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Brusquement, l'idée de Misard lui vint: il devait la voir, il l'empêcherait; et elle eut un coup à la poitrine, lorsque, s'étant tournée, elle ne l'aperçut pas à son poste. De l'autre côté de la maison, elle le retrouva, qui fouillait la terre, sous la margelle du puits, n'ayant pu résister à sa folie de recherches, pris sans doute de la certitude subite que le magot était là: tout à sa passion, aveugle, sourd, il fouillait, il fouillait.

 

Et ce fut, pour elle, l'excitation dernière. Les choses elles mêmes le voulaient. Un des chevaux se mit à hennir, tandis que la machine, au-delà de la tranchée, soufflait très haut, en personne pressée qui accourt.

 

«Je vas les faire tenir tranquilles, dit Flore à Cabuche. N'aie pas peur.» Elle s'élança, prit le premier cheval par le mors, tira de toute sa force décuplée de lutteuse. Les chevaux se raidirent, un instant, le fardier, lourd de son énorme charge, oscilla sans démarrer; mais, comme si elle se fût attelée elle-même, en bête de renfort, il s'ébranla, s'engagea sur la voie. Et il était en plein sur les rails, lorsque l'express, là-bas, à cent mètres, déboucha de la tranchée. Alors, pour immobiliser le fardier, de crainte qu'il ne traversât, elle retint l'attelage, dans une brusque secousse, d'un effort surhumain, dont ses membres craquèrent. Elle qui avait sa légende, dont on racontait des traits de force extraordinaires, un wagon lancé sur une pente, arrêté à la course, une charrette poussée, sauvée d'un train, elle faisait aujourd'hui cette chose, elle maintenait, de sa poigne de fer, les cinq chevaux, cabrés et hennissants dans l'instinct du péril.

 

Ce furent à peine dix secondes d'une terreur sans fin. Les deux pierres géantes semblaient barrer l'horizon. Avec ses cuivres clairs, ses aciers luisants, la machine glissait, arrivait de sa marche douce et foudroyante, sous la pluie d'or de la belle matinée. L'inévitable était là, rien au monde ne pouvait plus empêcher l'écrasement. Et l'attente durait.

 

Misard, revenu d'un bond à son poste, hurla, les bras en l'air, agitant les poings, dans la volonté folle de prévenir et d'arrêter le train. Sorti de la maison au bruit des roues et des hennissements, Cabuche s'était rué, hurlant lui aussi, pour faire avancer les bêtes. Mais Flore, qui venait de se jeter de côté, le retint, ce qui le sauva. Il croyait qu'elle n'avait pas eu la force de maîtriser ses chevaux, que c'étaient eux qui l'avaient traînée. Et il s'accusait, il sanglotait, dans un râle de terreur désespérée; tandis qu'elle, immobile, grandie, les paupières élargies et brûlantes, regardait. Au moment même où le poitrail de la machine allait toucher les blocs, lorsqu'il lui restait un mètre peut-être à parcourir, pendant ce temps inappréciable, elle vit très nettement Jacques, la main sur le volant du changement de marche. Il s'était tourné, leurs yeux se rencontrèrent dans un regard, qu'elle trouva démesurément long.

 

Ce matin-là, Jacques avait souri à Séverine, quand elle était descendue sur le quai, au Havre, pour l'express, ainsi que chaque semaine. A quoi bon se gâter la vie de cauchemars? Pourquoi ne pas profiter des jours heureux, lorsqu'il s'en présentait? Tout finirait par s'arranger peut-être. Et il était résolu à goûter au moins la joie de cette journée, faisant des projets, rêvant de déjeuner avec elle au restaurant. Aussi, comme elle lui jetait un coup d'œil désolé, parce qu'il n'y avait pas de wagon de première en tête, et qu'elle était forcée de se mettre loin de lui, à la queue, avait-il voulu la consoler en lui souriant si gaiement. On arriverait toujours ensemble, on se rattraperait, là-bas, d'avoir été séparés. Même, après s'être penché pour la voir monter dans un compartiment, tout au bout, il avait poussé la belle humeur jusqu'à plaisanter le conducteur-chef, Henri Dauvergne, qu'il savait amoureux d'elle. La semaine précédente, il s'était imaginé que celui-ci s'enhardissait et qu'elle l'encourageait, par un besoin de distraction, voulant échapper à l'existence atroce qu'elle s'était faite. Roubaud le disait bien, elle finirait par coucher avec ce jeune homme, sans plaisir, dans l'unique envie de recommencer autre chose. Et Jacques avait demandé à Henri pour qui donc, la veille, caché derrière un des ormes de la cour du départ, il envoyait des baisers en l'air; ce qui avait fait éclater d'un gros rire Pecqueux, en train de charger le foyer de la Lison, fumante, prête à partir.

