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– Arrкte! mauvais soldat, dit-il au hussard; je te connais, tu es de la compagnie du capitaine Henriet.
– Eh bien! que le capitaine lui-mкme me donne l’ordre! Le capitaine Henriet a йtй tuй hier, ajouta-t-il en ricanant; et va te faire f…
En disant ces paroles il veut forcer le passage et pousse le vieux colonel qui tombe assis sur le pavй du pont. Fabrice, qui йtait а deux pas plus loin sur le pont, mais faisant face au cфtй de l’auberge, pousse son cheval, et tandis que le poitrail du cheval de l’assaillant jette par terre le colonel qui ne lвche point la rкne hors du montoir, Fabrice, indignй, porte au hussard un coup de pointe а fond. Par bonheur le cheval du hussard, se sentant tirй vers la terre par la bride que tenait le colonel, fit un mouvement de cфtй, de faзon que la longue lame du sabre de grosse cavalerie de Fabrice glissa le long du gilet du hussard et passa tout entiиre sous ses yeux. Furieux, le hussard se retourne et lance un coup de toutes ses forces, qui coupe la manche de Fabrice et entre profondйment dans son bras: notre hйros tombe.
Un des hussards dйmontйs voyant les deux dйfenseurs du pont par terre, saisit l’а-propos, saute sur le cheval de Fabrice et veut s’en emparer en le lanзant au galop sur le pont.
Le marйchal des logis, en accourant de l’auberge, avait vu tomber son colonel, et le croyait gravement blessй. Il court aprиs le cheval de Fabrice et plonge la pointe de son sabre dans les reins du voleur; celui-ci tombe. Les hussards, ne voyant plus sur le pont que le marйchal des logis а pied, passent au galop et filent rapidement. Celui qui йtait а pied s’enfuit dans la campagne.
Le marйchal des logis s’approcha des blessйs. Fabrice s’йtait dйjа relevй, il souffrait peu, mais perdait beaucoup de sang. Le colonel se releva plus lentement; il йtait tout йtourdi de sa chute, mais n’avait reзu aucune blessure.
– Je ne souffre, dit-il au marйchal des logis, que de mon ancienne blessure а la main.
Le hussard blessй par le marйchal des logis mourait.
– Le diable l’emporte! s’йcria le colonel, mais, dit-il au marйchal des logis et aux deux autres cavaliers qui accouraient, songez а ce petit jeune homme que j’ai exposй mal а propos. Je vais rester au pont moi-mкme pour tвcher d’arrкter ces enragйs. Conduisez le petit jeune homme а l’auberge et pansez son bras; prenez une de mes chemises.
CHAPITRE V
Toute cette aventure n’avait pas durй une minute; les blessures de Fabrice n’йtaient rien; on lui serra le bras avec des bandes taillйes dans la chemise du colonel. On voulait lui arranger un lit au premier йtage de l’auberge:
– Mais pendant que je serai ici bien choyй au premier йtage, dit Fabrice au marйchal des logis, mon cheval, qui est а l’йcurie, s’ennuiera tout seul et s’en ira avec un autre maоtre.
– Pas mal pour un conscrit! dit le marйchal des logis.
Et l’on йtablit Fabrice sur de la paille bien fraоche, dans la mangeoire mкme а laquelle son cheval йtait attachй.
Puis, comme Fabrice se sentait trиs faible, le marйchal des logis lui apporta une йcuelle de vin chaud et fit un peu la conversation avec lui. Quelques compliments inclus dans cette conversation mirent notre hйros au troisiиme ciel.
