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Chapitre premier 4 страница

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– Les habits rouges! les habits rouges! criaient avec joie les hussards de l’escorte.

 

Et d’abord Fabrice ne comprenait pas; enfin il remarqua qu’en effet presque tous les cadavres йtaient vкtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d’horreur; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore, ils criaient йvidemment pour demander du secours, et personne ne s’arrкtait pour leur en donner. Notre hйros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mоt les pieds sur aucun habit rouge. L’escorte s’arrкta; Fabrice, qui ne faisait pas assez d’attention а son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessй.

 

– Veux-tu bien t’arrкter, blanc-bec! lui cria le marйchal des logis. Fabrice s’aperзut qu’il йtait а vingt pas sur la droite en avant des gйnйraux, et prйcisйment du cфtй oщ ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger а la queue des autres hussards restйs а quelques pas en arriиre, il vit le plus gros de ces gйnйraux qui parlait а son voisin, gйnйral aussi, d’un air d’autoritй et presque de rйprimande; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiositй; et, malgrй le conseil de ne point parler, а lui donnй par son amie la geфliиre, il arrangea une petite phrase bien franзaise, bien correcte, et dit а son voisin:

 

– Quel est-il ce gйnйral qui gourmande son voisin?

 

– Pardi, c’est le marйchal!

 

– Quel marйchal?

 

– Le marйchal Ney, bкta! Ah за! oщ as-tu servi jusqu’ici?

 

Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point а se fвcher de l’injure; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves.

 

Tout а coup on partit au grand galop. Quelques instants aprиs, Fabrice vit, а vingt pas en avant, une terre labourйe qui йtait remuйe d’une faзon singuliиre. Le fond des sillons йtait plein d’eau, et la terre fort humide, qui formait la crкte de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancйs а trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier; puis sa pensйe se remit а songer а la gloire du marйchal. Il entendit un cri sec auprиs de lui: c’йtaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets; et, lorsqu’il les regarda, ils йtaient dйjа а vingt pas de l’escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se dйbattait sur la terre labourйe, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles; il voulait suivre les autres: le sang coulait dans la boue.

 

«Ah! m’y voilа donc enfin au feu! se dit-il. J’ai vu le feu! se rйpйtait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire.» A ce moment, l’escorte allait ventre а terre, et notre hйros comprit que c’йtaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du cфtй d’oщ venaient les boulets, il voyait la fumйe blanche de la batterie а une distance йnorme, et, au milieu du ronflement йgal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des dйcharges beaucoup plus voisines; il n’y comprenait rien du tout.

 

A ce moment, les gйnйraux et l’escorte descendirent dans un petit chemin plein d’eau, qui йtait а cinq pieds en contrebas.

 

Le marйchal s’arrкta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice, cette fois, put le voir tout а son aise; il le trouva trиs blond, avec une grosse tкte rouge. «Nous n’avons point des figures comme celle-lа en Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis si pвle et qui ai des cheveux chвtains, je ne serai comme зa», ajoutait-il avec tristesse. Pour lui ces paroles voulaient dire: «Jamais je ne serai un hйros.» Il regarda les hussards; а l’exception d’un seul, tous avaient des moustaches jaunes. Si Fabrice regardait les hussards de l’escorte, tous le regardaient aussi. Ce regard le fit rougir, et, pour finir son embarras, il tourna la tкte vers l’ennemi. C’йtaient des lignes fort йtendues d’hommes rouges; mais, ce qui l’йtonna fort, ces hommes lui semblaient tout petits. Leurs longues files, qui йtaient des rйgiments ou des divisions, ne lui paraissaient pas plus hautes que des haies. Une ligne de cavaliers rouges trottait pour se rapprocher du chemin en contrebas que le marйchal et l’escorte s’йtaient mis а suivre au petit pas, pataugeant dans la boue. La fumйe empкchait de rien distinguer du cфtй vers lequel on s’avanзait; l’on voyait quelquefois des hommes au galop se dйtacher sur cette fumйe blanche.

 

Tout а coup, du cфtй de l’ennemi, Fabrice vit quatre hommes qui arrivaient ventre а terre. «Ah! nous sommes attaquйs», se dit-il; puis il vit deux de ces hommes parler au marйchal. Un des gйnйraux de la suite de ce dernier partit au galop du cфtй de l’ennemi, suivi de deux hussards de l’escorte et des quatre hommes qui venaient d’arriver. Aprиs un petit canal que tout le monde passa, Fabrice se trouva а cфtй d’un marйchal des logis qui avait l’air fort bon enfant. «Il faut que je parle а celui-lа, se dit-il, peut-кtre ils cesseront de me regarder.» Il mйdita longtemps.

