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Chapitre XVIII 4 страница

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Pendant ces cinq journйes, si cruelles pour Fabrice, Clйlia йtait plus malheureuse que lui; elle avait eu cette idйe, si poignante pour une вme gйnйreuse: «Mon devoir est de m’enfuir dans un couvent, loin de la citadelle; quand Fabrice saura que je ne suis plus ici, et je le lui ferai dire par Grillo et par tous les geфliers, alors il se dйterminera а une tentative d’йvasion.» Mais aller au couvent, c’йtait renoncer а jamais revoir Fabrice; et renoncer а le voir quand il donnait une preuve si йvidente que les sentiments qui avaient pu autrefois le lier а la duchesse n’existaient plus maintenant! Quelle preuve d’amour plus touchante un jeune homme pouvait-il donner? Aprиs sept longs mois de prison, qui avaient gravement altйrй sa santй, il refusait de reprendre sa libertй. Un кtre lйger, tel que les discours des courtisans avaient dйpeint Fabrice aux yeux de Clйlia, eыt sacrifiй vingt maоtresses pour sortir un jour plus tфt de la citadelle; et que n’eыt-il pas fait pour sortir d’une prison oщ chaque jour le poison pouvait mettre fin а sa vie!

 

Clйlia manqua de courage, elle commit la faute insigne de ne pas chercher un refuge dans un couvent, ce qui en mкme temps lui eыt donnй un moyen tout naturel de rompre avec le marquis Crescenzi. Une fois cette faute commise, comment rйsister а ce jeune homme si aimable, si naturel, si tendre, qui exposait sa vie а des pйrils affreux pour obtenir le simple bonheur de l’apercevoir d’une fenкtre а l’autre? Aprиs cinq jours de combats affreux, entremкlйs de moments de mйpris pour elle-mкme, Clйlia se dйtermina а rйpondre а la lettre par laquelle Fabrice sollicitait le bonheur de lui parler dans la chapelle de marbre noir. A la vйritй elle refusait, et en termes assez durs; mais de ce moment toute tranquillitй fut perdue pour elle, а chaque instant son imagination lui peignait Fabrice succombant aux atteintes du poison; elle venait six ou huit fois par jour а la voliиre, elle йprouvait le besoin passionnй de s’assurer par ses yeux que Fabrice vivait.

 

«S’il est encore а la forteresse, se disait-elle, s’il est exposй а toutes les horreurs que la faction Raversi trame peut-кtre contre lui dans le but de chasser le comte Mosca, c’est uniquement parce que j’ai eu la lвchetй de ne pas m’enfuir au couvent! Quel prйtexte pour rester ici une fois qu’il eыt йtй certain que je m’en йtais йloignйe а jamais?»

 

Cette fille si timide а la fois et si hautaine en vint а courir la chance d’un refus de la part du geфlier Grillo; bien plus, elle s’exposa а tous les commentaires que cet homme pourrait se permettre sur la singularitй de sa conduite. Elle descendit а ce degrй d’humiliation de le faire appeler, et de lui dire d’une voix tremblante et qui trahissait tout son secret, que sous peu de jours Fabrice allait obtenir sa libertй, que la duchesse Sanseverina se livrait dans cet espoir aux dйmarches les plus actives, que souvent il йtait nйcessaire d’avoir а l’instant mкme la rйponse du prisonnier а de certaines propositions qui йtaient faites, et qu’elle l’engageait, lui Grillo, а permettre а Fabrice de pratiquer une ouverture dans l’abat-jour qui masquait sa fenкtre, afin qu’elle pыt lui communiquer par signes les avis qu’elle recevait plusieurs fois la journйe de Mme Sanseverina.

 

Grillo sourit et lui donna l’assurance de son respect et de son obйissance. Clйlia lui sut un grй infini de ce qu’il n’ajoutait aucune parole; il йtait йvident qu’il savait fort bien tout ce qui se passait depuis plusieurs mois.

 

A peine ce geфlier fut-il hors de chez elle que Clйlia fit le signal dont elle йtait convenue pour appeler Fabrice dans les grandes occasions; elle lui avoua tout ce qu’elle venait de faire.

