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Mme Pietranera йtait devenue pensive; elle crut devoir prйsenter quelques objections. Si Fabrice eыt eu la moindre expйrience, il eыt bien vu que la comtesse elle-mкme ne croyait pas aux bonnes raisons qu’elle se hвtait de lui donner. Mais, а dйfaut d’expйrience, il avait de la rйsolution; il ne daigna pas mкme йcouter ces raisons. La comtesse se rйduisit bientфt а obtenir de lui que du moins il fоt part de son projet а sa mиre.
– Elle le dira а mes sњurs, et ces femmes me trahiront а leur insu! s’йcria Fabrice avec une sorte de hauteur hйroпque.
– Parlez donc avec plus de respect, dit la comtesse souriant au milieu de ses larmes, du sexe qui fera votre fortune; car vous dйplairez toujours aux hommes, vous avez trop de feu pour les вmes prosaпques.
La marquise fondit en larmes en apprenant l’йtrange projet de son fils; elle n’en sentait pas l’hйroпsme, et fit tout son possible pour le retenir. Quand elle fut convaincue que rien au monde, exceptй les murs d’une prison, ne pourrait l’empкcher de partir, elle lui remit le peu d’argent qu’elle possйdait; puis elle se souvint qu’elle avait depuis la veille huit ou dix petits diamants valant peut-кtre dix mille francs, que le marquis lui avait confiйs pour les faire monter а Milan. Les sњurs de Fabrice entrиrent chez leur mиre tandis que la comtesse cousait ces diamants dans l’habit de voyage de notre hйros; il rendait а ces pauvres femmes leurs chйtifs napolйons. Ses sњurs furent tellement enthousiasmйes de son projet, elles l’embrassaient avec une joie si bruyante qu’il prit а la main quelques diamants qui restaient encore а cacher, et voulut partir sur-le-champ.
– Vous me trahiriez а votre insu, dit-il а ses sњurs. Puisque j’ai tant d’argent, il est inutile d’emporter des hardes; on en trouve partout. Il embrassa ces personnes qui lui йtaient si chиres, et partit а l’instant mкme sans vouloir rentrer dans sa chambre. Il marcha si vite, craignant toujours d’кtre poursuivi par des gens а cheval, que le soir mкme il entrait а Lugano. Grвce а Dieu, il йtait dans une ville suisse, et ne craignait plus d’кtre violentй sur la route solitaire par des gendarmes payйs par son pиre. De ce lieu, il lui йcrivit une belle lettre, faiblesse d’enfant qui donna de la consistance а la colиre du marquis. Fabrice prit la poste, passa le Saint-Gothard; son voyage fut rapide, et il entra en France par Pontarlier. L’Empereur йtait а Paris. Lа commencиrent les malheurs de Fabrice; il йtait parti dans la ferme intention de parler а l’Empereur: jamais il ne lui йtait venu а l’esprit que ce fыt chose difficile. A Milan, dix fois par jour il voyait le prince Eugиne et eыt pu lui adresser la parole. A Paris, tous les matins, il allait dans la cour du chвteau des Tuileries assister aux revues passйes par Napolйon; mais jamais il ne put approcher de l’Empereur. Notre hйros croyait tous les Franзais profondйment йmus comme lui de l’extrкme danger que courait la patrie. A la table de l’hфtel oщ il йtait descendu, il ne fit point mystиre de ses projets et de son dйvouement; il trouva des jeunes gens d’une douceur aimable, encore plus enthousiastes que lui, et qui, en peu de jours, ne manquиrent pas de lui voler tout l’argent qu’il possйdait. Heureusement, par pure modestie, il n’avait pas parlй des diamants donnйs par sa mиre. Le matin oщ, а la suite d’une orgie, il se trouva dйcidйment volй, il acheta deux beaux chevaux, prit pour domestique un ancien soldat palefrenier du maquignon, et, dans son mйpris pour les jeunes Parisiens beaux parleurs, partit pour l’armйe. Il ne savait rien, sinon qu’elle se rassemblait vers Maubeuge. A peine fut-il arrivй sur la frontiиre, qu’il trouva ridicule de se tenir dans une maison, occupй а se chauffer devant une bonne cheminйe, tandis que des soldats bivouaquaient. Quoi que pыt lui dire son domestique, qui ne