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Le naturalisme de Cratyle.

Roland Eluerd

La lexicologie

Que sais-je?

PUF 2000

Roland Eluerd

La lexicologie

INTRODUCTION

 

 

Malgré les chapitres que Ferdinand Brunot consacre aux vocabulaires dans son Histoire de la langue française, malgré les travaux conduits jadis et naguère par Etienne Brunet, Henri Cottez, Jean Dubois, Louis Guilbert, Pierre Guiraud, Georges Matoré, Henri Mitterand, Charles Muller, Bernard Quemada, Jacqueline Picoche, Alain Rey, Josette Rey-Debove, MauriceTournier, Robert-Léon Wagner, Péter Wexler et tant d'autres, entre tous les «Que sais-je?» traitant du langage ou des langues, aucun n'avait encore été exclusivement consacré à la lexicologie. Ce n'est pas qu'elle demeure cette «science au début de son développement» dont parlait J. Dubois en 1962. C'est plutôt qu'entre tous ces ouvrages il n'y en a sans doute pas un seul qui ne fasse une place aux mots, et qu'il n'est pas facile d'être une discipline dont la spécificité n'apparaît plus.

Le salut universitaire d'une discipline exigeant qu'elle soit bien visible, il fallait que la lexicologie se tourne vers les procédures les plus visibles, les procédures logiques: «La lexicologie, à côté de travaux de compilation informatisés, a donné lieu à des essais de structuration obéissant à des règles» (Jean-Claude Chevalier, Histoire de la grammaire française, «Que sais-je?», no 2904, 1994, p. 125). Sans mettre en cause l'intérêt de ces procédures, on peut quand même percevoir ici une fermeture qui laisse hors de cette lexicologie nombre de travaux pourtant proprement lexicologiques. Mais ces travaux retrouvent leur juste place quand la lexicologie se libère de son étymologie en confiant le lexique aux «essais de structuration obéissant à des règles» et en acceptant à leur côté son véritable objet: les vocabulaires, c'est-à-dire les mots dans leurs emplois effectifs.

Ce propos n'est pas original. Il n'est qu'un écho de celui que G. Matoré exposait des 1953, dans La méthode en lexicolgie, en particulier quant aux points que R.-L. Wagner invitera à tenir pour définitivement acquis: l'aire de la lexicologie un «domaine de recherches indépendant de la stylistique, de la grammaire, de la logique et de la sémantique» et affirmer «la primaulé des "vocabulaires" sur le "lexique"» (Les vocabulaires français II, 1970, p. 18).

Montrer comment la «situation de la lexicologie» doit être éclairée par l'usage est l'objet du chapitre I. Il ne s'agit ni du «bon usage», ni des «niveaux» de langue. Usage renvoie à la formule que partagent Peirce et Willgenstein, formule dont il convient d'assumer enfin toutes les conséquences lexicologiques: «Ne cherchez pas le sens, cherchez l'usage.»

Les chapitres suivants situent la lexicologie au regard de la morphologie lexicale et de la sémantique lexicale qui traitent des dimensions systématisables du mot. Elles laissent donc libre l'espace du non-systématisable, les dimensions qui ne peuvent être que décrites: individuelles, sociales, historiques, anthropologiques. C'est dans la réunion du systématisable et du non-systématisable que se tient le

«statut lexicologique du mot (chap. II). Et la «description lexicologique du sens» (chap. III) doit procéder de la même perspective holiste de prise en compte de l'usage.

Le dernier chapitre précise l'attention qu'il convient de porter au statut de la preuve. L'objectif de ces «questions de méthode» (chap. IV) est de faire comprendre comment quelque chose émerge de la recherche, comment quelque chose se constitue qui est la description du vocabulaire d'un domaine d'usage.

«La lexicologie est une activité honorable, mais mal perçue», a écrit A. Rey («Révolution». Histoire d'un mot. 1989, p. 10). La lexicologie ne peut être elle-même que si elle accepte la part d'une logique fondée sur l'usage appris, entretenu et partagé.

 

 

Chapitre 1

SITUATION DE LA LEXICOLOGIE

Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés?

Pascal. Pensées.