 

– Monsieur, c’est la premiиre fois que j’assiste а la bataille, dit-il enfin au marйchal des logis; mais ceci est-il une vйritable bataille?

 

– Un peu. Mais vous, qui кtes-vous?

 

– Je suis le frиre de la femme d’un capitaine.

 

– Et comment l’appelez-vous, ce capitaine?

 

Notre hйros fut terriblement embarrassй; il n’avait point prйvu cette question. Par bonheur, le marйchal et l’escorte repartaient au galop. Quel nom franзais dirai-je? pensait-il. Enfin il se rappela le nom du maоtre d’hфtel oщ il avait logй а Paris; il rapprocha son cheval de celui du marйchal des logis, et lui cria de toutes ses forces:

 

– Le capitaine Meunier!

 

L’autre, entendant mal а cause du roulement du canon, lui rйpondit:

 

– Ah! le capitaine Teulier? Eh bien! il a йtй tuй.

 

«Bravo! se dit Fabrice. Le capitaine Teulier; il faut faire l’affligй.»

 

– Ah, mon Dieu! cria-t-il, et il prit une mine piteuse.

 

On йtait sorti du chemin en contrebas, on traversait un petit prй, on allait ventre а terre, les boulets arrivaient de nouveau, le marйchal se porta vers une division de cavalerie. L’escorte se trouvait au milieu de cadavres et de blessйs; mais ce spectacle ne faisait dйjа plus autant d’impression sur notre hйros; il avait autre chose а penser.

 

Pendant que l’escorte йtait arrкtйe, il aperзut la petite voiture d’une cantiniиre, et sa tendresse pour ce corps respectable l’emportant sur tout, il partit au galop pour la rejoindre.

 

– Restez donc, s…! lui cria le marйchal des logis.

 

«Que peut-il me faire ici?» pensa Fabrice, et il continua de galoper vers la cantiniиre. En donnant de l’йperon а son cheval, il avait eu quelque espoir que c’йtait sa bonne cantiniиre du matin; les chevaux et les petites charrettes se ressemblaient fort, mais la propriйtaire йtait tout autre, et notre hйros lui trouva l’air fort mйchant. Comme il l’abordait, Fabrice l’entendit qui disait:

 

– Il йtait pourtant bien bel homme!

 

Un fort vilain spectacle attendait lа le nouveau soldat; on coupait la cuisse а un cuirassier, beau jeune homme de cinq pieds dix pouces. Fabrice ferma les yeux et but coup sur coup quatre verres d’eau-de-vie.

 

– Comme tu y vas, gringalet! s’йcria la cantiniиre. L’eau-de-vie lui donna une idйe: il faut que j’achиte la bienveillance de mes camarades les hussards de l’escorte.

 

– Donnez-moi le reste de la bouteille, dit-il а la vivandiиre.

 

– Mais sais-tu, rйpondit-elle, que ce reste-lа coыte dix francs, un jour comme aujourd’hui?

 

Comme il regagnait l’escorte au galop:

 

– Ah! tu nous rapportes la goutte! s’йcria le marйchal des logis, c’est pour зa que tu dйsertais? Donne.

 

La bouteille circula; le dernier qui la prit la jeta en l’air aprиs avoir bu.

 

– Merci, camarade! cria-t-il а Fabrice.

 

– Tous les yeux le regardиrent avec bienveillance. Ces regards фtиrent un poids de cent livres de dessus le cњur de Fabrice: c’йtait un de ces cњurs de fabrique trop fine qui ont besoin de l’amitiй de ce qui les entoure. Enfin il n’йtait plus mal vu de ses compagnons, il y avait liaison entre eux! Fabrice respira profondйment, puis d’une voix libre, il dit au marйchal des logis:

 

– Et si le capitaine Teulier a йtй tuй, oщ pourrais-je rejoindre ma sњur?

 

Il se croyait un petit Machiavel, de dire si bien Teulier au lieu de Meunier.

 

– C’est ce que vous saurez ce soir, lui rйpondit le marйchal des logis.