 

– Vous voulez pйrir par le poison, ajouta-t-elle: j’espиre avoir le courage un de ces jours de quitter mon pиre, et de m’enfuir dans quelque couvent lointain; voilа l’obligation que je vous aurai; alors j’espиre que vous ne rйsisterez plus aux plans qui peuvent vous кtre proposйs pour vous tirer d’ici; tant que vous y кtes, j’ai des moments affreux et dйraisonnables; de la vie je n’ai contribuй au malheur de personne, et il me semble que je suis cause que vous mourrez. Une pareille idйe que j’aurais au sujet d’un parfait inconnu me mettrait au dйsespoir, jugez de ce que j’йprouve quand je viens а me figurer qu’un ami, dont la dйraison me donne de graves sujets de plaintes, mais qu’enfin je vois tous les jours depuis si longtemps, est en proie dans ce moment mкme aux douleurs de la mort. Quelquefois je sens le besoin de savoir de vous-mкme que vous vivez.

 

«C’est pour me soustraire а cette affreuse douleur que je viens de m’abaisser jusqu’а demander une grвce а un subalterne qui pouvait me la refuser, et qui peut encore me trahir. Au reste, je serais peut-кtre heureuse qu’il vоnt me dйnoncer а mon pиre, а l’instant je partirais pour le couvent, je ne serais plus la complice bien involontaire de vos cruelles folies. Mais, croyez-moi, ceci ne peut durer longtemps, vous obйirez aux ordres de la duchesse. Etes-vous satisfait, ami cruel? c’est moi qui vous sollicite de trahir mon pиre! Appelez Grillo, et faites-lui un cadeau.

 

Fabrice йtait tellement amoureux, la plus simple expression de la volontй de Clйlia le plongeait dans une telle crainte, que mкme cette йtrange communication ne fut point pour lui la certitude d’кtre aimй. Il appela Grillo auquel il paya gйnйreusement les complaisances passйes, et quant а l’avenir, il lui dit que pour chaque jour qu’il lui permettrait de faire usage de l’ouverture pratiquйe dans l’abat-jour, il recevrait un sequin. Grillo fut enchantй de ces conditions.

 

– Je vais vous parler le cњur sur la main, monseigneur: voulez-vous vous soumettre а manger votre dоner froid tous les jours? il est un moyen bien simple d’йviter le poison. Mais je vous demande la plus profonde discrйtion, un geфlier doit tout voir et ne rien deviner, etc. Au lieu d’un chien j’en aurai plusieurs, et vous-mкme vous leur ferez goыter de tous les plats dont vous aurez le projet de manger; quant au vin, je vous donnerai du mien, et vous ne toucherez qu’aux bouteilles dont j’aurai bu. Mais si Votre Excellence veut me perdre а jamais, il suffit qu’elle fasse confidence de ces dйtails mкme а Mlle Clйlia; les femmes sont toujours femmes; si demain elle se brouille avec vous, aprиs-demain, pour se venger, elle raconte toute cette invention а son pиre, dont la plus douce joie serait d’avoir de quoi faire pendre un geфlier. Aprиs Barbone, c’est peut-кtre l’кtre le plus mйchant de la forteresse, et c’est lа ce qui fait le vrai danger de votre position; il sait manier le poison, soyez-en sыr, et il ne me pardonnerait pas cette idйe d’avoir trois ou quatre petits chiens.

 

Il y eut une nouvelle sйrйnade. Maintenant Grillo rйpondait а toutes les questions de Fabrice; il s’йtait bien promis toutefois d’кtre prudent, et de ne point trahir Mlle Clйlia, qui, selon lui, tout en йtant sur le point d’йpouser le marquis Crescenzi, l’homme le plus riche des Etats de Parme, n’en faisait pas moins l’amour, autant que les murs de la prison le permettaient, avec l’aimable monsignore del Dongo. Il rйpondait aux derniиres questions de celui-ci sur la sйrйnade, lorsqu’il eut l’йtourderie d’ajouter:

 

– On pense qu’il l’йpousera bientфt.

