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CHAPITRE XIII 3 страница

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– Comment! comment!

 

La duchesse, comme par respect, aprиs avoir fini son compliment, lui laissa tout le temps de rйpondre; puis elle ajouta:

 

– J’ose espйrer que Votre Altesse Sйrйnissime daigne me pardonner l’incongruitй de mon costume.

 

Mais, en parlant ainsi, ses yeux moqueurs brillaient d’un si vif йclat que le prince ne put le supporter; il regarda au plafond, ce qui chez lui йtait le dernier signe du plus extrкme embarras.

 

– Comment! comment!dit-il encore.

 

Puis il eut le bonheur de trouver une phrase:

 

– Madame la duchesse asseyez-vous donc.

 

Il avanзa lui-mкme un fauteuil et avec assez de grвce. La duchesse ne fut point insensible а cette politesse, elle modйra la pйtulance de son regard.

 

– Comment! comment!rйpйta encore le prince en s’agitant dans son fauteuil, sur lequel on eыt dit qu’il ne pouvait trouver de position solide.

 

– Je vais profiter de la fraоcheur de la nuit pour courir la poste, reprit la duchesse, et, comme mon absence peut кtre de quelque durйe, je n’ai point voulu sortir des Etats de Son Altesse Sйrйnissime sans la remercier de toutes les bontйs que depuis cinq annйes elle a daignй avoir pour moi. A ces mots le prince comprit enfin; il devint pвle: c’йtait l’homme du monde qui souffrait le plus de se voir trompй dans ses prйvisions; puis il prit un air de grandeur tout а fait digne du portrait de Louis XIV qui йtait sous ses yeux. «A la bonne heure, se dit la duchesse, voilа un homme.»

 

– Et quel est le motif de ce dйpart subit? dit le prince d’un ton assez ferme.

 

– J’avais ce projet depuis longtemps, rйpondit la duchesse, et une petite insulte que l’on fait а Monsignore del Dongo que demain l’on va condamner а mort ou aux galиres, me fait hвter mon dйpart.

 

– Et dans quel ville allez-vous?

 

– A Naples, je pense.

 

Elle ajouta en se levant:

 

– Il ne me reste plus qu’а prendre congй de Votre Altesse Sйrйnissime et а la remercier trиs humblement de ses anciennes bontйs.

 

A son tour, elle partait d’un air si ferme que le prince vit bien que dans deux secondes tout serait fini; l’йclat du dйpart ayant eu lieu, il savait que tout arrangement йtait impossible; elle n’йtait pas femme а revenir sur ses dйmarches. Il courut aprиs elle.

 

– Mais vous savez bien, madame la duchesse, lui dit-il en lui prenant la main, que toujours je vous ai aimйe, et d’une amitiй а laquelle il ne tenait qu’а vous de donner un autre nom. Un meurtre a йtй commis, c’est ce qu’on ne saurait nier; j’ai confiй l’instruction du procиs а mes meilleurs juges…

 

A ces mots, la duchesse se releva de toute sa hauteur; toute apparence de respect et mкme d’urbanitй disparut en un clin d’њil: la femme outragйe parut clairement, et la femme outragйe s’adressant а un кtre qu’elle sait de mauvaise foi. Ce fut avec l’expression de la colиre la plus vive et mкme du mйpris, qu’elle dit au prince en pesant sur tous les mots:

 

– Je quitte а jamais les Etats de Votre Altesse Sйrйnissime, pour ne jamais entendre parler du fiscal Rassi, et des autres infвmes assassins qui ont condamnй а mort mon neveu et tant d’autres; si Votre Altesse Sйrйnissime ne veut pas mкler un sentiment d’amertume aux derniers instants que je passe auprиs d’un prince poli et spirituel quand il n’est pas trompй, je la prie trиs humblement de ne pas me rappeler l’idйe de ces juges infвmes qui se vendent pour mille йcus ou une croix.

