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CHAPITRE XIII 4 страница

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– J’ai la bonne habitude, dit la marquise а ces deux hommes, de ne dйtruire jamais aucun papier, et bien m’en prend; voici neuf lettres que la Sanseverina m’a йcrites en diffйrentes occasions. Vous allez partir tous les deux pour Gкnes, vous chercherez parmi les galйriens un ex-notaire nommй Burati, comme le grand poиte de Venise, ou Durati. Vous, comte Baldi, placez-vous а mon bureau et йcrivez ce que je vais vous dicter.

 

Une idйe me vient et je t’йcris ce mot. Je vais а ma chaumiиre prиs de Castelnovo; si tu veux venir passer douze heures avec moi, je serai bien heureuse: il n’y a, ce me semble, pas grand danger aprиs ce qui vient de se passer; les nuages s’йclaircissent. Cependant arrкte-toi avant d’entrer dans Castelnovo; tu trouveras sur la route un de mes gens, ils t’aiment tous а la folie. Tu garderas, bien entendu, le nom de Bossi pour ce petit voyage. On dit que tu as de la barbe comme le plus admirable capucin, et l’on ne t’a vu а Parme qu’avec la figure dйcente d’un grand vicaire.

 

– Comprends-tu, Riscara?

 

– Parfaitement; mais le voyage а Gкnes est un luxe inutile; je connais un homme dans Parme qui, а la vйritй, n’est pas encore aux galиres, mais qui ne peut manquer d’y arriver. Il contrefera admirablement l’йcriture de la Sanseverina.

 

A ces mots, le comte Baldi ouvrit dйmesurйment ses yeux si beaux; il comprenait seulement.

 

– Si tu connais ce digne personnage de Parme, pour lequel tu espиres de l’avancement, dit la marquise а Riscara, apparemment qu’il te connaоt aussi; sa maоtresse, son confesseur, son ami peuvent кtre vendus а la Sanseverina; j’aime mieux diffйrer cette petite plaisanterie de quelques jours, et ne m’exposer а aucun hasard. Partez dans deux heures comme de bons petits agneaux, ne voyez вme qui vive а Gкnes et revenez bien vite.

 

Le chevalier Riscara s’enfuit en riant, et parlant du nez comme Polichinelle:Il faut prйparer les paquets, disait-il en courant d’une faзon burlesque. Il voulait laisser Baldi seul avec la dame. Cinq jours aprиs, Riscara ramena а la marquise son comte Baldi tout йcorchй: pour abrйger de six lieues, on lui avait fait passer une montagne а dos de mulet; il jurait qu’on ne le reprendrait plus а faire de grands voyages. Baldi remit а la marquise trois exemplaires de la lettre qu’elle lui avait dictйe, et cinq ou six autres lettres de la mкme йcriture, composйes par Riscara, et dont on pourrait peut-кtre tirer parti par la suite. L’une de ces lettres contenait de fort jolies plaisanteries sur les pleurs que le prince avait la nuit, et sur la dйplorable maigreur de la marquise Baldi, sa maоtresse, laquelle laissait, dit-on, la marque d’une pincette sur le coussin des bergиres aprиs s’y кtre assise un instant. On eыt jurй que toutes ces lettres йtaient йcrites de la main de Mme Sanseverina.

 

– Maintenant je sais а n’en pas douter, dit la marquise, que l’ami du cњur, que le Fabrice est а Bologne ou dans les environs…

 

– Je suis trop malade, s’йcria le comte Baldi en l’interrompant; je demande en grвce d’кtre dispensй de ce second voyage, ou du moins je voudrais obtenir quelques jours de repos pour remettre ma santй.

 

– Je vais plaider votre cause, dit Riscara; il se leva et parla bas а la marquise.

 

– Eh bien! soit, j’y consens, rйpondit-elle en souriant.

 

– Rassurez-vous, vous ne partirez point, dit la marquise а Baldi d’un air assez dйdaigneux.

 

– Merci, s’йcria celui-ci avec l’accent du cњur.