L. Lexicologie: une définition

Le rapprochement de lexicologie et de lexique semble obliger à définir la lexicologie comme l'étude du lexique d'une langue. Bien que cette propositionne dise rien d'autre que la logique du langage utilisé, elle ressemble assez à une proposition comme «la conchyliologie est l'étude des coquillages» pour que ses présupposés prennent corps. De fait, elle repose sur une série de présupposés emboîtés: 1o il y a quelque chose qu'on appelle le lexique, 2o ce lexique est inclus dans un ensemble plus vaste qu'on appelle la langue ou le système, 3o l'étude de ce système demande qu'on l'ait retranché, d'un côté, de la diversité mal saisissable des emplois (la parole, le discours) et, de l'autre, de l'univers où siègent ce que les unités lexicales nomment et désignent.

Ces emboîtements, inclusions et retranchements, c'est-à-dire cette conception de la lexicologie, se rencontrent dans le Cours de linguistique générale (CLG de Ferdinand de Saussure: «La lexicologie ou science des mots» ne saurait être séparée du système grammatical lequel ne relève que de la théorie des syntagmes et de la théorie des associations (p. 186-188). Georges Matoré a discuté cette position. Dans La méthode en lexicologie, parue en 1953, il demande qu'on distingue la sémantique qui étudie les «valeurs successives des mots», la lexicographie «étude analytique des faits de vocabulaire, discipline linguistique» et la lexicologie «discipline sociologique [qui] envisage des groupes de mots considérés statiquement du point de vue notionnel» (p. 13 et 88). Sa thèse, Le vocabulaire et la société sous Louis-Philippe (publiée en 1951), avait donné la preuve que cette lexicologie synchronique et sociale était riche de recherches potentielles. Mais on voit qu'elle côtoie et même fréquente les emplois et l'univers extralinguistique. Elle comporte donc un risque pour la distinction entre la langue et la parole.

Les études lexicales ont accepté et dominé ce risque en analysant des sous-ensembles du lexique définis par leurs domaines d'emplois. Annoncés par les thèses d'Algirdas-Julien Greimas, La mode en 1830 (1948), et de Bernard Quemada, Le commerce amoureux dans les romans mondains, 1640-1670 (1949), ce furent les importants travaux de B. Quemada sur le vocabulaire médical au xvii" siècle (1955), Péter Wexler sur le vocabulaire des premiers chemins de fer (1955), Jean Dubois sur le vocabulaire politique et social de 1869 à 1872 (1962), Louis Guilbert sur les vocabulaires de l'aviation (1965) puis de l'astronautique (1967) et, autour de Maurice Tournier, les chercheurs de i'ENS de Saint-Cloud, le colloque de lexicologie politique de 1968... Quelque dix ans plus tôt, en 1954, Pierre Guiraud avait publié Les caractères statistiques du vocabulaire (PUF), et, en 1957, à Strasbourg, Paul Imbs avait réuni le colloque international d'où devait sortir le Trésor de la langue française. Enfin, à la même époque, sous l'impulsion de B. Quemada, paraissaient le premier numéro des Cahiers de lexicologie (1959), les premiers listages mécanographiques du Centre d'étude du vocabulaire français de l'Université de Besançon, les premières Concordances et index statistiques des textes poétiques français, les premiers volumes des Matériaux pour l'histoire du vocabulaire français (Pour une situation complète des années 60, voir les bibliographies publiées par B. Quemada et P. Wexler dans le no 4, 1964-1, des Cahiers de lexicologie, et par L. Guilbert et U. Slakta dans le no 2. mai 1969. de Langue française.)

C'est la même année, en 1967, que Charles Muller et Robert-Léon Wagner ont théorisé la distinction entre lexique et vocabulaire. Leurs approches étaient différentes. Pour C. Muller, engagé dès le début dans l'utilisation des outils mécanographiques puis informatiques, la distinction recouvre celle de la langue et du discours (Études de statistique lexicale. Le vocabulaire du théâtre de Pierre Corneille, Larousse, 1967, réimpr. Slatkine, 1979). L'objet d'étude est un vocabulaire, c'est-à-dire un ensemble de vocables attestés dans un corpus délimité de mots (5 347 vocables pour les 532 800 mots des 32 pièces de Corneille). Les horizons, ou incluants virtuels, de ce vocabulaire précis sont le lexique individuel de l'énonciateur du corpus, le lexique de situation lié aux données contingentes du discours examiné, et le lexique collectif.