Fabrice ne s’йveilla que le lendemain au point du jour; les chevaux poussaient de longs hennissements et faisaient un tapage affreux; l’йcurie se remplissait de fumйe. D’abord Fabrice ne comprenait rien а tout ce bruit, et ne savait mкme oщ il йtait; enfin а demi йtouffй par la fumйe, il eut l’idйe que la maison brыlait; en un clin d’њil il fut hors de l’йcurie et а cheval. Il leva la tкte; la fumйe sortait avec violence par les deux fenкtres au-dessus de l’йcurie et le toit йtait couvert d’une fumйe noire qui tourbillonnait. Une centaine de fuyards йtaient arrivйs dans la nuit а l’auberge du Cheval-Blanc; tous criaient et juraient. Les cinq ou six que Fabrice put voir de prиs lui semblиrent complиtement ivres; l’un d’eux voulait l’arrкter et lui criait:
– Oщ emmиnes-tu mon cheval?
Quand Fabrice fut а un quart de lieue, il tourna la tкte; personne ne le suivait, la maison йtait en flammes. Fabrice reconnut le pont, il pensa а sa blessure et sentit son bras serrй par des bandes et fort chaud. «Et le vieux colonel, que sera-t-il devenu? Il a donnй sa chemise pour panser mon bras.» Notre hйros йtait ce matin-lа du plus beau sang-froid du monde; la quantitй de sang qu’il avait perdue l’avait dйlivrй de toute la partie romanesque de son caractиre.
«A droite! se dit-il, et filons.» Il se mit tranquillement а suivre le cours de la riviиre qui, aprиs avoir passй sous le pont, coulait vers la droite de la route. Il se rappelait les conseils de la bonne cantiniиre. «Quelle amitiй! se disait-il, quel caractиre ouvert!»
Aprиs une heure de marche, il se trouva trиs faible. «Ah за! vais-je m’йvanouir? se dit-il: si je m’йvanouis, on me vole mon cheval, et peut-кtre mes habits, et avec les habits le trйsor.» Il n’avait plus la force de conduire son cheval, et il cherchait а se tenir en йquilibre, lorsqu’un paysan, qui bкchait dans un champ а cфtй de la grande route, vit sa pвleur et vint lui offrir un verre de biиre et du pain.
– A vous voir si pвle, j’ai pensй que vous йtiez un des blessйs de la grande bataille! lui dit le paysan.
Jamais secours ne vint plus а propos. Au moment oщ Fabrice mвchait le morceau de pain noir, les yeux commenзaient а lui faire mal quand il regardait devant lui. Quand il fut un peu remis, il remercia.
– Et oщ suis-je? demanda-t-il.
Le paysan lui apprit qu’а trois quarts de lieue plus loin se trouvait le bourg de Zonders, oщ il serait trиs bien soignй. Fabrice arriva dans ce bourg, ne sachant pas trop ce qu’il faisait, et ne songeant а chaque pas qu’а ne pas tomber de cheval. Il vit une grande porte ouverte, il entra: c’йtait l’auberge de l’Etrille. Aussitфt accourut la bonne maоtresse de la maison, femme йnorme; elle appela du secours d’une voix altйrйe par la pitiй. Deux jeunes filles aidиrent Fabrice а mettre pied а terre; а peine descendu de cheval, il s’йvanouit complиtement. Un chirurgien fut appelй, on le saigna. Ce jour-lа et ceux qui suivirent, Fabrice ne savait pas trop ce qu’on lui faisait, il dormait presque sans cesse.
Le coup de pointe а la cuisse menaзait d’un dйpфt considйrable. Quand il avait sa tкte а lui, il recommandait qu’on prоt soin de son cheval, et rйpйtait souvent qu’il paierait bien, ce qui offensait la bonne maоtresse de l’auberge et ses filles. Il y avait quinze jours qu’il йtait admirablement soignй, et il commenзait а reprendre un peu ses idйes, lorsqu’il s’aperзut un soir que ses hфtesses avaient l’air fort troublй. Bientфt un officier allemand entra dans sa chambre: on se servait pour lui rйpondre d’une langue qu’il n’entendait pas; mais il vit bien qu’on parlait de lui; il feignit de dormir. Quelque temps aprиs, quand il pensa que l’officier pouvait кtre sorti, il appela ses hфtesses:
– Cet officier ne vient-il pas m’йcrire sur une liste et me faire prisonnier?
