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De tous les écrivains qu'on rattache à l'école du «Nouveau Roman», Michel
Butor est sans cloute le plus complet. Car, s'il s'est illustré d'abord comme
romancier («Passage de Milan», «L'Emploi du temps», «La Modification»), il
s'est peu à peu orienté vers d'autres aspects de la création littéraire pour produire
une œuvre multiforme, comportant des essais («Répertoire»), des relations de
voyage («Le Génie du lieu», «Mobile», «Réseau aérien»), des études où l'esprit
critique et l'imagination s'associent heureusement («6180 000 litres d'eau par
seconde», «La Rosé des vents», «Intervalle»). De tous ses écrits, «La
Modification», prix Renaudot 1957, est le plus populaire, du moins celui qui a
réuni le plus de lecteurs. C'est une sorte de roman, racontant l'histoire d'un
homme de quarante-cinq ans, marié et père de quatre enfants, que son métier
conduit à faire de fréquents voyages à Rome: il y a connu une jeune veuve,
Cécile, et il conçoit le projet de quitter son foyer pour vivre avec elle.
Au voyage suivant, vous l'aviez prévenue de votre arrivée par la
première lettre que vous lui eussiez écrite, bien différente de celles
d'aujourd'hui, le style étant passé de «Chère Madame», à «Chère Cécile»,
puis aux petits surnoms d'amants, le vous ayant fait place au tu, les
formules de politesse aux envois de baisers.
Vous avez trouvé sa réponse en arrivant à l'Albergo Quirinale comme
vous le lui aviez demandé, vous priant de venir l'attendre à la sortie du
Palais Farnèse, pour qu'elle pût vous mener, si cela vous amusait, dans un
petit restaurant qu'elle connaissait au Trastevere.
Le pli était pris; chaque fois vous l'aviez revue; bientôt ce fut l'automne,
puis l'hiver; vous aviez parlé de musique, elle vous a procuré des places de
concert; elle s'est mise à étudier pour vous les programmes des cinémas,
à organiser vos loisirs à Rome.
Sans qu'elle s'en rendît compte alors, sans l'avoir cherché (vous l'avez
appris tous les deux ensemble en étudiant votre Rome l'un pour l'autre),
elle avait mis votre première promenade commune sous le signe de
Borromini; depuis, vous avez eu bien d'autres guides et patrons; ainsi,
comme vous aviez longuement feuilleté un jour dans une petite ibrairie
d'occasions précieuses, près du palais Borghese, — celle-là même où
Cécile vous a acheté peu de temps après pour votre fête la Construction et
la Prison qui ornent votre salon, quinze place du Panthéon — un volume
de Piranèse consacré aux ruines, les mêmes sujets à peu près que ceux les
toiles imaginaires rassemblées dans le tableau de Pannini, dans l'hiver vous
êtes allés considérer, interroger l'un après l'autre tous ces amas de briques
et de pierres.
Un soir enfin — vous étiez allés sur la via Appia, vous y aviez eu fort
froid à cause du vent, vous y aviez été surpris par le coucher du soleil près du
tombeau de Cecilia Metella; on apercevait la ville et ses remparts dans une
brume pourpré poussiéreuse —, elle vous a proposé ce que vous attendiez
depuis plusieurs mois, de venir prendre le thé dans sa maison, et vous avez
franchi le seuil du cinquante-six Via Monte délia Farina, vous avez monté
ces quatre hauts étages, vous avez pénétré dans l'appartement de la famille da
Ponte avec ses buffets noirs, ses fauteuils recouverts de housses en macramé,
ses calendriers publicitaires dont un de la maison Scabelli et ses images
pieuses, vous êtes entré dans sa chambre si fraîchement, si différemment
arrangée avec sa bibliothèque de livres français et italiens, ses photographies
de Paris, son couvre-lit à rayures de couleurs.
Il y avait une grosse réserve de bois fendu à côté de la cheminée et vous
lui avez dit que vous vous chargiez d'allumer le feu, mais c'est une chose
dont vous aviez perdu l'habitude depuis la fin de la guerre; il vous a fallu
longtemps.
Il faisait chaud maintenant; enfoncé dans un des fauteuils, vous avez
commencé à boire son thé qui vous réconfortait merveilleusement; vous vous
sentiez tout envahi d'une délicieuse fatigue; vous regardiez les flammes
claires et leurs reflets sur les pots de verre et de faïence, dans les yeux tout
proches des vôtres de Cécile qui avait enlevé ses souliers et s'était allongée
sur le divan, beurrant, appuyée sur un coude, une tranche de pain grillé.
Vous entendiez le bruit du couteau sur la mie durcie, le ronflement dans
le foyer; il y avait cette fine odeur de deux fumées à la fois; de nouveau vous
aviez toute votre timidité déjeune homme; le baiser vous apparaissait comme
une fatalité à laquelle il vous était impossible de vous soustraire, vous vous
êtes levé brusquement et elle vous a demandé: «Qu'est-ce qu'il y a?»
La regardant sans lui répondre, sans plus pouvoir détacher vos yeux des
siens, vous vous êtes approché d'elle doucement avec l'impression de tirer
un immense poids derrière vous; assis près d'elle sur le divan, votre bouche
a eu encore quelques terribles centimètres à franchir, votre cœur était serré
comme un linge humide qu'on essore.
Elle a lâché le couteau qu'elle tenait d'une main, le pain qu'elle tenait de
l'autre, et vous avez fait ce que font ensemble les amoureux.
Michel Butor, La Modification.
Дата добавления: 2015-08-02; просмотров: 48 | Нарушение авторских прав
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