 

L’escorte repartit et se porta vers des divisions d’infanterie. Fabrice se sentait tout а fait enivrй; il avait bu trop d’eau-de-vie, il roulait un peu sur sa selle: il se souvint fort а propos d’un mot que rйpйtait le cocher de sa mиre: «Quand on a levй le coude, il faut regarder entre les oreilles de son cheval, et faire comme fait le voisin.» Le marйchal s’arrкta longtemps auprиs de plusieurs corps de cavalerie qu’il fit charger; mais pendant une heure ou deux notre hйros n’eut guиre la conscience de ce qui se passait autour de lui. Il se sentait fort las, et quand son cheval galopait il retombait sur la selle comme un morceau de plomb.

 

Tout а coup le marйchal des logis cria а ses hommes:

 

– Vous ne voyez donc pas l’Empereur, s…! Sur-le-champ l’escorte cria vive l’Empereur! а tue-tкte. On peut penser si notre hйros regarda de tous ses yeux, mais il ne vit que des gйnйraux qui galopaient, suivis, eux aussi, d’une escorte. Les longues criniиres pendantes que portaient а leurs casques les dragons de la suite l’empкchиrent de distinguer les figures. «Ainsi, je n’ai pu voir l’Empereur sur un champ de bataille, а cause de ces maudits verres d’eau-de-vie!» Cette rйflexion le rйveilla tout а fait.

 

On redescendit dans un chemin rempli d’eau, les chevaux voulurent boire.

 

– C’est donc l’Empereur qui a passй lа? dit-il а son voisin.

 

– Eh! certainement, celui qui n’avait pas d’habit brodй. Comment ne l’avez-vous pas vu? lui rйpondit le camarade avec bienveillance.

 

Fabrice eut grande envie de galoper aprиs l’escorte de l’Empereur et de s’y incorporer. Quel bonheur de faire rйellement la guerre а la suite de ce hйros! C’йtait pour cela qu’il йtait venu en France. «J’en suis parfaitement le maоtre, se dit-il, car enfin je n’ai d’autre raison pour faire le service que je fais, que la volontй de mon cheval qui s’est mis а galoper pour suivre ces gйnйraux.»

 

Ce qui dйtermina Fabrice а rester, c’est que les hussards ses nouveaux camarades lui faisaient bonne mine; il commenзait а se croire l’ami intime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis quelques heures. Il voyait entre eux et lui cette noble amitiй des hйros du Tasse et de l’Arioste. S’il se joignait а l’escorte de l’Empereur, il y aurait une nouvelle connaissance а faire; peut-кtre mкme on lui ferait la mine car ces autres cavaliers йtaient des dragons et lui portait l’uniforme de hussard ainsi que tout ce qui suivait le marйchal. La faзon dont on le regardait maintenant mit notre hйros au comble du bonheur; il eыt fait tout au monde pour ses camarades; son вme et son esprit йtaient dans les nues. Tout lui semblait avoir changй de face depuis qu’il йtait avec des amis, il mourait d’envie de faire des questions. «Mais je suis encore un peu ivre, se dit-il, il faut que je me souvienne de la geфliиre.» Il remarqua en sortant du chemin creux que l’escorte n’йtait plus avec le marйchal Ney; le gйnйral qu’ils suivaient йtait grand, mince, et avait la figure sиche et l’њil terrible.

 

Ce gйnйral n’йtait autre que le comte d’A…, le lieutenant Robert du 15 mai 1796. Quel bonheur il eыt trouvй а voir Fabrice del Dongo.

 

Il y avait dйjа longtemps que Fabrice n’apercevait plus la terre volant en miettes noires sous l’action des boulets; on arriva derriиre un rйgiment de cuirassiers, il entendit distinctement les biscaпens frapper sur les cuirasses et il vit tomber plusieurs hommes.

 

Le soleil йtait dйjа fort bas, et il allait se coucher lorsque l’escorte, sortant d’un chemin creux, monta une petite pente de trois ou quatre pieds pour entrer dans une terre labourйe. Fabrice entendit un petit bruit singulier tout prиs de lui: il tourna la tкte, quatre hommes йtaient tombйs avec leurs chevaux; le gйnйral lui-mкme avait йtй renversй, mais il se relevait tout couvert de sang. Fabrice regardait les hussards jetйs par terre: trois faisaient encore quelques mouvements convulsifs, le quatriиme criait:

 

– Tirez-moi de dessous.

