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le Français est personnel individualiste: on l'a mille fois reconnu. Il est donc
normal qu'il se soit plu à l'artisanat, c'est-à-dire à un travail qui ne réclame
aucune aide étrangère, où l'ouvrier confectionne tout seul le sabot, le fer
à cheval, le vêtement qu'on lui a commandé.
En vérité, l'artisanat attache profondément l'homme à son métier: il est tout
près de lui donner les mêmes satisfactions qu'à l'artiste. C'est ce que GEORGES
DUHAMEL a bien compris, lorsqu'il a magnifié son Chalifour, qui est beaucoup
plus qu'un simple ouvrier: un démiurge, un cy'dope. un créateur...
Chalifour était serrurier. Je l'ai connu dans mon enfance. C'était, disait-
on, un humble artisan de province. Pourquoi laisse-t-il dans ma mémoire le
souvenir d'un homme riche et puissant? Son image demeure à jamais, pour
moi, celle du «maître des métaux» (...)
Que j'aimais à le voir, avec son petit tablier de cuir noirci! Il saisissait
une barre de fer et ce fer devenait aussitôt sa chose. Il avait une façon à lui.
pleine d'amour et d'autorité, de manipuler l'objet de son travail. Ses mains
immenses touchaient tout avec un mélange de respect et d'audace; je les
admirais comme les sombres ouvrières d'une puissance souveraine. Entre
Chalifour et le dur métal, il semblait qu'un pacte eût été conclu, donnant
à l'homme toute domination sur la matière. On pouvait croire que des
serments avaient été échangés.
Je le revois activant d'un air pensif le soufflet secoué de sanglots et
surveillant le métal dont l'incandescence était comme transparente. Je le
revois à l'enclume: le marteau, manié avec force et délicatesse, obéissait
comme un démon soumis. Je le revois devant la machine à percer, lançant
le grand volant selon les exigences mesurées d'un rite. Je le revois surtout,
devant la.verrière fumeuse et inondée de clarté blême, considérant, avec
un fin sourire barbu de blanc1, la pièce de métal domptée, chargée d'une
mission et qui paraissait sa créature.
О vieil ouvrier, ô grand homme simple, comme tu étais riche et
enviable, toi qui n'aspirais qu'à une chose: bien faire ce que tu faisais
posséder intimement l'objet de ton labeur. Nul mieux que toi n'a connu le
fer lourd et obéissant; nul ne l'a, mieux que toi, pratiqué avec amour et
constance*.
GEORGES DUHAMEL. La Possession du Monde (1919)
Примечания:
1. У Шалифура была седая борода.
Вопросы:
* Relevez les mots et expressions servant: 1) à dépeindre l'artisan au travail; 2) à le
présenter comme un personnage dont le pouvoir a quelque chose de surnaturel.
DU BEAU BLÉ
rendant longtemps, la France fut un pays essentiellement agricole: donc une
nation de paysans. Et aujourd'hui encore, le nombre des Français travaillant
à la terre reste considérable (37 pour 100 environ).
On trouvera, dans le texte ci-dessous, un bel exemple de l'attachement de la
race paysanne à ce blé, qui, pendant tant de siècles, a nourri tant de
générations de Français.
C'est bien six sacs qu'il y en a. On les voit d'ici. M. Astruc1 les a déjà
comptés. Il a vu qu'il y a déjà du monde qui regarde le blé. Il a déjà vu qu'il
n'y a pas encore les autres courtiers.
«Laissez passer, laissez passer.»
Son premier regard est pour le blé. Il en a tout de suite plein les yeux.
«Ça, alors!»
C'est lourd comme duplomb à fusil. C'est sain et doré, et propre comme
on ne fait plus propre; pas une ballet Rien que du grain: sec, solide, net
comme de l'eau du ruisseau. Il veut le toucher pour le sentir couler entre
ses doigts. C'est pas2 une chose qu'on voit tous les jours.
«Touchez pas3», dit l'homme.
M. Astruc le regarde.
«Touchez pas. Si c'est pour acheter, ça va bien. Mais si c'est pour
regarder, regardez avec les yeux.»
C'est pour acheter, mais il ne touche pas. Il comprend. Il serait comme
Ça, lui.
«Où tu as eu ça? — A Aubignane4.»
M. Astruc se penche encore sur la belle graine. On la voit qui gonfle la
toile des sacs. On la voit sans paille et sans poussière. Il ne dit rien, et
Personne ne dit rien, même pas celui qui est derrière les sacs et qui vend. Il
n'y a rien à dire C'est du beau blé et tout le monde le sait*.
«C'est pas battu à la machine?
— C'est battu avec ça», dit l'homme.