 

On peut juger de l’effet de ce simple mot sur Fabrice. La nuit il ne rйpondit aux signaux de la lampe que pour annoncer qu’il йtait malade. Le lendemain matin, dиs les dix heures, Clйlia ayant paru а la voliиre, il lui demanda, avec un ton de politesse cйrйmonieuse bien nouveau entre eux, pourquoi elle ne lui avait pas dit tout simplement qu’elle aimait le marquis Crescenzi, et qu’elle йtait sur le point de l’йpouser.

 

– C’est que rien de tout cela n’est vrai, rйpondit Clйlia avec impatience.

 

Il est vйritable aussi que le reste de sa rйponse fut moins net: Fabrice le lui fit remarquer et profita de l’occasion pour renouveler la demande d’une entrevue. Clйlia, qui voyait sa bonne foi mise en doute, l’accorda presque aussitфt, tout en lui faisant observer qu’elle se dйshonorait а jamais aux yeux de Grillo. Le soir, quand la nuit fut faite, elle parut, accompagnйe de sa femme de chambre, dans la chapelle de marbre noir; elle s’arrкta au milieu, а cфtй de la lampe de veille; la femme de chambre et Grillo retournиrent а trente pas auprиs de la porte. Clйlia, toute tremblante, avait prйparй un beau discours: son but йtait de ne point faire d’aveu compromettant, mais la logique de la passion est pressante; le profond intйrкt qu’elle met а savoir la vйritй ne lui permet point de garder de vains mйnagements, en mкme temps que l’extrкme dйvouement qu’elle sent pour ce qu’elle aime lui фte la crainte d’offenser. Fabrice fut d’abord йbloui de la beautй de Clйlia, depuis prиs de huit mois il n’avait vu d’aussi prиs que des geфliers. Mais le nom du marquis Crescenzi lui rendit toute sa fureur, elle augmenta quand il vit clairement que Clйlia ne rйpondait qu’avec des mйnagements prudents; Clйlia elle-mкme comprit qu’elle augmentait les soupзons au lieu de les dissiper. Cette sensation fut trop cruelle pour elle.

 

– Serez-vous bien heureux, lui dit-elle avec une sorte de colиre et les larmes aux yeux, de m’avoir fait passer par-dessus tout ce que je me dois а moi-mкme? Jusqu’au 3 aoыt de l’annйe passйe, je n’avais йprouvй que de l’йloignement pour les hommes qui avaient cherchй а me plaire. J’avais un mйpris sans bornes et probablement exagйrй pour le caractиre des courtisans, tout ce qui йtait heureux а cette cour me dйplaisait. Je trouvai au contraire des qualitйs singuliиres а un prisonnier qui le 3 aoыt fut amenй dans cette citadelle. J’йprouvai, d’abord sans m’en rendre compte, tous les tourments de la jalousie. Les grвces d’une femme charmante, et de moi bien connue, йtaient des coups de poignard pour mon cњur, parce que je croyais, et je crois encore un peu, que ce prisonnier lui йtait attachй. Bientфt les persйcutions du marquis Crescenzi, qui avait demandй ma main, redoublиrent; il est fort riche et nous n’avons aucune fortune; je les repoussais avec une grande libertй d’esprit, lorsque mon pиre prononзa le mot fatal de “couvent”; je compris que si je quittais la citadelle je ne pourrais plus veiller sur la vie du prisonnier dont le sort m’intйressait. Le chef-d’њuvre de mes prйcautions avait йtй que jusqu’а ce moment il ne se doutвt en aucune faзon des affreux dangers qui menaзaient sa vie. Je m’йtais bien promis de ne jamais trahir ni mon pиre ni mon secret; mais cette femme d’une activitй admirable, d’un esprit supйrieur, d’une volontй terrible, qui protиge ce prisonnier, lui offrit, а ce que je suppose, des moyens d’йvasion, il les repoussa et voulut me persuader qu’il se refusait а quitter la citadelle pour ne pas s’йloigner de moi. Alors je fis une grande faute, je combattis pendant cinq jours, j’aurais dы а l’instant me rйfugier au couvent et quitter la forteresse: cette dйmarche m’offrait un moyen bien simple de rompre avec le marquis Crescenzi. Je n’eus point le courage de quitter la forteresse et je suis une fille perdue; je me suis attachйe а un homme lйger: je sais quelle a йtй sa conduite а Naples; et quelle raison aurais-je de croire qu’il aura changй de caractиre? Enfermй dans une prison sйvиre, il a fait la cour а la seule femme qu’il pыt voir, elle a йtй une distraction pour son ennui. Comme il ne pouvait lui parler qu’avec de certaines difficultйs, cet amusement a pris la fausse apparence d’une passion. Ce prisonnier s’йtant fait un nom dans le monde par son courage, il s’imagine prouver que son amour est mieux qu’un simple goыt passager, en s’exposant а d’assez grands pйrils pour continuer а voir la personne qu’il croit aimer. Mais dиs qu’il sera dans une grande ville, entourй de nouveau des sйductions de la sociйtй, il sera de nouveau ce qu’il a toujours йtй, un homme du monde adonnй aux dissipations, а la galanterie, et sa pauvre compagne de prison finira ses jours dans un couvent, oubliйe de cet кtre lйger, et avec le mortel regret de lui avoir fait un aveu.