 

Le marйchal des logis et deux ou trois hommes avaient mis pied а terre pour secourir le gйnйral qui, s’appuyant sur son aide de camp, essayait de faire quelques pas; il cherchait а s’йloigner de son cheval qui se dйbattait renversй par terre et lanзait des coups de pied furibonds.

 

Le marйchal des logis s’approcha de Fabrice. A ce moment notre hйros entendit dire derriиre lui et tout prиs de son oreille:

 

– C’est le seul qui puisse encore galoper.

 

Il se sentit saisir les pieds; on les йlevait en mкme temps qu’on lui soutenait le corps par-dessous les bras; on le fit passer par-dessus la croupe de son cheval, puis on le laissa glisser jusqu’а terre, oщ il tomba assis.

 

L’aide de camp prit le cheval de Fabrice par la bride; le gйnйral, aidй par le marйchal des logis, monta et partit au galop; il fut suivi rapidement par les six hommes qui restaient. Fabrice se releva furieux, et se mit а courir aprиs eux en criant:

 

– Ladri! ladri!(voleurs! voleurs!)

 

Il йtait plaisant de courir aprиs des voleurs au milieu d’un champ de bataille.

 

L’escorte et le gйnйral, comte d’A…, disparurent bientфt derriиre une rangйe de saules. Fabrice, ivre de colиre, arriva aussi а cette ligne de saules; il se trouva tout contre un canal fort profond qu’il traversa. Puis, arrivй de l’autre cфtй, il se remit а jurer en apercevant de nouveau, mais а une trиs grande distance, le gйnйral et l’escorte qui se perdaient dans les arbres.

 

– Voleurs! voleurs! criait-il maintenant en franзais.

 

Dйsespйrй, bien moins de la perte de son cheval que de la trahison, il se laissa tomber au bord du fossй, fatiguй et mourant de faim. Si son beau cheval lui eыt йtй enlevй par l’ennemi, il n’y eыt pas songй; mais se voir trahir et voler par ce marйchal des logis qu’il aimait tant et par ces hussards qu’il regardait comme des frиres! c’est ce qui lui brisait le cњur. Il ne pouvait se consoler de tant d’infamie, et, le dos appuyй contre un saule, il se mit а pleurer а chaudes larmes. Il dйfaisait un а un tous ses beaux rкves d’amitiй chevaleresque et sublime, comme celle des hйros de la Jйrusalem dйlivrйe. Voir arriver la mort n’йtait rien, entourй d’вmes hйroпques et tendres, de nobles amis qui vous serrent la main au moment du dernier soupir! mais garder son enthousiasme, entourй de vils fripons!!! Fabrice exagйrait comme tout homme indignй. Au bout d’un quart d’heure d’attendrissement, il remarqua que les boulets commenзaient а arriver jusqu’а la rangйe d’arbres а l’ombre desquels il mйditait. Il se leva et chercha а s’orienter. Il regardait ces prairies bordйes par un large canal et la rangйe de saules touffus: il crut se reconnaоtre. Il aperзut un corps d’infanterie qui passait le fossй et entrait dans les prairies, а un quart de lieue en avant de lui. «J’allais m’endormir, se dit-il; il s’agit de n’кtre pas prisonnier»; et il se mit а marcher trиs vite. En avanзant il fut rassurй, il reconnut l’uniforme, les rйgiments par lesquels il craignait d’кtre coupй йtaient franзais. Il obliqua а droite pour les rejoindre.

 

Aprиs la douleur morale d’avoir йtй si indignement trahi et volй, il en йtait une autre qui, а chaque instant, se faisait sentir plus vivement: il mourait de faim. Ce fut donc avec une joie extrкme qu’aprиs avoir marchй, ou plutфt couru pendant dix minutes, il s’aperзut que le corps d’infanterie, qui allait trиs vite aussi, s’arrкtait comme pour prendre position. Quelques minutes plus tard, il se trouvait au milieu des premiers soldats.

 

– Camarades, pourriez-vous me vendre un morceau de pain?

 

– Tiens, cet autre qui nous prend pour des boulangers!

