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Au restaurant, l'un de mes collègues veut appeler la police car une cliente n'a pas d'argent pour payer son déjeuner.
Je l'examine. Elle est frêle, fragile, toute de noir vêtue. Elle ressemble à un oiseau tombé d'un nid. Elle tient un livre à la main, Des fleurs pour Algernon, de Dany Keyes.
Je règle l'addition à sa place et je lui demande de quoi parle son livre. Elle me remercie, me dit que je n'aurais pas dû faire ça, puis elle consent à me parler de son livre. C'est l'histoire d'un homme, un débile mental, qui devient petit à petit intelligent grâce à un traitement chimique qui a déjà fonctionné sur une souris nommée Algernon. Le malade mental raconte sa vie et sa guérison à la première personne du singulier et c'est comme si son cerveau découvrait de nouveaux sens. L'écriture elle-même évolue. Quand il était encore idiot, il faisait une faute d'orthographe par mot, n'utilisait pas de ponctuation, mais au fur et à mesure du traitement, il progresse.
Elle se présente. Elle se prénomme Gwendoline. Elle ajoute qu'à sa connaissance cet écrivain, Dany Keyes, n'a rien écrit d'autre, mais qu'après un tel chef-d'œuvre il peut mourir tranquille. Il a accompli sa «mission pour l'humanité». Il a réalisé l'œuvre pour laquelle il est né. Gwendoline pense que nous avons tous une œuvre à produire, et qu'alors seulement on peut mourir.
Je la regarde. Elle a des yeux brillants, en amande, et la peau très claire. Je me dis qu'une fille qui lit de la science-fiction ne peut pas être foncièrement inintéressante. Et puis ce qui me plaît chez elle, c'est qu'elle a l'air encore plus égarée que moi.
Nous marchons. Elle m'explique qu'elle est une poétesse maudite. Je lui dis que ça tombe bien, étant moi-même écrivain maudit.
Gwendoline dit qu'on est là pour souffrir et qu'on apprend par le biais de nos erreurs.
Ensuite, nous marchons sans parler. Je prends sa main glacée et je la réchauffe dans la mienne. Elle s'arrête, me fixe avec son air de petite souris perdue et me dit qu'elle me trouve très sympathique, qu'elle a envie de faire l'amour avec moi, mais qu'elle a rendu complètement malheureux tous les hommes avec lesquels elle est déjà sortie.
– Je serai la première exception.
– Je porte la poisse, soupire-t-elle.
– Je ne suis pas superstitieux. Et vous savez pourquoi? Parce que être superstitieux… ça porte malheur.
Elle fait semblant de rire, puis me conseille à nouveau de la fuir.
Quelques semaines plus tard, j'installe cette petite souris abandonnée dans mon studio. Gwendoline s'avère très vite une excellente maîtresse de maison. Problème: quand nous faisons l'amour, j'ai l'impression qu'elle y consent pour me rendre service ou pour payer son loyer.
Parfois, elle me dévisage avec ses grands yeux et me dit: «Je ferais mieux de partir, je suis un trop grand poids pour toi.» Je tente alors de la consoler. Je lui offre des vêtements de couleur. Le noir à la longue, c'est un peu monotone. Elle les essaie une fois et ne les porte plus. Je l'emmène au cinéma voir des films des Monty Python. Elle est la seule dans la salle à ne pas rire. Je lui parle de la «télévision zen»: ma nouvelle philosophie de l'absence absolue de pensée grâce à la fréquentation intense de la télévision. Sans résultat. Mona Lisa Il vient vers elle pour se faire caresser mais elle passe mécaniquement une main dans sa fourrure, comme sans y penser.
Le soir, elle se glisse doucement dans mes draps, colle les deux glaçons de ses pieds contre mes mollets, me demande si je souhaite faire l'amour comme on demande à un contrôleur s'il faut composter son billet pour avoir le droit de franchir le portillon, puis s'endort en ronflant très fort. Au milieu de la nuit, elle me roue de minuscules coups de pied, gesticule et semble régler ses comptes avec un ennemi imaginaire auquel elle s'adresse en poussant de petites plaintes.
Mona Lisa II et moi, nous décidons de relever le défi: sauver cette demoiselle en détresse coûte que coûte.
Elle oublie sa cigarette allumée entre les draps et mon charmant studio connaît un début d'incendie. Elle laisse les robinets ouverts et la salle de bains est inon dée. Elle oublie de fermer la porte à clé et des visiteurs inattendus en profitent pour me voler ma chaîne hi-fî.
Chaque fois elle se confond en excuses, pleure à gros sanglots et vient se blottir dans mes bras en rappelant: «Je t'avais bien dit que je porte la poisse.» Et chaque fois, je réponds: «Mais non, mais non…»
La présence de Gwendoline chez moi me donne envie de tout réécrire et d'améliorer Les Rats. Je me dois d'être un gagnant pour nous deux.
Je pousse le chat. Je jette un drap sur la télévision pour qu'elle cesse momentanément de me narguer de son grand œil carré. Je me remets devant ma machine à traitement de texte et, pour la trentième fois, je recommence mon roman sur les rats, page 1.