 

Ce discours historique, dont nous ne donnons que les principaux traits, fut, comme on le pense bien, vingt fois interrompu par Fabrice. Il йtait йperdument amoureux, aussi il йtait parfaitement convaincu qu’il n’avait jamais aimй avant d’avoir vu Clйlia, et que la destinйe de sa vie йtait de ne vivre que pour elle.

 

Le lecteur se figure sans doute les belles choses qu’il disait, lorsque la femme de chambre avertit sa maоtresse que onze heures et demie venaient de sonner, et que le gйnйral pouvait rentrer а tout moment; la sйparation fut cruelle.

 

– Je vous vois peut-кtre pour la derniиre fois, dit Clйlia au prisonnier: une mesure qui est dans l’intйrкt йvident de la cabale Raversi peut vous fournir une cruelle faзon de prouver que vous n’кtes pas inconstant.

 

Clйlia quitta Fabrice йtouffйe par ses sanglots, et mourant de honte de ne pouvoir les dйrober entiиrement а sa femme de chambre ni surtout au geфlier Grillo. Une seconde conversation n’йtait possible que lorsque le gйnйral annoncerait devoir passer la soirйe dans le monde; et comme depuis la prison de Fabrice, et l’intйrкt qu’elle inspirait а la curiositй du courtisan, il avait trouvй prudent de se donner un accиs de goutte presque continuel, ses courses а la ville, soumises aux exigences d’une politique savante, ne se dйcidaient qu’au moment de monter en voiture.

 

Depuis cette soirйe dans la chapelle de marbre, la vie de Fabrice fut une suite de transports de joie. De grands obstacles, il est vrai, semblaient encore s’opposer а son bonheur; mais enfin il avait cette joie suprкme et peu espйrйe d’кtre aimй par l’кtre divin qui occupait toutes ses pensйes.

 

La troisiиme journйe aprиs cette entrevue, les signaux de la lampe finirent de fort bonne heure, а peu prиs sur le minuit; а l’instant oщ ils se terminaient, Fabrice eut presque la tкte cassйe par une grosse balle de plomb qui, lancйe dans la partie supйrieure de l’abat-jour de sa fenкtre, vint briser ses vitres de papier et tomba dans sa chambre.

 

Cette fort grosse balle n’йtait point aussi pesante а beaucoup prиs que l’annonзait son volume; Fabrice rйussit facilement а l’ouvrir et trouva une lettre de la duchesse. Par l’entremise de l’archevкque qu’elle flattait avec soin, elle avait gagnй un soldat de la garnison de la citadelle. Cet homme, frondeur adroit, trompait les soldats placйs en sentinelle aux angles et а la porte du palais du gouverneur ou s’arrangeait avec eux.

