode de SCHILLER.

 

Forcй de passer huit jours а Strasbourg, Julien cherchait а se distraire par des idйes de gloire militaire et de dйvouement а la patrie. Йtait-il donc amoureux? il n’en savait rien, il trouvait seulement dans son вme bourrelйe Mathilde maоtresse absolue de son bonheur comme de son imagination. Il avait besoin de toute l’йnergie de son caractиre pour se maintenir au-dessus du dйsespoir. Penser а ce qui n’avait pas quelque rapport а Mlle de La Mole йtait hors de sa puissance. L’ambition, les simples succиs de vanitй le distrayaient autrefois des sentiments que Mme de Rкnal lui avait inspirйs. Mathilde avait tout absorbй; il la trouvait partout dans l’avenir.

 

De toutes parts, dans cet avenir, Julien voyait le manque de succиs. Cet кtre que l’on a vu а Verriиres si rempli de prйsomption, si orgueilleux, йtait tombй dans un excиs de modestie ridicule.

 

Trois jours auparavant il eыt tuй avec plaisir l’abbй Castanиde, et si, а Strasbourg, un enfant se fыt pris de querelle avec lui, il eыt donnй raison а l’enfant. En repensant aux adversaires, aux ennemis qu’il avait rencontrйs dans sa vie, il trouvait toujours que lui, Julien, avait eu tort.

 

C’est qu’il avait maintenant pour implacable ennemie cette imagination puissante, autrefois sans cesse employйe а lui peindre dans l’avenir des succиs si brillants.

 

La solitude absolue de la vie de voyageur augmentait l’empire de cette noire imagination. Quel trйsor n’eыt pas йtй un ami! Mais, se disait Julien, est-il donc un cњur qui batte pour moi? Et quand j’aurais un ami, l’honneur ne me commande-t-il pas un silence йternel?

 

Il se promenait а cheval tristement dans les environs de Kehl; c’est un bourg sur le bord du Rhin, immortalisй par Desaix et Gouvion Saint-Cyr. Un paysan allemand lui montrait les petits ruisseaux, les chemins, les оlots du Rhin auxquels le courage de ces grands gйnйraux a fait un nom. Julien, conduisant son cheval de la main gauche, tenait dйployйe de la droite la superbe carte qui orne les Mйmoires du marйchal Saint-Cyr. Une exclamation de gaietй lui fit lever la tкte.

 

C’йtait le prince Korasoff, cet ami de Londres, qui lui avait dйvoilй quelques mois auparavant les premiиres rиgles de la haute fatuitй. Fidиle а ce grand art, Korasoff, arrivй de la veille а Strasbourg, depuis une heure а Kehl, et qui de la vie n’avait lu une ligne sur le siиge de 1796, se mit а tout expliquer а Julien. Le paysan allemand le regardait йtonnй; car il savait assez de franзais pour distinguer les йnormes bйvues dans lesquelles tombait le prince. Julien йtait а mille lieues des idйes du paysan, il regardait avec йtonnement ce beau jeune homme, il admirait sa grвce а monter а cheval.

 

L’heureux caractиre! se disait-il. Comme son pantalon va bien; avec quelle йlйgance sont coupйs ses cheveux! Hйlas! si j’eusse йtй ainsi, peut-кtre qu’aprиs m’avoir aimй trois jours, elle ne m’eыt pas pris en aversion.

 

Quand le prince eut fini son siиge de Kehl: – Vous avez la mine d’un trappiste, dit-il а Julien, vous outrez le principe de la gravitй que je vous ai donnй а Londres. L’air triste ne peut кtre de bon ton; c’est l’air ennuyй qu’il faut. Si vous кtes triste, c’est donc quelque chose qui vous manque, quelque chose qui ne vous a pas rйussi.

 

C’est montrer soi infйrieur. Кtes-vous ennuyй, au contraire, c’est ce qui a essayй vainement de vous plaire qui est infйrieur. Comprenez donc, mon cher, combien la mйprise est grave.

 

Julien jeta un йcu au paysan qui les йcoutait bouche bйante.

 

– Bien, dit le prince, il y a de la grвce, un noble dйdain! fort bien! Et il mit son cheval au galop. Julien le suivit, rempli d’une admiration stupide.

 

Ah! si j’eusse йtй ainsi, elle ne m’eыt pas prйfйrй Croisenois! Plus sa raison йtait choquйe des ridicules du prince, plus il se mйprisait de ne pas les admirer, et s’estimait malheureux de ne pas les avoir. Le dйgoыt de soi-mкme ne peut aller plus loin.