Je dois placer la barre beaucoup plus haut encore. Il faut une intrigue qui captive l'attention même des éditeurs les plus obtus.
Nouvelle idée: créer un lieu au fond d'un égout où il se passe des faits mystérieux et terribles que je ne décrirai pas. Ce qui excite le plus l'imaginaire, c'est ce qui n'est pas montré. Pour chaque lecteur, il y aura au fond de mon égout ce qu'il redoute le plus.
Mona Lisa II me signale du bout de son museau que je dois parler d'un miroir. Faire une scène où un rat se voit dans un miroir. Tu sais tout, toi, ma Mona Lisa! Je t'écouterai toujours. Ici ce n'est pas ma planète, mais toi tu es de ma planète. Je viens peut-être du royaume céleste des chats. Chez les Égyptiens, les chats étaient des animaux sacrés considérés comme des dieux.
Mona Lisa II est peut-être la muse que j'ai toujours recherchée.
J'écris toute la nuit.
IGOR. 21 ANS
En tant que sergent-chef j'ai remis sur pied le commando des Loups. J'ai sélectionné les plus féroces des recrues. Je leur ai appris toute la force de la phrase: «Sois rapide ou sois mort.» J'ai inventé toutes sortes de jeux pour qu'ils développent leurs réflexes de rapidité. Ils jonglent avec des grenades dégoupillées, ils arrivent à éviter des flèches lancées de face, ils font des concours en posant leur main sur une table et en frappant de plus en plus vite entre leurs doigts écartés avec un couteau. Certains sont si véloces qu'ils arrivent à capturer à la main des petits lapins. J'ai réveillé quelque chose chez eux. L'animal. Ils parlent de moins en moins. Il n'y a plus un seul d'entre nous qui se permettrait de se lancer dans une discussion intellectuelle oiseuse.
Quand un Loup s'adresse à un autre Loup c'est pour lui dire: «Attention derrière toi.» En fait, on ne prononce même pas «attention», seulement «derrière». Nous ne parlons que pour survivre. Mes Loups m'obéissent au doigt et à l'œil. Je suis plus que leur sergent, je suis le chef de la horde.
Nous avons accompli ensemble plusieurs actions d'éclat qui ne seront jamais consignées dans les manuels d'histoire, mais qui auraient leur juste place dans les films de mes idoles, les stars américaines Syl-vester Stallone et Arnold Schwarzenegger.
Stanislas est devenu mon bras droit, c'est lui qui morigène les Loups qui ne m'obéissent pas assez vite ou qui ne me comprennent pas à demi-mot. Il est très efficace. Si ça continue, nous parviendrons à ne plus parler du tout et à tous être branchés les uns sur les autres comme par télépathie.
Une fois, j'ai rencontré un type qui m'a dit: «Je suis content de devenir un Loup car jusqu'ici, dans mes affectations précédentes, je n'ai pas eu de chance.» Je lui ai répondu que les gens qui n'ont pas de chance n'ont rien à faire dans mon groupe et je l'ai viré.
Je crois que, dans la vie, il y a trois facteurs, le talent, la chance, le travail. Avec deux de ces facteurs on peut réussir: travail plus chance peuvent suffire, si on n'a pas de talent. Talent et travail peuvent compenser le manque de chance. Talent plus chance peuvent éviter le travail. Mais l'idéal est de disposer des trois. Je demande donc à mes Loups, en plus de leur dextérité naturelle, un entraînement permanent, et un entretien régulier de leur chance.
Je leur ai appris ma nouvelle théorie. Nous avons tous un ange gardien.
Quand ça ne va pas, il ne faut pas hésiter à lui adresser une prière express. Stanislas a raconté plusieurs anecdotes où son ange gardien l'a sauvé et je crois avoir ainsi inculqué à mes Loups quelques rudiments de pensée mystique.
La horde fait des ravages. D'autant plus qu'en face ils ne croient qu'en leurs machines. Les brebis se croient protégées par leurs radars, leurs mines et leurs nouveaux fusils d'assaut offerts par des ennemis de la Russie. Pauvres naïfs. N'importe lequel de mes Loups, à main nue, obtient plus de résultats que vous et vos robots électroniques. Parce qu'on a la rage et qu'aucun engin mécanique ne peut avoir la rage.
Les médailles s'accumulent sur mon torse et, dans mon pays, ça signifie quelque chose. J'ai perdu quelques gars qui ont manqué de rapidité dans des moments cruciaux et qui sont donc morts. C'est la sélection naturelle des espèces, comme disait Darwin. Les moins forts disparaissent vite.
Mon escouade m'admire et me respecte, mais je lui fais un peu peur. Je voudrais tant qu'un jour quelqu'un m'aime. Maintenant, j'aimerais bien une histoire d'amour normale avec une fille normale.
Pour ça, il faudra peut-être que j'obtienne encore davantage de médailles. Les médailles, ça impressionne les filles.
Ça impressionnera Venus. J'ai revu sa photo sur un journal qui enveloppait nos munitions. Il paraît qu'elle a été élue Miss Univers.
Дата добавления: 2015-11-13; просмотров: 41 | Нарушение авторских прав
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