 

Du Havre à Barentin, l'express avait marché à sa vitesse réglementaire, sans incident; et ce fut Henri qui, le premier, du haut de sa cabine de vigie, au sortir de la tranchée, signala le fardier en travers de la voie. Le fourgon de tête se trouvait bondé de bagages, car le train, très chargé, amenait tout un arrivage de voyageurs, débarqués la veille d'un paquebot.

 

A l'étroit, au milieu de cet entassement de malles et de valises, que faisait danser la trépidation, le conducteur-chef était debout à son bureau, classant des feuilles; tandis que la petite bouteille d'encre, accrochée à un clou, se balançait, elle aussi, d'un mouvement continu. Après les stations où il déposait des bagages, il avait pour quatre ou cinq minutes d'écritures. Deux voyageurs étant descendus à Barentin, il venait donc de mettre ses papiers en ordre, lorsque, montant s'asseoir dans sa vigie, il donna, en arrière et en avant, selon son habitude, un coup d'œil sur la voie. Il restait là, assis dans cette guérite vitrée, toutes ses heures libres, en surveillance. Le tender lui cachait le mécanicien; mais, grâce à son poste élevé, il voyait souvent plus loin et plus vite que celui-ci. Aussi le train tournait-il encore, dans la tranchée, qu'il aperçut là-bas, l'obstacle. Sa surprise fut telle, qu'il douta un instant, effaré, paralysé. Il y eut quelques secondes perdues, le train filait déjà hors de la tranchée, et un grand cri montait de la machine, lorsqu'il se décida à tirer la corde de la cloche d'alarme, dont le bout pendait devant lui.

 

Jacques, à ce moment suprême, la main sur le volant du changement de marche, regardait sans voir, dans une minute d'absence. Il songeait à des choses confuses et lointaines, d'où l'image de Séverine elle-même s'était évanouie. Le branle fou de la cloche, le hurlement de Pecqueux, derrière lui, le réveillèrent. Pecqueux, qui avait haussé la tige du cendrier, mécontent du tirage, venait de voir, en se penchant pour s'assurer de la vitesse. Et Jacques, d'une pâleur de mort, vit tout, comprit tout, le fardier en travers, la machine lancée, l'épouvantable choc, tout cela avec une netteté si aiguë, qu'il distingua jusqu'au grain des deux pierres, tandis qu'il avait déjà dans les os la secousse de l'écrasement.

 

C'était l'inévitable. Violemment, il avait tourné le volant du changement de marche, fermé le régulateur, serré le frein.

 

Il faisait machine arrière, il s'était pendu, d'une main inconsciente, au bouton du sifflet, dans la volonté impuissante et furieuse d'avertir, d'écarter la barricade géante, là-bas. Mais, au milieu de cet affreux sifflement de détresse qui déchirait l'air, la Lison n'obéissait pas, allait quand même, à peine ralentie. Elle n'était plus la docile d'autrefois, depuis qu'elle avait perdu dans la neige sa bonne vaporisation, son démarrage si aisé, devenue quinteuse et revêche maintenant, en femme vieillie, dont un coup de froid a détruit la poitrine.

 

Elle soufflait, se cabrait sous le frein, allait, allait toujours, dans l'entêtement alourdi de sa masse. Pecqueux, fou de peur, sauta. Jacques, raidi à son poste, la main droite crispée sur le changement de marche, l'autre restée au sifflet, sans qu'il le sût, attendait. Et la Lison, fumante, soufflante, dans ce rugissement aigu qui ne cessait pas, vint taper contre le fardier, du poids énorme des treize wagons qu'elle traînait.

 

Alors, à vingt mètres d'eux, du bord de la voie où l'épouvante les clouait, Misard et Cabuche les bras en l'air, Flore les yeux béants, virent cette chose effrayante: le train se dresser debout, sept wagons monter les uns sur les autres, puis retomber avec un abominable craquement, en une débâcle informe de débris. Les trois premiers étaient réduits en miettes, les quatre autres ne faisaient plus qu'une montagne, un enchevêtrement de toitures défoncées, de roues brisées, de portières, de chaînes, de tampons, au milieu de morceaux de vitre. Et, surtout, l'on avait entendu le broiement de la machine contre les pierres, un écrasement sourd terminé en un cri d'agonie. La Lison, éventrée, culbutait à gauche, par-dessus le fardier; tandis que les pierres, fendues, volaient en éclats, comme sous un coup de mine, et que, des cinq chevaux, quatre, roulés, traînés, étaient tués net. La queue du train, six wagons encore, intacts, s'étaient arrêtés, sans même sortir des rails.

