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Mais, le lendemain, la grosse émotion fut pour l'audition de certains témoins. Mme Bonnehon eut un véritable succès de distinction et de tact. On écouta avec intérêt les employés de la Compagnie, M. Vandorpe, M. Bessière, M. Dabadie, M. Cauche surtout, ce dernier très prolixe, qui conta comment il connaissait beaucoup Roubaud, ayant souvent fait avec lui sa partie, au café du Commerce. Henri Dauvergne répéta son témoignage accablant, la presque certitude où il était d'avoir, dans la somnolence de la fièvre, entendu les voix sourdes des deux accusés, qui se concertaient; et, interrogé sur Séverine, il se montra très discret, fit comprendre qu'il l'avait aimée, mais que la sachant à un autre, il s'était effacé loyalement. Aussi, lorsque cet autre, Jacques Lantier, fut introduit enfin, un bourdonnement monta de la foule, des personnes se levèrent pour le mieux voir, il y eut même, parmi les jurés, un mouvement passionné d'attention. Jacques, très tranquille, s'était des deux mains appuyé à la barre des témoins, du geste professionnel dont il avait l'habitude, lorsqu'il conduisait sa machine. Cette comparution qui aurait dû le troubler profondément, le laissait dans une entière lucidité d'esprit, comme si rien de l'affaire ne le regardât. Il allait déposer en étranger, en innocent; depuis le crime, pas un frisson ne lui était venu, il ne songeait même pas à ces choses, la mémoire abolie, les organes dans un état d'équilibre, de santé parfaite; là encore, à cette barre, il n'avait ni remords ni scrupules, d'une absolue inconscience. Tout de suite, il avait regardé Roubaud et Cabuche, de ses yeux clairs. Le premier, il le savait coupable, il lui adressa un léger signe de tête, un salut discret, sans songer qu'ouvertement aujourd'hui il était l'amant de sa femme. Puis, il sourit au second, l'innocent, dont il aurait dû occuper la place, sur ce banc: une bonne bête au fond, sous son air de bandit, un gaillard qu'il avait vu au travail, dont il avait serré la main. Et, plein d'aisance, il déposa, il répondit en petites phrases nettes aux questions du président, qui, après l'avoir interrogé sans mesure sur ses rapports avec la victime, lui fit raconter son départ de la Croix-de-Maufras, quelques heures avant le meurtre, comment il était allé prendre le train à Barentin, comment il avait couché à Rouen. Cabuche et Roubaud l'écoutaient, confirmaient ses réponses par leur attitude; et, à cette minute, entre ces trois hommes, monta une indicible tristesse. Un silence de mort s'était fait dans la salle, une émotion venue ils ne savaient d'où serra un instant les jurés à la gorge: c'était la vérité qui passait, muette. A la question du président désirant savoir ce qu'il pensait de l'inconnu, évanoui dans les ténèbres, dont le carrier parlait, Jacques se contenta de hocher la tête, comme s'il n'avait pas voulu accabler un accusé. Et un fait alors se produisit, qui acheva de bouleverser l'auditoire. Des pleurs parurent dans les yeux de Jacques, débordèrent, ruisselèrent sur ses joues. Ainsi qu'il l'avait revue déjà, Séverine venait de s'évoquer, la misérable assassinée dont il avait emporté l'image, avec ses yeux bleus élargis démesurément, ses cheveux noirs droits sur son front, comme un casque d'épouvante. Il l'adorait encore, une pitié immense l'avait pris, et il la pleurait à grandes larmes, dans l'inconscience de son crime, oubliant où il était, parmi cette foule. Des dames, gagnées par l'attendrissement, sanglotèrent. On trouva extrêmement touchante cette douleur de l'amant, lorsque le mari restait les yeux secs. Le président ayant demandé à la défense si elle n'avait aucune question à poser au témoin, les avocats remercièrent, tandis que les accusés hébétés accompagnaient du regard Jacques, qui retournait s'asseoir, au milieu de la sympathie générale.