R.-L. Wagner définit lexique, «ensemble des mots au moyen desquels les membres d'une communauté linguistique communiquent entre eux», et vocabulaire «un domaine du lexique qui se prête à un inventaire et à une description» (Les vocabulaires français I, 1967, p. 17). On voit que la définition maintient la présupposition de l'existence du lexique: un vocabulaire est «un domaine du lexique». Mais le même auteur est par ailleurs trop attaché à la nécessité de toujours travailler sur des unités en contexte pour ne pas laisser la porte ouverte sur une approche quasi instrumentale du sens: «Comprendre comment et pourquoi - les deux questions sont solidaires - dans un domaine du lexique donné, à une époque donnée, un mot remplit les fonctions qu'on attend de lui» (ibid., p. 48). On retrouve certes le lexique, mais la démarche proposée oriente vers la réalité des emplois.

Dix ans plus tard, Jacqueline Picoche appellera lexique «l'ensemble des mots qu'une langue met à la disposition des locuteurs», et vocabulaire «l'ensemble des mots utilisés par un locuteur donné dans des circonstances données» (Précis de lexicologie française, 1977, p. 44). Là aussi, les emplois sont en horizon: l'horizon des «circonstances données». Mais il y a comme un risque de solipsisme dans ces bulles individuelles de vocabulaires. J. Picoche le conjure en confiant au lexique le rôle de transcender les vocabulaires, et en postulant dans la genèse du concept et du mot une dynamique interne, d'inspiration guillaumienne, nécessaire à cette opération.

Plus récemment. Alise Lehmann et Françoise Martin-Berthet ont recentré la lexicologie sur «la tâche d'établir la liste des unités qui constituent le lexique, et de décrire les relations entre ces unités» (Introduction à la lexicologie, Dunod, 1998, p. XIII). En revanche, si Marie-Françoise Mortureux distingue, elle aussi, la langue et le discours, le titre de son ouvrage. La lexicologie entre langue et discours (1997), peut être reçu comme une invitation à retrouver l'ouverture sur les emplois. D'autant plus que entre est présenté non pas comme un espace vide mais comme un «va-et-vient» (p. 6), que le caractère virtuel du lexique est souligné et que le discours est toujours présent: «Les linguistes font donc l'hypothèse d'un lexique (ensemble des lexèmes pourvus d'une signification abstraite) que les locuteurs utilisent en situation au terme d'un calcul ajustant au mieux les mots et les choses» (ibid., p. 12). La définition de lexicologie en découle: «Etude du lexique et des vocabulaires» (ibid., p. 189).

Au milieu de toutes ces définitions de la lexicologie, définitions riches par l'ampleur de leurs perspectives, il n'est pas sans importance que le caractère virtuel de l'objet nommé lexique soit explicitement formulé.A. Rey l'avait déjà souligné: «Le lexique en tant qu'objet n'est qu'une visée» (Le lexique: images et modèles, 1977, p. 7). Dès lors, faire découler le fonctionnement des mots du discours réel des caractères de cet objet virtuel apparaît comme une démarche déductive sans doute logiquement nécessaire pour l'étude du système, mais mal compatible avec toutes les données ordinaires et très contingentes des usages qui sont le lot de la lexicologie de terrain. De même, distinguer d'un côté des lexèmes, unités de la langue, du lexique, et, de l'autre, des vocables, unités de la parole, du discours, ou encore signaler que l'analyse n'accède aux lexèmes que par les vocables, ou préciser qu'on apprend les lexèmes en apprenant les vocables, ou que les lexèmes produisent, entretiennent, permettent l'usage des vocables n'est peut-être énoncer qu'une suite d'images. Images qui évoquent celle d'un capital déposé dont on n'utiliserait jamais que les intérêts produits, au fond ce «trésor» de la langue évoqué dans le Cours de linguistique générale (p. 30).