 

Il faut te sauver avec des cordes: je frйmis en te donnant cet avis йtrange, j’hйsite depuis plus de deux mois entiers а te dire cette parole; mais l’avenir officiel se rembrunit chaque jour, et l’on peut s’attendre а ce qu’il y a de pis. A propos, recommence а l’instant les signaux avec ta lampe, pour nous prouver que tu as reзu cette lettre dangereuse; marque P, B et G а la monaca, c’est-а-dire quatre, douze et deux; je ne respirerai pas jusqu’а ce que j’aie vu ce signal; je suis а la tour, on rйpondra par N et O, sept et cinq. La rйponse reзue, ne fais plus aucun signal, et occupe-toi uniquement а comprendre ma lettre.

 

Fabrice se hвta d’obйir, et fit les signaux convenus qui furent suivis des rйponses annoncйes, puis il continua la lecture de la lettre.

 

On peut s’attendre а ce qu’il y a de pis; c’est ce que m’ont dйclarй les trois hommes dans lesquels j’ai le plus de confiance, aprиs que je leur ai fait jurer sur l’Evangile de me dire la vйritй, quelque cruelle qu’elle pыt кtre pour moi. Le premier de ces hommes menaзa le chirurgien dйnonciateur а Ferrare de tomber sur lui avec un couteau ouvert а la main; le second te dit а ton retour de Belgirate, qu’il aurait йtй plus strictement prudent de donner un coup de pistolet au valet de chambre qui arrivait en chantant dans le bois et conduisant en laisse un beau cheval un peu maigre; tu ne connais pas le troisiиme, c’est un voleur de grand chemin de mes amis, homme d’exйcution s’il en fut, et qui a autant de courage que toi; c’est pourquoi surtout je lui ai demandй de me dйclarer ce que tu devais faire. Tous les trois m’ont dit, sans savoir chacun que j’eusse consultй les deux autres, qu’il vaut mieux s’exposer а se casser le cou que de passer encore onze annйes et quatre mois dans la crainte continuelle d’un poison fort probable.

 

Il faut pendant un mois t’exercer dans ta chambre а monter et descendre au moyen d’une corde nouйe. Ensuite, un jour de fкte oщ la garnison de la citadelle aura reзu une gratification de vin, tu tenteras la grande entreprise. Tu auras trois cordes en soie et chanvre, de la grosseur d’une plume de cygne, la premiиre de quatre-vingts pieds pour descendre les trente-cinq pieds qu’il y a de ta fenкtre au bois d’orangers, la seconde de trois cents pieds, et c’est lа la difficultй а cause du poids, pour descendre les cent quatre-vingts pieds qu’a de hauteur le mur de la grosse tour; une troisiиme de trente pieds te servira а descendre le rempart. Je passe ma vie а йtudier le grand mur а l’orient, c’est-а-dire du cфtй de Ferrare: une fente causйe par un tremblement de terre a йtй remplie au moyen d’un contrefort qui forme plan inclinй. Mon voleur de grand chemin m’assure qu’il se ferait fort de descendre de ce cфtй-lа sans trop de difficultй et sous peine seulement de quelques йcorchures, en se laissant glisser sur le plan inclinй formй par ce contrefort. L’espace vertical n’est que de vingt-huit pieds tout а fait au bas; ce cфtй est le moins bien gardй.

 