La troisième audience fut prise tout entière par le réquisitoire du procureur impérial et par les plaidoiries des avocats. D'abord, le président avait présenté un résumé de l'affaire, où, sous une affectation d'impartialité absolue, les charges de l'accusation étaient aggravées. Le procureur impérial, ensuite, ne parut pas jouir de tous ses moyens: il avait d'habitude plus de conviction, une éloquence moins vide. On mit cela sur le compte de la chaleur, qui était vraiment accablante. Au contraire, le défenseur de Cabuche, l'avocat de Paris, fit grand plaisir, sans convaincre. Le défenseur de Roubaud, un membre distingué du barreau de Rouen, tira également tout le parti qu'il put de sa mauvaise cause.
Fatigué, le ministère public ne répliqua même pas. Et, lorsque le jury passa dans la salle des délibérations, il n'était que six heures, le plein jour entrait encore par les dix fenêtres, un dernier rayon allumait les armes des villes de Normandie, qui en décorent les impostes. Un grand bruit de voix monta sous l'antique plafond doré, des poussées d'impatience ébranlèrent la grille de fer, séparant les places réservées du public debout. Mais le silence redevint religieux, dès que le jury et la cour reparurent. Le verdict admettait des circonstances atténuantes, le tribunal condamna les deux hommes aux travaux forcés à perpétuité. Et ce fut une vive surprise, la foule s'écoula en tumulte, quelques sifflets se firent entendre, comme au théâtre.
Dans tout Rouen, le soir même, on parlait de cette condamnation, avec des commentaires sans fin. Selon l'avis général, c'était un échec pour Mme Bonnehon et pour les Lachesnaye. Une condamnation à mort, seule, semblait-il, aurait satisfait la famille; et, sûrement, des influences adverses avaient agi. Déjà, on nommait tout bas Mme Leboucq, qui comptait parmi les jurés trois ou quatre de ses fidèles.
L'attitude de son mari, comme assesseur, n'avait sans doute rien offert d'incorrect; pourtant, on croyait s'être aperçu que, ni l'autre assesseur, M. Chaumette, ni même le président, M. Desbazeilles, ne s'étaient sentis les maîtres des débats, autant qu'ils l'auraient voulu. Peut-être, simplement, le jury, pris de scrupules, venait-il, en accordant des circonstances atténuantes, de céder au malaise de ce doute qui avait un moment traversé la salle, le vol silencieux de la mélancolique vérité. Au demeurant, l'affaire restait le triomphe du juge d'instruction, M. Denizet, dont rien n'avait pu entamer le chef-d'œuvre; car la famille elle-même perdit beaucoup de sympathies, lorsque le bruit courut que, pour ravoir la Croix-de-Maufras, M. de Lachesnaye, contrairement à la jurisprudence, parlait d'intenter une action en révocation, malgré la mort du donataire, ce qui étonnait de la part d'un magistrat.
Au sortir du Palais, Jacques fut rejoint par Philomène, qui était restée comme témoin; et elle ne le lâcha plus, le retenant, tâchant de passer cette nuit-là avec lui, à Rouen.
Il ne devait reprendre son service que le lendemain, il voulut bien la garder à dîner, dans l'auberge où il prétendait avoir dormi la nuit du crime, près de la gare; mais il ne coucherait pas, il était absolument forcé de rentrer à Paris, par le train de minuit cinquante.
«Tu ne sais pas, raconta-t-elle, comme elle se dirigeait à son bras vers l'auberge, je jurerais que, tout à l'heure, j'ai vu quelqu'un de notre connaissance… Oui, Pecqueux, qui me répétait encore, l'autre jour, qu'il ne ficherait pas les pieds à Rouen, pour l'affaire… Un moment, je me suis retournée, et un homme, dont je n'ai aperçu que le dos, a filé au milieu de la foule…» Le mécanicien l'interrompit, en haussant les épaules.
«Pecqueux est à Paris, en train de nocer, trop heureux des vacances que mon congé lui procure.
– C'est possible… N'importe, méfions-nous, car c'est bien la plus sale rosse, quand il rage.» Elle se pressa contre lui, elle ajouta, avec un coup d'œil en arrière:
«Et celui-là qui nous suit, tu le connais?
– Oui, ne t'inquiète pas… Il a peut-être bien quelque chose à me demander.» C'était Misard, qui, en effet, depuis la rue des Juifs, les accompagnait à distance. Il avait déposé, lui aussi, d'un air ensommeillé; et il était resté, rôdant autour de Jacques, sans se résoudre à lui poser une question, qu'il avait visiblement sur les lèvres. Lorsque le couple eut disparu dans l'auberge, il y entra à son tour, il se fit servir un verre de vin.