 

En effet, Riscara monta seul en chaise de poste. Il йtait а peine а Bologne depuis deux jours, lorsqu’il aperзut dans une calиche Fabrice et la petite Marietta. «Diable! se dit-il, il paraоt que notre futur archevкque ne se gкne point; il faudra faire connaоtre ceci а la duchesse, qui en sera charmйe.» Riscara n’eut que la peine de suivre Fabrice pour savoir son logement; le lendemain matin, celui-ci reзut par un courrier la lettre de fabrique gйnoise; il la trouva un peu courte, mais du reste n’eut aucun soupзon. L’idйe de revoir la duchesse et le comte le rendit fou de bonheur, et quoi que pыt dire Ludovic, il prit un cheval а la poste et partit au galop. Sans s’en douter, il йtait suivi а peu de distance par le chevalier Riscara, qui, en arrivant, а six lieues de Parme, а la poste avant Castelnovo, eut le plaisir de voir un grand attroupement dans la place devant la prison du lieu; on venait d’y conduire notre hйros, reconnu а la poste, comme il changeait de cheval, par deux sbires choisis et envoyйs par le comte Zurla.

 

Les petits yeux du chevalier Riscara brillиrent de joie; il vйrifia avec une patience exemplaire tout ce qui venait d’arriver dans ce petit village, puis expйdia un courrier а la marquise Raversi. Aprиs quoi, courant les rues comme pour voir l’йglise fort curieuse, et ensuite pour chercher un tableau du Parmesan qu’on lui avait dit exister dans le pays, il rencontra enfin le podestat qui s’empressa de rendre ses hommages а un conseiller d’Etat. Riscara eut l’air йtonnй qu’il n’eыt pas envoyй sur-le-champ а la citadelle de Parme le conspirateur qu’il avait eu le bonheur de faire arrкter.

 

– On pourrait craindre, ajouta Riscara d’un air froid, que ses nombreux amis qui le cherchaient avant-hier pour favoriser son passage а travers les Etats de Son Altesse Sйrйnissime ne rencontrent les gendarmes; ces rebelles йtaient bien douze ou quinze а cheval.

 

– Intelligenti pauca!s’йcria le podestat d’un air malin.

 

CHAPITRE XV

Deux heures plus tard, le pauvre Fabrice, garni de menottes et attachй par une longue chaоne а la sediola mкme dans laquelle on l’avait fait monter, partait pour la citadelle de Parme, escortй par huit gendarmes. Ceux-ci avaient l’ordre d’emmener avec eux tous les gendarmes stationnйs dans les villages que le cortиge devait traverser; le podestat lui-mкme suivait ce prisonnier d’importance. Sur les sept heures aprиs midi, la sediola, escortйe par tous les gamins de Parme et par trente gendarmes, traversa la belle promenade, passa devant le petit palais qu’habitait la Fausta quelques mois auparavant et enfin se prйsenta а la porte extйrieure de la citadelle а l’instant oщ le gйnйral Fabio Conti et sa fille allaient sortir. La voiture du gouverneur s’arrкta avant d’arriver au pont-levis pour laisser entrer la sediola а laquelle Fabrice йtait attachй; le gйnйral cria aussitфt que l’on fermвt les portes de la citadelle, et se hвta de descendre au bureau d’entrйe pour voir un peu ce dont il s’agissait; il ne fut pas peu surpris quand il reconnut le prisonnier, lequel йtait devenu tout raide, attachй а sa sediola pendant une aussi longue route; quatre gendarmes l’avaient enlevй et le portaient au bureau d’йcrou. J’ai donc en mon pouvoir, se dit le vaniteux gouverneur, ce fameux Fabrice del Dongo, dont on dirait que depuis prиs d’un an la haute sociйtй de Parme a jurй de s’occuper exclusivement!

 

Vingt fois le gйnйral l’avait rencontrй а la cour, chez la duchesse et ailleurs; mais il se garda bien de tйmoigner qu’il le connaissait; il eыt craint de se compromettre.