Cependant, а tout prendre, mon voleur, qui trois fois s’est sauvй de prison, et que tu aimerais si tu le connaissais, quoiqu’il exиcre les gens de ta caste; mon voleur de grand chemin, dis-je, agile et leste comme toi, pense qu’il aimerait mieux descendre par le cфtй du couchant, exactement vis-а-vis le petit palais occupй jadis par la Fausta, de vous bien connu. Ce qui le dйciderait pour ce cфtй, c’est que la muraille, quoique trиs peu inclinйe, est presque constamment garnie de broussailles; il y a des brins de bois, gros comme le petit doigt, qui peuvent fort bien йcorcher si l’on n’y prend garde, mais qui, aussi, sont excellents pour se retenir. Encore ce matin, je regardais ce cфtй du couchant avec une excellente lunette; la place а choisir, c’est prйcisйment au-dessous d’une pierre neuve que l’on a placйe а la balustrade d’en haut, il y a deux ou trois ans. Verticalement au-dessous de cette pierre, tu trouveras d’abord un espace nu d’une vingtaine de pieds; il faut aller lа trиs lentement (tu sens si mon cњur frйmit en te donnant ces instructions terribles, mais le courage consiste а savoir choisir le moindre mal, si affreux qu’il soit encore); aprиs l’espace nu, tu trouveras quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pieds de broussailles fort grandes, oщ l’on voit voler des oiseaux, puis un espace de trente pieds qui n’a que des herbes, des violiers et des pariйtaires. Ensuite, en approchant de terre, vingt pieds de broussailles, et enfin vingt-cinq ou trente pieds rйcemment йparvйrйs.

 

Ce qui me dйciderait pour ce cфtй, c’est que lа se trouve verticalement, au-dessous de la pierre neuve de la balustrade d’en haut, une cabane en bois bвtie par un soldat dans son jardin, et que le capitaine du gйnie employй а la forteresse veut le forcer а dйmolir; elle a dix-sept pieds de haut, elle est couverte en chaume, et le toit touche au grand mur de la citadelle. C’est ce toit qui me tente; dans le cas affreux d’un accident, il amortirait la chute. Une fois arrivй lа, tu es dans l’enceinte des remparts assez nйgligemment gardйs; si l’on t’arrкtait lа, tire des coups de pistolet et dйfends-toi quelques minutes. Ton ami de Ferrare et un autre homme de cњur, celui que j’appelle le voleur de grand chemin, auront des йchelles, et n’hйsiteront pas а escalader ce rempart assez bas, et а voler а ton secours.

 

Le rempart n’a que vingt-trois pieds de haut, et un fort grand talus. Je serai au pied de ce dernier mur avec bon nombre de gens armйs.

 

J’ai l’espoir de te faire parvenir cinq ou six lettres par la mкme voie que celle-ci. Je rйpйterai sans cesse les mкmes choses en d’autres termes, afin que nous soyons bien d’accord. Tu devines de quel cњur je te dis que l’homme du coup de pistolet au valet de chambre, qui, aprиs tout, est le meilleur des кtres et se meurt de repentir, pense que tu en seras quitte pour un bras cassй. Le voleur de grand chemin, qui a plus d’expйrience de ces sortes d’expйditions, pense que, si tu veux descendre fort lentement, et surtout sans te presser, ta libertй ne te coыtera que des йcorchures. La grande difficultй, c’est d’avoir des cordes; c’est а quoi aussi je pense uniquement depuis quinze jours que cette grande idйe occupe tous mes instants.

 

Je ne rйponds pas а cette folie, la seule chose sans esprit que tu aies dite de ta vie: «Je ne veux pas me sauver!» L’homme du coup de pistolet au valet de chambre s’йcria que l’ennui t’avait rendu fou. Je ne te cacherai point que nous redoutons un fort imminent danger qui peut-кtre fera hвter le jour de ta fuite. Pour t’annoncer ce danger, la lampe dira plusieurs fois de suite:Le feu a pris au chвteau!Tu rйpondras: Mes livres sont-ils brыlйs?

 

Cette lettre contenait encore cinq ou six pages de dйtails; elle йtait йcrite en caractиres microscopiques sur du papier trиs fin.

 

«Tout cela est fort beau et fort bien inventй, se dit Fabrice; je dois une reconnaissance йternelle au comte et а la duchesse; ils croiront peut-кtre que j’ai eu peur, mais je ne me sauverai point. Est-ce que jamais l’on se sauva d’un lieu oщ l’on est au comble du bonheur, pour aller se jeter dans un exil affreux oщ tout manquera, jusqu’а l’air pour respirer? Que ferais-je au bout d’un mois que je serais а Florence? je prendrais un dйguisement pour venir rфder auprиs de la porte de cette forteresse, et tвcher d’йpier un regard!»

