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L'Ordre et la morale vu par Alexis Jenni

Prix Goncourt 2011, L'Art français de la guerre explore les mêmes thèmes que le nouveau film de Mathieu Kassovitz. Nous avons donc demandé à son auteur, Alexis Jenni, d'aller voir L'Ordre et la Morale (en salles le 16 novembre) pour nous livrer son point de vue. Il y a trouvé, condensé en 2h15, ce qu'il a développé dans son ambitieux premier roman sur plus de 600 pages. Récit.

«On m'a souvent demandé ce qu'était L'Art français de la guerre, et je ne sais pas bien répondre. J'ai tourné autour pendant 600 pages et je ne sais pas le dire en quelques mots. Mais maintenant, je sais ce que je vais dire: «L’Art français de la guerre? Regardez L'Ordre et la Morale, regardez le film de Mathieu Kassovitz. Tout est là, tout est montré; c'est exactement ça, l'art français de la guerre, cette façon grandiose et absurde d'aller au massacre. J'en parle, il le montre; regardez.»

L’art français de la guerre à l’état pur

Bien sûr, quand on commente on tire les œuvres à soi, mais les œuvres solides peuvent être tirées de plusieurs côtés sans qu'elles en souffrent. Mathieu Kassovitz a sûrement voulu dire autre chose, parler de l’individu, des manipulations, des mensonges officiels qui font l’Histoire, des manœuvres politiques qui broient sans état d'âme. Il a sûrement voulu dire que l'homme de bonne volonté peut choisir, de ne pas être broyé et de dénoncer la machine à broyer. Mais moi, par cinq ans d'habitude de vie dans le vert treillis sur fond d’Empire, j'ai vu à l'état pur l'art français de la guerre, la névrose nationale qui nous fait agir toujours dans le même sens, toujours de la même façon. Ce n'est pas le cœur du film, puisque le cœur du film de Mathieu Kassovitz est Mathieu Kassovitz, mais c'en est le décor.

Le dernier spasme de l’Empire

Le film raconte le drame d'Ouvéa. On dit drame parce que c'est violent et triste, et aussi parce que c'est du théâtre. On pourrait croire que ces événements ont été écrits pour la scène, pour montrer en peu de temps et sur un petit lieu le mécanisme même de la réalité française. Ainsi les tragédies antiques voulaient dire en deux heures ce que le monde met des années à vivre. Dans le drame d’Ouvéa tel que le raconte Mathieu Kassovitz, je vois le dernier spasme de l'Empire français, son dernier sursaut parfaitement clair, qui va jusqu'au bout, toujours, comme là-bas. Sur l’île où vivent 400 personnes, en dix jours, s'est joué en petit ce qui s'est joué dans tout l'Empire, comme une réduction pour piano de la grande symphonie des guerres coloniales, dix jours et une île, 400 personnes et 300 militaires, qui valent pour vingt ans, des continents, des foules innombrables et 500 000 soldats.

Au début est une tension

Dans le film de Mathieu Kassovitz, on observe médusé la névrose française à l’œuvre. On observe la fabrication de l'ennemi, la construction de la situation de guerre, car pour adopter une solution militaire, il faut créer une situation de guerre. On observe la construction des faits, avec les fantasmes coloniaux comme matière première, et on parvient, enfin, au recours névrotique à la force.
Au début est une tension, que l'on peut qualifier de coloniale mais qui est tout autant économique, sociale, politique; au début est une loi Pons dont je ne sais rien, qui désarticule les équilibres politiques de cette île à deux peuples, sur fond d'enjeux industriels et fonciers. Rien de ceci n'a vocation à être traité autrement qu'en France.
Au début est un crime, quatre gendarmes tués dans une brusque explosion de violence, et trente emmenés dans la forêt comme otages. Rien de ceci n'a de raison d'être traité autrement qu'en France, mais on l'enjolive de détails coloniaux, avec une complaisance morbide pour le folklore cannibale. On en fait, de ce crime, une offense à la France, un camouflet, et par des raideurs mal placées, par des recours psychorigides à la grandeur de la Nation, on refuse de discuter, de négocier, comme partout on l'aurait fait en France.

La névrose française à l’œuvre

On veut user de la force, frapper du poing sur la table, ce qui a comme vertu de calmer les enfants. Car les indigènes sont des enfants, ils ne comprennent que ça. On agit avec ce genre de représentations. On observe dans une petite situation très délimitée, dix jours, une île, la réplique tardive des guerres coloniales que l’on croyait éteintes, on observe la névrose française à l'œuvre, le réflexe irrationnel que l'on ne souhaite pas, mais qui vient, qui se déclenche, et personne ne peut plus l'empêcher. On va, comme d'habitude, au massacre. Cela fait 19 morts noirs et deux morts blancs: on est bien dans le chiffre colonial, dans le bilan d'une guerre dissymétrique. Cela fait 21 morts évitables, qui se rajoutent aux quatre précédents, 21 morts pour résoudre une situation qui en avait fait quatre: on est bien dans une névrose.

La difficulté c’est l’atterrissage

Ce qui aurait dû être traité comme un fait divers, prise d’otages entre citoyens français, résolue par l'action mesurée du GIGN et d'un magistrat, a été traité à l'ancienne: comme là-bas. L'issue en est le massacre, et le renforcement de ce contre quoi on voulait lutter: la situation coloniale, l'affrontement qui dure, les camps entre lesquels il faut choisir, la peur, la haine. C'est l'atterrissage qui est difficile, fait dire Mathieu Kassovitz, dans ce film, et il le disait aussi dans La Haine, son film qui parlait des banlieues d'ici.
L'Ordre et la morale est l’incarnation parfaite, en deux heures comme sur un théâtre, de la névrose nationale qui nous nuit, et dont j’ai tenté de faire un livre.
Je saurai quoi répondre, maintenant, quand on me demandera d'expliquer ce que c'est, que L’Art français de la guerre, et ma réponse tiendra dans le temps que me laisse mon interlocuteur: je citerai juste le film de Mathieu Kassovitz. «Regardez, dirai-je. C’est ça.»»

Par Alexis Jenni, auteur de L'Art français de la guerre, Gallimard. Prix Goncourt 2011

- Lire la critique de L'Art français de la guerre
- Lire notre entretien avec Alexis Jenni
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Дата добавления: 2015-10-30; просмотров: 90 | Нарушение авторских прав


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