 

– Que l’on dresse, cria-t-il au commis de la prison, un procиs-verbal fort circonstanciй de la remise qui m’est faite du prisonnier par le digne podestat de Castelnovo.

 

Barbone, le commis, personnage terrible par le volume de sa barbe et sa tournure martiale, prit un air plus important que de coutume, on eыt dit un geфlier allemand. Croyant savoir que c’йtait surtout la duchesse Sanseverina qui avait empкchй son maоtre, le gouverneur, de devenir ministre de la guerre, il fut d’une insolence plus qu’ordinaire envers le prisonnier; il lui adressait la parole en l’appelant “voi”, ce qui est en Italie la faзon de parler aux domestiques.

 

– Je suis prйlat de la sainte Eglise romaine, lui dit Fabrice avec fermetй, et grand vicaire de ce diocиse; ma naissance seule me donne droit aux йgards.

 

– Je n’en sais rien! rйpliqua le commis avec impertinence; prouvez vos assertions en exhibant les brevets qui vous donnent droit а ces titres fort respectables.

 

Fabrice n’avait point de brevets et ne rйpondit pas. Le gйnйral Fabio Conti, debout а cфtй de son commis, le regardait йcrire sans lever les yeux sur le prisonnier afin de n’кtre pas obligй de dire qu’il йtait rйellement Fabrice del Dongo.

 

Tout а coup Clйlia Conti, qui attendait en voiture, entendit un tapage effroyable dans le corps de garde. Le commis Barbone faisant une description insolente et fort longue de la personne du prisonnier, lui ordonna d’ouvrir ses vкtements, afin que l’on pыt vйrifier et constater le nombre et l’йtat des йgratignures reзues lors de l’affaire Giletti.

 

– Je ne puis, dit Fabrice souriant amиrement; je me trouve hors d’йtat d’obйir aux ordres de monsieur, les menottes m’en empкchent!

 

– Quoi! s’йcria le gйnйral d’un air naпf, le prisonnier a des menottes! dans l’intйrieur de la forteresse! cela est contre les rиglements, il faut un ordre ad hoc; фtez-lui les menottes.

 

Fabrice le regarda. «Voilа un plaisant jйsuite! pensa-t-il; il y a une heure qu’il me voit ces menottes qui me gкnent horriblement, et il fait l’йtonnй!»

 

Les menottes furent фtйes par les gendarmes; ils venaient d’apprendre que Fabrice йtait neveu de la duchesse Sanseverina, et se hвtиrent de lui montrer une politesse mielleuse qui faisait contraste avec la grossiиretй du commis; celui-ci en parut piquй et dit а Fabrice qui restait immobile:

 

– Allons donc! dйpкchons! montrez-nous ces йgratignures que vous avez reзues du pauvre Giletti, lors de l’assassinat.

 

D’un saut, Fabrice s’йlanзa sur le commis, et lui donna un soufflet tel, que le Barbone tomba de sa chaise sur les jambes du gйnйral. Les gendarmes s’emparиrent des bras de Fabrice qui restait immobile; le gйnйral lui-mкme et deux gendarmes qui йtaient а ses cфtйs se hвtиrent de relever le commis dont la figure saignait abondamment. Deux gendarmes plus йloignйs coururent fermer la porte du bureau, dans l’idйe que le prisonnier cherchait а s’йvader. Le brigadier qui les commandait pensa que le jeune del Dongo ne pouvait pas tenter une fuite bien sйrieuse, puisque enfin il se trouvait dans l’intйrieur de la citadelle; toutefois il s’approcha de la fenкtre pour empкcher le dйsordre, et par un instinct de gendarme. Vis-а-vis de cette fenкtre ouverte, et а deux pas, se trouvait arrкtйe la voiture du gйnйral: Clйlia s’йtait blottie dans le fond, afin de ne pas кtre tйmoin de la triste scиne qui se passait au bureau; lorsqu’elle entendit tout ce bruit, elle regarda.

 

– Que se passe-t-il? dit-elle au brigadier.

 

– Mademoiselle, c’est le jeune Fabrice del Dongo qui vient d’appliquer un fier soufflet а cet insolent de Barbone!