manquait pas de bon sens, il courut se mкler imprudemment aux bivouacs de l’extrкme frontiиre, sur la route de Belgique. A peine fut-il arrivй au premier bataillon placй а cфtй de la route, que les soldats se mirent а regarder ce jeune bourgeois, dont la mise n’avait rien qui rappelвt l’uniforme. La nuit tombait, il faisait un vent froid. Fabrice s’approcha d’un feu, et demanda l’hospitalitй en payant. Les soldats se regardиrent йtonnйs surtout de l’idйe de payer, et lui accordиrent avec bontй une place au feu; son domestique lui fit un abri. Mais, une heure aprиs, l’adjudant du rйgiment passant а portйe du bivouac, les soldats allиrent lui raconter l’arrivйe de cet йtranger parlant mal franзais. L’adjudant interrogea Fabrice, qui lui parla de son enthousiasme pour l’Empereur avec un accent fort suspect; sur quoi ce sous-officier le pria de le suivre jusque chez le colonel, йtabli dans une ferme voisine. Le domestique de Fabrice s’approcha avec les deux chevaux. Leur vue parut frapper si vivement l’adjudant sous-officier, qu’aussitфt il changea de pensйe, et se mit а interroger aussi le domestique. Celui-ci, ancien soldat, devinant d’abord le plan de campagne de son interlocuteur, parla des protections qu’avait son maоtre, ajoutant que, certes, on ne lui chiperait pas ses beaux chevaux. Aussitфt un soldat appelй par l’adjudant lui mit la main sur le collet; un autre soldat prit soin des chevaux, et, d’un air sйvиre, l’adjudant ordonna а Fabrice de le suivre sans rйpliquer.
Aprиs lui avoir fait faire une bonne lieue, а pied, dans l’obscuritй rendue plus profonde en apparence par le feu des bivouacs qui de toutes parts йclairaient l’horizon, l’adjudant remit Fabrice а un officier de gendarmerie qui, d’un air grave, lui demanda ses papiers. Fabrice montra son passeport qui le qualifiait marchand de baromиtres portant sa marchandise.
– Sont-ils bкtes, s’йcria l’officier, c’est aussi trop fort!
Il fit des questions а notre hйros qui parla de l’Empereur et de la libertй dans les termes du plus vif enthousiasme; sur quoi l’officier de gendarmerie fut saisi d’un rire fou.
– Parbleu! tu n’es pas trop adroit! s’йcria-t-il. Il est un peu fort de cafй que l’on ose nous expйdier des blancs-becs de ton espиce!
Et quoi que pыt dire Fabrice, qui se tuait а expliquer qu’en effet il n’йtait pas marchand de baromиtres, l’officier l’envoya а la prison de B…, petite ville du voisinage oщ notre hйros arriva sur les trois heures du matin, outrй de fureur et mort de fatigue.
Fabrice, d’abord йtonnй, puis furieux, ne comprenant absolument rien а ce qui lui arrivait, passa trente-trois longues journйes dans cette misйrable prison; il йcrivait lettres sur lettres au commandant de la place, et c’йtait la femme du geфlier, belle Flamande de trente-six ans, qui se chargeait de les faire parvenir. Mais comme elle n’avait nulle envie de faire fusiller un aussi joli garзon, et que d’ailleurs il payait bien, elle ne manquait pas de jeter au feu toutes ces lettres. Le soir, fort tard, elle daignait venir йcouter les dolйances du prisonnier; elle avait dit а son mari que le blanc-bec avait de l’argent, sur quoi le prudent geфlier lui avait donnй carte blanche. Elle usa de la permission et reзut quelques napolйons d’or, car l’adjudant n’avait enlevй que les chevaux, et l’officier de gendarmerie n’avait rien confisquй du tout. Une aprиs-midi du mois de juin, Fabrice entendit une forte canonnade assez йloignйe. On se battait donc enfin! son cњur bondissait d’impatience. Il entendit aussi beaucoup de bruit dans la ville; en effet un grand mouvement s’opйrait, trois divisions traversaient B… Quand, sur les onze heures du soir, la femme du geфlier vint partager ses peines, Fabrice fut plus aimable encore que de coutume; puis lui prenant les mains:
– Faites-moi sortir d’ici, je jurerai sur l’honneur de revenir dans la prison dиs qu’on aura cessй de se battre.