Il montre ses grandes mains qui sont blessées par le fléau5 et, comme il
les ouvre, ça fait craquer les croûtes6 et ça saigne. A côté de l'homme,
il y a une petite femme jeune et pas mal jolie, et toute cuite de soleil
comme une brique. Et elle regarde l'homme de bas en haut, toute contente.
Elle lui dit:
«Ferme ta main, ça saigne.» Et il ferme sa main.
«Alors?
— Alors, je te le prends. C'est tout là?
— Oui. J'en ai encore quatre sacs, mais c'est pour moi.
— Qu'est-ce que tu veux en faire?
— Du pain, pardi.
— Donne-les, je te les prends aussi.
— Non, je vous l'ai dit, je les garde.
— Je t'en donne cent dix francs.
— C'est pas plus?» demande un homme qui est là.
Celui de derrière les sacs a regardé la petite femme. Et il a fait un
sourire avec ses yeux et ses lèvres, et puis il a tourné sa ûgure vers
M. Astruc, sans le sourire, toute pareille à celle qu'il avait tout à l'heure
quand il a dit: «Touchez pas.»
«Je sais pas si c'est plus ou si c'est moins, mais, moi, j'en veux cent
trente.»
Le regard de M. Astruc s'est abaissé sur le blé. Puis il a dit:
«Bon, je le prends.»
Et, il ne l'a pas dit, il l'a gueulé8, parce que l'orgue des clievaux de bois
avait commencé de grogner: «Mais, les dix sacs, il a encore gueulé.
— Non, a crié l'homme. Ces six, et pas plus; les autres, je les garde, je
te l'ai dit. Ma femme aime le bon pain**.»
JEAN GIONO. Regain (1930)
Примечания:
1. Один из маклеров (посредников), скупавших у крестьян хлеб. Маклеры дейст -
вовали по поручению крупных хлеботорговцев и мукомолов. 2. Мякина, полова
3. Langage parlé populaire: suppression de ne. 4 Деревня в горной части Прованса
5. Цеп для обмолота зерна. 6. Здесь: струны, подсохшие корочки на ранах. 7. Действие
происходит перед Второй мировой войной. 8 Très familier pour crier 9. Рядом с хлеб-
ной ярмаркой устраивались балаганы и проходило народное гуляние
Вопросы:
* Comment s'exprime, dans tout ce passage, le respect des personnages et de l'auteur
pour le blé?
** Étudiez le dialogue. Montrez ce qu'il a de spécifiquement paysan.
UN FONCTIONNAIRE PEU ZÉLÉ
(VERS 1890)
Les services publics occupent, en France, environ deux millions de personnes.
C'est assez dire la place des fonctionnaires dans la nation.
La satire que GEORGES COURTELINE a pu faire des employés de ministère dans
son fameux roman Messieurs les Ronds-de-Cuir, pour être actuellement un peu
démodée, n'en reste pas moins comme un document d'une saveur difficilement
oubliable...
Plus vaste qu'une halle et plus haut qu'une nef, le cabinet de M. de la
Hourmerie recevait, par trois croisées, le jour, douteux pourtant, de la cour
intérieure qu'emprisonnaient les quatre ailes de la Direction1. Derrière un
revêtement de cartons verts, aux coins usés, aux ventres solennels et ronds
des notaires aisés de province, les murs disparaissaient des plinthes aux
cormches", et l'onctueux tapis qui couvrait le parquet d'un lit de mousse ras
tondu, le bûcher qui flambait clair en la cheminée, l'ample chancelière3 où
plongeaient, accotés, les pieds de M. de la Hourmerie, trahissaient les
goûts de bien-être, toute la douilletterie frileuse du personnage. Lahrier
s'était avancé.
«Je vous demande pardon, monsieur, dit-il avec une déférence
souriante'; il y a deux heures que je suis ici et cet imbécile d'Ovide4 songe
seulement à m'avertir que vous m'avez fait demander».
Couché en avant sur sa' table, consultant une demande d'avis qu'il
écrasait de sa myopie, M. de la Hourmerie prit son temps. A la fin, mais
sans que pour cela il s'interrompît dans sa tâche:
«Vous n'êtes pas venu hier? dit-il négligemment.
— Non, monsieur, répondit Lahrier.
— Et pourquoi n'êtes-vous pas venu?»
L'autre n'hésita pas:
«J'ai perdu mon beau-frère.»
Le chef, du coup, leva le nez:
«Encore!..»
Et l'employé, la main sur le sein gauche, protestant bruyamment de sa
sincérité:
«Non, pardon, voulez-vous me permettre?» s'exclama M. de la
Hourmerie. Rageur, il avait déposé près de lui la plume d'oie5 qui tout
à l'heure lui barrait les dents comme un mors. Il y eut un moment de
silence, la brusque accalmie, grosse d'angoisse, préludant à l'exercice
Périlleux d'un gymnaste.