 

L’accent admirable et surtout vrai avec lequel furent prononcйes ces paroles fit tressaillir le prince; il craignit un instant de voir sa dignitй compromise par une accusation encore plus directe, mais au total sa sensation finit bientфt par кtre de plaisir: il admirait la duchesse; l’ensemble de sa personne atteignit en ce moment une beautй sublime. «Grand Dieu! qu’elle est belle, se dit le prince; on doit passer quelque chose а une femme unique et telle que peut-кtre il n’en existe pas une seconde dans toute l’Italie… Eh bien! avec un peu de bonne politique il ne serait peut-кtre pas impossible d’en faire un jour ma maоtresse; il y a loin d’un tel кtre а cette poupйe de marquise Balbi, et qui encore chaque annйe vole au moins trois cent mille francs а mes pauvres sujets… Mais l’ai-je bien entendu? pensa-t-il tout а coup; elle a dit: condamnй mon neveu et tant d’autres.»

 

Alors la colиre surnagea, et ce fut avec une hauteur digne du rang suprкme que le prince dit, aprиs un silence:

 

– Et que faudrait-il faire pour que madame ne partоt point?

 

– Quelque chose dont vous n’кtes pas capable, rйpliqua la duchesse avec l’accent de l’ironie la plus amиre et du mйpris le moins dйguisй.

 

Le prince йtait hors de lui, mais il devait а l’habitude de son mйtier de souverain absolu la force de rйsister а un premier mouvement. «Il faut avoir cette femme, se dit-il, c’est ce que je me dois, puis il faut la faire mourir par le mйpris… Si elle sort de ce cabinet, je ne la revois jamais.» Mais, ivre de colиre et de haine comme il l’йtait en ce moment, oщ trouver un mot qui pыt satisfaire а la fois а ce qu’il se devait а lui-mкme et porter la duchesse а ne pas dйserter sa cour а l’instant? «On ne peut, se dit-il, ni rйpйter ni tourner en ridicule un geste», et il alla se placer entre la duchesse et la porte de son cabinet. Peu aprиs il entendit gratter а cette porte.

 

– Quel est le jean-sucre, s’йcria-t-il en jurant de toute la force de ses poumons, quel est le jean-sucre qui vient ici m’apporter sa sotte prйsence?

 

Le pauvre gйnйral Fontana montra sa figure pвle et totalement renversйe, et ce fut avec l’air d’un homme а l’agonie qu’il prononзa ces mots mal articulйs:

 

– Son Excellence le comte Mosca sollicite l’honneur d’кtre introduit.

 

– Qu’il entre! dit le prince en criant.

 

Et comme Mosca saluait:

 

– Eh bien! lui dit-il, voici Mme la duchesse Sanseverina qui prйtend quitter Parme а l’instant pour aller s’йtablir а Naples, et qui par-dessus le marchй me dit des impertinences.

 

– Comment! dit Mosca pвlissant.

 

– Quoi! vous ne saviez pas ce projet de dйpart?

 

– Pas la premiиre parole; j’ai quittй Madame а six heures, joyeuse et contente.

 

Ce mot produisit sur le prince un effet incroyable. D’abord il regarda Mosca; sa pвleur croissante lui montra qu’il disait vrai et n’йtait point complice du coup de tкte de la duchesse. «En ce cas, se dit-il, je la perds pour toujours; plaisir et vengeance, tout s’envole en mкme temps. A Naples elle fera des йpigrammes avec son neveu Fabrice sur la grande colиre du petit prince de Parme.» Il regarda la duchesse; le plus violent mйpris et la colиre se disputaient son cњur; ses yeux йtaient fixйs en ce moment sur le comte Mosca, et les contours si fins de cette belle bouche exprimaient le dйdain le plus amer. Toute cette figure disait: vil courtisan! «Ainsi, pensa le prince, aprиs l’avoir examinйe, je perds ce moyen de la rappeler en ce pays. Encore en ce moment, si elle sort de ce cabinet elle est perdue pour moi, Dieu sait ce qu’elle dira de mes juges а Naples… Et avec cet esprit et cette force de persuasion divine que le ciel lui a donnйs, elle se fera croire de tout le monde. Je lui devrai la rйputation d’un tyran ridicule qui se lиve la nuit pour regarder sous son lit…» Alors, par une manњuvre adroite et comme cherchant а se promener pour diminuer son agitation, le prince se plaзa de nouveau devant la porte du cabinet; le comte йtait а sa droite а trois pas de distance, pвle, dйfait et tellement tremblant qu’il fut obligй de chercher un appui sur le dos du fauteuil que la duchesse avait occupй au commencement de l’audience, et que le prince dans un mouvement de colиre avait poussй au loin. Le comte йtait amoureux. «Si la duchesse part je la suis, se disait-il; mais voudra-t-elle de moi а sa suite? voilа la question.»