– Balivernes que tout cela! As-tu du quibus? Il parut inquiet, il ne comprenait pas le mot “quibus”. La geфliиre, voyant ce mouvement, jugea que les eaux йtaient basses, et, au lieu de parler de napolйons d’or comme elle l’avait rйsolu, elle ne parla plus que de francs.
– Ecoute, lui dit-elle, si tu peux donner une centaine de francs, je mettrai un double napolйon sur chacun des yeux du caporal qui va venir relever la garde pendant la nuit. Il ne pourra te voir partir de prison, et si son rйgiment doit filer dans la journйe, il acceptera.
Le marchй fut bientфt conclu. La geфliиre consentit mкme а cacher Fabrice dans sa chambre d’oщ il pourrait plus facilement s’йvader le lendemain matin.
Le lendemain, avant l’aube, cette femme tout attendrie dit а Fabrice:
– Mon cher petit, tu es encore bien jeune pour faire ce vilain mйtier: crois-moi, n’y reviens plus.
– Mais quoi! rйpйtait Fabrice, il est donc criminel de vouloir dйfendre la patrie?
– Suffit. Rappelle-toi toujours que je t’ai sauvй la vie; ton cas йtait net, tu aurais йtй fusillй, mais ne le dis а personne, car tu nous ferais perdre notre place а mon mari et а moi; surtout ne rйpиte jamais ton mauvais conte d’un gentilhomme de Milan dйguisй en marchand de baromиtres, c’est trop bкte. Ecoute-moi bien, je vais te donner les habits d’un hussard mort avant-hier dans la prison: n’ouvre la bouche que le moins possible, mais enfin, si un marйchal des logis ou un officier t’interroge de faзon а te forcer de rйpondre, dis que tu es restй malade chez un paysan qui t’a recueilli par charitй comme tu tremblais la fiиvre dans un fossй de la route. Si l’on n’est pas satisfait de cette rйponse, ajoute que tu vas rejoindre ton rйgiment. On t’arrкtera peut-кtre а cause de ton accent: alors dis que tu es nй en Piйmont, que tu es un conscrit restй en France l’annйe passйe, etc.
Pour la premiиre fois, aprиs trente-trois jours de fureur, Fabrice comprit le fin mot de tout ce qui lui arrivait. On le prenait pour un espion. Il raisonna avec la geфliиre, qui, ce matin-lа, йtait fort tendre, et enfin tandis qu’armйe d’une aiguille elle rйtrйcissait les habits du hussard, il raconta son histoire bien clairement а cette femme йtonnйe. Elle y crut un instant; il avait l’air si naпf, et il йtait si joli habillй en hussard!
– Puisque tu as tant de bonne volontй pour te battre, lui dit-elle enfin а demi persuadйe, il fallait donc en arrivant а Paris t’engager dans un rйgiment. En payant а boire а un marйchal des logis, ton affaire йtait faite! La geфliиre ajouta beaucoup de bons avis pour l’avenir, et enfin, а la petite pointe du jour, mit Fabrice hors de chez elle, aprиs lui avoir fait jurer cent et cent fois que jamais il ne prononcerait son nom, quoi qu’il pыt arriver. Dиs que Fabrice fut sorti de la petite ville, marchant gaillardement le sabre de hussard sous le bras, il lui vint un scrupule. Me voici, se dit-il, avec l’habit et la feuille de route d’un hussard mort en prison, oщ l’avait conduit, dit-on, le vol d’une vache et de quelques couverts d’argent! j’ai pour ainsi dire succйdй а son кtre… et cela sans le vouloir ni le prйvoir en aucune maniиre! Gare la prison!… Le prйsage est clair, j’aurai beaucoup а souffrir de la prison!