L’hфtesse en convint les larmes aux yeux.
– Eh bien! il y a de l’argent dans mon dolman! s’йcria-t-il en se relevant sur son lit, achetez-moi des habits bourgeois, et, cette nuit, je pars sur mon cheval. Vous m’avez dйjа sauvй la vie une fois en me recevant au moment oщ j’allais tomber mourant dans la rue; sauvez-la-moi encore en me donnant les moyens de rejoindre ma mиre.
En ce moment, les filles de l’hфtesse se mirent а fondre en larmes; elles tremblaient pour Fabrice; et comme elles comprenaient а peine le franзais, elles s’approchиrent de son lit pour lui faire des questions. Elles discutиrent en flamand avec leur mиre; mais, а chaque instant, des yeux attendris se tournaient vers notre hйros; il crut comprendre que sa fuite pouvait les compromettre gravement, mais qu’elles voulaient bien en courir la chance. Il les remercia avec effusion et en joignant les mains. Un juif du pays fournit un habillement complet; mais, quand il l’apporta vers les dix heures du soir, ces demoiselles reconnurent, en comparant l’habit avec le dolman de Fabrice, qu’il fallait le rйtrйcir infiniment. Aussitфt elles se mirent а l’ouvrage; il n’y avait pas de temps а perdre. Fabrice indiqua quelques napolйons cachйs dans ses habits, et pria ses hфtesses de les coudre dans les vкtements qu’on venait d’acheter. On avait apportй avec les habits une belle paire de bottes neuves. Fabrice n’hйsita point а prier ces bonnes filles de couper les bottes а la hussarde а l’endroit qu’il leur indiqua, et l’on cacha ses petits diamants dans la doublure des nouvelles bottes.
Par un effet singulier de la perte du sang et de la faiblesse qui en йtait la suite, Fabrice avait presque tout а fait oubliй le franзais; il s’adressait en italien а ses hфtesses, qui parlaient un patois flamand, de faзon que l’on s’entendait presque uniquement par signes. Quand les jeunes filles, d’ailleurs parfaitement dйsintйressйes, virent les diamants, leur enthousiasme pour lui n’eut plus de bornes; elles le crurent un prince dйguisй. Aniken, la cadette et la plus naпve, l’embrassa sans autre faзon. Fabrice, de son cфtй, les trouvait charmantes; et vers minuit, lorsque le chirurgien lui eut permis un peu de vin, а cause de la route qu’il allait entreprendre, il avait presque envie de ne pas partir. «Oщ pourrais-je кtre mieux qu’ici?» disait-il. Toutefois, sur les deux heures du matin, il s’habilla. Au moment de sortir de sa chambre, la bonne hфtesse lui apprit que son cheval avait йtй emmenй par l’officier qui, quelques heures auparavant, йtait venu faire la visite de la maison.
– Ah! canaille! s’йcriait Fabrice en jurant, а un blessй!
Il n’йtait pas assez philosophe, ce jeune Italien, pour se rappeler а quel prix lui-mкme avait achetй ce cheval.
Aniken lui apprit en pleurant qu’on avait louй un cheval pour lui; elle eыt voulu qu’il ne partоt pas; les adieux furent tendres. Deux grands jeunes gens, parents de la bonne hфtesse, portиrent Fabrice sur la selle; pendant la route ils le soutenaient а cheval, tandis qu’un troisiиme, qui prйcйdait le petit convoi de quelques centaines de pas, examinait s’il n’y avait point de patrouille suspecte sur les chemins. Aprиs deux heures de marche, on s’arrкta chez une cousine de l’hфtesse de l’Etrille. Quoi que Fabrice pыt leur dire, les jeunes gens qui l’accompagnaient ne voulurent jamais le quitter; ils prйtendaient qu’ils connaissaient mieux que personne les passages dans les bois.
