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JEAN JAURÈS (1859 - 1914) n'a jamais été président du Conseil. Il n'a meme
jamais fait partie d'aucune équipe ministérielle. Il demeure pourtant, par,
l'étendue de son action et de son rayonnement, par son assassinat en aout
1914, qui fit de lui un martyr de la paix, comme une des figures les plus-
représentatives de la IIIe République.
C'était aussi un tribun, capable, ainsi que l'a fait ressortir ROGER MARTIN De
GARD, de s'imposer aux foules par la puissance de sa voix et la fougue,
chaleureuse de son éloquence.
Quand Jaurès, à son tour, s'avança pour parler, les ovations redoublèrent.
Sa démarche était plus pesante que jamais. Il était las de sa journée, li
enfonçait le cou dans les épaules; sur son front bas, ses cheveux, collés de
sueur, s'ébouriffaient. Lorsqu'il eut lentement gravi les marches, et que, le
corps tassé, bien d'aplomb sur ses jambes, il s'immobilisa, face au public, il
semblait un colosse trapu qui tend le dos, et s'arc-boute, et s'enracine au
sol, pour barrer la route à l'avalanche des catastrophes.
Il cria:
«Citoyens!»
Sa voix, par un prodige naturel qui se répétait chaque fois qu'il montait
à la tribune, couvrit, d'un coup, ces millions de clameurs. Un silence
religieux se fit: le silence de la forêt avant l'orage.
Il parut se recueillir un instant, serra les poings, et, d'un geste brusque,
ramena sur sa poitrine ses bras courts. («Il a l'air d'un phoque qui prêche».
disait irrévérencieusement Paterson') Sans hâte, sans violence au départ,
sans force apparente, il commença son discours; mais, dès les premiers
mots, son organe bourdonnant, comme une cloche de bronze qui s'ébranle,
avait pris possession de l'espace, et la salle, tout à coup, eut la sonorité d'un
beffroi*.
Jacques2, penché en avant, le menton sur le poing, l'œil tendu vers ce
visage levé — qui semblait toujours regarder ailleurs, au-delà — ne perdaii
pas une syllabe.
Jaurès n'apportait rien de nouveau. Il dénonçait, une fois de plus, le
danger des politiques de conquête et de prestige, la mollesse des
diplomaties, la démence patriotique des chauvins, les stériles horreurs de la
guerre. Sa pensée était simple; son vocabulaire assez restreint; ses effets,
souvent, de la plus courante démagogie. Pourtant, ces banalités généreuses
faisaient passer à travers cette masse humaine, à laquelle Jacques
appartenait ce soir, un courant de haute tension3 qui la faisait osciller au
commandement de l'orateur, frémir de fraternité ou de colère, d'indignation
ou d'espoir, frémir comme une harpe au vent. D'où venait la vertu ensor-
celante de Jaurès? de cette voix tenace, qui s'enflait et ondulait en larges
volutes sur ces milliers de visages tendus? de son amour si évident des
hommes? de sa foi? de son lyrisme intérieur? de son âme symphonique, où
tout s'harmonisait par miracle, le penchant à la spéculation4 verbeuse et le
sens précis de l'action, la lucidité de l'historien et la rêverie du poète, le
goût de l'ordre et la volonté révolutionnaire? Ce soir, particulièrement, une
certitude têtue, qui pénétrait chaque auditeur jusqu'aux moelles, émanait de
ces paroles, de cette voix, de cette immobilité: la certitude de la victoire
toute proche; la certitude que, déjà, le refus des peuples faisait hésiter les
gouvernements, et que les hideuses forces de la guerre ne pourraient pas
l'emporter sur celles de la paix.
Lorsque, après une péroraison pathétique, il quitta enfin la tribune,
contracté, écumant, tordu par le délire sacré, toute la salle, debout,
l'acclama. Les battements de mains, les trépignements faisaient un
vacarme assourdissant, qui, pendant plusieurs minutes, roula d'un mur à
l'autre du Cirque, comme l'écho du tonnerre dans une gorge de montagne.
Des bras tendus agitaient frénétiquement des chapeaux, des mouchoirs,
des journaux, des cannes. On eût dit un vent de tempête secouant un
champ d'épis. En de pareils moments de paroxysme, Jaurès n'aurait eu
qu'un cri à pousser, un geste de la main à faire, pour que cette foule
fanatisée se jetât, derrière lui, tête baissée, à l'assaut de n'importe quelle
Bastille**.
ROGER MARTIN DU GARD. Les Thibault, VII, L'Été 1914 (1936)
Примечания:
1. Один из персонажей романа Мартена дю Тара "Семья Тибо". 2. Жак Тибо,
герой романа. 3. Высокое напряжение: термин из электротехники, используемый
здесь как образ. 4. В философии: умозрительное построение без учета реального опы-
та. Здесь: игра идей ради самих идей, без соотнесения с реальностью.
Вопросы:
* En quoi consiste, dans tou ce début, l'art du portrait?
** Montrez la vigueur et le lyrisme de cette page.
Дата добавления: 2015-08-02; просмотров: 48 | Нарушение авторских прав
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