 

A la gauche du prince, la duchesse debout, les bras croisйs et serrйs contre la poitrine, le regardait avec une impertinence admirable; une pвleur complиte et profonde avait succйdй aux vives couleurs qui naguиre animaient cette tкte sublime.

 

Le prince, au contraire des deux autres personnages, avait la figure rouge et l’air inquiet; sa main gauche jouait d’une faзon convulsive avec la croix attachйe au grand cordon de son ordre qu’il portait sous l’habit; de la main droite il se caressait le menton.

 

– Que faut-il faire? dit-il au comte, sans trop savoir ce qu’il faisait lui-mкme et entraоnй par l’habitude de le consulter sur tout.

 

– Je n’en sais rien en vйritй, Altesse Sйrйnissime, rйpondit le comte de l’air d’un homme qui rend le dernier soupir.

 

Il pouvait а peine prononcer les mots de sa rйponse. Le ton de cette voix donna au prince la premiиre consolation que son orgueil blessй eыt trouvйe dans cette audience, et ce petit bonheur lui fournit une phrase heureuse pour son amour-propre.

 

– Eh bien! dit-il, je suis le plus raisonnable des trois; je veux bien faire abstraction complиte de ma position dans le monde. Je vais parler comme un ami.

 

Et il ajouta, avec un beau sourire de condescendance bien imitй des temps heureux de Louis XIV:

 

– Comme un ami parlant а des amis, Madame la duchesse, ajouta-t-il, que faut-il faire pour vous faire oublier une rйsolution intempestive?

 

– En vйritй, je n’en sais rien, rйpondit la duchesse avec un grand soupir, en vйritй je n’en sais rien, tant j’ai Parme en horreur.

 

Il n’y avait nulle intention d’йpigramme dans ce mot, on voyait que la sincйritй mкme parlait par sa bouche.

 

Le comte se tourna vivement de son cфtй; l’вme du courtisan йtait scandalisйe: puis il adressa au prince un regard suppliant. Avec beaucoup de dignitй et de sang-froid le prince laissa passer un moment; puis s’adressant au comte:

 

– Je vois, dit-il, que votre charmante amie est tout а fait hors d’elle-mкme; c’est tout simple, elle adore son neveu.

 

Et, se tournant vers la duchesse, il ajouta, avec le regard le plus galant et en mкme temps de l’air que l’on prend pour citer le mot d’une comйdie:

 

– Que faut-il faire pour plaire а ces beaux yeux?

 

La duchesse avait eu le temps de rйflйchir; d’un ton ferme et lent, et comme si elle eыt dictй son ultimatum, elle rйpondit:

 

– Son Altesse m’йcrirait une lettre gracieuse, comme elle sait si bien les faire; elle me dirait que, n’йtant point convaincue de la culpabilitй de Fabrice del Dongo, premier grand vicaire de l’archevкque, elle ne signera point la sentence quand on viendra la lui prйsenter, et que cette procйdure injuste n’aura aucune suite а l’avenir.

 

– Comment injuste! s’йcria le prince en rougissant jusqu’au blanc des yeux, et reprenant sa colиre.