– Mais demain matin, quand on saura ma fuite, et qu’on ne vous verra pas dans le pays, votre absence vous compromettra, disait Fabrice.
On se remit en marche. Par bonheur, quand le jour vint а paraоtre, la plaine йtait couverte d’un brouillard йpais. Vers les huit heures du matin, l’on arriva prиs d’une petite ville. L’un des jeunes gens se dйtacha pour voir si les chevaux de la poste avaient йtй volйs. Le maоtre de poste avait eu le temps de les faire disparaоtre, et de recruter des rosses infвmes dont il avait garni ses йcuries. On alla chercher deux chevaux dans les marйcages oщ ils йtaient cachйs, et, trois heures aprиs, Fabrice monta dans un petit cabriolet tout dйlabrй, mais attelй de deux bons chevaux de poste. Il avait repris des forces. Le moment de la sйparation avec les jeunes gens, parents de l’hфtesse, fut du dernier pathйtique; jamais, quelque prйtexte aimable que Fabrice pыt trouver, ils ne voulurent accepter d’argent.
– Dans votre йtat, monsieur, vous en avez plus de besoin que nous, rйpondaient toujours ces braves jeunes gens.
Enfin ils partirent avec des lettres oщ Fabrice, un peu fortifiй par l’agitation de la route, avait essayй de faire connaоtre а ses hфtesses tout ce qu’il sentait pour elles. Fabrice йcrivait les larmes aux yeux, et il y avait certainement de l’amour dans la lettre adressйe а la petite Aniken.
Le reste du voyage n’eut rien que d’ordinaire. En arrivant а Amiens il souffrait beaucoup du coup de pointe qu’il avait reзu а la cuisse; le chirurgien de campagne n’avait pas songй а dйbrider la plaie, et malgrй les saignйes, il s’y йtait formй un dйpфt. Pendant les quinze jours que Fabrice passa dans l’auberge d’Amiens, tenue par une famille complimenteuse et avide, les alliйs envahissaient la France, et Fabrice devint comme un autre homme, tant il fit de rйflexions profondes sur les choses qui venaient de lui arriver. Il n’йtait restй enfant que sur un point: ce qu’il avait vu йtait-ce une bataille, et en second lieu, cette bataille йtait-elle Waterloo? Pour la premiиre fois de sa vie il trouva du plaisir а lire; il espйrait toujours trouver dans les journaux, ou dans les rйcits de la bataille, quelque description qui lui permettrait de reconnaоtre les lieux qu’il avait parcourus а la suite du marйchal Ney, et plus tard avec l’autre gйnйral. Pendant son sйjour а Amiens, il йcrivit presque tous les jours а ses bonnes amies de l’Etrille. Dиs qu’il fut guйri, il vint а Paris; il trouva а son ancien hфtel vingt lettres de sa mиre et de sa tante qui le suppliaient de revenir au plus vite. Une derniиre lettre de la comtesse Pietranera avait un certain tour йnigmatique qui l’inquiйta fort, cette lettre lui enleva toutes ses rкveries tendres. C’йtait un caractиre auquel il ne fallait qu’un mot pour prйvoir facilement les plus grands malheurs; son imagination se chargeait ensuite de lui peindre ces malheurs avec les dйtails les plus horribles.