 

Ce mot dur et le ricanement gйnйral qui le suivit accablиrent Fabrice. La guerre n’йtait donc plus ce noble et commun йlan d’вmes amantes de la gloire qu’il s’йtait figurй d’aprиs les proclamations de Napolйon! Il s’assit, ou plutфt se laissa tomber sur le gazon; il devint trиs pвle. Le soldat qui lui avait parlй, et qui s’йtait arrкtй а dix pas pour nettoyer la batterie de son fusil avec son mouchoir, s’approcha et lui jeta un morceau de pain, puis, voyant qu’il ne le ramassait pas, le soldat lui mit un morceau de ce pain dans la bouche. Fabrice ouvrit les yeux, et mangea ce pain sans avoir la force de parler. Quand enfin il chercha des yeux le soldat pour le payer, il se trouva seul, les soldats les plus voisins de lui йtaient йloignйs de cent pas et marchaient. Il se leva machinalement et les suivit. Il entra dans un bois; il allait tomber de fatigue et cherchait dйjа de l’њil une place commode; mais quelle ne fut pas sa joie en reconnaissant d’abord le cheval, puis la voiture, et enfin la cantiniиre du matin! Elle accourut а lui et fut effrayйe de sa mine.

 

– Marche encore, mon petit, lui dit-elle; tu es donc blessй? et ton beau cheval? En parlant ainsi elle le conduisait vers sa voiture, oщ elle le fit monter, en le soutenant par-dessous les bras. A peine dans la voiture, notre hйros, excйdй de fatigue, s’endormit profondйment. 3

 

CHAPITRE IV

Rien ne put le rйveiller, ni les coups de fusil tirйs fort prиs de la petite charrette, ni le trot du cheval que la cantiniиre fouettait а tour de bras. Le rйgiment attaquй а l’improviste par des nuйes de cavalerie prussienne, aprиs avoir cru а la victoire toute la journйe, battait en retraite, ou plutфt s’enfuyait du cфtй de la France.

 

Le colonel, beau jeune homme, bien ficelй, qui venait de succйder а Macon, fut sabrй; le chef de bataillon qui le remplaзa dans le commandement, vieillard а cheveux blancs, fit faire halte au rйgiment.

 

– F…! dit-il aux soldats, du temps de la rйpublique on attendait pour filer d’y кtre forcй par l’ennemi… Dйfendez chaque pouce de terrain et faites-vous tuer, s’йcriait-il en jurant; c’est maintenant le sol de la patrie que ces Prussiens veulent envahir!

 

La petite charrette s’arrкta, Fabrice se rйveilla tout а coup. Le soleil йtait couchй depuis longtemps; il fut tout йtonnй de voir qu’il йtait presque nuit. Les soldats couraient de cфtй et d’autre dans une confusion qui surprit fort notre hйros; il trouva qu’ils avaient l’air penaud.

 

– Qu’est-ce donc? dit-il а la cantiniиre.

 

– Rien du tout. C’est que nous sommes flambйs, mon petit; c’est la cavalerie des Prussiens qui nous sabre, rien que зa. Le bкta de gйnйral a d’abord cru que c’йtait la nфtre. Allons, vivement, aide-moi а rйparer le trait de Cocotte qui s’est cassй.

 

Quelques coups de fusil partirent а dix pas de distance: notre hйros, frais et dispos, se dit: «Mais rйellement, pendant toute la journйe, je ne me suis pas battu, j’ai seulement escortй un gйnйral.»

 

– Il faut que je me batte, dit-il а la cantiniиre.

 

– Sois tranquille, tu te battras, et plus que tu ne voudras! Nous sommes perdus!

 

– Aubry, mon garзon, cria-t-elle а un caporal qui passait, regarde toujours de temps а autre oщ en est la petite voiture.

 

– Vous allez vous battre? dit Fabrice а Aubry.

 

– Non, je vais mettre mes escarpins pour aller а la danse!

 

– Je vous suis.

 

– Je te recommande le petit hussard, cria la cantiniиre, le jeune bourgeois a du cњur. Le caporal Aubry marchait sans mot dire. Huit ou dix soldats le rejoignirent en courant, il les conduisit derriиre un gros chкne entourй de ronces. Arrivй lа, il les plaзa au bord du bois, toujours sans mot dire, sur une ligne fort йtendue; chacun йtait au moins а dix pas de son voisin.

 

– Ah за! vous autres, dit le caporal, et c’йtait la premiиre fois qu’il parlait, n’allez pas faire feu avant l’ordre, songez que vous n’avez plus que trois cartouches.

 

«Mais que se passe-t-il donc?» se demandait Fabrice. Enfin, quand il se trouva seul avec le caporal, il lui dit:

 

– Je n’ai pas de fusil.