«Tiens, c'est vous, Misard! s'écria le mécanicien. Et, avec votre nouvelle femme, ça va?
– Oui, oui, grogna le stationnaire. Ah! la bougresse, elle m'a bien fichu dedans. Hein? je vous ai conté ça, à mon autre voyage ici.» Jacques s'égayait beaucoup de cette histoire. La Ducloux, l'ancienne servante louche que Misard avait prise pour garder la barrière, s'était vite aperçue, à le voir fouiller les coins, qu'il devait chercher un magot, caché par sa défunte; et une idée de génie lui était venue, pour se faire épouser, celle de lui laisser entendre, par des réticences, par de petits rires, qu'elle l'avait trouvé, elle. D'abord, il avait failli l'étrangler; puis, songeant que les mille francs lui échapperaient encore, s'il la supprimait comme l'autre, avant de les avoir, il était devenu très câlin, très gentil; mais elle le repoussait, elle ne voulait même plus qu'il la touchât: non, non, quand elle serait sa femme, il aurait tout, elle et l'argent en plus. Et il l'avait épousée, et elle s'était moquée, en le traitant de trop bête, croyant tout ce qu'on lui racontait. Le beau, c'était que, mise au courant, s'allumant elle-même à la contagion de sa fièvre, elle cherchait désormais avec lui, aussi enragée. Ah! ces mille francs introuvables, ils les dénicheraient bien un jour, maintenant qu'ils étaient deux! Ils cherchaient, ils cherchaient.
«Alors, toujours rien? demanda Jacques goguenard. Elle ne vous aide donc pas, la Ducloux?»
Misard le regarda fixement; et il parla enfin.
«Vous savez où ils sont, dites-le-moi.» Mais le mécanicien se fâchait.
«Je ne sais rien du tout, tante Phasie ne m'a rien donné, vous n'allez pas m'accuser de vol, peut-être!
– Oh! elle ne vous a rien donné: ça, c'est bien sûr…
Vous voyez que j'en suis malade. Si vous savez où ils sont, dites-le-moi.
– Eh! allez vous faire fiche! Prenez garde que je ne cause trop… Voyez donc dans la boîte à sel, s'ils y sont.» Blême, les yeux ardents, Misard continuait à le regarder.
Il eut comme une brusque illumination.
«Dans la boîte à sel, tiens! c'est vrai. Il y a, sous le tiroir, une cachette où je n'ai pas fouillé.» Et il se hâta de payer son verre de vin, et il courut au chemin de fer, voir s'il pourrait encore prendre le train de sept heures dix. Là-bas, dans la petite maison basse, éternellement il chercherait.
Le soir, après le dîner, en attendant le train de minuit cinquante, Philomène voulut emmener Jacques, par des ruelles noires, jusqu'à la campagne prochaine. Il faisait très lourd, une nuit de juillet, ardente et sans lune, qui lui gonflait la gorge de gros soupirs, presque pendue à son cou.
Deux fois, ayant cru entendre des pas derrière eux, elle s'était retournée, sans apercevoir personne, tant les ténèbres étaient épaisses. Lui, souffrait beaucoup de cette nuit d'orage. Dans son tranquille équilibre, cette santé parfaite dont il jouissait depuis le meurtre, il avait senti tout à l'heure, à table, un lointain malaise revenir chaque fois que cette femme l'avait effleuré de ses mains errantes. La fatigue sans doute, un énervement causé par la pesanteur de l'air. Maintenant, l'angoisse du désir renaissait plus vive, pleine d'une sourde épouvante, à la tenir ainsi, contre son corps. Cependant, il était bien guéri, l'expérience était faite, puisqu'il l'avait déjà possédée, la chair calme, pour se rendre compte. Son excitation devint telle, que la peur d'une crise l'aurait fait se dégager de ses bras, si l'ombre qui la noyait ne l'avait rassuré; car jamais, même aux pires jours de son mal, il n'aurait frappé sans voir. Et, tout d'un coup, comme ils passaient près d'un talus gazonné, dans un chemin désert, et qu'elle l'y entraînait, s'allongeant, le besoin monstrueux le reprit, il fut emporté par une rage, il chercha parmi l'herbe une arme, une pierre, pour lui en écraser la tête. D'une secousse, il s'était relevé, et il fuyait déjà, éperdu, et il entendit une voix d'homme, des jurons, toute une bataille.