 

– Ce n’est pas tout! rйpliqua la duchesse avec une fiertй romaine; dиs ce soir, et, ajouta-t-elle en regardant la pendule, il est dйjа onze heures et un quart; dиs ce soir Son Altesse Sйrйnissime enverra dire а la marquise Raversi qu’elle lui conseille d’aller а la campagne pour se dйlasser des fatigues qu’a dы lui causer un certain procиs dont elle parlait dans son salon au commencement de la soirйe.

 

Le duc se promenait dans son cabinet comme un homme furieux.

 

– Vit-on jamais une telle femme?… s’йcriait-il; elle me manque de respect.

 

La duchesse rйpondit avec une grвce parfaite:

 

– De la vie je n’ai eu l’idйe de manquer de respect а Son Altesse Sйrйnissime: Son Altesse a eu l’extrкme condescendance de dire qu’elle parlait comme un ami а des amis. Je n’ai, du reste, aucune envie de rester а Parme, ajouta-t-elle en regardant le comte avec le dernier mйpris.

 

Ce regard dйcida le prince, jusqu’ici fort incertain, quoique ces paroles eussent semblй annoncer un engagement; il se moquait fort des paroles.

 

Il y eut encore quelques mots d’йchangйs, mais enfin le comte Mosca reзut l’ordre d’йcrire le billet gracieux sollicitй par la duchesse. Il omit la phrase:Cette procйdure injuste n’aura aucune suite а l’avenir. «Il suffit, se dit le comte, que le prince promette de ne point signer la sentence qui lui sera prйsentйe.» Le prince le remercia d’un coup d’њil en signant.

 

Le comte eut grand tort, le prince йtait fatiguй et eыt tout signй; il croyait se bien tirer de la scиne, et toute l’affaire йtait dominйe а ses yeux par ces mots: «Si la duchesse part, je trouverai ma cour ennuyeuse avant huit jours.» Le comte remarqua que le maоtre corrigeait la date et mettait celle du lendemain. Il regarda la pendule, elle marquait prиs de minuit. Le ministre ne vit dans cette date corrigйe que l’envie pйdantesque de faire preuve d’exactitude et de bon gouvernement. Quant а l’exil de la marquise Raversi, il ne fit pas un pli; le prince avait un plaisir particulier а exiler les gens.

 

– Gйnйral Fontana, s’йcria-t-il en entrouvrant la porte.

 

Le gйnйral parut avec une figure tellement йtonnйe et tellement curieuse, qu’il y eut йchange d’un regard gai entre la duchesse et le comte, et ce regard fit la paix.

 

– Gйnйral Fontana, dit le prince, vous allez monter dans ma voiture qui attend sous la colonnade; vous irez chez la marquise Raversi, vous vous ferez annoncer; si elle est au lit, vous ajouterez que vous venez de ma part, et, arrivй dans sa chambre, vous direz ces prйcises paroles, et non d’autres: «Madame la marquise Raversi, Son Altesse Sйrйnissime vous engage а partir demain, avant huit heures du matin, pour votre chвteau de Velleja; Son Altesse vous fera connaоtre quand vous pourrez revenir а Parme.»

 

Le prince chercha des yeux ceux de la duchesse, laquelle, sans le remercier comme il s’y attendait, lui fit une rйvйrence extrкmement respectueuse et sortit rapidement.

 

– Quelle femme! dit le prince en se tournant vers le comte Mosca.

 

Celui-ci, ravi de l’exil de la marquise Raversi qui facilitait toutes ses actions comme ministre, parla pendant une grosse demi-heure en courtisan consommй; il voulait consoler l’amour-propre du souverain, et ne prit congй que lorsqu’il le vit bien convaincu que l’histoire anecdotique de Louis XIV n’avait pas de page plus belle que celle qu’il venait de fournir а ses historiens futurs.