 

Le prince le trouvant dйcidйment triste: – Ah за, mon cher, lui dit-il en rentrant а Strasbourg, avez-vous perdu tout votre argent, ou seriez-vous amoureux de quelque petite actrice?

 

Les Russes copient les mњurs franзaises, mais toujours а cinquante ans de distance. Ils en sont maintenant au siиcle de Louis XV.

 

Ces plaisanteries sur l’amour mirent des larmes dans les yeux de Julien: Pourquoi ne consulterais-je pas cet homme si aimable? se dit-il tout а coup.

 

– Eh bien oui, mon cher, dit-il au prince, vous me voyez а Strasbourg fort amoureux et mкme dйlaissй. Une femme charmante, qui habite une ville voisine, m’a plantй lа aprиs trois jours de passion, et ce changement me tue.

 

Il peignit au prince, sous des noms supposйs, les actions et le caractиre de Mathilde.

 

– N’achevez pas, dit Korasoff: pour vous donner confiance en votre mйdecin, je vais terminer la confidence. Le mari de cette jeune femme jouit d’une fortune йnorme, ou bien plutфt elle appartient, elle, а la plus haute noblesse du pays. Il faut qu’elle soit fiиre de quelque chose.

 

Julien fit un signe de tкte, il n’avait plus le courage de parler.

 

– Fort bien, dit le prince, voici trois drogues assez amиres que vous allez prendre sans dйlai.

 

I° Voir tous les jours Madame…, comment l’appelez-vous?

 

– Mme de Dubois.

 

Quel nom! dit le prince en йclatant de rire; mais pardon, il est sublime pour vous. Il s’agit de voir chaque jour Mme de Dubois; n’allez pas surtout paraоtre а ses yeux froid et piquй; rappelez-vous le grand principe de votre siиcle: soyez le contraire de ce а quoi l’on s’attend. Montrez-vous prйcisйment tel que vous йtiez huit jours avant d’кtre honorй de ses bontйs.

 

– Ah! j’йtais tranquille alors, s’йcria Julien avec dйsespoir, je croyais la prendre en pitiй…

 

– Le papillon se brыle а la chandelle, continua le prince, comparaison vieille comme le monde.

 

I° Vous la verrez tous les jours;

 

2° Vous ferez la cour а une femme de la sociйtй, mais sans vous donner les apparences de la passion, entendez-vous? Je ne vous le cache pas, votre rфle est difficile; vous jouez la comйdie, et si l’on devine que vous la jouez, vous кtes perdu.

 

– Elle a tant d’esprit, et moi si peu! Je suis perdu, dit Julien tristement.

 

– Non, vous кtes seulement plus amoureux que je ne le croyais. Mme de Dubois est profondйment occupйe d’elle-mкme, comme toutes les femmes qui ont reзu du ciel ou trop de noblesse ou trop d’argent. Elle se regarde au lieu de vous regarder, donc elle ne vous connaоt pas. Pendant les deux ou trois accиs d’amour qu’elle s’est donnйs en votre faveur, а grand effort d’imagination, elle voyait en vous le hйros qu’elle avait rкvй, et non pas ce que vous кtes rйellement…

 

Mais que diable, ce sont lа les йlйments, mon cher Sorel, кtes-vous tout а fait un йcolier?…

 

Parbleu! entrons dans ce magasin; voilа un col noir charmant, on le dirait fait par John Anderson, de Burlington-Street; faites-moi le plaisir de le prendre, et de jeter bien loin cette ignoble corde noire que vous avez au cou.

 

Ah за, continua le prince en sortant de la boutique du premier passementier de Strasbourg, quelle est la sociйtй de Mme de Dubois? grand Dieu! quel nom! Ne vous fвchez pas, mon cher Sorel, c’est plus fort que moi… А qui ferez-vous la cour?

 

– А une prude par excellence, fille d’un marchand de bas immensйment riche. Elle a les plus beaux yeux du monde, et qui me plaisent infiniment; elle tient sans doute le premier rang dans le pays; mais au milieu de toutes ses grandeurs, elle rougit au point de se dйconcerter si quelqu’un vient а parler de commerce et de boutique. Et par malheur, son pиre йtait l’un des marchands les plus connus de Strasbourg.

 

– Ainsi si l’on parle d’industrie, dit le prince en riant, vous кtes sыr que votre belle songe а elle et non pas а vous. Ce ridicule est divin et fort utile, il vous empкchera d’avoir le moindre moment de folie auprиs de ses beaux yeux. Le succиs est certain.