 

Le lendemain, Fabrice eut peur; il йtait а sa fenкtre vers les onze heures, regardant le magnifique paysage et attendant l’instant heureux oщ il pourrait voir Clйlia, lorsque Grillo entra hors d’haleine dans sa chambre:

 

– Et vite! vite! monseigneur, jetez-vous sur votre lit, faites semblant d’кtre malade; voici trois juges qui montent! Ils vont vous interroger: rйflйchissez bien avant de parler; ils viennent pour vous entortiller.

 

En disant ces paroles Grillo se hвtait de fermer la petite trappe de l’abat-jour, poussait Fabrice sur son lit, et jetait sur lui deux ou trois manteaux.

 

– Dites que vous souffrez beaucoup et parlez peu, surtout faites rйpйter les questions pour rйflйchir.

 

Les trois juges entrиrent. «Trois йchappйs des galиres, se dit Fabrice en voyant ces physionomies basses, et non pas trois juges»; ils avaient de longues robes noires. Ils saluиrent gravement, et occupиrent, sans mot dire, les trois chaises qui йtaient dans la chambre.

 

– Monsieur Fabrice del Dongo, dit le plus вgй, nous sommes peinйs de la triste mission que nous venons remplir auprиs de vous. Nous sommes ici pour vous annoncer le dйcиs de Son Excellence M. le marquis del Dongo, votre pиre, second grand majordome major du royaume lombardo-vйnitien, chevalier grand-croix des ordres de, etc.

 

Fabrice fondit en larmes; le juge continua.

 

– Madame la marquise del Dongo, votre mиre, vous fait part de cette nouvelle par une lettre missive; mais comme elle a joint au fait des rйflexions inconvenantes, par un arrкt d’hier, la cour de justice a dйcidй que sa lettre vous serait communiquйe seulement par extrait, et c’est cet extrait que M. le greffier Bona va vous lire.

 

Cette lecture terminйe, le juge s’approcha de Fabrice toujours couchй, et lui fit suivre sur la lettre de sa mиre les passages dont on venait de lire les copies. Fabrice vit dans la lettre les mots emprisonnement injuste, punition cruelle pour un crime qui n’en est pas un, et comprit ce qui avait motivй la visite des juges. Du reste dans son mйpris pour des magistrats sans probitй, il ne leur dit exactement que ces paroles:

 

– Je suis malade, messieurs, je me meurs de langueur, et vous m’excuserez si je ne puis me lever.

 

Les juges sortis, Fabrice pleura encore beaucoup, puis il se dit: «Suis-je hypocrite? il me semblait que je ne l’aimais point.»

 

Ce jour-lа et les suivants, Clйlia fut fort triste; elle l’appela plusieurs fois, mais eut а peine le courage de lui dire quelques paroles. Le matin du cinquiиme jour qui suivit la premiиre entrevue, elle lui dit que dans la soirйe elle viendrait а la chapelle de marbre.

 

– Je ne puis vous adresser que peu de mots, lui dit-elle en entrant.

 

Elle йtait tellement tremblante qu’elle avait besoin de s’appuyer sur sa femme de chambre. Aprиs l’avoir renvoyйe а l’entrйe de la chapelle:

 

– Vous allez me donner votre parole d’honneur, ajouta-t-elle d’une voix а peine intelligible, vous allez me donner votre parole d’honneur d’obйir а la duchesse, et de tenter de fuir le jour qu’elle vous l’ordonnera et de la faзon qu’elle vous l’indiquera, ou demain matin je me rйfugie dans un couvent, et je vous jure ici que de la vie je ne vous adresserai la parole.

 

Fabrice resta muet.

 

– Promettez, dit Clйlia les larmes aux yeux et comme hors d’elle-mкme, ou bien nous nous parlons ici pour la derniиre fois. La vie que vous m’avez faite est affreuse: vous кtes ici а cause de moi et chaque jour peut кtre le dernier de votre existence.