 

– Quoi! c’est M. del Dongo qu’on amиne en prison?

 

– Eh! sans doute, dit le brigadier; c’est а cause de la haute naissance de ce pauvre jeune homme que l’on fait tant de cйrйmonies; je croyais que mademoiselle йtait au fait.

 

Clйlia ne quitta plus la portiиre; quand les gendarmes qui entouraient la table s’йcartaient un peu, elle apercevait le prisonnier. «Qui m’eыt dit, pensait-elle, que je le reverrais pour la premiиre fois dans cette triste situation, quand je le rencontrai sur la route du lac de Cфme?… Il me donna la main pour monter dans le carrosse de sa mиre… Il se trouvait dйjа avec la duchesse! Leurs amours avaient-ils commencй а cette йpoque?»

 

Il faut apprendre au lecteur que dans le parti libйral dirigй par la marquise Raversi et le gйnйral Conti, on affectait de ne pas douter de la tendre liaison qui devait exister entre Fabrice et la duchesse. Le comte Mosca, qu’on abhorrait, йtait pour sa duperie l’objet d’йternelles plaisanteries.

 

«Ainsi, pensa Clйlia, le voilа prisonnier et prisonnier de ses ennemis! car au fond, le comte Mosca, quand on voudrait le croire un ange, va se trouver ravi de cette capture.»

 

Un accиs de gros rire йclata dans le corps de garde.

 

– Jacopo, dit-elle au brigadier d’une voix йmue que se passe-t-il donc?

 

– Le gйnйral a demandй avec vigueur au prisonnier pourquoi il avait frappй Barbone:Monsignore Fabrice a rйpondu froidement: «Il m’a appelй assassin, qu’il montre les titres et brevets qui l’autorisent а me donner ce titre»; et l’on rit.

 

Un geфlier qui savait йcrire remplaзa Barbone; Clйlia vit sortir celui-ci, qui essuyait avec son mouchoir le sang qui coulait en abondance de son affreuse figure: il jurait comme un paпen:

 

– Ce f… Fabrice, disait-il а trиs haute voix, ne mourra jamais que de ma main. Je volerai le bourreau, etc.

 

Il s’йtait arrкtй entre la fenкtre du bureau et la voiture du gйnйral pour regarder Fabrice, et ses jurements redoublaient.

 

– Passez votre chemin, lui dit le brigadier; on ne jure point ainsi devant mademoiselle.

 

Barbone leva la tкte pour regarder dans la voiture, ses yeux rencontrиrent ceux de Clйlia а laquelle un cri d’horreur йchappa; jamais elle n’avait vu d’aussi prиs une expression de figure tellement atroce. «Il tuera Fabrice! se dit-elle, il faut que je prйvienne don Cesare.» C’йtait son oncle, l’un des prкtres les plus respectables de la ville; le gйnйral Conti, son frиre, lui avait fait avoir la place d’йconome et de premier aumфnier de la prison.

 

Le gйnйral remonta en voiture.

 

– Veux-tu rentrer chez toi, dit-il а sa fille, ou m’attendre peut-кtre longtemps dans la cour du palais? il faut que j’aille rendre compte de tout ceci au souverain.

 

Fabrice sortait du bureau escortй par trois gendarmes; on le conduisait а la chambre qu’on lui avait destinйe: Clйlia regardait par la portiиre, le prisonnier йtait fort prиs d’elle. En ce moment elle rйpondit а la question de son pиre par ces mots: Je vous suivrai. Fabrice, entendant prononcer ces paroles tout prиs de lui, leva les yeux et rencontra le regard de la jeune fille. Il fut frappй surtout de l’expression de mйlancolie de sa figure. «Comme elle est embellie, pensa-t-il, depuis notre rencontre prиs de Cфme! quelle expression de pensйe profonde!… On a raison de la comparer а la duchesse, quelle physionomie angйlique!» Barbone, le commis sanglant, qui ne s’йtait pas placй prиs de la voiture sans intention, arrкta d’un geste les trois gendarmes qui conduisaient Fabrice, et, faisant le tour de la voiture par derriиre, pour arriver а la portiиre prиs de laquelle йtait le gйnйral:

 

– Comme le prisonnier a fait acte de violence dans l’intйrieur de la citadelle, lui dit-il, en vertu de l’article 157 du rиglement, n’y aurait-il pas lieu de lui appliquer les menottes pour trois jours?