Il n’y avait pas une heure que Fabrice avait quittй sa bienfaitrice, lorsque la pluie commenзa а tomber avec une telle force qu’а peine le nouvel hussard pouvait-il marcher, embarrassй par des bottes grossiиres qui n’йtaient pas faites pour lui. Il fit rencontre d’un paysan montй sur un mйchant cheval, il acheta le cheval en s’expliquant par signes; la geфliиre lui avait recommandй de parler le moins possible, а cause de son accent.
Ce jour-lа l’armйe, qui venait de gagner la bataille de Ligny, йtait en pleine marche sur Bruxelles; on йtait а la veille de la bataille de Waterloo. Sur le midi, la pluie а verse continuant toujours, Fabrice entendit le bruit du canon; ce bonheur lui fit oublier tout а fait les affreux moments de dйsespoir que venait de lui donner cette prison si injuste. Il marcha jusqu’а la nuit trиs avancйe, et comme il commenзait а avoir quelque bon sens, il alla prendre son logement dans une maison de paysan fort йloignйe de la route. Ce paysan pleurait et prйtendait qu’on lui avait tout pris; Fabrice lui donna un йcu, et il trouva de l’avoine. Mon cheval n’est pas beau, se dit Fabrice; mais qu’importe, il pourrait bien se trouver du goыt de quelque adjudant, et il alla coucher а l’йcurie а ses cфtйs. Une heure avant le jour, le lendemain, Fabrice йtait sur la route, et, а force de caresses, il йtait parvenu а faire prendre le trot а son cheval. Sur les cinq heures, il entendit la canonnade: c’йtaient les prйliminaires de Waterloo.
CHAPITRE III
Fabrice trouva bientфt des vivandiиres, et l’extrкme reconnaissance qu’il avait pour la geфliиre de B… le porta а leur adresser la parole: il demanda а l’une d’elles oщ йtait le 4erйgiment de hussards, auquel il appartenait.
– Tu ferais tout aussi bien de ne pas tant te presser mon petit soldat, dit la cantiniиre touchйe par la pвleur et les beaux yeux de Fabrice. Tu n’as pas encore la poigne assez ferme pour les coups de sabre qui vont se donner aujourd’hui. Encore si tu avais un fusil, je ne dis pas, tu pourrais lвcher ta balle tout comme un autre.
Ce conseil dйplut а Fabrice; mais il avait beau pousser son cheval, il ne pouvait aller plus vite que la charrette de la cantiniиre. De temps а autre le bruit du canon semblait se rapprocher et les empкchait de s’entendre, car Fabrice йtait tellement hors de lui d’enthousiasme et de bonheur, qu’il avait renouй la conversation. Chaque mot de la cantiniиre redoublait son bonheur en le lui faisant comprendre. A l’exception de son vrai nom et de sa fuite de prison, il finit par tout dire а cette femme qui semblait si bonne. Elle йtait fort йtonnйe et ne comprenait rien du tout а ce que lui racontait ce beau jeune soldat.
– Je vois le fin mot, s’йcria-t-elle enfin d’un air de triomphe: vous кtes un jeune bourgeois amoureux de la femme de quelque capitaine du 4ede hussards. Votre amoureuse vous aura fait cadeau de l’uniforme que vous portez, et vous courez aprиs elle. Vrai, comme Dieu est lа-haut, vous n’avez jamais йtй soldat; mais, comme un brave garзon que vous кtes, puisque votre rйgiment est au feu, vous voulez y paraоtre, et ne pas passer pour un capon.
Fabrice convint de tout: c’йtait le seul moyen qu’il eыt de recevoir de bons conseils. «J’ignore toutes les faзons d’agir de ces Franзais, se disait-il, et, si je ne suis pas guidй par quelqu’un, je parviendrai encore а me faire jeter en prison, et l’on me volera mon cheval.