 

En ce moment Clйlia йtait si faible qu’elle fut obligйe de chercher un appui sur un йnorme fauteuil placй jadis au milieu de la chapelle, pour l’usage du prince prisonnier; elle йtait sur le point de se trouver mal.

 

– Que faut-il promettre? dit Fabrice d’un air accablй.

 

– Vous le savez.

 

– Je jure donc de me prйcipiter sciemment dans un malheur affreux, et de me condamner а vivre loin de tout ce que j’aime au monde.

 

– Promettez des choses prйcises.

 

– Je jure d’obйir а la duchesse, et de prendre la fuite le jour qu’elle le voudra et comme elle le voudra. Et que deviendrai-je une fois loin de vous?

 

– Jurez de vous sauver, quoi qu’il puisse arriver.

 

– Comment! кtes-vous dйcidйe а йpouser le marquis Crescenzi dиs que je n’y serai plus?

 

– O Dieu! quelle вme me croyez-vous?… Mais jurez, ou je n’aurai plus un seul instant la paix de l’вme.

 

– Eh bien! je jure de me sauver d’ici le jour que Mme Sanseverina l’ordonnera, et quoi qu’il puisse arriver d’ici lа.

 

Ce serment obtenu, Clйlia йtait si faible qu’elle fut obligйe de se retirer aprиs avoir remerciй Fabrice.

 

– Tout йtait prкt pour ma fuite demain matin, lui dit-elle, si vous vous йtiez obstinй а rester. Je vous aurais vu en cet instant pour la derniиre fois de ma vie, j’en avais fait le vњu а la Madone. Maintenant, dиs que je pourrai sortir de ma chambre, j’irai examiner le mur terrible au-dessous de la pierre neuve de la balustrade.

 

Le lendemain, il la trouva pвle au point de lui faire une vive peine. Elle lui dit de la fenкtre de la voliиre:

 

– Ne nous faisons point illusion, cher ami; comme il y a du pйchй dans notre amitiй, je ne doute pas qu’il ne nous arrive malheur. Vous serez dйcouvert en cherchant а prendre la fuite, et perdu а jamais, si ce n’est pis; toutefois il faut satisfaire а la prudence humaine, elle nous ordonne de tout tenter. Il vous faut pour descendre en dehors de la grosse tour une corde solide de plus de deux cents pieds de longueur. Quelques soins que je me donne depuis que je sais le projet de la duchesse, je n’ai pu me procurer que des cordes formant а peine ensemble une cinquantaine de pieds. Par un ordre du jour du gouverneur, toutes les cordes que l’on voit dans la forteresse sont brыlйes, et tous les soirs on enlиve les cordes des puits, si faibles d’ailleurs que souvent elles cassent en remontant leur lйger fardeau. Mais priez Dieu qu’il me pardonne, je trahis mon pиre, et je travaille, fille dйnaturйe, а lui donner un chagrin mortel. Priez Dieu pour moi, et si votre vie est sauvйe, faites le vњu d’en consacrer tous les instants а sa gloire.

 

«Voici une idйe qui m’est venue: dans huit jours je sortirai de la citadelle pour assister aux noces d’une des sњurs du marquis Crescenzi. Je rentrerai le soir comme il est convenable, mais je ferai tout au monde pour ne rentrer que fort tard, et peut-кtre Barbone n’osera-t-il pas m’examiner de trop prиs. A cette noce de la sњur du marquis se trouveront les plus grandes dames de la cour, et sans doute Mme Sanseverina. Au nom de Dieu! faites qu’une de ces dames me remette un paquet de cordes bien serrйes, pas trop grosses, et rйduites au plus petit volume. Dussй-je m’exposer а mille morts, j’emploierai les moyens mкme les plus dangereux pour introduire ce paquet de cordes dans la citadelle, au mйpris, hйlas! de tous mes devoirs. Si mon pиre en a connaissance je ne vous reverrai jamais; mais quelle que soit la destinйe qui m’attend, je serai heureuse dans les bornes d’une amitiй de sњur si je puis contribuer а vous sauver.


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