«Garde-toi bien de signer les lettres que tu йcris pour donner de tes nouvelles, lui disait la comtesse. A ton retour tu ne dois point venir d’emblйe sur le lac de Cфme: arrкte-toi а Lugano, sur le territoire suisse.» Il devait arriver dans cette petite ville sous le nom de Cavi; il trouverait а la principale auberge le valet de chambre de la comtesse, qui lui indiquerait ce qu’il fallait faire. Sa tante finissait par ces mots: «Cache par tous les moyens possibles la folie que tu as faite, et surtout ne conserve sur toi aucun papier imprimй ou йcrit; en Suisse tu seras environnй des amis de Sainte-Marguerite 4. Si j’ai assez d’argent, lui disait la comtesse, j’enverrai quelqu’un а Genиve, а l’hфtel des Balances, et tu auras des dйtails que je ne puis йcrire et qu’il faut pourtant que tu saches avant d’arriver. Mais, au nom de Dieu, pas un jour de plus а Paris; tu y serais reconnu par nos espions.» L’imagination de Fabrice se mit а se figurer les choses les plus йtranges, et il fut incapable de tout autre plaisir que celui de chercher а deviner ce que sa tante pouvait avoir а lui apprendre de si йtrange. Deux fois, en traversant la France, il fut arrкtй; mais il sut se dйgager; il dut ces dйsagrйments а son passeport italien et а cette йtrange qualitй de marchand de baromиtres, qui n’йtait guиre d’accord avec sa figure jeune et son bras en йcharpe.
Enfin, dans Genиve, il trouva un homme appartenant а la comtesse qui lui raconta de sa part, que lui, Fabrice, avait йtй dйnoncй а la police de Milan comme йtant allй porter а Napolйon des propositions arrкtйes par une vaste conspiration organisйe dans le ci-devant royaume d’Italie. Si tel n’eыt pas йtй le but de son voyage, disait la dйnonciation, а quoi bon prendre un nom supposй? Sa mиre chercherait а prouver ce qui йtait vrai; c’est-а-dire:
1° Qu’il n’йtait jamais sorti de la Suisse;
2° Qu’il avait quittй le chвteau а l’improviste а la suite d’une querelle avec son frиre aоnй.
A ce rйcit, Fabrice eut un sentiment d’orgueil. «J’aurais йtй une sorte d’ambassadeur auprиs de Napolйon! se dit-il; j’aurais eu l’honneur de parler а ce grand homme, plыt а Dieu!» Il se souvint que son septiиme aпeul, le petit-fils de celui qui arriva а Milan а la suite de Sforce, eut l’honneur d’avoir la tкte tranchйe par les ennemis du duc, qui le surprirent comme il allait en Suisse porter des propositions aux louables cantons et recruter des soldats. Il voyait des yeux de l’вme l’estampe relative а ce fait, placйe dans la gйnйalogie de la famille. Fabrice, en interrogeant ce valet de chambre, le trouva outrй d’un dйtail qui enfin lui йchappa, malgrй l’ordre exprиs de le lui taire, plusieurs fois rйpйtй par la comtesse. C’йtait Ascagne, son frиre aоnй, qui l’avait dйnoncй а la police de Milan. Ce mot cruel donna comme un accиs de folie а notre hйros. De Genиve pour aller en Italie on passe par Lausanne; il voulut partir а pied et sur-le-champ, et faire ainsi dix ou douze lieues, quoique la diligence de Genиve а Lausanne dыt partir deux heures plus tard. Avant de sortir de Genиve, il se prit de querelle dans un des tristes cafйs du pays, avec un jeune homme qui le regardait, disait-il, d’une faзon singuliиre. Rien de plus vrai, le jeune Genevois flegmatique, raisonnable et ne songeant qu’а l’argent, le croyait fou; Fabrice en entrant avait jetй des regards furibonds de tous les cфtйs, puis renversй sur son pantalon la tasse de cafй qu’on lui servait. Dans cette querelle, le premier mouvement de Fabrice fut tout а fait du XVIe siиcle: au lieu de parler du duel au jeune Genevois, il tira son poignard et se jeta sur lui pour l’en percer. En ce moment de passion, Fabrice oubliait tout ce qu’il avait appris sur les rиgles de l’honneur, et revenait а l’instinct, ou, pour mieux dire, aux souvenirs de la premiиre enfance.
L’homme de confiance intime qu’il trouva dans Lugano augmenta sa fureur en lui donnant de nouveaux dйtails. Comme Fabrice йtait aimй а Grianta, personne n’eыt prononcй son nom, et sans l’aimable procйdй de son frиre, tout le monde eыt feint de croire qu’il йtait а Milan, et jamais l’attention de la police de cette ville n’eыt йtй appelйe sur son absence.