 

En rentrant chez elle, la duchesse ferma sa porte, et dit qu’on n’admоt personne, pas mкme le comte. Elle voulait se trouver seule avec elle-mкme, et voir un peu quelle idйe elle devait se former de la scиne qui venait d’avoir lieu. Elle avait agi au hasard et pour se faire plaisir au moment mкme; mais а quelque dйmarche qu’elle se fыt laissй entraоner elle y eыt tenu avec fermetй. Elle ne se fыt point blвmйe en revenant au sang-froid, encore moins repentie: tel йtait le caractиre auquel elle devait d’кtre encore а trente-six ans la plus jolie femme de la cour.

 

Elle rкvait en ce moment а ce que Parme pouvait offrir d’agrйable, comme elle eыt fait au retour d’un long voyage, tant de neuf heures а onze elle avait cru fermement quitter ce pays pour toujours.

 

«Ce pauvre comte a fait une plaisante figure lorsqu’il a connu mon dйpart en prйsence du prince… Au fait, c’est un homme aimable et d’un cњur bien rare! Il eыt quittй ses ministиres pour me suivre… Mais aussi pendant cinq annйes entiиres il n’a pas eu une distraction а me reprocher. Quelles femmes mariйes а l’autel pourraient en dire autant а leur seigneur et maоtre? Il faut convenir qu’il n’est point important, point pйdant, il ne donne nullement l’envie de le tromper; devant moi il semble toujours avoir honte de sa puissance… Il faisait une drфle de figure en prйsence de son seigneur et maоtre; s’il йtait lа je l’embrasserais… Mais pour rien au monde je ne me chargerais d’amuser un ministre qui a perdu son portefeuille, c’est une maladie dont on ne guйrit qu’а la mort, et… qui fait mourir. Quel malheur ce serait d’кtre ministre jeune! Il faut que je le lui йcrive, c’est une de ces choses qu’il doit savoir officiellement avant de se brouiller avec son prince… Mais j’oubliais mes bons domestiques.»

 

La duchesse sonna. Ses femmes йtaient toujours occupйes а faire des malles; la voiture йtait avancйe sous le portique et on la chargeait; tous les domestiques qui n’avaient pas de travail а faire entouraient cette voiture, les larmes aux yeux. La Chйkina, qui dans les grandes occasions entrait seule chez la duchesse, lui apprit tous ces dйtails.

 

– Fais-les monter, dit la duchesse.

 

Un instant aprиs elle passa dans la salle d’attente.

 

– On m’a promis, leur dit-elle, que la sentence contre mon neveu ne serait pas signйe par le souverain (c’est ainsi qu’on parle en Italie); je suspens mon dйpart; nous verrons si mes ennemis auront le crйdit de faire changer cette rйsolution.

 

Aprиs un petit silence, les domestiques se mirent а crier: «Vive Madame la duchesse!» et applaudirent avec fureur. La duchesse, qui йtait dйjа dans la piиce voisine, reparut comme une actrice applaudie, fit une petite rйvйrence pleine de grвce а ses gens et leur dit:

 

– Mes amis, je vous remercie.

 

Si elle eыt dit un mot, tous, en ce moment, eussent marchй contre le palais pour l’attaquer. Elle fit un signe а un postillon, ancien contrebandier et homme dйvouй, qui la suivit.

 

– Tu vas t’habiller en paysan aisй, tu sortiras de Parme comme tu pourras, tu loueras une sediola et tu iras aussi vite que possible а Bologne. Tu entreras а Bologne en promeneur et par la porte de Florence, et tu remettras а Fabrice, qui est au Pelegrino, un paquet que Chйkina va te donner. Fabrice se cache et s’appelle lа-bas M. Joseph Bossi; ne va pas le trahir par йtourderie, n’aie pas l’air de le connaоtre; mes ennemis mettront peut-кtre des espions а tes trousses. Fabrice te renverra ici au bout de quelques heures ou de quelques jours: c’est surtout en revenant qu’il faut redoubler de prйcautions pour ne pas le trahir.

 

– Ah! les gens de la marquise Raversi! s’йcria le postillon; nous les attendons, et si Madame voulait ils seraient bientфt exterminйs.

 

– Un jour peut-кtre! mais gardez-vous sur votre tкte de rien faire sans mon ordre.