On proposera donc de s'en tenir à des définitions pauvres, c'est-à-dire aussi peu imagées que possible et aussi attachées que possible à la spécificité de l'étude lexicologique: la lexicologie est l'étude des vocabulaires; un vocabulaire est un ensemble de mots ou de séquences figées apparaissant dans un même domaine d'usage. L'expression domaine d'emploi impliquerait la prise en compte d'une activité humaine dans l'exercice de cette activité, son apprentissage, ses pratiques| diverses, son évolution. L'expression domainei d’usage - Pascal aurait peut-être dit «de coutume» reprend tout du domaine d'emploi mais l'englobe dans l’usage du langage qui lui est lié et, surtout, comme nous allons le voir maintenant, renvoie la saisie du sens à cet usage. Le domaine peut être aussi bien un domaine très circonscrit, dans le cas d'un vocabulaire technique par exemple, qu'un domaine étendu à des échanges langagiers ordinaires. La synchronie retenue sera évidemment de durée variable, l'important étant qu'elle éclaire ce qui la prépare et ce qui la suit.

Il est clair que ces définitions confient à la lexicologie des corpus d'occurrences, c'est-à-dire de mots attestés en contexte, en situation. Il est également clair que le lexicologue analyse «beaucoup plus des valeurs de sens qu'une signification intangible, inhérente aux mots eux-mêmes» (Françoise Berlan, Le champ notionnel de l'ingénuité aux xvii et xviii siècles, 1994, p. 2). Il est enfin tout aussi clair que ces définitions conduisent plus à des démarches d'inventaires et de descriptions (pour reprendre les termes de R.-L. Wagner) qu'à des généralisations conceptuelles ou des formalisations logiques. Mais cela ne signifie pas que la lexicologie ainsi définie manque de fondements théoriques. Elle peut en trouver du côté de la philosophie du langage.

II. — La lexicologie et la philosophie du langage

La linguistique et la philosophie du langage ont une histoire commune. Parmi les interrogations qu'elles partagent, la manière dont les langues représentent le monde concerne directement la lexicologie. Du point de vue de la philosophie, cette question est celle de la validité de nos échanges langagiers:

Parlons-nous de quelque chose? de quoi parlons-nous? Du côté de la linguistique, la question porte sur les types de régularités qui stabilisent ces échanges: comment concilier l'évidente diversité des emplois avec l'apparente stabilité du lexique?

Les grammairiens anciens distinguaient déjà, dans la langue, la part de l’ analogia, la régularité, et la part de l’ anomalia, l'irrégularité. C'était, dès ce moment, enfermer le questionnement philosophique dans le point de vue linguistique. Mais l'enfermement ne fait pas disparaître le questionnement. D'abord, parce que, parmi ces grammairiens, Varron justifie la distinction par l'usage: s'il est utile que soient distingués equus (cheval) et equa (jument, cavale), corvus peut désigner sans gêne particulière pour l'usage le mâle et la femelle du corbeau (De la langue latine, cité dans A. Rey, La lexicologie, 1970, p. 13-14). Revenant sur cet ouvrage dans son Lexique: images es modèles, 1977 (p. 156, n. 2), A. Rey s'excuse d'avoir pu laisser croire que le champ de la lexicologie était identi-fiable à celui de la philosophie du signe lexical. On peut s'étonner de ces excuses. Le texte ne permettait aucune confusion. Et si le signe des lexicologues n'est pas celui des philosophes, il a quand même plus a en apprendre que des unités codées des logiques formelles.

Ensuite, parce qu'il y a deux façons de traiter la distinction dusystème et des usages: souligner l'écart et trancher pour le système, ou reinscrire les usages dans le système, donc, avec eux, l'horizon du monde, au risque de faire éclater le système. Ce que nous venons devoir des définitions de la lexicologie montre que, depuis le Cours de linguistique générale, l'essentiel de la linguistique moderne est fondé sur la première façon. Elle étudie le système de la langue dans ses dimensions phonologiques, syntaxiques, sémantiques et se contente globalement d'un accord des locuteurs sur le sens. C'est sans doute le prix qu'il lui fallait d'abord payer pour se fonder comme discipline autonome.

Si la lexicologie veut acquérir sa propre autonomie, elle ne peut procéder ainsi. Elle ne peut ni écarter la variété des emplois, ni même rester à l'intérieur du dilemme unomalia/unalogia, variété/stabilité. I1 faut qu'elle considère ce dilemme de l'extérieur, et pour cela qu'elle prenne un point de vue qui est justement celui de la validité. Pour la lexicologie, hier comme aujourd'hui, stabilité et validité posent une même question: Comment parlons-nous de ce dont nous parlons? Une question on le commentl et le ce ont partie liée.