 

– Tais-toi d’abord! Avance-toi lа, а cinquante pas en avant du bois, tu trouveras quelqu’un des pauvres soldats du rйgiment qui viennent d’кtre sabrйs; tu lui prendras sa giberne et son fusil. Ne va pas dйpouiller un blessй, au moins; prends le fusil et la giberne d’un qui soit bien mort, et dйpкche-toi, pour ne pas recevoir les coups de fusil de nos gens.

 

Fabrice partit en courant et revint bien vite avec un fusil et une giberne.

 

– Charge ton fusil et mets-toi lа derriиre cet arbre, et surtout ne va pas tirer avant l’ordre que je t’en donnerai… Dieu de Dieu! dit le caporal en s’interrompant, il ne sait pas mкme charger son arme!… (Il aida Fabrice en continuant son discours.) Si un cavalier ennemi galope sur toi pour te sabrer, tourne autour de ton arbre et ne lвche ton coup qu’а bout portant quand ton cavalier sera а trois pas de toi; il faut presque que ta baпonnette touche son uniforme.

 

«Jette donc ton grand sabre, s’йcria le caporal, veux-tu qu’il te fasse tomber, nom de D…! Quels soldats on nous donne maintenant!

 

En parlant ainsi, il prit lui-mкme le sabre qu’il jeta au loin avec colиre.

 

– Toi, essuie la pierre de ton fusil avec ton mouchoir. Mais as-tu jamais tirй un coup de fusil?

 

– Je suis chasseur.

 

– Dieu soit louй! reprit le caporal avec un gros soupir. Surtout ne tire pas avant l’ordre que je te donnerai.

 

Et il s’en alla.

 

Fabrice йtait tout joyeux. «Enfin je vais me battre rйellement, se disait-il, tuer un ennemi! Ce matin ils nous envoyaient des boulets, et moi je ne faisais rien que m’exposer а кtre tuй; mйtier de dupe.» Il regardait de tous cфtйs avec une extrкme curiositй. Au bout d’un moment, il entendit partir sept а huit coups de fusil tout prиs de lui. Mais, ne recevant point l’ordre de tirer, il se tenait tranquille derriиre son arbre. Il йtait presque nuit; il lui semblait кtre а l’espиre, а la chasse de l’ours, dans la montagne de la Tramezzina, au-dessus de Grianta. Il lui vint une idйe de chasseur; il prit une cartouche dans sa giberne et en dйtacha la balle: «Si je le vois, dit-il, il ne faut pas que je le manque», et il fit couler cette seconde balle dans le canon de son fusil. Il entendit tirer deux coups de feu tout а cфtй de son arbre; en mкme temps il vit un cavalier vкtu de bleu qui passait au galop devant lui, se dirigeant de sa droite а sa gauche. «Il n’est pas а trois pas, se dit-il, mais а cette distance je suis sыr de mon coup», il suivit bien le cavalier du bout de son fusil et enfin pressa la dйtente; le cavalier tomba avec son cheval. Notre hйros se croyait а la chasse: il courut tout joyeux sur la piиce qu’il venait d’abattre. Il touchait dйjа l’homme qui lui semblait mourant, lorsque, avec une rapiditй incroyable, deux cavaliers prussiens arrivиrent sur lui pour le sabrer. Fabrice se sauva а toutes jambes vers le bois; pour mieux courir il jeta son fusil. Les cavaliers prussiens n’йtaient plus qu’а trois pas de lui lorsqu’il atteignit une nouvelle plantation de petits chкnes gros comme le bras et bien droits qui bordaient le bois. Ces petits chкnes arrкtиrent un instant les cavaliers, mais ils passиrent et se remirent а poursuivre Fabrice dans une clairiиre. De nouveau ils йtaient prиs de l’atteindre, lorsqu’il se glissa entre sept а huit gros arbres. A ce moment, il eut presque la figure brыlйe par la flamme de cinq ou six coups de fusil qui partirent en avant de lui. Il baissa la tкte; comme il la relevait, il se trouva vis-а-vis du caporal.

 

– Tu as tuй le tien? lui dit le caporal Aubry.

 

– Oui, mais j’ai perdu mon fusil.

