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Rouge.
Je rêve qu'avec l'engin spatial de mon enfance, je voyage vers une planète rouge. Sur cette planète vit un dieu qui se livre à des expériences. Il fabrique des mondes qu'il installe dans des bacs transparents pour observer comment ils mûrissent. Il entretient aussi dans des éprouvettes de petits animaux prototypes qu'il dépose précautionneusement avec des pinces fines sur ses plates-bandes. Quand il ne s'acclimate pas, le dieu tente de récupérer l'animal raté. Mais lorsque les prototypes déficients prolifèrent, il s'empresse de fabriquer des prédateurs (animaux plus puissants ou petits, comme des virus) qui éradiqueront ses brouillons manqués. Il mettra au point ensuite l'animal remplaçant. Dans mon rêve le dieu n'arrive pas à effacer complètement ses erreurs, alors il n'en finit pas de rajouter espèce sur espèce pour essayer de mettre un peu d'ordre dans ce chaos vivant.
Je me suis réveillé en sueur, Ghislaine à côté de moi. Ghislaine est ma nouvelle compagne. J'ai choisi Ghislaine parce qu'elle n'était pas paumée, que ses parents ne sont pas intervenus dans notre couple et qu'elle ne paraît pas victime d'une fragilité psychologique. Par les temps qui courent, ces qualités sont assez rares pour légitimer une installation à demeure.
En fait, ce n'est pas tout à fait vrai. La principale raison pour laquelle j'ai choisi Ghislaine, c'est que c'est elle qui m'a choisi. Ghislaine est pédiatre. Elle est douce, elle sait écouter et parler aux enfants. Je suis un enfant.
Il n'est en effet pas normal à vingt-cinq ans de s'intéresser encore aux châteaux, aux dragons, aux princesses charmantes, aux extraterrestres et aux dieux dans l'espace.
Ghislaine a l'air d'une princesse charmante. Elle est brune, toute menue, de petite taille et, à vingt-quatre ans, elle s'habille encore au rayon «fillette».
Elle connaît les nouvelles méthodes pour éveiller les tout-petits. Les week-ends, elle milite dans une association d'aide aux enfants inadaptés. Ça l'épuisé, mais elle dit que si ce n'est pas elle, personne d'autre ne le fera à sa place.
– Toi aussi, tu es un gamin inadapté, me dit-elle en me caressant les cheveux que j'ai très fournis, surtout sur le sommet du crâne.
Elle me dit qu'en chaque être humain coexistent un enfant, un adulte et un parent. Lorsqu'un couple se crée, chacun choisit son rôle par rapport à l'autre. Généralement, l'un devient parent et l'autre joue l'enfant. L'idéal pourtant serait que les deux se veuillent adultes et se parlent de grande personne à grande personne.
Nous avons essayé. Nous avons échoué. C'est plus fort que moi, je fais l'enfant. C'est enfant que je me sens le mieux, c'est enfant que je trouve ma plus grande ouverture d'esprit. Un enfant ne possède pas de certitudes et s'émerveille de tout. En plus, j'aime être materné.
Ghislaine a été surprise que je joue encore aux jeux de rôles. Je lui ai expliqué que ceux-ci m'aident à rédiger des fiches pour mes personnages et à les situer tout comme mes cartes de tarot à rechercher le meilleur parcours d'initiation pour mes héros.
Sur mon bureau, il y a toute une panoplie d'aides à l'écriture. Cela va des plans de batailles, des représentations des visages de mes héros (je choisis souvent des acteurs qui existent pour de bon et je scrute leurs traits jusqu'à ce que je devine leur psychologie), à des figurines en pâte à modeler que je sculpte pour visualiser des décors ou des objets.
– Je ne m'imaginais pas qu'il fallait tout ce bazar pour raconter de simples histoires! s'écrie Ghislaine. Ton bureau ressemble à un laboratoire. Tu ne vas quand même pas soutenir que tu utilises ces schémas de cathédrales, ces rebuts de pâte à modeler…
Elle me traite de cinglé et se hausse sur la pointe des pieds pour m'embrasser.
Avec Ghislaine je me sens bien, mais il manque cependant à notre couple la dimension qui lui permettrait de durer. On commence à s'ennuyer. Passé l'émerveillement de vivre avec un adulte qui se comporte comme un enfant, Ghislaine s'aperçoit surtout qu'elle pratique un métier difficile et mal payé, comparativement à moi.
Les enfants qu'elle soigne lui prennent beaucoup de son énergie. Ils sont déjà tellement traumatisés par la vie qu'ils ne sont pas tendres avec elle. Ils se complaisent dans des attitudes de petits chiens abandonnés. Il y a les enfants battus, les enfants victimes d'inceste, les épileptiques, les asthmatiques… Comment Ghislaine pourrait-elle affronter des destinées si lourdes armée de son seul petit courage? Elle s'est fixé une mission au-dessus de ses forces.