A cette question, quatre grandes réponses philosophiques ont été apportées: (1) le langage dépend du monde; (2) le langage a sa propre autorité mais il valide cette autorité par la mesure d'un autre monde ou (3) par la mesure d'un aspect particulier de ce monde; (4) le langage est affaire d'usage, c'est une pratique humaine parmi d'autres pratiques humaines.

Le naturalisme de Cratyle.

Dans le dialogue qui porte son nom, Cratyle défend le naturalisme absolu de la première hypothèse: le monde est la mesure qui valide le langage. Sa thèse est que la justesse du nom procède de la nature de la chose. La dénomination est l'ouvrage, difficile entre tous, de l'artisan de noms: il faut appliquer sur des syllabes différentes, grecques ou barbares, la forme de la chose (Platon, Cratyle, 390).

L'impossibilité de soutenir cette thèse ne doit pas cacher le fait qu'elle est la plus spontanée, une spontanéité du genre: le Soleil tourne autour de la Terre. Cela s'exprime non pas sous la forme spécifiquement cratylienne, mais dans le sentiment commun de tenir le mot pour l'étiquette d'une chose déjà là, une chose constituée avant d'être nommée.

Le rejet de la thèse de Cratyle ne signifie pas son effacement complet. Ainsi, les onomatopées ne sont pas universelles, mais ce qu'elles ont de semblable dans leurs diagrammes sonores, malgré les écarts entre les langues, a quelque chose de cratylien:

aucune langue ne fait chanter broum broum au coq. Quant à l'emploi cratylien des mots, il est bienentendu un des aspects fondamentaux de l'expression poétique. En cherchant une certaine correspondance entre le sens et la musique, le bruit, le graphisme de l'expression, le poète joue le cratylisme. Mais ce jeu est un simulacre, Gérard Genette parle de cratylisrne «mimologique» (Mimologiques, Le Seuil, p. 36), où la puissance sonore et graphique est conférée au mot par l'œuvre elle-même. Le trésor que certains poètes disent découvrir dans le mot dégagé de la gangue de l'usage courant (Mallarmé par ex.) est un trésor qu'ils ont apporté eux-mêmes par leur talent et leur culture.

2. L'idéalisme platonicien. — Au naturalisme de Cratyle, le dialogue de Platon oppose l'opinion d'Hermogène. Pour celui-ci, les dénominations sont conventionnelles, on peut les changer, de même qu'un maître peut changer le nom de son serviteur sans que l'un des noms soit, par nature, plus juste que l'autre (Cratyle, 383). Socrate discute l'idée. Elle place en effet dans le langage un principe d'instabilité qui le soumet à la mesure de l'homme (thèse des sophistes), mais le livre ainsi au caprice du tyran. Aussi Hermogène doit-il concéder à Socrate qu'on ne peut pas accepter que n'importe qui parle n'importe comment. Mais l'important du dialogue de Platon réside dans la réduction de la différence entre les deux thèses. En gros, Cratyle fonde le discours sur les choses, et Hermogène les choses sur le discours. Contre les deux, le platonisme affirme la dimension transcendante du langage. S'il a quelque stabilité, il la tient de la stabilité absolue d'un autre monde, un monde idéal. A peine assez transparent pour nous le laisser deviner, notre langage est trop imparfait pour nous le révéler pleinement. La critique de la thèse des sophistes est essentielle
parce qu'elle invite à prendre cette thèse au sérieux. Sufffisamment d'exemples historiques la soutiennent. Tenons-nous en à un exemple littéraire, l'affirmation de 1 ' «Homme à la Cloche» de Lewis Carrol, lequel va répétant: «Ce que je vous dis trois fois est vrai»! La chasse au Snark). Comprendre que les Pouvoirs manipulent les mots, c'est aussi comprendre que l'affaire ne peut être enfermée dans le seul système de la langue.

3. Les thèses immanentistes. — Aristote écarte le débat du Cratyle en conférant au mot le statut de signe d'un concept. Il distingue le mot signifiant, le concept signifié et son référent. Cela lui permet d'expliquer que le langage soit à la fois conventionnel - les mots ne sont que des symboles des concepts -,et, d'une certaine façon, naturel: les concepts sont des «états de l'âme», non pas individuels mais universel, liés à leurs référents dans un rapport de «ressemblance» (De l'inter-prétation. I, 16 a 3-7). L'universalité des signifiés conceptuels donne un cadre logiqiue à l'analyse du contenu des mots. Le syllogisme articule ces contenus. La justesse des agencements syllo-gistiques fournit un critère de validation des é'noncés. Une généralisation validée élabore un concept où se lit l'essence de la chose.