– Sans doute les douaniers ont votre signalement, lui dit l’envoyй de sa tante, et si nous suivons la grande route, а la frontiиre du royaume lombardo-vйnitien, vous serez arrкtй.
Fabrice et ses gens connaissaient les moindres sentiers de la montagne qui sйpare Lugano du lac de Cфme: ils se dйguisиrent en chasseurs, c’est-а-dire en contrebandiers, et comme ils йtaient trois et porteurs de mines assez rйsolues, les douaniers qu’ils rencontrиrent ne songиrent qu’а les saluer. Fabrice s’arrangea de faзon а n’arriver au chвteau que vers minuit; а cette heure, son pиre et tous les valets de chambre portant de la poudre йtaient couchйs depuis longtemps. Il descendit sans peine dans le fossй profond et pйnйtra dans le chвteau par la petite fenкtre d’une cave: c’est lа qu’il йtait attendu par sa mиre et sa tante, bientфt ses sњurs accoururent. Les transports de tendresse et les larmes se succйdиrent pendant longtemps, et l’on commenзait а peine а parler raison lorsque les premiиres lueurs de l’aube vinrent avertir ces кtres qui se croyaient malheureux, que le temps volait.
– J’espиre que ton frиre ne se sera pas doutй de ton arrivйe, lui dit Mme Pietranera; je ne lui parlais guиre depuis sa belle йquipйe, ce dont son amour-propre me faisait l’honneur d’кtre fort piquй: ce soir а souper j’ai daignй lui adresser la parole; j’avais besoin de trouver un prйtexte pour cacher la joie folle qui pouvait lui donner des soupзons. Puis, lorsque je me suis aperзue qu’il йtait tout fier de cette prйtendue rйconciliation, j’ai profitй de sa joie pour le faire boire d’une faзon dйsordonnйe, et certainement il n’aura pas songй а se mettre en embuscade pour continuer son mйtier d’espion.
– C’est dans ton appartement qu’il faut cacher notre hussard, dit la marquise, il ne peut partir tout de suite dans ce premier moment, nous ne sommes pas assez maоtresses de notre raison, et il s’agit de choisir la meilleure faзon de mettre en dйfaut cette terrible police de Milan.
On suivit cette idйe; mais le marquis et son fils aоnй remarquиrent, le jour d’aprиs, que la marquise йtait sans cesse dans la chambre de sa belle-sњur. Nous ne nous arrкterons pas а peindre les transports de tendresse et de joie qui ce jour-lа encore agitиrent ces кtres si heureux. Les cњurs italiens sont, beaucoup plus que les nфtres, tourmentйs par les soupзons et par les idйes folles que leur prйsente une imagination brыlante, mais en revanche leurs joies sont bien plus intenses et durent plus longtemps. Ce jour-lа la comtesse et la marquise йtaient absolument privйes de leur raison; Fabrice fut obligй de recommencer tous ses rйcits: enfin on rйsolut d’aller cacher la joie commune а Milan, tant il sembla difficile de se dйrober plus longtemps а la police du marquis et de son fils Ascagne.
On prit la barque ordinaire de la maison pour aller а Cфme; en agir autrement eыt йtй rйveiller mille soupзons; mais en arrivant au port de Cфme la marquise se souvint qu’elle avait oubliй а Grianta des papiers de la derniиre importance: elle se hвta d’y envoyer les bateliers, et ces hommes ne purent faire aucune remarque sur la maniиre dont ces deux dames employaient leur temps а Cфme. A peine arrivйes, elles louиrent au hasard une de ces voitures qui attendent pratique prиs de cette haute tour du Moyen Age qui s’йlиve au-dessus de la porte de Milan. On partit а l’instant mкme sans que le cocher eыt le temps de parler а personne. A un quart de lieue de la ville on trouva un jeune chasseur de la connaissance de ces dames, et qui par complaisance, comme elles n’avaient aucun homme avec elles, voulut bien leur servir de chevalier jusqu’aux portes de Milan, oщ il se rendait en chassant. Tout allait bien, et ces dames faisaient la conversation la plus joyeuse avec le jeune voyageur, lorsqu’а un dйtour que fait la route pour tourner la charmante colline et le bois de San Giovanni, trois gendarmes dйguisйs sautиrent а la bride des chevaux.