– D’abord, mon petit, lui dit la cantiniиre, qui devenait de plus en plus son amie, conviens que tu n’as pas vingt et un ans: c’est tout le bout du monde si tu en as dix-sept.
C’йtait la vйritй, et Fabrice l’avoua de bonne grвce.
– Ainsi, tu n’es pas mкme conscrit; c’est uniquement а cause des beaux yeux de la madame que tu vas te faire casser les os. Peste! elle n’est pas dйgoыtйe. Si tu as encore quelques-uns de ces jaunets qu’elle t’a remis, il faut primo que tu achиtes un autre cheval; vois comme ta rosse dresse les oreilles quand le bruit du canon ronfle d’un peu prиs; c’est lа un cheval de paysan qui te fera tuer dиs que tu seras en ligne. Cette fumйe blanche, que tu vois lа-bas par-dessus la haie, ce sont des feux de peloton, mon petit! Ainsi, prйpare-toi а avoir une fameuse venette, quand tu vas entendre siffler les balles. Tu ferais aussi bien de manger un morceau tandis que tu en as encore le temps.
Fabrice suivit ce conseil, et, prйsentant un napolйon а la vivandiиre, la pria de se payer.
– C’est pitiй de le voir! s’йcria cette femme; le pauvre petit ne sait pas seulement dйpenser son argent! Tu mйriterais bien qu’aprиs avoir empoignй ton napolйon je fisse prendre son grand trot а Cocotte; du diable si ta rosse pourrait me suivre. Que ferais-tu, nigaud, en me voyant dйtaler? Apprends que, quand le brutal gronde, on ne montre jamais d’or. Tiens, lui dit-elle, voilа dix-huit francs cinquante centimes, et ton dйjeuner te coыte trente sous. Maintenant, nous allons bientфt avoir des chevaux а revendre. Si la bкte est petite, tu en donneras dix francs, et, dans tous les cas, jamais plus de vingt francs, quand ce serait le cheval des quatre fils Aymon.
Le dйjeuner fini, la vivandiиre, qui pйrorait toujours, fut interrompue par une femme qui s’avanзait а travers champs, et qui passa sur la route.
– Holа, hй! lui cria cette femme; holа! Margot! ton 6elйger est sur la droite.
– Il faut que je te quitte, mon petit, dit la vivandiиre а notre hйros; mais en vйritй tu me fais pitiй; j’ai de l’amitiй pour toi, sacrй diй! Tu ne sais rien de rien, tu vas te faire moucher, comme Dieu est Dieu! Viens-t’en au 6elйger avec moi.
– Je comprends bien que je ne sais rien, lui dit Fabrice, mais je veux me battre et suis rйsolu d’aller lа-bas vers cette fumйe blanche.
– Regarde comme ton cheval remue les oreilles! Dиs qu’il sera lа-bas, quelque peu de vigueur qu’il ait, il te forcera la main, il se mettra а galoper, et Dieu sait oщ il te mиnera. Veux-tu m’en croire? Dиs que tu seras avec les petits soldats, ramasse un fusil et une giberne, mets-toi а cфtй des soldats et fais comme eux, exactement. Mais, mon Dieu, je parie que tu ne sais pas seulement dйchirer une cartouche.
Fabrice, fort piquй, avoua cependant а sa nouvelle amie qu’elle avait devinй juste.
– Pauvre petit! il va кtre tuй tout de suite; vrai comme Dieu! зa ne sera pas long. Il faut absolument que tu viennes avec moi, reprit la cantiniиre d’un air d’autoritй.
– Mais je veux me battre.
– Tu te battras aussi; va, le 6elйger est un fameux, et aujourd’hui il y en a pour tout le monde.
– Mais serons-nous bientфt а votre rйgiment?
– Dans un quart d’heure tout au plus.