«Ah! garce, j'ai attendu jusqu'au bout, j'ai voulu être sûr!
– Ce n'est pas vrai, lâche-moi!
– Ah! ce n'est pas vrai! Il peut courir, l'autre! je sais qui c'est, je le rattraperai bien!… Tiens! garce, dis encore que ce n'est pas vrai!» Jacques galopait dans la nuit, non pour fuir Pecqueux, qu'il venait de reconnaître; mais il se fuyait lui-même, fou de douleur.
Eh quoi! un meurtre n'avait pas suffi, il n'était pas rassasié du sang de Séverine, ainsi qu'il le croyait, le matin encore? Voilà qu'il recommençait. Une autre, et puis une autre, et puis toujours une autre! Dès qu'il se serait repu, après quelques semaines de torpeur, sa faim effroyable se réveillerait, il lui faudrait sans cesse de la chair de femme pour la satisfaire. Même, à présent, il n'avait pas besoin de la voir, cette chair de séduction: rien qu'à la sentir tiède dans ses bras, il cédait au rut du crime, en mâle farouche qui éventre les femelles. C'était fini de vivre, il n'y avait plus devant lui que cette nuit profonde, d'un désespoir sans bornes, où il fuyait.
Quelques jours se passèrent. Jacques avait repris son service, évitant les camarades, retombé dans sa sauvagerie anxieuse d'autrefois. La guerre venait d'être déclarée, après d'orageuses séances à la Chambre; et il y avait déjà eu un petit combat d'avant-poste, heureux, disait-on. Depuis une semaine, les transports de troupes écrasaient de fatigue le personnel des chemins de fer. Les services réguliers étaient détraqués, de continuels trains imprévus amenaient des retards considérables; sans compter qu'on avait réquisitionné les meilleurs mécaniciens, pour activer la concentration des corps d'armée. Et ce fut ainsi qu'un soir, au Havre, Jacques, au lieu de son express habituel, eut à conduire un train énorme, dix-huit wagons, absolument bondés de soldats.
Ce soir-là, Pecqueux arriva au dépôt très ivre. Le lendemain du jour où il avait surpris Philomène et Jacques, il était remonté sur la machine 608, comme chauffeur avec ce dernier; et, depuis ce temps, il ne faisait aucune allusion, assombri, ayant l'air de ne point oser regarder son chef. Mais celui-ci le sentait de plus en plus révolté, refusant d'obéir, l'accueillant d'un grognement sourd dès qu'il lui donnait un ordre. Ils avaient fini par cesser complètement de se parler.
Cette tôle mouvante, ce petit pont qui les emportait autrefois, si unis, n'était plus à cette heure que la planche étroite et dangereuse où se heurtait leur rivalité. La haine grandissait, ils en étaient à se dévorer dans ces quelques pieds carrés, filant à toute vitesse, et d'où les aurait précipités la moindre secousse. Et, ce soir-là, en voyant Pecqueux ivre, Jacques se méfia; car il le savait trop sournois pour se fâcher à jeun, le vin seul déchaînait en lui la brute.
Le train qui devait partir vers six heures, fut retardé. Il était nuit déjà, lorsqu'on embarqua les soldats comme des moutons, dans des wagons à bestiaux. On avait simplement cloué des planches en guise de banquettes, on les empilait là-dedans, par escouades, bourrant les voitures au-delà du possible; si bien qu'ils s'y trouvaient assis les uns sur les autres, quelques-uns debout, serrés à ne pas remuer un bras.
Dès leur arrivée à Paris, un autre train les attendait, pour les diriger sur le Rhin. Ils étaient déjà écrasés de fatigue, dans l'ahurissement du départ. Mais, comme on leur avait distribué de l'eau-de-vie, et que beaucoup s'étaient répandus chez les débitants du voisinage, ils avaient une gaieté échauffée et brutale, très rouges, les yeux hors de la tête. Et, dès que le train s'ébranla, sortant de la gare, ils se mirent à chanter.