Le soir elle me raconte quel patient est mort dans ses bras ce jour-là. Elle est bouleversée et je ne sais quoi faire pour la soulager du poids de sa peine.
– Peut-être devrais-tu changer de métier, lui dis-je après qu'elle eut pleuré toute une nuit le décès d'un bambin épileptique.
Cette phrase ne me sera jamais pardonnée.
– C'est facile d'aider les gens sans les voir, les toucher, leur parler directement. C'est facile, c'est confortable, c'est sans risque!
– Tu ne veux pas que je reste à côté de chacun de mes lecteurs pour me tenir prêt à discuter avec lui?
– C'est exactement ce que tu devrais faire! Tu as choisi ce métier pour fuir le monde. Enfermé dans ta chambre en tête à tête avec ton ordinateur, tu rencontres qui? Ton éditeur? Tes rares copains? Ce n'est pas ça, le monde. Tu vis dans une dimension imaginaire, un univers puéril qui n'existe pas, n'importe quoi pour ne pas grandir. Mais un jour le monde réel te rattrapera, mon monde, là où je me débats avec mes malades, mes déprimés, mes agressés. Ce n'est pas avec tes bouquins que tu changeras quoi que ce soit à la misère, à la faim et aux guerres.
– Qui sait? Mes livres véhiculent des idées et ces idées sont destinées à modifier les états d'esprit et les comportements.
Ghislaine ricane.
– Tes petites histoires sur les rats? Beau résultat! Les gens éprouveront de la compassion pour les rats alors qu'ils n'en ont même pas pour leurs propres enfants.
La semaine suivante, Ghislaine me quitte. C'était trop beau pour durer. Je me pose des questions. Mon métier est-il réellement immoral? Pour me remettre d'aplomb, le soir je vais voir Les Renards, le genre de film que d'habitude j'évite de mon mieux.
On y montre en long et en large tout ce qui intéresse Ghislaine: des pauvres, des malades, des miséreux et qui s'entretuent. Si c'est ça le réel, je préfère le cinéma dans ma tête. Il y a quand même là-dedans une actrice américaine sublime, Venus Sheridan, une merveille de naturel. On dirait qu'elle a été toute sa vie femme soldat russe. Richard Cuningham, la vedette masculine, n'est pas mal non plus. Il est complètement habité par son rôle.
Ce qui s'est passé en Tchétchénie est vraiment terrible, mais que puis-je y faire? Ajouter un nota bene à l'intention de mon lectorat russe: «S'il vous plaît, faites l'amour et pas la guerre»?
Les mots que Ghislaine m'a lancés à la tête ont sur moi un effet à retardement. Je n'arrive plus à écrire. Je suis un être pervers qui prend plaisir à écrire des histoires bizarres alors que le monde entier souffre. Alors, militer à «Médecins du Monde «? Parcourir l'Afrique en vaccinant les enfants à tout va?
Je sens pointer une crise d'«àquoibonisme». Un remède, m'enfermer dans les W-C et faire le point. Est-ce mal d'écrire? Est-ce mal de ne pas assister tous les misérables de par la planète? Est-ce mal de ne pas lutter contre les tyrans et les exploiteurs?
J'assume. J'envoie un chèque à une association caritative et je me remets à écrire. J'aime tellement écrire que je suis prêt à payer pour m'y adonner en paix.
Mon éditeur m'appelle.
– Ce serait bien que tu sortes de temps en temps, que tu acceptes des séances de dédicaces dans des librairies, que tu dînes en ville pour rencontrer des journalistes…
– C'est nécessaire?
– Indispensable. C'est même par là que tu aurais dû commencer. En plus, voir du monde, ça te donnera des idées pour écrire. Fais un effort. Tu as besoin de la presse, des libraires, des contacts avec tes pairs, de fréquenter les salons littéraires… Vivre en ermite, c'est te condamner à brève échéance.
Jusqu'ici Charbonnier a toujours été de bon conseil. Mais de là à faire le singe dans des soirées mondaines, flûte de Champagne à la main, à écouter les derniers ragots de la profession…
D'accord pour les dédicaces dans les salons. Je ne compte guère là-dessus pour relancer ma carrière, mais peut-être qu'au contact des gens qui s'intéressent aux livres et aux écrivains je comprendrai mieux pourquoi je ne parviens pas à toucher un plus large public en France.
Mona Lisa II me fixe, l'air de dire: «Enfin, tu te poses les bonnes questions.»
Je me rendors seul dans mon lit. Les draps sont froids.