«Recommandй par cette brave femme, se dit Fabrice, mon ignorance de toutes choses ne me fera pas prendre pour un espion, et je pourrai me battre.» A ce moment, le bruit du canon redoubla, un coup n’attendait pas l’autre.
– C’est comme un chapelet, dit Fabrice.
– On commence а distinguer les feux de peloton, dit la vivandiиre en donnant un coup de fouet а son petit cheval qui semblait tout animй par le feu.
La cantiniиre tourna а droite et prit un chemin de traverse au milieu des prairies; il y avait un pied de boue; la petite charrette fut sur le point d’y rester: Fabrice poussa а la roue. Son cheval tomba deux fois; bientфt le chemin, moins rempli d’eau, ne fut plus qu’un sentier au milieu du gazon. Fabrice n’avait pas fait cinq cents pas que sa rosse s’arrкta tout court: c’йtait un cadavre, posй en travers du sentier, qui faisait horreur au cheval et au cavalier.
La figure de Fabrice, trиs pвle naturellement, prit une teinte verte fort prononcйe: la cantiniиre, aprиs avoir regardй le mort, dit, comme se parlant а elle-mкme:
– Зa n’est pas de notre division. Puis, levant les yeux sur notre hйros, elle йclata de rire.
– Ah! ah! mon petit! s’йcria-t-elle, en voilа du nanan!
Fabrice restait glacй. Ce qui le frappait surtout c’йtait la saletй des pieds de ce cadavre qui dйjа йtait dйpouillй de ses souliers, et auquel on n’avait laissй qu’un mauvais pantalon tout souillй de sang.
– Approche, lui dit la cantiniиre; descends de cheval; il faut que tu t’y accoutumes; tiens, s’йcria-t-elle, il en a eu par la tкte.
Une balle, entrйe а cфtй du nez, йtait sortie par la tempe opposйe, et dйfigurait ce cadavre d’une faзon hideuse; il йtait restй avec un њil ouvert.
– Descends donc de cheval, petit, dit la cantiniиre, et donne-lui une poignйe de main pour voir s’il te la rendra.
Sans hйsiter, quoique prкt а rendre l’вme de dйgoыt, Fabrice se jeta а bas de cheval et prit la main du cadavre qu’il secoua ferme; puis il resta comme anйanti; il sentait qu’il n’avait pas la force de remonter а cheval. Ce qui lui faisait horreur surtout c’йtait cet њil ouvert.
«La vivandiиre va me croire un lвche», se disait-il avec amertume; mais il sentait l’impossibilitй de faire un mouvement: il serait tombй. Ce moment fut affreux; Fabrice fut sur le point de se trouver mal tout а fait. La vivandiиre s’en aperзut, sauta lestement а bas de sa petite voiture, et lui prйsenta, sans mot dire, un verre d’eau-de-vie qu’il avala d’un trait; il put remonter sur sa rosse, et continua la route sans dire une parole. La vivandiиre le regardait de temps а autre du coin de l’њil.
– Tu te battras demain, mon petit, lui dit-elle enfin, aujourd’hui tu resteras avec moi. Tu vois bien qu’il faut que tu apprennes le mйtier de soldat.
– Au contraire, je veux me battre tout de suite, s’йcria notre hйros d’un air sombre, qui sembla de bon augure а la vivandiиre. Le bruit du canon redoublait et semblait s’approcher. Les coups commenзaient а former comme une basse continue; un coup n’йtait sйparй du coup voisin par aucun intervalle, et sur cette basse continue, qui rappelait le bruit d’un torrent lointain, on distinguait fort bien les feux de peloton.
Dans ce moment la route s’enfonзait au milieu d’un bouquet de bois; la vivandiиre vit trois ou quatre soldats des nфtres qui venaient а elle courant а toutes jambes; elle sauta lestement а bas de sa voiture et courut se cacher а quinze ou vingt pas du chemin. Elle se blottit dans un trou qui йtait restй au lieu oщ l’on venait d’arracher un grand arbre. «Donc, se dit Fabrice, je vais voir si je suis un lвche!» Il s’arrкta auprиs de la petite voiture abandonnйe par la cantiniиre et tira son sabre. Les soldats ne firent pas attention а lui et passиrent en courant le long du bois, а gauche de la route.