 

Mais des cris montèrent, des appels dont les mots se perdaient en hurlements inarticulés de bête.

 

«A moi! au secours!… Oh! mon Dieu! je meurs! au secours! au secours!» On n'entendait plus, on ne voyait plus. La Lison, renversée sur les reins, le ventre ouvert, perdait sa vapeur, par les robinets arrachés, les tuyaux crevés, en des souffles qui grondaient, pareils à des râles furieux de géante. Une haleine blanche en sortait, inépuisable, roulant d'épais tourbillons au ras du sol; pendant que, du foyer, les braises tombées, rouges comme le sang même de ses entrailles, ajoutaient leurs fumées noires. La cheminée, dans la violence du choc, était entrée en terre; à l'endroit où il avait porté, le châssis s'était rompu, faussant les deux longerons; et, les roues en l'air, semblable à une cavale monstrueuse, décousue par quelque formidable coup de corne, la Lison montrait ses bielles tordues, ses cylindres cassés, ses tiroirs et leurs excentriques écrasés, toute une affreuse plaie bâillant au plein air, par où l'âme continuait de sortir, avec un fracas d'enragé désespoir.

 

Justement, près d'elle, le cheval qui n'était pas mort, gisait lui aussi, les deux pieds de devant emportés, perdant également ses entrailles par une déchirure de son ventre. A sa tête droite, raidie dans un spasme d'atroce douleur, on le voyait râler, d'un hennissement terrible, dont rien n'arrivait à l'oreille, au milieu du tonnerre de la machine agonisante.

 

Les cris s'étranglèrent, inentendus, perdus, envolés.

 

«Sauvez-moi! tuez-moi!… Je souffre trop, tuez-moi! tuez-moi donc!» Dans ce tumulte assourdissant, cette fumée aveuglante, les portières des voitures restées intactes venaient de s'ouvrir, et une déroute de voyageurs se ruait au-dehors. Ils tombaient sur la voie, se ramassaient, se débattaient à coups de pied, à coups de poing. Puis, dès qu'ils sentaient la terre solide, la campagne libre devant eux, ils s'enfuyaient au galop, sautaient la haie vive, coupaient à travers champs, cédant à l'unique instinct d'être loin du danger, loin, très loin. Des femmes, des hommes, hurlant, se perdirent au fond des bois.

 

Piétinée, ses cheveux défaits et sa robe en loques, Séverine avait fini par se dégager; et elle ne fuyait pas, elle galopait vers la machine grondante, lorsqu'elle se trouva en face de Pecqueux.

 

«Jacques, Jacques! il est sauvé, n'est-ce pas?» Le chauffeur, qui, par un miracle, ne s'était pas même foulé un membre, accourait lui aussi, le cœur serré d'un remords, à l'idée que son mécanicien se trouvait là-dessous.

 

On avait tant voyagé, tant peiné ensemble, sous la continuelle fatigue des grands vents! Et leur machine, leur pauvre machine, la bonne amie si aimée de leur ménage à trois, qui était là sur le dos, à rendre tout le souffle de sa poitrine, par ses poumons crevés!

 

«J'ai sauté, bégaya-t-il, je ne sais rien, rien du tout…

 

Courons, courons vite!» Sur le quai, ils se heurtèrent contre Flore, qui les regardait venir. Elle n'avait pas bougé encore, dans la stupeur de l'acte accompli, de ce massacre qu'elle avait fait. C'était fini, c'était bien; et il n'y avait en elle que le soulagement d'un besoin, sans une pitié pour le mal des autres, qu'elle ne voyait même pas. Mais, lorsqu'elle reconnut Séverine, ses yeux s'agrandirent démesurément, une ombre d'affreuse souffrance noircit son visage pâle. Et quoi? elle vivait, cette femme, lorsque lui certainement était mort! Dans cette douleur aiguë de son amour assassiné, ce coup de couteau qu'elle s'était donné en plein cœur, elle eut la brusque conscience de l'abomination de son crime. Elle avait fait ça, elle l'avait tué, elle avait tué tout ce monde! Un grand cri déchira sa gorge, elle tordait ses bras, elle courait follement.