 

C’йtait la copie du billet du prince que la duchesse voulait envoyer а Fabrice; elle ne put rйsister au plaisir de l’amuser, et ajouta un mot sur la scиne qui avait amenй le billet; ce mot devint une lettre de dix pages. Elle fit rappeler le postillon.

 

– Tu ne peux partir, lui dit-elle, qu’а quatre heures, а porte ouvrante.

 

– Je comptais passer par le grand йgout, j’aurais de l’eau jusqu’au menton, mais je passerais.

 

– Non, dit la duchesse, je ne veux pas exposer а prendre la fiиvre un de mes plus fidиles serviteurs. Connais-tu quelqu’un chez monseigneur l’archevкque?

 

– Le second cocher est mon ami.

 

– Voici une lettre pour ce saint prйlat: introduis-toi sans bruit dans son palais, fais-toi conduire chez le valet de chambre; je ne voudrais pas qu’on rйveillвt monseigneur. S’il est dйjа renfermй dans sa chambre, passe la nuit dans le palais, et, comme il est dans l’usage de se lever avec le jour, demain matin, а quatre heures, fais-toi annoncer de ma part, demande sa bйnйdiction au saint archevкque, remets-lui le paquet que voici, et prends les lettres qu’il te donnera peut-кtre pour Bologne.

 

La duchesse adressait а l’archevкque l’original mкme du billet du prince; comme ce billet йtait relatif а son premier grand vicaire, elle le priait de le dйposer aux archives de l’archevкchй, oщ elle espйrait que messieurs les grands vicaires et les chanoines, collиgues de son neveu, voudraient bien en prendre connaissance; le tout sous la condition du plus profond secret.

 

La duchesse йcrivait а monseigneur Landriani avec une familiaritй qui devait charmer ce bon bourgeois; la signature seule avait trois lignes; la lettre, fort amicale, йtait suivie de ces mots:Angelina-Cornelia-Isola Valserra del Dongo, duchesse Sanseverina.

 

«Je n’en ai pas tant йcrit, je pense, se dit la duchesse en riant, depuis mon contrat de mariage avec le pauvre duc; mais on ne mиne ces gens-lа que par ces choses, et aux yeux des bourgeois la caricature fait beautй.» Elle ne put pas finir la soirйe sans cйder а la tentation d’йcrire une lettre de persiflage au pauvre comte; elle lui annonзait officiellement, pour sa gouverne, disait-elle, dans ses rapports avec les tкtes couronnйes, qu’elle ne se sentait pas capable d’amuser un ministre disgraciй. «Le prince vous fait peur; quand vous ne pourrez plus le voir, ce serait donc а moi а vous faire peur?» Elle fit porter sur-le-champ cette lettre.

 

De son cфtй, le lendemain dиs sept heures du matin, le prince manda le comte Zurla, ministre de l’Intйrieur.

 

– De nouveau, lui dit-il, donnez les ordres les plus sйvиres а tous les podestats pour qu’ils fassent arrкter le sieur Fabrice del Dongo. On nous annonce que peut-кtre il osera reparaоtre dans nos Etats. Ce fugitif se trouvant а Bologne, oщ il semble braver les poursuites de nos tribunaux, placez des sbires qui le connaissent personnellement, 1° dans les villages sur la route de Bologne а Parme; 2° aux environs du chвteau de la duchesse Sanseverina, а Sacca, et de sa maison de Castelnovo; 3° autour du chвteau du comte Mosca. J’ose espйrer de votre haute sagesse, monsieur le comte, que vous saurez dйrober la connaissance de ces ordres de votre souverain а la pйnйtration du comte Mosca. Sachez que je veux que l’on arrкte le sieur Fabrice del Dongo.