– Ce sont des nфtres, dit tranquillement la vivandiиre en revenant tout essoufflйe vers sa petite voiture… Si ton cheval йtait capable de galoper, je te dirais: pousse en avant jusqu’au bout du bois, vois s’il y a quelqu’un dans la plaine. Fabrice ne se le fit pas dire deux fois, il arracha une branche а un peuplier, l’effeuilla et se mit а battre son cheval а tour de bras; la rosse prit le galop un instant puis revint а son petit trot accoutumй. La vivandiиre avait mis son cheval au galop:
– Arrкte-toi donc, arrкte! criait-elle а Fabrice.
Bientфt tous les deux furent hors du bois; en arrivant au bord de la plaine, ils entendirent un tapage effroyable, le canon et la mousqueterie tonnaient de tous les cфtйs, а droite, а gauche, derriиre. Et comme le bouquet de bois d’oщ ils sortaient occupait un tertre йlevй de huit ou dix pieds au-dessus de la plaine, ils aperзurent assez bien un coin de la bataille; mais enfin il n’y avait personne dans le prй au-delа du bois. Ce prй йtait bordй, а mille pas de distance, par une longue rangйe de saules, trиs touffus; au-dessus des saules paraissait une fumйe blanche qui quelquefois s’йlevait dans le ciel en tournoyant.
– Si je savais seulement oщ est le rйgiment! disait la cantiniиre embarrassйe. Il ne faut pas traverser ce grand prй tout droit. A propos, toi, dit-elle а Fabrice, si tu vois un soldat ennemi, pique-le avec la pointe de ton sabre, ne va pas t’amuser а le sabrer.
A ce moment, la cantiniиre aperзut les quatre soldats dont nous venons de parler, ils dйbouchaient du bois dans la plaine а gauche de la route. L’un d’eux йtait а cheval.
– Voilа ton affaire, dit-elle а Fabrice. Holа! ho! cria-t-elle а celui qui йtait а cheval, viens donc ici boire le verre d’eau-de-vie; les soldats s’approchиrent.
– Oщ est le 6elйger? cria-t-elle.
– Lа-bas, а cinq minutes d’ici, en avant de ce canal qui est le long des saules; mкme que le colonel Macon vient d’кtre tuй.
– Veux-tu cinq francs de ton cheval, toi?
– Cinq francs! tu ne plaisantes pas mal, petite mиre, un cheval d’officier que je vais vendre cinq napolйons avant un quart d’heure.
– Donne-m’en un de tes napolйons, dit la vivandiиre а Fabrice.
Puis s’approchant du soldat а cheval:
– Descends vivement, lui dit-elle, voilа ton napolйon.
Le soldat descendit, Fabrice sauta en selle gaiement, la vivandiиre dйtachait le petit portemanteau qui йtait sur la rosse.
– Aidez-moi donc, vous autres! dit-elle aux soldats, c’est comme зa que vous laissez travailler une dame!
Mais а peine le cheval de prise sentit le portemanteau, qu’il se mit а se cabrer, et Fabrice, qui montait fort bien, eut besoin de toute sa force pour le contenir.
– Bon signe! dit la vivandiиre, le monsieur n’est pas accoutumй au chatouillement du portemanteau.
– Un cheval de gйnйral, s’йcriait le soldat qui l’avait vendu, un cheval qui vaut dix napolйons comme un liard!
– Voilа vingt francs, lui dit Fabrice, qui ne se sentait pas de joie de se trouver entre les jambes un cheval qui eыt du mouvement.
A ce moment, un boulet donna dans la ligne de saules, qu’il prit de biais, et Fabrice eut le curieux spectacle de toutes ces petites branches volant de cфtй et d’autre comme rasйes par un coup de faux.
– Tiens, voilа le brutal qui s’avance, lui dit le soldat en prenant ses vingt francs.