 

Julien songeait а Mme la marйchale de Fervaques qui venait beaucoup а l’hфtel de La Mole. C’йtait une belle йtrangиre qui avait йpousй le marйchal un an avant sa mort. Toute sa vie semblait n’avoir d’autre objet que de faire oublier qu’elle йtait fille d’un industriel, et pour кtre quelque chose а Paris, elle s’йtait mise а la tкte de la vertu.

 

Julien admirait sincиrement le prince; que n’eыt-il pas donnй pour avoir ses ridicules! La conversation entre les deux amis fut infinie; Korasoff йtait ravi: jamais un Franзais ne l’avait йcoutй aussi longtemps. Ainsi, j’en suis enfin venu, se disait le prince charmй, а me faire йcouter en donnant des leзons а mes maоtres!

 

– Nous sommes bien d’accord, rйpйtait-il а Julien pour la dixiиme fois, pas l’ombre de passion quand vous parlerez а la jeune beautй fille du marchand de bas de Strasbourg, en prйsence de Mme de Dubois. Au contraire, passion brыlante en йcrivant. Lire une lettre d’amour bien йcrite est le souverain plaisir pour une prude; c’est un moment de relвche. Elle ne joue pas la comйdie, elle ose йcouter son cњur; donc deux lettres par jour.

 

– Jamais, jamais! dit Julien dйcouragй; je me ferais plutфt piler dans un mortier que de composer trois phrases; je suis un cadavre, mon cher, n’espйrez plus rien de moi. Laissez-moi mourir au bord de la route.

 

– Et qui vous parle de composer des phrases? J’ai dans mon nйcessaire six volumes de lettres d’amour manuscrites. Il y en a pour tous les caractиres de femme, j’en ai pour la plus haute vertu. Est-ce que Kalisky n’a pas fait la cour а Richemond-la-Terrasse, vous savez, а trois lieues de Londres, а la plus jolie quakeresse de toute l’Angleterre?

 

Julien йtait moins malheureux quand il quitta son ami а deux heures du matin.

 

Le lendemain le prince fit appeler un copiste, et deux jours aprиs Julien eut cinquante-trois lettres d’amour bien numйrotйes, destinйes а la vertu la plus sublime et la plus triste.

 

– Il n’y en a pas cinquante-quatre, dit le prince, parce que Kalisky se fit йconduire; mais que vous importe d’кtre maltraitй par la fille du marchand de bas, puisque vous ne voulez agir que sur le cњur de Mme de Dubois?

 

Tous les jours on montait а cheval: le prince йtait fou de Julien. Ne sachant comment lui tйmoigner son amitiй soudaine, il finit par lui offrir la main d’une de ses cousines, riche hйritiиre de Moscou. Et une fois mariй, ajouta-t-il, mon influence et la croix que vous avez lа vous font colonel en deux ans.

 

– Mais cette croix n’est pas donnйe par Napolйon, il s’en faut bien.

 

– Qu’importe, dit le prince, ne l’a-t-il pas inventйe? Elle est encore de bien loin la premiиre en Europe.

 

Julien fut sur le point d’accepter; mais son devoir le rappelait auprиs du grand personnage; en quittant Korasoff il promit d’йcrire. Il reзut la rйponse а la note secrиte qu’il avait apportйe, et courut vers Paris; mais а peine eut-il йtй seul deux jours de suite, que quitter la France et Mathilde lui parut un supplice pire que la mort. Je n’йpouserai pas les millions que m’offre Korasoff, se dit-il, mais je suivrai ses conseils.

 

Aprиs tout, l’art de sйduire est son mйtier; il ne songe qu’а cette seule affaire depuis plus de quinze ans, car il en a trente. On ne peut pas dire qu’il manque d’esprit; il est fin et cauteleux; l’enthousiasme, la poйsie sont une impossibilitй dans ce caractиre; c’est un procureur; raison de plus pour qu’il ne se trompe pas.

 

Il le faut, je vais faire la cour а Mme de Fervaques.

 

Elle m’ennuiera bien peut-кtre un peu, mais je regarderai ces yeux si beaux et qui ressemblent tellement а ceux qui m’ont le plus aimй au monde.

 

Elle est йtrangиre; c’est un caractиre nouveau а observer.

 

Je suis fou, je me noie, je dois suivre les conseils d’un ami et ne pas m’en croire moi-mкme.


Дата добавления: 2015-11-14; просмотров: 44 | Нарушение авторских прав


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