IGOR. 25 ANS
– Igor, j'ai une merveilleuse nouvelle pour toi. Moi qui ai souhaité une bonne surprise, je sens qu'elle est là. Je ferme les yeux. Elle m'embrasse. Je lance un ballon d'essai:
– Tu es enceinte?
–Non, mieux.
Elle se serre contre moi, le sourire épanoui.
– Igor, mon ami, mon amour, tu es… guéri.
Une décharge électrique me foudroie la moelle épinière.
– Tu plaisantes?
Je pose mon livre près de moi et je dévisage, affolé, la physionomie radieuse de ma doctoresse.
– J'ai ici le résultat de tes dernières analyses. Elles sont au-delà de toute espérance. Le cancer du nombril n'a qu'une durée de vie limitée. Ta guérison ouvre des voies nouvelles à la recherche médicale. Je pense que tu en es redevable aussi à l'amélioration de tes conditions de vie. Oui, ce doit être ça, le cancer du nombril a des caractéristiques très psychosomatiques.
Mes poumons me brûlent. Dans ma bouche, ma salive s'assèche. Mes genoux s'entrechoquent. Tatiana m'entoure de ses bras et me serre.
– Mon amour, tu es guéri, tu es guéri, tu es guéri… C'est formidable! Je cours avertir l'équipe. On va faire une fête à tout casser pour marquer ton retour à la vie normale.
Et elle s'en va en dansant.
La «vie normale», je la connais. Je ne plais pas aux femmes. Les propriétaires refusent de me louer leur appartement sans fiches de paie. Les patrons ne veulent pas m'engager parce que pour eux tous les anciens des commandos sont des brutes. Et en ce qui concerne le poker, mon ami Piotr a mis ma tête à prix dans tous les bons casinos du pays.
Je n'ai jamais eu que deux refuges, l'hôpital et Tatiana, et voilà, ils me rejettent eux aussi. Il faut que je tue quelqu'un et que j'aille en prison. Là, je la retrouverai, ma «vie normale». Mais en cohabitant a v e c Tatiana, j’ai perdu la rage. Elle m ' a donné le goût de la quiétude, de la gentillesse, des livres, des discussions animées. Guéri, si ça se trouve, elle ne voudra même plus me parler. Elle se trouvera un autre patient avec une maladie encore plus inédite que la mienne. Un phtysique de l'oreille ou un handicapé des narines. Elle me chassera.
Depuis quelque temps, elle me bassine avec un type porteur d'un microbe inconnu. Elle couche sûrement déjà avec lui.
Je me donne de grands coups de poing dans le ventre, mais je sais que ce fichu cancer n'en fait qu'à sa tête. Il est apparu comme un voleur dans mon corps et juste quand je l'acceptais, l'appréciais, le revendiquais, il a filé comme il était venu.
Je suis guéri, quelle catastrophe! Je ne pourrais pas échanger ma guérison avec quelqu'un d'autre qui en profiterait mieux? Hé ho! mon ange, si tu m'entends, je ne veux plus guérir. Je veux retomber malade. C'est ma prière.
Je m'agenouille sur le carrelage et j'attends. Je sentais quand mon ange m'écoutait. Je sens qu'il ne m'écoute plus. Saint Igor aussi se désintéresse de moi à présent que je suis rétabli. Tout s'effondre.
J'ai tout supporté mais cette «guérison», c'en est trop. C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase.
Dans le couloir j'entends Tatiana qui entretient tout le personnel hospitalier de la bonne nouvelle.
– Igor est guéri, Igor est guéri! chante-t-elle à tue-tête, l'inconsciente.
– S'il te plaît mon ange, envoie-moi une métastase en signe d'alliance. Tu m'as assisté pour de petites choses, si tu m'oublies dans les grandes, tu n'es qu'un ange irresponsable.
La fenêtre est ouverte. Je me penche. L'hôpital est haut. Une chute de cinquante-trois étages, ça devrait aller.
Agir sans réfléchir. Surtout sans réfléchir, sinon je ne trouverai pas le courage. Je saute. Je descends comme une pierre.
J'aperçois au-dessous, par les fenêtres, des gens qui vaquent à leurs occupations. Certains me voient et font des «o» avec leur bouche.
«Sois rapide ou sois mort»? Là je suis très rapide et je vais bientôt être très mort.
Le sol approche à toute allure. J'ai peut-être fait une boulette. J'aurais peut-être dû réfléchir quand même un peu.
Le sol est maintenant à dix mètres de moi. Je ferme les yeux. J'ai à peine le temps de ressentir la petite seconde désagréable où tous mes os se fracassent contre le bitume. De solide, je deviens liquide. Là, ils ne me récupéreront plus. J'ai très mal une seconde qui semble durer une heure et puis tout s'arrête. Je sens la vie qui me quitte.
Дата добавления: 2015-11-13; просмотров: 39 | Нарушение авторских прав
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