Il pouvait кtre deux heures.
Fabrice йtait encore dans l’enchantement de ce spectacle curieux, lorsqu’une troupe de gйnйraux, suivis d’une vingtaine de hussards, traversиrent au galop un des angles de la vaste prairie au bord de laquelle il йtait arrкtй: son cheval hennit, se cabra deux ou trois fois de suite, puis donna des coups de tкte violents contre la bride qui le retenait. «Eh bien, soit!» se dit Fabrice.
Le cheval laissй а lui-mкme partit ventre а terre et alla rejoindre l’escorte qui suivait les gйnйraux. Fabrice compta quatre chapeaux bordйs. Un quart d’heure aprиs, par quelques mots que dit un hussard son voisin, Fabrice comprit qu’un de ces gйnйraux йtait le cйlиbre marйchal Ney. Son bonheur fut au comble; toutefois il ne put deviner lequel des quatre gйnйraux йtait le marйchal Ney; il eыt donnй tout au monde pour le savoir, mais il se rappela qu’il ne fallait pas parler. L’escorte s’arrкta pour passer un large fossй rempli d’eau par la pluie de la veille, il йtait bordй de grands arbres et terminait sur la gauche la prairie а l’entrйe de laquelle Fabrice avait achetй le cheval. Presque tous les hussards avaient mis pied а terre; le bord du fossй йtait а pic et fort glissant, et l’eau se trouvait bien а trois ou quatre pieds en contrebas au-dessous de la prairie. Fabrice, distrait par sa joie, songeait plus au marйchal Ney et а la gloire qu’а son cheval, lequel йtant fort animй, sauta dans le canal; ce qui fit rejaillir l’eau а une hauteur considйrable. Un des gйnйraux fut entiиrement mouillй par la nappe d’eau, et s’йcria en jurant:
– Au diable la f… bкte!
Fabrice se sentit profondйment blessй de cette injure. «Puis-je en demander raison?» se dit-il. En attendant, pour prouver qu’il n’йtait pas si gauche, il entreprit de faire monter а son cheval la rive opposйe du fossй; mais elle йtait а pic et haute de cinq а six pieds. Il fallut y renoncer; alors il remonta le courant, son cheval ayant de l’eau jusqu’а la tкte, et enfin trouva une sorte d’abreuvoir; par cette pente douce il gagna facilement le champ de l’autre cфtй du canal. Il fut le premier homme de l’escorte qui y parut, il se mit а trotter fiиrement le long du bord: au fond du canal les hussards se dйmenaient, assez embarrassйs de leur position; car en beaucoup d’endroits l’eau avait cinq pieds de profondeur. Deux ou trois chevaux prirent peur et voulurent nager, ce qui fit un barbotement йpouvantable. Un marйchal des logis s’aperзut de la manњuvre que venait de faire ce blanc-bec, qui avait l’air si peu militaire.
– Remontez! il y a un abreuvoir а gauche! s’йcria-t-il, et peu а peu tous passиrent.
En arrivant sur l’autre rive, Fabrice y avait trouvй les gйnйraux tout seuls; le bruit du canon lui sembla redoubler; ce fut а peine s’il entendit le gйnйral, par lui si bien mouillй, qui criait а son oreille:
– Oщ as-tu pris ce cheval?
Fabrice йtait tellement troublй qu’il rйpondit en italien:
– L’ho comprato poco fa. (Je viens de l’acheter а l’instant.)
– Que dis-tu? lui cria le gйnйral.
Mais le tapage devint tellement fort en ce moment, que Fabrice ne put lui rйpondre. Nous avouerons que notre hйros йtait fort peu hйros en ce moment. Toutefois la peur ne venait chez lui qu’en seconde ligne; il йtait surtout scandalisй de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L’escorte prit le galop; on traversait une grande piиce de terre labourйe, situйe au-delа du canal, et ce champ йtait jonchй de cadavres.
Дата добавления: 2015-11-14; просмотров: 45 | Нарушение авторских прав
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