Jacques, tout de suite, regarda le ciel, dont une vapeur d'orage cachait les étoiles. La nuit serait très sombre, pas un souffle n'agitait l'air brûlant; et le vent de la course, toujours si frais, semblait tiède. A l'horizon noir, il n'y avait d'autres feux que les étincelles vives des signaux. Il augmenta la pression pour franchir la grande rampe d'Harfleur à Saint-Romain. Malgré l'étude qu'il faisait d'elle depuis des semaines, il n'était pas maître encore de la machine 608, trop neuve, dont les caprices, les écarts de jeunesse le surprenaient. Cette nuit-là, particulièrement, il la sentait rétive, fantasque, prête à s'emballer pour quelques morceaux de charbon de trop. Aussi, la main sur le volant du changement de marche, surveillait-il le feu, de plus en plus inquiet des allures de son chauffeur. La petite lampe qui éclairait le niveau de l'eau, laissait la plate-forme dans une pénombre, que la porte du foyer, rougie, rendait violâtre. Il distinguait mal Pecqueux, il avait eu aux jambes, à deux reprises, la sensation d'un frôlement comme si des doigts se fussent exercés à le prendre là. Mais ce n'était sans doute qu'une maladresse d'ivrogne, car il l'entendait, dans le bruit, ricaner très haut, casser son charbon, à coups de marteau exagérés, se battre avec la pelle. Toutes les minutes, il ouvrait la porte, jetait du combustible sur la grille, en quantité déraisonnable.
«Assez!» cria Jacques.
L'autre affecta de ne pas comprendre, continua à enfourner des pelletées coup sur coup; et, comme le mécanicien lui empoignait le bras, il se tourna, menaçant, tenant enfin la querelle qu'il cherchait, dans la fureur montante de son ivresse.
«Touche pas, ou je cogne!… Ça m'amuse, moi, qu'on aille vite!» Le train, maintenant, roulait, à toute vitesse, sur le plateau qui va de Bolbec à Motteville. Il devait filer d'un trait à Paris, sans arrêt aucun, sauf aux points marqués pour prendre l'eau. L'énorme masse, les dix-huit wagons, chargés, bondés de bétail humain, traversaient la campagne noire, dans un grondement continu. Et ces hommes qu'on charriait au massacre, chantaient, chantaient à tue-tête, d'une clameur si haute, qu'elle dominait le bruit des roues.
Jacques, du pied, avait refermé la porte. Puis, manœuvrant l'injecteur, se contenant encore:
«Il y a trop de feu… Dormez, si vous êtes saoul.» Immédiatement, Pecqueux rouvrit, s'acharna à remettre du charbon, comme s'il eût voulu faire sauter la machine.
C'était la révolte, les ordres méconnus, la passion exaspérée qui ne tenait plus compte de toutes ces vies humaines. Et, Jacques s'étant penché pour abaisser lui-même la tige du cendrier, de façon à diminuer au moins le tirage, le chauffeur le saisit brusquement à bras-le-corps, tâcha de le pousser, de le jeter sur la voie, d'une violente secousse.
«Gredin, c'était donc ça!… N'est-ce pas? tu dirais que je suis tombé, bougre de sournois!» Il s'était rattrapé à un des bords du tender, et ils glissèrent tous deux, la lutte continua sur le petit pont de tôle, qui dansait violemment. Les dents serrées, ils ne parlaient plus, ils s'efforçaient l'un l'autre de se précipiter par l'étroite ouverture, qu'une barre de fer seule fermait. Mais ce n'était point commode, la machine dévorante roulait, roulait toujours; et Barentin fut dépassé, et le train s'engouffra dans le tunnel de Malaunay, qu'ils se tenaient encore étroitement, vautrés dans le charbon, tapant de la tête contre les parois du récipient d'eau, évitant la porte rougie du foyer, où se grillaient leurs jambes, chaque fois qu'ils les allongeaient.
Un instant, Jacques songea que, s'il pouvait se relever, il fermerait le régulateur, appellerait au secours, pour qu'on le débarrassât de ce fou furieux, enragé d'ivresse et de jalousie.
Il s'affaiblissait, plus petit, désespérait de trouver maintenant la force de le précipiter, vaincu déjà, sentant passer dans ses cheveux la terreur de la chute. Comme il faisait un suprême effort, la main tâtonnante, l'autre comprit, se raidit sur les reins, le souleva ainsi qu'un enfant.