Tout à coup:
«Alors, monsieur, c'est une affaire entendue? un parti pris de ne plus
mettre les pieds ici? A cette heure vous avez perdu votre beau-frère,
comme déjà, il y a huit jours, vous aviez perdu votre tante, comme vous
aviez perdu votre oncle le mois dernier, votre père à la Trinité, votre mère
à Pâques!., sans préjudice, naturellement, de tous les cousins, cousines, et
autres parents éloignés que vous n'avez cessé de mettre en terre à raison
d'un au moins la semaine! Quel massacre! non, mais quel massacre! A-t-on
idée d'une famille pareille?.. Et je ne parle ici, notez bien, ni de la petite
sœur qui se marie deux fois l'an, ni de la grande qui accouche tous les trois
mois! Eh bien, monsieur, en voilà assez; que vous vous moquiez du monde,
soit! mais il y a des limites à tout, et si vous supposez que l'administration
vous donne deux mille quatre cents francs6 pour que vous passiez votre vie
à enterrer les uns, à marier les autres ou à tenir sur les fonts baptismaux,
vous vous méprenez, j'ose le dire.»
II s'échauffait. Sur un mouvement de Lahrier il ébranla la table d'un
furieux coup de poing:
«Sacredié7 monsieur, oui ou non, voulez-vous me permettre de placer
un mot?»
Là-dessus il repartit, il mit son cœur à nu, ouvrit l'écluse au flot amer de
ses rancunes:
«Vous êtes ici trois employés attachés à l'expédition: vous, M. Soupe et
M. Letondu. M. Soupe en est aujourd'hui à sa trente-septième année de
service, et il n'y a plus à attendre de lui que les preuves de sa vaine bonne
volonté. Quant à M. Letondu, c'est bien simple: il donne depuis quelques
mois des signes indéniables d'aliénation mentale. Alors, quoi? Car voilà
pourtant où nous en sommes, et il est inouï de penser que sur trois
expéditionnaires, l'un soit fou, le deuxième gâteux et le troisième à l'enter-
rement. Ça a l'air d'une plaisanterie; nous nageons en pleine opérette!.. Et
naïvement vous vous êtes fait à l'idée que les choses pouvaient continuer
de ce train?» Le doigt secoué dans l'air, il conclut:
«Non, monsieur! J'en suis las, moi, des enterrements, et des catastrophes
soudaines, et des ruptures d'anévrisme9 et des gouttes10 qui remontent au
cœur, et de toute cette turlupinade' ' dont on ne saurait dire si elle est plus
grotesque que lugubre ou plus lugubre que grotesque! C'en est assez, vous
dis-je. Désormais, de deux choses l'une: la présence ou la démission
choisissez. Si c'est la démission, je l'accepte; je l'accepte, au nom du
ministre et à mes risques et périls, est-ce clair? Si c'est le contraire, vous
voudrez bien me faire le plaisir d'être ici chaque jour sur le coup d'onze
heures, à l'exemple de vos camarades, et ce à compter de demain, est-ce
clair? J'ajoute que le jour où la fatalité — cette fatalité odieuse qui vous
poursuit, semble se faire un jeu de vous persécuter — viendra vous frapper
de nouveau dans vos affections de famille, je vous ferai flanquer à 'la porte,
est-ce clair?»
D'un ton dégagé où perçait une légère pointe de persiflage:
«Parfaitement clair, dit Lahrier.
— A merveille, fit le chef; vous voilà prévenu*.»
GEORGES COURTFLJNE. Messiew.s les Ronds-de-Cuir(1893).
Примечания:
1. Департамент (управление) министерства. 2. Лепные карнизы. 3 Меховой мешок
или мешок, наполненный шерстью, куда опускали ноги, чтобы они не замерзли.
4 Имя курьера. 5. В то время писали уже преимущественно стальными перьями При-
верженность к гусиному перу свидетельствует о маниакальном характере персонажа
6. В год (действие происходит в начале 90-х гг. прошлого века). 7. Juron familier.
8. То есть занятых перепиской бумаг. 9. Разрыв расширившегося участка артерии,
в результате которого происходит внутреннее кровошлияние. 10 Подагра 11. Шугка
в дурном вкусе.
Вопросы:
* Relevez et étudiez les éléments comiques et satiriques contenus clans ce texte. Notez le
mélange d'indignation et d'ironie chez le chef de service.
Дата добавления: 2015-08-02; просмотров: 61 | Нарушение авторских прав
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