 

«Jacques, oh! Jacques… Il est là, il a été lancé en arrière, je l'ai vu… Jacques, Jacques!» La Lison râlait moins haut, d'une plainte rauque qui s'affaiblissait, et dans laquelle, maintenant, on entendait croître, de plus en plus déchirante, la clameur des blessés. Seulement, la fumée restait épaisse, l'énorme tas de débris d'où sortaient ces voix de torture et de terreur, semblait enveloppé d'une poussière noire, immobile dans le soleil. Que faire? par où commencer? comment arriver jusqu'à ces malheureux?

 

«Jacques! criait toujours Flore. Je vous dis qu'il m'a regardée et qu'il a été jeté par là, sous le tender… Accourez donc! aidez-moi donc!»

 

Déjà, Cabuche et Misard venaient de relever Henri, le conducteur-chef, qui, à la dernière seconde, avait sauté lui aussi. Il s'était démis le pied, ils l'assirent par terre, contre la haie, d'où, hébété, muet, il regarda le sauvetage, sans paraître souffrir.

 

«Cabuche, viens donc m'aider, je te dis que Jacques est là-dessous!» Le carrier n'entendait pas, courait à d'autres blessés, emportait une jeune femme dont les jambes pendaient, cassées aux cuisses.

 

Et ce fut Séverine qui se précipita, à l'appel de Flore.

 

«Jacques, Jacques!… Où donc? Je vous aiderai.

 

– C'est ça, aidez-moi, vous!» Leurs mains se rencontrèrent, elles tiraient ensemble sur une roue brisée. Mais les doigts délicats de l'une n'arrivaient à rien, tandis que l'autre, avec sa forte poigne, abattait les obstacles.

 

«Attention!» dit Pecqueux, qui se mettait, lui aussi, à la besogne.

 

D'un mouvement brusque, il avait arrêté Séverine, au moment où elle allait marcher sur un bras, coupé à l'épaule, encore vêtu d'une manche de drap bleu. Elle eut un recul d'horreur. Pourtant, elle ne reconnaissait pas la manche:

 

c'était un bras inconnu, roulé là, d'un corps qu'on retrouverait autre part sans doute. Et elle en resta si tremblante, qu'elle en fut comme paralysée, pleurante et debout, à regarder travailler les autres, incapable seulement d'enlever les éclats de vitre, où les mains se coupaient.

 

Alors, le sauvetage des mourants, la recherche des morts furent pleins d'angoisse et de danger, car le feu de la machine s'était communiqué à des pièces de bois, et il fallut, pour éteindre ce commencement d'incendie, jeter de la terre à la pelle. Pendant qu'on courait à Barentin demander du secours, et qu'une dépêche partait pour Rouen, le déblaiement s'organisait le plus activement possible, tous les bras s'y mettaient, d'un grand courage. Beaucoup des fuyards étaient revenus, honteux de leur panique. Mais on avançait avec d'infinies précautions, chaque débris à enlever demandait des soins, car on craignait d'achever les malheureux ensevelis, s'il se produisait des éboulements. Des blessés émergeaient des tas, engagés jusqu'à la poitrine, serrés là comme dans un étau, et hurlant. On travailla un quart d'heure à en délivrer un, qui ne se plaignait pas, d'une pâleur de linge, disant qu'il n'avait rien, qu'il ne souffrait de rien; et, quand on l'eut sorti, il n'avait plus de jambes, il expira tout de suite, sans avoir su ni senti cette mutilation horrible, dans le saisissement de sa peur. Toute une famille fut retirée d'une voiture de seconde, où le feu s'était mis: le père et la mère étaient blessés aux genoux, la grand-mère avait un bras cassé; mais eux non plus ne sentaient pas leur mal, sanglotant, appelant leur petite fille, disparue dans l'écrasement, une blondine de trois ans à peine, qu'on retrouva sous un lambeau de toiture, saine et sauve, la mine amusée et souriante. Une autre fillette, couverte de sang, celle-ci, ses pauvres petites mains broyées, qu'on avait portée à l'écart, en attendant de découvrir ses parents, demeurait solitaire et inconnue, si étouffée, qu'elle ne disait pas un mot, la face seulement convulsée en un masque d'indicible terreur, dès qu'on l'approchait. On ne pouvait ouvrir les portières dont le choc avait tordu les ferrures, il fallait descendre dans les compartiments par les glaces brisées. Déjà quatre cadavres étaient rangés côte à côte, au bord de la voie. Une dizaine de blessés, étendus par terre, près des morts, attendaient, sans un médecin pour les panser, sans un secours. Et le déblaiement commençait à peine, on ramassait une nouvelle victime sous chaque décombre, le tas ne semblait pas diminuer, tout ruisselant et palpitant de cette boucherie humaine.