Les stoïciens associent ce qu'Aristote distingue. Pour eux, la parole n'est pas une représentation de la pensée: le penser est le dire. Ce n'est pas au niveau du mot mais de l'énoncé que s'opère la jonction d'un signifiant articulé porteur de sens, et d'un signifié, «contenu de pensée» intégré dans le signifiant. Corollaire: cet énoncé ayant la forme d'une relation prédicative, il n'est signe de la chose que parce qu'il est le «conséquent» d'un énoncé assertif «antécédent» (Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, II, 104). Dans les deux cas, la validité du langage n'est plus située dans un monde transcendant, elle est immanente au monde qui est le nôtre. L'écart avec le platonisme semble net. Pourtant, il mérite d'être nuancé quand on s'interroge sur les descriptions de cette immanence.

Les thèses immanentistes valident en effet le langage par son rattachement à une dimension en profondeur du monde lui-même, une dimension qui est une sorte de deuxième monde. Cette dimension, on ne peut l'atteindre, en tout ou en partie, que par l'usage d'une langue autre que la langue ordinaire, une langue claire et explicitement validable. C'est l'enchaînement des syllogismes chez Aristote, les assertions nécessairement vraies du sage qui vit en conformité avec le
monde pour les stoïciens. Ce sera, chez Descartes, la certitude des idées claires et distinctes; chez Leibniz, une logique de la distinction et de la clarté; pour Husserl, l'existence d'une grammaire a priori; pour le positivisme logique de l'École de Vienne et Carnap, la logique; pour Chomsky, l'innéisme du système... Tous expriment une méfiance à l'égard des usages ordinaires du langage et valident l'usage logique par un réalisme non critique. En regard, la part du réalisme critique,
c'est bien entendu chez Kant qu'elle se rencontre: l'aspect caché du monde est inaccessible à la connaissance scientifique du fait des conditions de l'exercice de la pensée humaine.

Dans la perspective d'un réalisme non critique, la lexicologie trouve aujourd'hui profit à comprendre la théorie figurative de l'énoncé exposée par Ludwig Wittgenstein dans son Tractatus logico-philosophicus: «Dans la proposition un état de choses est composé pour ainsi dire de manière démonstrative. Au lieu de dire: cette proposition a tel ou tel sens, on dira mieux: cette proposition représente tel ou tel état de choses» (4.031).

Cette théorie est d'abord une réponse à la question de la vérité des propositions logiques, mais cela concerne la représentation du monde dans le langage. Discuter le solipsisme ne conduit pas Wittgenstein à déduire l'organisation du langage d'une organisation du monde. Pour lui, l'exigence de l'organisation du monde (exigence au fond kantienne) et l'exigence de l'organisation du langage sont une seule et même exigence: «L'exigence de choses simples est l'exigence que le sens soit défini» (Carnets, 1914-1916, trad. G.-G. Granger, Gallimard, à la date du 17 juin 1915). Autrement dit: il faut que l'organisation du monde existe pour que le langage fonctionne (voir Ray Monk, Wittgenstein. Le devoir de génie, 1990, trad. A. Gerschenfeld, Odile Jacob, 1993, p. 135-136). Mais un tableau ne comporte pas un schéma géométrique de son mode de représentation. Ou alors il faudrait que ce schéma lui-même soit accompagné d'un schéma qui l'expliquerait, ouvrant ainsi une régression à l'infini. De même, le langage ne peut pas dire la logique du monde, il ne peut que la montrer en montrant son propre fonctionnement.

Pour Platon, Frege, Russell, Popper, les objets de la logique existent indépendamment de nous. Frege échappe pourtant à un platonisme naïf et se rapproche de Kant en ce qu'il ne considère pas que la saisie de ces objets relève d'une faculté spécifique, en tout cas différente de notre faculté d'appréhension du monde en général. Il suffit en effet de les renvoyer aux conditions mêmes de toute forme de pensée et ils n'impliquent que notre aptitude à saisir la vérité des lois logiques. C'est justement le point où Wittgenstein occupe une position différente: les propositions de la logique ne peuvent être vérifiées, elles ne disent rien, elles montrent la logique du monde (voir Jacques Bouveresse, Dire et ne rien dire, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1997, chap. IH).