 

Dиs que ce ministre fut sorti, une porte secrиte introduisit chez le prince le fiscal gйnйral Rassi, qui s’avanзa pliй en deux et saluant а chaque pas. La mine de ce coquin-lа йtait а peindre; elle rendait justice а toute l’infamie de son rфle, et, tandis que les mouvements rapides et dйsordonnйs de ses yeux trahissaient la connaissance qu’il avait de ses mйrites, l’assurance arrogante et grimaзante de sa bouche montrait qu’il savait lutter contre le mйpris.

 

Comme ce personnage va prendre une assez grande influence sur la destinйe de Fabrice, on peut en dire un mot. Il йtait grand, il avait de beaux yeux fort intelligents, mais un visage abоmй par la petite vйrole; pour de l’esprit, il en avait, et beaucoup et du plus fin; on lui accordait de possйder parfaitement la science du droit, mais c’йtait surtout par l’esprit de ressource qu’il brillait. De quelque sens que pыt se prйsenter une affaire, il trouvait facilement, et en peu d’instants, les moyens fort bien fondйs en droit d’arriver а une condamnation ou а un acquittement; il йtait surtout le roi des finesses de procureur.

 

A cet homme, que de grandes monarchies eussent enviй au prince de Parme, on ne connaissait qu’une passion: кtre en conversation intime avec de grands personnages et leur plaire par des bouffonneries. Peu lui importait que l’homme puissant rоt de ce qu’il disait, ou de sa propre personne, ou fоt des plaisanteries rйvoltantes sur Mme Rassi; pourvu qu’il le vоt rire et qu’on le traitвt avec familiaritй, il йtait content. Quelquefois le prince, ne sachant plus comment abuser de la dignitй de ce grand juge, lui donnait des coups de pied; si les coups de pied lui faisaient mal, il se mettait а pleurer. Mais l’instinct de bouffonnerie йtait si puissant chez lui, qu’on le voyait tous les jours prйfйrer le salon d’un ministre qui le bafouait, а son propre salon oщ il rйgnait despotiquement sur toutes les robes noires du pays. Le Rassi s’йtait surtout fait une position а part, en ce qu’il йtait impossible au noble le plus insolent de pouvoir l’humilier; sa faзon de se venger des injures qu’il essuyait toute la journйe йtait de les raconter au prince, auquel il s’йtait acquis le privilиge de tout dire; il est vrai que souvent la rйponse йtait un soufflet bien appliquй et qui faisait mal, mais il ne s’en formalisait aucunement. La prйsence de ce grand juge distrayait le prince dans ses moments de mauvaise humeur, alors il s’amusait а l’outrager. On voit que Rassi йtait а peu prиs l’homme parfait а la cour: sans honneur et sans humeur.

 

– Il faut du secret avant tout, lui cria le prince sans le saluer, et le traitant tout а fait comme un cuistre, lui qui йtait si poli avec tout le monde. De quand votre sentence est-elle datйe?

 

– Altesse Sйrйnissime, d’hier matin.

 

– De combien de juges est-elle signйe?

 

– De tous les cinq.

 

– Et la peine?

 

– Vingt ans de forteresse, comme Votre Altesse Sйrйnissime me l’avait dit.

 

– La peine de mort eыt rйvoltй, dit le prince comme se parlant а soi-mкme, c’est dommage! Quel effet sur cette femme! Mais c’est un del Dongo, et ce nom est rйvйrй dans Parme, а cause des trois archevкques presque successifs… Vous me dites vingt ans de forteresse?

 

– Oui, Altesse Sйrйnissime, reprit le fiscal Rassi toujours debout et pliй en deux, avec, au prйalable, excuse publique devant le portrait de Son Altesse Sйrйnissime; de plus, jeыne au pain et а l’eau tous les vendredis et toutes les veilles des fкtes principales, le sujet йtant d’une impiйtй notoire. Ceci pour l’avenir et pour casser le cou а sa fortune.