 

– Allez au diable! s’йcria le gйnйral, que cette arrestation ne laissait pas d’embarrasser.

 

Il s’agissait pour lui de ne pousser а bout ni la duchesse ni le comte Mosca: et d’ailleurs, dans quel sens le comte allait-il prendre cette affaire? au fond, le meurtre d’un Giletti йtait une bagatelle, et l’intrigue seule йtait parvenue а en faire quelque chose.

 

Durant ce court dialogue, Fabrice йtait superbe au milieu de ces gendarmes, c’йtait bien la mine la plus fiиre et la plus noble; ses traits fins et dйlicats, et le sourire de mйpris qui errait sur ses lиvres, faisaient un charmant contraste avec les apparences grossiиres des gendarmes qui l’entouraient. Mais tout cela ne formait pour ainsi dire que la partie extйrieure de sa physionomie; il йtait ravi de la cйleste beautй de Clйlia, et son њil trahissait toute sa surprise. Elle, profondйment pensive, n’avait pas songй а retirer la tкte de la portiиre; il la salua avec le demi-sourire le plus respectueux; puis, aprиs un instant:

 

– Il me semble, mademoiselle, lui dit-il, qu’autrefois, prиs d’un lac, j’ai dйjа eu l’honneur de vous rencontrer avec accompagnement de gendarmes.

 

Clйlia rougit et fut tellement interdite qu’elle ne trouva aucune parole pour rйpondre. «Quel air noble au milieu de ces кtres grossiers!» se disait-elle au moment oщ Fabrice lui adressa la parole. La profonde pitiй, et nous dirons presque l’attendrissement oщ elle йtait plongйe, lui фtиrent la prйsence d’esprit nйcessaire pour trouver un mot quelconque, elle s’aperзut de son silence et rougit encore davantage. En ce moment on tirait avec violence les verrous de la grande porte de la citadelle, la voiture de Son Excellence n’attendait-elle pas depuis une minute au moins? Le bruit fut si violent sous cette voыte, que, quand mкme Clйlia aurait trouvй quelque mot pour rйpondre, Fabrice n’aurait pu entendre ses paroles.

 

Emportйe par les chevaux qui avaient pris le galop aussitфt aprиs le pont-levis, Clйlia se disait: «Il m’aura trouvйe bien ridicule!» Puis tout а coup elle ajouta: «Non pas seulement ridicule; il aura cru voir en moi une вme basse, il aura pensй que je ne rйpondais pas а son salut parce qu’il est prisonnier et moi fille du gouverneur.»

 

Cette idйe fut du dйsespoir pour cette jeune fille qui avait l’вme йlevйe. «Ce qui rend mon procйdй tout а fait avilissant, ajouta-t-elle, c’est que jadis, quand nous nous rencontrвmes pour la premiиre fois, aussi avec accompagnement de gendarmes, comme il le dit, c’йtait moi qui me trouvais prisonniиre, et lui me rendait service et me tirait d’un fort grand embarras… Oui, il faut en convenir, mon procйdй est complet, c’est а la fois de la grossiиretй et de l’ingratitude. Hйlas! le pauvre jeune homme! maintenant qu’il est dans le malheur tout le monde va se montrer ingrat envers lui. Il m’avait bien dit alors: Vous souviendrez-vous de mon nom а Parme? Combien il me mйprise а l’heure qu’il est! Un mot poli йtait si facile а dire! Il faut l’avouer, oui, ma conduite a йtй atroce avec lui. Jadis, sans l’offre gйnйreuse de la voiture de sa mиre, j’aurais dы suivre les gendarmes а pied dans la poussiиre, ou, ce qui est bien pis, monter en croupe derriиre un de ces gens-lа; c’йtait alors mon pиre qui йtait arrкtй et moi sans dйfense! Oui, mon procйdй est complet. Et combien un кtre comme lui a dы le sentir vivement! Quel contraste entre sa physionomie si noble et mon procйdй! Quelle noblesse! quelle sйrйnitй! Comme il avait l’air d’un hйros entourй de ses vils ennemis! Je comprends maintenant la passion de la duchesse: puisqu’il est ainsi au milieu d’un йvйnement contrariant et qui peut avoir des suites affreuses, quel ne doit-il pas paraоtre lorsque son вme est heureuse!»