– Ah! mon mari nous a trahis! s’йcria la marquise, et elle s’йvanouit.
Un marйchal des logis qui йtait restй un peu en arriиre s’approcha de la voiture en trйbuchant, et dit d’une voix qui avait l’air de sortir du cabaret:
– Je suis fвchй de la mission que j’ai а remplir, mais je vous arrкte, gйnйral Fabio Conti.
Fabrice crut que le marйchal des logis lui faisait une mauvaise plaisanterie en l’appelant gйnйral. «Tu me le paieras», se dit-il; il regardait les gendarmes dйguisйs et guettait le moment favorable pour sauter а bas de la voiture et se sauver а travers champs.
La comtesse sourit а tout hasard, je crois, puis dit au marйchal des logis:
– Mais, mon cher marйchal, est-donc cet enfant de seize ans que vous prenez pour le gйnйral Conti?
– N’кtes-vous pas la fille du gйnйral? dit le marйchal des logis.
– Voyez mon pиre, dit la comtesse en montrant Fabrice. Les gendarmes furent saisis d’un rire fou.
– Montrez vos passeports sans raisonner, reprit le marйchal des logis piquй de la gaietй gйnйrale.
– Ces dames n’en prennent jamais pour aller а Milan, dit le cocher d’un air froid et philosophique; elles viennent de leur chвteau de Grianta. Celle-ci est Mme la comtesse Pietranera, celle-lа, Mme la marquise del Dongo.
Le marйchal des logis, tout dйconcertй, passa а la tкte des chevaux, et lа tint conseil avec ses hommes. La confйrence durait bien depuis cinq minutes, lorsque la comtesse Pietranera pria ces messieurs de permettre que la voiture fыt avancйe de quelques pas et placйe а l’ombre; la chaleur йtait accablante, quoiqu’il ne fыt que onze heures du matin, Fabrice, qui regardait fort attentivement de tous les cфtйs, cherchant le moyen de se sauver, vit dйboucher d’un petit sentier а travers champs, et arriver sur la grande route, couverte de poussiиre, une jeune fille de quatorze а quinze ans qui pleurait timidement sous son mouchoir. Elle s’avanзait а pied entre deux gendarmes en uniforme, et, а trois pas derriиre elle, aussi entre deux gendarmes, marchait un grand homme sec qui affectait des airs de dignitй comme un prйfet suivant une procession.
– Oщ les avez-vous donc trouvйs? dit le marйchal des logis tout а fait ivre en ce moment.
– Se sauvant а travers champs, et pas plus de passeports que sur la main.
Le marйchal des logis parut perdre tout а fait la tкte; il avait devant lui cinq prisonniers au lieu de deux qu’il lui fallait. Il s’йloigna de quelques pas, ne laissant qu’un homme pour garder le prisonnier qui faisait de la majestй, et un autre pour empкcher les chevaux d’avancer.
– Reste, dit la comtesse а Fabrice qui dйjа avait sautй а terre, tout va s’arranger.
On entendit un gendarme s’йcrier:
– Qu’importe! s’ils n’ont pas de passeports, ils sont de bonne prise tout de mкme.
Le marйchal des logis semblait n’кtre pas tout а fait aussi dйcidй; le nom de la comtesse Pietranera lui donnait de l’inquiйtude, il avait connu le gйnйral, dont il ne savait pas la mort. «Le gйnйral n’est pas un homme а ne pas se venger si j’arrкte sa femme mal а propos», se disait-il.