 

– Ecrivez, dit le prince:

 

Son Altesse Sйrйnissime ayant daignй йcouter avec bontй les trиs humbles supplications de la marquise del Dongo, mиre du coupable, et de la duchesse Sanseverina, sa tante, lesquelles ont reprйsentй qu’а l’йpoque du crime leur fils et neveu йtait fort jeune et d’ailleurs йgarй par une folle passion conзue pour la femme du malheureux Giletti, a bien voulu, malgrй l’horreur inspirйe par un tel meurtre, commuer la peine а laquelle Fabrice del Dongo a йtй condamnй, en celle de douze annйes de forteresse.

 

«Donnez que je signe.

 

Le prince signa et data de la veille; puis, rendant la sentence а Rassi, il lui dit:

 

– Ecrivez immйdiatement au-dessous de ma signature:

 

La duchesse Sanseverina s’йtant derechef jetйe aux genoux de Son Altesse, le prince a permis que tous les jeudis le coupable ait une heure de promenade sur la plate-forme de la tour carrйe vulgairement appelйe tour Farnиse.

 

«Signez cela, dit le prince, et surtout bouche close, quoi que vous puissiez entendre annoncer par la ville. Vous direz au conseiller De Capitani, qui a votй pour deux ans de forteresse et qui a mкme pйrorй en faveur de cette opinion ridicule, que je l’engage а relire les lois et rиglements. Derechef, silence, et bonsoir.

 

Le fiscal Rassi fit, avec beaucoup de lenteur, trois profondes rйvйrences que le prince ne regarda pas.

 

Ceci se passait а sept heures du matin. Quelques heures plus tard, la nouvelle de l’exil de la marquise Raversi se rйpandait dans la ville et dans les cafйs, tout le monde parlait а la fois de ce grand йvйnement. L’exil de la marquise chassa pour quelque temps de Parme cet implacable ennemi des petites villes et des petites cours, l’ennui. Le gйnйral Fabio Conti, qui s’йtait cru ministre, prйtexta une attaque de goutte, et pendant plusieurs jours ne sortit point de sa forteresse. La bourgeoisie et par suite le petit peuple conclurent, de ce qui se passait, qu’il йtait clair que le prince avait rйsolu de donner l’archevкchй de Parme а Monsignore del Dongo. Les fins politiques de cafй allиrent mкme jusqu’а prйtendre qu’on avait engagй le pиre Landriani, l’archevкque actuel, а feindre une maladie et а prйsenter sa dйmission; on lui accorderait une grosse pension sur la ferme du tabac, ils en йtaient sыrs: ce bruit vint jusqu’а l’archevкque qui s’en alarma fort, et pendant quelques jours son zиle pour notre hйros en fut grandement paralysй. Deux mois aprиs, cette belle nouvelle se trouvait dans les journaux de Paris, avec ce petit changement, que c’йtait le comte de Mosca, neveu de la duchesse de Sanseverina, qui allait кtre fait archevкque.

 

La marquise Raversi йtait furibonde dans son chвteau de Velleja; ce n’йtait point une femmelette, de celles qui croient se venger en lanзant des propos outrageants contre leurs ennemis. Dиs le lendemain de sa disgrвce, le chevalier Riscara et trois autres de ses amis se prйsentиrent au prince par son ordre, et lui demandиrent la permission d’aller la voir а son chвteau. L’Altesse reзut ces messieurs avec une grвce parfaite, et leur arrivйe а Velleja fut une grande consolation pour la marquise. Avant la fin de la seconde semaine, elle avait trente personnes dans son chвteau, tous ceux que le ministиre libйral devait porter aux places. Chaque soir la marquise tenait un conseil rйgulier avec les mieux informйs de ses amis. Un jour qu’elle avait reзu beaucoup de lettres de Parme et de Bologne, elle se retira de bonne heure: la femme de chambre favorite introduisit d’abord l’amant rйgnant, le comte Baldi, jeune homme d’une admirable figure et fort insignifiant; et plus tard, le chevalier Riscara son prйdйcesseur: celui-ci йtait un petit homme noir au physique et au moral, qui, ayant commencй par кtre rйpйtiteur de gйomйtrie au collиge des nobles а Parme, se voyait maintenant conseiller d’Etat et chevalier de plusieurs ordres.


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