 

Le carrosse du gouverneur de la citadelle resta plus d’une heure et demi dans la cour du palais, et toutefois lorsque le gйnйral descendit de chez le prince, Clйlia ne trouva point qu’il y fыt restй trop longtemps.

 

– Quelle est la volontй de Son Altesse? demanda Clйlia.

 

– Sa parole a dit: la prison! et son regard: la mort!

 

– La mort! Grand Dieu! s’йcria Clйlia.

 

– Allons, tais-toi! reprit le gйnйral avec humeur; que je suis sot de rйpondre а un enfant!

 

Pendant ce temps, Fabrice montait les trois cent quatre-vingts marches qui conduisaient а la tour Farnиse, nouvelle prison bвtie sur la plate-forme de la grosse tour, а une йlйvation prodigieuse. Il ne songea pas une seule fois, distinctement du moins, au grand changement qui venait de s’opйrer dans son sort. «Quel regard! se disait-il; que de choses il exprimait! quelle profonde pitiй! Elle avait l’air de dire: la vie est un tel tissu de malheurs! Ne vous affligez point trop de ce qui vous arrive! est-ce que nous ne sommes point ici-bas pour кtre infortunйs? Comme ses yeux si beaux restaient attachйs sur moi, mкme quand les chevaux s’avanзaient avec tant de bruit sous la voыte!»

 

Fabrice oubliait complиtement d’кtre malheureux.

 

Clйlia suivit son pиre dans plusieurs salons; au commencement de la soirйe, personne ne savait encore la nouvelle de l’arrestation du grand coupable, car ce fut le nom que les courtisans donnиrent deux heures plus tard а ce pauvre jeune homme imprudent.

 

On remarqua ce soir-lа plus d’animation que de coutume dans la figure de Clйlia; or, l’animation, l’air de prendre part а ce qui l’environnait, йtaient surtout ce qui manquait а cette belle personne. Quand on comparait sa beautй а celle de la duchesse, c’йtait surtout cet air de n’кtre йmue par rien, cette faзon d’кtre comme au-dessus de toutes choses, qui faisaient pencher la balance en faveur de sa rivale. En Angleterre, en France, pays de vanitй, on eыt йtй probablement d’un avis tout opposй. Clйlia Conti йtait une jeune fille encore un peu trop svelte que l’on pouvait comparer aux belles figures du Guide; nous ne dissimulerons point que, suivant les donnйes de la beautй grecque, on eыt pu reprocher а cette tкte des traits un peu marquйs, par exemple, les lиvres remplies de la grвce la plus touchante йtaient un peu fortes.

 

L’admirable singularitй de cette figure dans laquelle йclataient les grвces naпves et l’empreinte cйleste de l’вme la plus noble, c’est que, bien que de la plus rare et de la plus singuliиre beautй, elle ne ressemblait en aucune faзon aux tкtes de statues grecques. La duchesse avait au contraire un peu trop de la beautй connue de l’idйal, et sa tкte vraiment lombarde rappelait le sourire voluptueux et la tendre mйlancolie des belles Hйrodiades de Lйonard de Vinci. Autant la duchesse йtait sйmillante, pйtillante d’esprit et de malice, s’attachant avec passion, si l’on peut parler ainsi, а tous les sujets que le courant de la conversation amenait devant les yeux de son вme, autant Clйlia se montrait calme et lente а s’йmouvoir, soit par mйpris de ce qui l’entourait, soit par regret de quelque chimиre absente. Longtemps on avait cru qu’elle finirait par embrasser la vie religieuse. A vingt ans on lui voyait de la rйpugnance а aller au bal, et si elle y suivait son pиre, ce n’йtait que par obйissance et pour ne pas nuire aux intйrкts de son ambition.