Pendant cette dйlibйration qui fut longue, la comtesse avait liй conversation avec la jeune fille qui йtait а pied sur la route et dans la poussiиre а cфtй de la calиche; elle avait йtй frappйe de sa beautй.
– Le soleil va vous faire mal, mademoiselle; ce brave soldat, ajouta-t-elle en parlant au gendarme placй а la tкte des chevaux, vous permettra bien de monter en calиche.
Fabrice, qui rфdait autour de la voiture, s’approcha pour aider la jeune fille а monter. Celle-ci s’йlanзait dйjа sur le marchepied, le bras soutenu par Fabrice, lorsque l’homme imposant, qui йtait а six pas en arriиre de la voiture, cria d’une voix grossie par la volontй d’кtre digne:
– Restez sur la route, ne montez pas dans une voiture qui ne vous appartient pas.
Fabrice n’avait pas entendu cet ordre; la jeune fille, au lieu de monter dans la calиche, voulut redescendre, et Fabrice continuant а la soutenir elle tomba dans ses bras. Il sourit, elle rougit profondйment; ils restиrent un instant а se regarder aprиs que la jeune fille se fut dйgagйe de ses bras.
«Ce serait une charmante compagne de prison, se dit Fabrice: quelle pensйe profonde sous ce front! elle saurait aimer.»
Le marйchal des logis s’approcha d’un air d’autoritй:
– Laquelle de ces dames se nomme Clйlia Conti?
– Moi, dit la jeune fille.
– Et moi, s’йcria l’homme вgй, je suis le gйnйral Fabio Conti, chambellan de S.A.S. monseigneur le prince de Parme; je trouve fort inconvenant qu’un homme de ma sorte soit traquй comme un voleur.
– Avant-hier, en vous embarquant au port de Cфme, n’avez-vous pas envoyй promener l’inspecteur de police qui vous demandait votre passeport? Eh bien! aujourd’hui il vous empкche de vous promener.
– Je m’йloignais dйjа avec ma barque, j’йtais pressй, le temps йtant а l’orage; un homme sans uniforme m’a criй du quai de rentrer au port, je lui ai dit mon nom et j’ai continuй mon voyage.
– Et ce matin vous vous кtes enfui de Cфme?
– Un homme comme moi ne prend pas de passeport pour aller de Milan voir le lac. Ce matin, а Cфme, on m’a dit que je serais arrкtй а la porte, je suis sorti а pied avec ma fille; j’espйrais trouver sur la route quelque voiture qui me conduirait jusqu’а Milan, oщ certes ma premiиre visite sera pour porter mes plaintes au gйnйral commandant la province.
Le marйchal des logis parut soulagй d’un grand poids.
– Eh bien! gйnйral, vous кtes arrкtй, et je vais vous conduire а Milan. Et vous, qui кtes-vous? dit-il а Fabrice.
– Mon fils, reprit la comtesse: Ascagne, fils du gйnйral de division Pietranera.
– Sans passeport, madame la comtesse? dit le marйchal des logis fort radouci.
– A son вge il n’en a jamais pris; il ne voyage jamais seul, il est toujours avec moi.
Pendant ce colloque, le gйnйral Conti faisait de la dignitй de plus en plus offensйe avec les gendarmes.
– Pas tant de paroles, lui dit l’un d’eux, vous кtes arrкtй, suffit!
– Vous serez trop heureux, dit le marйchal des logis, que nous consentions а ce que vous louiez un cheval de quelque paysan; autrement, malgrй la poussiиre et la chaleur, et le grade de chambellan de Parme, vous marcherez fort bien а pied au milieu de nos chevaux.
Le gйnйral se mit а jurer.
– Veux-tu bien te taire! reprit le gendarme. Oщ est ton uniforme de gйnйral? Le premier venu ne peut-il pas dire qu’il est gйnйral?
Дата добавления: 2015-11-14; просмотров: 55 | Нарушение авторских прав
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