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Si l'industrie française, pour faire face à la concurrence étrangère, a souvent
dû, de nos jours, se constituer en trusts et en cartels, elle fut longtemps dirigée
par des hommes qui entendaient rester maîtres de. leur affaire et qui la.
géraient comme un bien strictement personnel, ou, tout au plus, familial. C'est
ce type de patrons qu'ANDRÉ MAUROIS, lui-même fils de drapiers d'Elbeuf, a fait
revivre, non sans humour, dans son roman Bernard Quesnay.
M. Achille, vieillard de soixante-douze ans, et fort riche, faisait de
l'industrie comme les vieux Anglais font du golf, avec dévotion. A la
question de son petit-fils: «Pourquoi passer une vie brève à fabriquer des
tissus?» il aurait sans doute répondu: «Pourquoi vivre si l'on n'en fabrique
pas?» Mais toute conversation qui ne traitait pas de la technique de son
métier n'était pour lui qu'un bruit négligeable.
Descendant de fermiers qui s'étaient faits tisseurs au temps du premier
Empire, M. Achille gardait de cette origine paysanne un besoin violent de
travail et une méfiance incroyable. Ses maximes étonnaient par un mépris
sauvage des hommes. Il disait: «Toute affaire que l'on me propose est
mauvaise, car si elle était bonne on ne me la proposerait pas». 11 disait
aussi: «Tout ce qu'on ne fait pas soi-même n'est jamais fait». «Tous les
renseignements sont faux.»
La brutalité de ses réponses épouvantait les courtiers en laine, dont les
mains tremblaient en ouvrant devant lui leurs paquets bleus. Il ne croyait
pas que l'amabilité et la solvabilité fussent des vertus compatibles. A client
flatteur il coupait le crédit. Avec les étrangers, qu'il appelait des
«exotiques», sans distinguer d'ailleurs les Européens des Canaques, il se
refusait à tout commerce.
Comme tous les grands mystiques, M. Achille menait une vie austère.
Le luxe était à ses yeux le premier des signes de l'indigence. Dans les
femmes, il ne voyait que les tissus dont elles s'enveloppaient. Dans sa
bouche, le: «Je tâte votre habit, l'étoffé en est moelleuse»1, eût été naïf et
sans arrière-pensée. Privé du cliquetis de ses métiers, il dépérissait aussitôt.
Il ne vieillissait que le dimanche, et des vacances l'auraient tué. Ses deux
seules passions étaient l'amour des «affaires» et la haine qu'il portait à M.
Pascal Bouchet, son confrère et concurrent*.
Les hauts toits rouges des usines Quesnay dominaient le bourg de Pont-
de-1'Eure, comme une forteresse le pays qu'elle protège. A Louviers, petite
ville distante seulement de quelques lieues, les usines Pascal Bouchet
alignaient au bord de l'Eure leurs nefs râblées et tortueuses.
En face de l'industrie impériale des cartels allemands, cette industrie
française d'avant-guerre demeurait féodale et belliqueuse. De leurs
châtea.ux forts voisins, les deux fabricants de la Vallée se faisaient une
guerre de tarifs et la souhaitaient meurtrière.
Un négociant qui disait à M. Achille: «Bouchet vend moins cher», lui
faisait aussitôt baisser ses prix. Un contremaître de M. Pascal qui
annonçait: «On me demande chez Quesnay», était augmenté à la fin du
mois. Cette lutte coûtait cher aux deux maisons ennemies. Mais M. Pascal
Bouchet, semblable en cela à M. Achille, considérait l'industrie comme un
sport guerrier et ne parlait qu'avec orgueil des coups reçus dans les
campagnes saisonnières.
«Pascal!., disait M. Achille, après chaque inventaire... Pascal est un fou
qui se ruinera en deux ans.» II le disait depuis trente-cinq ans**.
ANDRÉ MAUROIS. Bernard Çuesnay (1926).
210,
Примечания:
1. Это слова Тартюфа, обращенные к Эльмире ("Тартюф" Мольера).
Вопросы:
* Étudiez la psychologie d'Achille Quesnay. Montrez quels ravages la déformation
professionnelle a opérés clans son esprit.
** Sur quel ton l'auteur présente-t-il ses personnages? Relevez les nombreuses traces
d'ironie contenues dans ce texte.
Дата добавления: 2015-08-02; просмотров: 51 | Нарушение авторских прав
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