 

«Il me sera donc impossible, rйpйtait trop souvent l’вme vulgaire du gйnйral, le ciel m’ayant donnй pour fille la plus belle personne des Etats de notre souverain, et la plus vertueuse, d’en tirer quelque parti pour l’avancement de ma fortune! Ma vie est trop isolйe, je n’ai qu’elle au monde, et il me faut de toute nйcessitй une famille qui m’йtaie dans le monde, et qui me donne un certain nombre de salons, oщ mon mйrite et surtout mon aptitude au ministиre soient posйs comme bases inattaquables de tout raisonnement politique. Eh bien! ma fille si belle, si sage, si pieuse, prend de l’humeur dиs qu’un jeune homme bien йtabli а la cour entreprend de lui faire agrйer ses hommages. Ce prйtendant est-il йconduit, son caractиre devient moins sombre, et je la vois presque gaie, jusqu’а ce qu’un autre йpouseur se mette sur les rangs. Le plus bel homme de la cour, le comte Baldi, s’est prйsentй et a dйplu: l’homme le plus riche des Etats de Son Altesse, le marquis Crescenzi, lui a succйdй, elle prйtend qu’il ferait son malheur.

 

«Dйcidйment, disait d’autres fois le gйnйral, les yeux de ma fille sont plus beaux que ceux de la duchesse, en cela surtout qu’en de rares occasions ils sont susceptibles d’une expression plus profonde; mais cette expression magnifique, quand est-ce qu’on la lui voit? Jamais dans un salon oщ elle pourrait lui faire honneur, mais bien а la promenade, seule avec moi, oщ elle se laissera attendrir, par exemple, par le malheur de quelque manant hideux. Conserve quelque souvenir de ce regard sublime, lui dis-je quelquefois, pour les salons oщ nous paraоtrons ce soir. Point: daigne-t-elle me suivre dans le monde, sa figure noble et pure offre l’expression assez hautaine et peu encourageante de l’obйissance passive.»

 

Le gйnйral n’йpargnait aucune dйmarche, comme on voit, pour se trouver un gendre convenable, mais il disait vrai.

 

Les courtisans, qui n’ont rien а regarder dans leur вme, sont attentifs а tout: ils avaient remarquй que c’йtait surtout dans ces jours oщ Clйlia ne pouvait prendre sur elle de s’йlancer hors de ses chиres rкveries et de feindre de l’intйrкt pour quelque chose que la duchesse aimait а s’arrкter auprиs d’elle et cherchait а la faire parler. Clйlia avait des cheveux blonds cendrйs, se dйtachant, par un effet trиs doux, sur des joues d’un coloris fin, mais en gйnйral un peu trop pвle. La forme seule du front eыt pu annoncer а un observateur attentif que cet air si noble, cette dйmarche tellement au-dessus des grвces vulgaires, tenaient а une profonde incurie pour tout ce qui est vulgaire. C’йtait l’absence et non pas l’impossibilitй de l’intйrкt pour quelque chose. Depuis que son pиre йtait gouverneur de la citadelle, Clйlia se trouvait heureuse, ou du moins exempte de chagrins, dans son appartement si йlevй. Le nombre effroyable de marches qu’il fallait monter pour arriver а ce palais du gouverneur, situй sur l’esplanade de la grosse tour, йloignait les visites ennuyeuses, et Clйlia, par cette raison matйrielle, jouissait de la libertй du couvent; c’йtait presque lа tout l’idйal de bonheur que, dans un temps, elle avait songй а demander а la vie religieuse. Elle йtait saisie d’une sorte d’horreur а la seule pensйe de mettre sa chиre solitude et ses pensйes intimes а la disposition d’un jeune homme, que le titre de mari autoriserait а troubler toute cette vie intйrieure. Si par la solitude elle n’atteignait pas au bonheur, du moins elle йtait parvenue а йviter les sensations trop douloureuses.