Le Wittgenstein du Tractatus est donc moins platonicien que Russell. Sa position relève plus d'un réalisme immanentiel: le langage est fondé sur la nature de ce monde. Mais si, comme Kant, Wittgenstein prend le monde tel qu'il est, sa position n'est pas critique: le rôle de l'esprit n'est pas pris en compte. C'est à ce titre que David Pears parle de «platonisme négligent» (La pensée- Wittgenstein, 1987, trad. C. Chauviré. Aubier, 1993, p. 176). Et cette formule semble pouvoir s'appliquer à toutes les réponses examinées sous ce point 3.

4. Les thèses de l'usage. — Dans les questions que nous examinons, échapper au platonisme négligent ou non, c'est considérer que la raison de la validité et de la stabilité du langage n'est pas un mystère caché dans un autre monde, ou dans un aspect de ce monde inaccessible au langage ordinaire, accessible seulement à un langage caché dans le langage ordinaire, mais qu'elle repose sur une pratique apprise et perpétuée. Ici, les analyses contemporaines qu'il importe plus particulièrement de retenir sont celles de Charles Sanders Peirce et du «second» Wittgenstein. Quant à la source antique, elle peut être cherchée du côté des épicuriens et des sceptiques.

Pour les épicuriens et les sceptiques, les signes ne sont pas signes des idées que nous avons des choses mais signes des choses (voir Gérard Deledalle, Lire Peirce aujourd'hui, Bruxelles, De Boeck, 1990, p. 97). Certes, l'empirisme qui les rapproche a deux visages. Les sceptiques pensent que l'induction ne traite que des apparences (puisqu'on ne peut pas connaître la vérité sur les choses) et qu'il n'y a de stabilité possible du langage que dans l'usage, un usage en soi non justifiable mais qui procure les régularités nécessaires à la communication. En regard, les épicuriens considèrent que l'induction va légitimement au-delà de notre expérience du monde et qu'elle valide ainsi le lien entre les mots et les choses. Mais les deux écoles réfutent l'idée que le langage dépende d'un ordre venu d'un autre monde ou d'un aspect particulier de ce monde. Elles laissent entendre quelque chose de la dimension publique, pratique et ordinaire du langage.

Sur le fait que les noms sont signes des choses et que le sens n'est pas simplement affaire de représentation mentale, Peirce développe une théorie dynamique et triadique de la sémiose. Le signe est relation d'un premier, le representamen, qui tient lieu d'un second, son objet, pour un troisième, son interprétant: «Un signe est une relation conjointe avec la chose dénotée et avec l'esprit» (Peirce, 3.360, in Écrits sur le signe, 1978, p. 143).

Comme representamen, le signe est priméité, expérience directe, phénomène kantien (un sentiment de rouge), mais de la nature du noumène (la rougéité), simple qualité encore indéterminée, possibilité logique de signe (rouge peut signifier couleur, arrêt, colère...). Par rapport à son objet «réel, imaginable ou inimaginable» (ibid., 2.230, p. 122), le signe est secondéité, existant individuel, le ici et maintenant de Duns Scot, rencontre avec le monde, voire simple résistance du monde. Comme interprêtant (surtout ne pas confondre avec l'interprète), le signe est médiation, tiercéité pour et par quoi sont mis en relation le representamen et l'objet. Il faut souligner que le signe est un tout, representanem. objet et interprétant ne sont pas des étapes ou des termes, mais des fonctions de la sémiose.

Dans la critique du Tractatus que Wittgenstein conduit lui-même, la rupture avec le «platonisme négligent» passe par l'idée qu'entre le langage et le monde il faut s'en tenir à une interaction et ne donner la maîtrise ni à l'un, ni à l'autre. Le langage est une pratique acquise qui cherche à élucider un monde dont elle fait elle-même partie. C'est emprunter à Hume. Mais l'habitude comme fondement de la stabilité n'est pas ici un argument définitivement sceptique. L'important est que cette approche anthropologique permet de refuser le dilemme réalisme ou conventionnalisme: «Pour qu'il y ait une compréhension mutuelle au moyen du langage, il doit y avoir une concordance non seulement dans les définitions, mais aussi (si étrange que cela puisse paraître) dans les jugements» (Investigations philosophiques, o.c., 242).