«Ah! tu veux arrêter… Ah! tu m'as pris ma femme…
Va, faut que tu y passes!» La machine roulait, roulait, le train venait de sortir du tunnel à grand fracas, et il continuait sa course, au travers de la campagne vide et sombre. La station de Malaunay fut franchie, dans un tel coup de vent, que le sous-chef, debout sur le quai, ne vit même pas ces deux hommes, en train de se dévorer, pendant que la foudre les emportait.
Mais Pecqueux, d'un dernier élan, précipita Jacques; et celui-ci, sentant le vide, éperdu, se cramponna à son cou, si étroitement, qu'il l'entraîna. Il y eut deux cris terribles, qui se confondirent, qui se perdirent. Les deux hommes, tombés ensemble, entraînés sous les roues par la réaction de la vitesse, furent coupés, hachés, dans leur étreinte, dans cette effroyable embrassade, eux qui avaient si longtemps vécu en frères. On les retrouva sans tête, sans pieds, deux troncs sanglants qui se serraient encore, comme pour s'étouffer.
Et la machine, libre de toute direction, roulait, roulait toujours. Enfin, la rétive, la fantasque, pouvait céder à la fougue de sa jeunesse, ainsi qu'une cavale indomptée encore, échappée des mains du gardien, galopant par la campagne rase. La chaudière était pourvue d'eau, le charbon dont le foyer venait d'être rempli, s'embrasait; et, pendant la première demi-heure, la pression monta follement, la vitesse devint effrayante. Sans doute, le conducteur-chef, cédant à la fatigue, s'était endormi. Les soldats, dont l'ivresse augmentait, à être ainsi entassés, subitement s'égayèrent de cette course violente, chantèrent plus fort. On traversa Maromme, en coup de foudre. Il n'y avait plus de sifflet, à l'approche des signaux, au passage des gares. C'était le galop tout droit, la bête qui fonçait tête basse et muette, parmi les obstacles.
Elle roulait, roulait sans fin, comme affolée de plus en plus par le bruit strident de son haleine.
A Rouen, on devait prendre de l'eau: et l'épouvante glaça la gare, lorsqu'elle vit passer, dans un vertige de fumée et de flamme, ce train fou, cette machine sans mécanicien ni chauffeur, ces wagons à bestiaux emplis de troupiers qui hurlaient des refrains patriotiques. Ils allaient à la guerre, c'était pour être plus vite là-bas, sur les bords du Rhin. Les employés étaient restés béants, agitant les bras. Tout de suite, le cri fut général: jamais ce train débridé, abandonné à lui-même, ne traverserait sans encombre la gare de Sotteville, toujours barrée par des manœuvres, obstruée de voitures et de machines, comme tous les grands dépôts. Et l'on se précipita au télégraphe, on prévint. Justement, là-bas, un train de marchandises qui occupait la voie, put être refoulé sous une remise. Déjà, au loin, le roulement du monstre échappé s'entendait. Il s'était rué dans les deux tunnels qui avoisinent Rouen, il arrivait de son galop furieux, comme une force prodigieuse et irrésistible que rien ne pouvait plus arrêter.
Et la gare de Sotteville fut brûlée, il fila au milieu des obstacles sans rien accrocher, il se replongea dans les ténèbres, où son grondement peu à peu s'éteignit.
Mais, maintenant, tous les appareils télégraphiques de la ligne tintaient, tous les cœurs battaient, à la nouvelle du train fantôme qu'on venait de voir passer à Rouen et à Sotteville.
On tremblait de peur: un express qui se trouvait en avant, allait sûrement être rattrapé. Lui, ainsi qu'un sanglier dans une futaie, continuait sa course, sans tenir compte ni des feux rouges, ni des pétards. Il faillit se broyer, à Oissel, contre une machine-pilote; il terrifia Pont-de-l'Arche, car sa vitesse ne semblait pas se ralentir. De nouveau, disparu, il roulait, il roulait, dans la nuit noire, on ne savait où, là-bas.
Qu'importaient les victimes que la machine écrasait en chemin! N'allait-elle pas quand même à l'avenir, insoucieuse du sang répandu? Sans conducteur, au milieu des ténèbres, en bête aveugle et sourde qu'on aurait lâchée parmi la mort, elle roulait, elle roulait, chargée de cette chair à canon, de ces soldats, déjà hébétés de fatigue, et ivres, qui chantaient.
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