 

Le jour oщ Fabrice fut conduit а la forteresse, la duchesse rencontra Clйlia а la soirйe du ministre de l’Intйrieur, comte Zurla; tout le monde faisait cercle autour d’elles: ce soir-lа, la beautй de Clйlia l’emportait sur celle de la duchesse. Les yeux de la jeune fille avaient une expression si singuliиre et si profonde qu’ils en йtaient presque indiscrets: il y avait de la pitiй, il y avait aussi de l’indignation et de la colиre dans ses regards. La gaietй et les idйes brillantes de la duchesse semblaient jeter Clйlia dans des moments de douleur allant jusqu’а l’horreur. «Quels vont кtre les cris et les gйmissements de la pauvre femme, se disait-elle, lorsqu’elle va savoir que son amant, ce jeune homme d’un si grand cњur et d’une physionomie si noble, vient d’кtre jetй en prison! Et ces regards du souverain qui le condamnent а mort! O pouvoir absolu, quand cesseras-tu de peser sur l’Italie! O вmes vйnales et basses! Et je suis fille d’un geфlier! et je n’ai point dйmenti ce noble caractиre en ne daignant pas rйpondre а Fabrice! et autrefois il fut mon bienfaiteur! Que pense-t-il de moi а cette heure, seul dans sa chambre et en tкte-а-tкte avec sa petite lampe?» Rйvoltйe par cette idйe, Clйlia jetait des regards d’horreur sur la magnifique illumination des salons du ministre de l’Intйrieur.

 

«Jamais, se disait-on dans le cercle de courtisans qui se formait autour des deux beautйs а la mode, et qui cherchait а se mкler а leur conversation, jamais elles ne se sont parlй d’un air si animй et en mкme temps si intime.» La duchesse, toujours attentive а conjurer les haines excitйes par le premier ministre, aurait-elle songй а quelque grand mariage en faveur de la Clйlia? Cette conjecture йtait appuyйe sur une circonstance qui jusque-lа ne s’йtait jamais prйsentйe а l’observation de la cour: les yeux de la jeune fille avaient plus de feu, et mкme, si l’on peut ainsi dire, plus de passion que ceux de la belle duchesse. Celle-ci, de son cфtй, йtait йtonnйe, et, l’on peut dire а sa gloire, ravie des grвces si nouvelles qu’elle dйcouvrait dans la jeune solitaire; depuis une heure elle la regardait avec un plaisir assez rarement senti а la vue d’une rivale. «Mais que se passe-t-il donc? se demandait la duchesse; jamais Clйlia n’a йtй aussi belle, et l’on peut dire aussi touchante: son cњur aurait-il parlй?… Mais en ce cas-lа, certes, c’est de l’amour malheureux, il y a de la sombre douleur au fond de cette animation si nouvelle… Mais l’amour malheureux se tait! S’agirait-il de ramener un inconstant par un succиs dans le monde?» Et la duchesse regardait avec attention les jeunes gens qui les environnaient. Elle ne voyait nulle part d’expression singuliиre, c’йtait toujours de la fatuitй plus ou moins contente. «Mais il y a du miracle ici, se disait la duchesse, piquйe de ne pas deviner. Oщ est le comte Mosca, cet кtre si fin? Non, je ne me trompe point, Clйlia me regarde avec attention et comme si j’йtais pour elle l’objet d’un intйrкt tout nouveau. Est-ce l’effet de quelque ordre donnй par son pиre, ce vil courtisan? Je croyais cette вme noble et jeune incapable de se ravaler а des intйrкts d’argent. Le gйnйral Fabio Conti aurait-il quelque demande dйcisive а faire au comte?»

 

Vers les dix heures, un ami de la duchesse s’approcha et lui dit deux mots а voix basse; elle pвlit excessivement; Clйlia lui prit la main et osa la lui serrer.


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