Peirce et Wittgenstein partagent donc une conception non psychologique du signe'. Cela ne signifie pas qu'il n'y a rien de psychologique dans le signe. Ce qui est exclu, c'est de fonder le signe sur cette dimension, de taire de la communication un échange exclusif entre deux intériorités. Tous deux exposent la nature publique, sociale du sens: «La signification d'un mot réside dans l'usage que l'on va en faire» (Peirce, ///G. Deledalle, Lire Peirce. o.c.. p. 41); «Faites-vous enseigner la signification par l'usage » (Wittgenstein, Investigations philosophiques, o.c., p. 235). Le rapprochement avec Saussure est éclairant.Le Cours de linguistique générale souligne que, «pris dans son tout» le langage appartient «au domaine individuel et au domaine social» (CLG. p. 25). Puis il distingue ce qui est social, la langue, de ce qui est individuel, la parole (p. 30). Certes, le Cours ne refuse pas toute dimension sociale à la parole, mais cette dimension y semble seconde alors que pour Peirce comme pour Wittgenstein cet individuel est en lui-même social.

Il en va de même pour le rapport au monde. Peirce et Wittgenstein prennent des positions qu'on peut qualifier de réalistes. Réalisme logique et, en quelque sorte, eschatologique pour le premier puisque la vérité de l'objet du signe est renvoyée à une perspective de compréhension globale et commune. Réalisme critique pour le second puisque l'usage (le comment de la question: Comment parlons-nous de ce dont nous parlons?) ne constitue pas l'objet (le ce de cette question) sans que celui-ci ne fasse jouer sa nature. En regard, le CLG pose que «le signe linguistique unit non un nom et une chose, mais un concept et une image acoustique» (p. 9). Il fonde l'analyse sur une entité psychologique et écarte la question de la représentation du monde. Le bref chapitre où se trouve fermement exprimée la distinction entre les «éléments internes et externes de fa langue» (CLG, p. 40-43) souligne la richesse et l'importance de la «linguistique externe», puis conclut que «la langue est un système qui ne connaît que son ordre propre». C'est dans cet ordre que le signe linguistique développe toutes ses potentialités. De ce fait, les débats philosophiques sur la validité des dénominations des choses semblent congédiés. Mais depuis Emile Benveniste (Problèmes de linguistique générale, Gallimard, I, 1966; II, 1974), de nombreux linguistes ont souligné que l'immanentisme absolu de cette position devait être nuancé. Chez Saussure lui-même, le mot, de par sa signification, occupe moins une place «interne» qu'un rôle d'interface, rôle qu'Irène Tamba éclaire particulièrement en proposant de «retourner» le triangle sémiotique pour souligner le «rôle de "pivot formel" que joue le mot lexical dans la mise en place et la régulation du double processus de dénomination-signification» (La sémantique, 1998, p. 74).

On trouve là une prise en compte des usages qui peut rappeler celle que nous avons rencontrée dans certaines définitions de la lexicologie. Cependant, si la lexicologie veut prétendre à quelque autonomie, elle doit être plus conséquente et refuser de séparer la validité des usages de leur stabilité, refuser de séparer complètement le ce dont nous parlons du comment nous en parlons. On a pu voir que cette position ne manque pas de fondements théoriques solides: «Nous demandons: Comment te sers-tu du mot, qu'en fais-tu? - Cela nous apprendra comment tu le comprends. La grammaire est le livre de comptes du langage: ce qu'on doit y trouver, ce ne sont pas les impressions qui accompagnent le langage, mais les transactions linguistiques réelles» (Wittgenstein, Grammaire philosophique, éd. R. Rhees, trad. M.-A. Lescourret,Gallimard, 1980, p. 44).

Il peut paraître inconséquent de revendiquer l'autonomie d'une discipline invitée à côtoyer la philosophie du langage ainsi que les innombrables disciplines qui étudient les realia dont elle doit, elle, étudier les vocabulaires. On ne voit certes pas comment la lexicologie pourrait se retirer dans une tour d'ivoire. Mais, pour autant, son domaine demande à être précisé par rapport aux disciplines linguistiques les plus proches.

 


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