 

«Quand je vous dis que Jacques est là-dessous! répétait flore, se soulageant à ce cri obstiné qu'elle jetait sans raison, comme la plainte même de son désespoir. Il appelle, tenez, tenez! écoutez!» Le tender se trouvait engagé sous les wagons, qui, montés les uns par-dessus les autres, s'étaient ensuite écroulés sur lui; et, en effet, depuis que la machine râlait moins haut, on entendait une grosse voix d'homme rugir au fond de l'éboulement. A mesure qu'on avançait, la clameur de cette voix d'agonie devenait plus haute, d'une douleur si énorme, que les travailleurs ne pouvaient plus la supporter, pleurant et criant eux-mêmes. Puis, enfin, comme ils tenaient l'homme, dont ils venaient de dégager les jambes et qu'ils tiraient à eux, le rugissement de souffrance cessa. L'homme était mort.

 

«Non, dit Flore, ce n'est pas lui. C'est plus au fond, il est là-dessous.» Et, de ses bras de guerrière, elle soulevait des roues, les rejetait au loin, elle tordait le zinc des toitures, brisait des portières, arrachait des bouts de chaîne. Et, dès qu'elle tombait sur un mort ou sur un blessé, elle appelait, pour qu'on l'en débarrassât, ne voulant pas lâcher une seconde ses fouilles enragées.

 

Derrière elle, Cabuche, Pecqueux, Misard travaillaient, tandis que Séverine, défaillante à rester ainsi debout, sans rien pouvoir faire, venait de s'asseoir sur la banquette défoncée d'un wagon. Mais Misard, repris de son flegme, doux et indifférent, s'évitait les grosses fatigues, aidait surtout à transporter les corps. Et lui, ainsi que Flore, regardaient les cadavres, comme s'ils espéraient les reconnaître, au milieu de la cohue des milliers et des milliers de visages, qui, en dix années, avaient défilé devant eux, à toute vapeur, en ne leur laissant que le souvenir confus d'une foule, apportée, emportée dans un éclair. Non! ce n'était toujours que le flot inconnu du monde en marche; la mort brutale, accidentelle, restait anonyme, comme la vie pressée, dont le galop passait là, allant à l'avenir; et ils ne pouvaient mettre aucun nom, aucun renseignement précis, sur les têtes labourées par l'horreur de ces misérables, tombés en route, piétinés, écrasés, pareils à ces soldats dont les corps comblent les trous, devant la charge d'une armée montant à l'assaut. Pourtant, flore crut en retrouver un à qui elle avait parlé, le jour du train perdu dans la neige: cet Américain, dont elle finissait par connaître familièrement le profil, sans savoir ni son nom, ni rien de lui et des siens. Misard le porta avec les autres morts, venus on ne savait d'où, arrêtés là en se rendant on ne savait à quel endroit.

 

Puis, il y eut encore un spectacle déchirant. Dans la caisse renversée d'un compartiment de première classe, on venait de découvrir un jeune ménage, des nouveaux mariés sans doute, jetés l'un contre l'autre, si malheureusement, que la femme, sous elle, écrasait l'homme, sans qu'elle pût faire un mouvement pour le soulager. Lui, étouffait, râlait déjà; tandis qu'elle, la bouche libre, suppliait éperdument qu'on se hâtât, épouvantée, le cœur arraché, à sentir qu'elle le tuait.

 

Et, lorsqu'on les eut délivrés l'un et l'autre, ce fut elle qui, tout d'un coup, rendit l'âme, le flanc troué par un tampon.

 

Et l'homme, revenu à lui, clamait de douleur, agenouillé près d'elle, dont les yeux restaient pleins de larmes.

 

Maintenant, il y avait douze morts, plus de trente blessés.

 

Mais on arrivait à dégager le tender; et Flore, de temps à autre, s'arrêtait, plongeait sa tête parmi les bois éclatés, les fers tordus, fouillant ardemment des yeux, pour voir si elle n'apercevait pas le mécanicien. Brusquement, elle jeta un grand cri.

 

«Je le vois, il est là-dessous… Tenez! c'est son bras, avec sa veste de laine bleue… Et il ne bouge pas, il ne souffle pas…» Elle s'était redressée, elle jura comme un homme.