 

– Ce n’est pas les fusils qui nous manquent; tu es un bon b…; malgrй ton air cornichon, tu as bien gagnй ta journйe, et ces soldats-ci viennent de manquer ces deux qui te poursuivaient et venaient droit а eux; moi, je ne les voyais pas. Il s’agit maintenant de filer rondement; le rйgiment doit кtre а un demi-quart de lieue, et, de plus, il y a un petit bout de prairie oщ nous pouvons кtre ramassйs au demi-cercle.

 

Tout en parlant, le caporal marchait rapidement а la tкte de ses dix hommes. A deux cents pas de lа, en entrant dans la petite prairie dont il avait parlй, on rencontra un gйnйral blessй qui йtait portй par son aide de camp et par un domestique.

 

– Vous allez me donner quatre hommes, dit-il au caporal d’une voix йteinte, il s’agit de me transporter а l’ambulance; j’ai la jambe fracassйe.

 

– Va te faire f…, rйpondit le caporal, toi et tous les gйnйraux. Vous avez tous trahi l’Empereur aujourd’hui.

 

– Comment, dit le gйnйral en fureur, vous mйconnaissez mes ordres! Savez-vous que je suis le gйnйral comte B***, commandant votre division, etc.

 

Il fit des phrases. L’aide de camp se jeta sur les soldats. Le caporal lui lanзa un coup de baпonnette dans le bras, puis fila avec ses hommes en doublant le pas.

 

– Puissent-ils кtre tous comme toi, rйpйtait le caporal en jurant, les bras et les jambes fracassйs! Tas de freluquets! Tous vendus aux Bourbons, et trahissant l’Empereur!

 

Fabrice йcoutait avec saisissement cette affreuse accusation.

 

Vers les dix heures du soir, la petite troupe rejoignit le rйgiment а l’entrйe d’un gros village qui formait plusieurs rues fort йtroites, mais Fabrice remarqua que le caporal Aubry йvitait de parler а aucun des officiers. Impossible d’avancer, s’йcria le caporal! Toutes ces rues йtaient encombrйes d’infanterie, de cavaliers et surtout de caissons d’artillerie et de fourgons. Le caporal se prйsenta а l’issue de trois de ces rues; aprиs avoir fait vingt pas, il fallait s’arrкter: tout le monde jurait et se fвchait.

 

– Encore quelque traоtre qui commande! s’йcria le caporal; si l’ennemi a l’esprit de tourner le village nous sommes tous prisonniers comme des chiens. Suivez-moi, vous autres.

 

Fabrice regarda; il n’y avait plus que six soldats avec le caporal. Par une grande porte ouverte ils entrиrent dans une vaste basse-cour; de la basse-cour ils passиrent dans une йcurie, dont la petite porte leur donna entrйe dans un jardin. Ils s’y perdirent un moment, errant de cфtй et d’autre. Mais enfin, en passant une haie, ils se trouvиrent dans une vaste piиce de blй noir. En moins d’une demi-heure, guidйs par les cris et le bruit confus, ils eurent regagnй la grande route au-delа du village. Les fossйs de cette route йtaient remplis de fusils abandonnйs; Fabrice en choisit un mais la route, quoique fort large, йtait tellement encombrйe de fuyards et de charrettes, qu’en une demi-heure de temps, а peine si le caporal et Fabrice avaient avancй de cinq cents pas; on disait que cette route conduisait а Charleroi. Comme onze heures sonnaient а l’horloge du village:

 

– Prenons de nouveau а travers champ, s’йcria le caporal.

 

La petite troupe n’йtait plus composйe que de trois soldats, le caporal et Fabrice. Quand on fut а un quart de lieue de la grande route:

 

– Je n’en puis plus, dit un des soldats.

 

– Et moi itou, dit un autre.

 

– Belle nouvelle! Nous en sommes tous logйs lа, dit le caporal; mais obйissez-moi, et vous vous en trouverez bien.

 

Il vit cinq ou six arbres le long d’un petit fossй au milieu d’une immense piиce de blй.

 

– Aux arbres! dit-il а ses hommes; couchez-vous lа, ajouta-t-il quand on y fut arrivй, et surtout pas de bruit. Mais, avant de s’endormir, qui est-ce qui a du pain?

 

– Moi, dit un des soldats.

 

– Donne, dit le caporal, d’un air magistral; il divisa le pain en cinq morceaux et prit le plus petit.

 


Дата добавления: 2015-11-14; просмотров: 45 | Нарушение авторских прав


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