 

«Mais, nom de Dieu! dépêchez-vous donc, tirez-le donc de là-dessous!» Des deux mains, elle tâchait d'arracher un plancher de voiture, que d'autres débris l'empêchaient de tirer à elle.

 

Alors, elle courut, elle revint avec la hache qui servait, chez les Misard, à fendre le bois; et, la brandissant, ainsi qu'un bûcheron brandit sa cognée au milieu d'une forêt de chênes, elle attaqua le plancher d'une volée furieuse. On s'était écarté, on la laissait faire, en lui criant de prendre garde.

 

Mais il n'y avait plus d'autre blessé que le mécanicien, à l'abri lui-même sous un enchevêtrement d'essieux et de roues. D'ailleurs, elle n'écoutait pas, soulevée dans un élan, sûr de lui, irrésistible. Elle abattait le bois, chacun de ses coups tranchait un obstacle. Avec ses cheveux blonds envolés, son corsage arraché qui montrait ses bras nus, elle était comme une terrible faucheuse s'ouvrant une trouée parmi cette destruction qu'elle avait faite. Un dernier coup, qui porta sur un essieu, cassa en deux le fer de la hache. Et, aidée des autres, elle écarta les roues qui avaient protégé le jeune homme d'un écrasement certain, elle fut la première à le saisir, à l'emporter entre ses bras.

 

«Jacques, Jacques!… Il respire, il vit. Ah! mon Dieu, il vit… Je savais bien que je l'avais vu tomber et qu'il était là!» Séverine, éperdue, la suivait. A elles deux, elles le déposèrent au pied de la haie, près d'Henri, qui, stupéfié, regardait toujours, sans avoir l'air de comprendre où il était et ce qu'on faisait autour de lui. Pecqueux, qui s'était approché, restait debout devant son mécanicien bouleversé de le voir dans un si fichu état; tandis que les deux femmes, agenouillées maintenant, l'une à droite, l'autre à gauche, soutenaient la tête du malheureux, en épiant avec angoisse les moindres frissons de son visage.

 

Enfin, Jacques ouvrit les paupières. Ses regards troubles se portèrent sur elles, tour à tour, sans qu'il parût les reconnaître. Elles ne lui importaient pas. Mais ses yeux ayant rencontré, à quelques mètres, la machine qui expirait, s'effarèrent d'abord, puis se fixèrent, vacillants d'une émotion croissante. Elle, la Lison, il la reconnaissait bien, et elle lui rappelait tout, les deux pierres en travers de la voie, l'abominable secousse, ce broiement qu'il avait senti à la fois en elle et en lui, dont lui ressuscitait, tandis qu'elle, sûrement, allait en mourir. Elle n'était point coupable de s'être montrée rétive; car, depuis sa maladie contractée dans la neige, il n'y avait pas de sa faute, si elle était moins alerte; sans compter que l'âge arrive, qui alourdit les membres et durcit les jointures. Aussi lui pardonnait-il volontiers, débordé d'un gros chagrin, à la voir blessée à mort, en agonie. La pauvre Lison n'en avait plus que pour quelques minutes. Elle se refroidissait, les braises de son foyer tombaient en cendre, le souffle qui s'était échappé si violemment de ses flancs ouverts, s'achevait en une petite plainte d'enfant qui pleure.

 

Souillée de terre et de bave, elle toujours si luisante, vautrée sur le dos, dans une mare noire de charbon, elle avait la fin tragique d'une bête de luxe qu'un accident foudroie en pleine rue. Un instant, on avait pu voir, par ses entrailles crevées, fonctionner ses organes, les pistons battre comme deux cœurs jumeaux, la vapeur circuler dans les tiroirs comme le sang de ses veines; mais, pareilles à des bras convulsifs, les bielles n'avaient plus que des tressaillements, les révoltes dernières de la vie; et son âme s'en allait avec la force qui la faisait vivante, cette haleine immense dont elle ne parvenait pas à se vider toute. La géante éventrée s'apaisa encore, s'endormit peu à peu d'un sommeil très doux, finit par se taire. Elle était morte. Et le tas de fer, d'acier et de cuivre, qu'elle laissait là, ce colosse broyé, avec son tronc fendu, ses membres épars, ses organes meurtris, mis au plein jour, prenait l'affreuse tristesse d'un cadavre humain, énorme, de tout un monde qui avait vécu et d'où la vie venait d'être arrachée, dans la douleur.


Дата добавления: 2015-11-14; просмотров: 27 | Нарушение авторских прав


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