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Le Traité de Rome

Histoire de la construction européenne

 

Le constat à la fin de la Seconde guerre mondiale: une Europe en ruines et qui a perdu la place privilégiée qu’elle occupait avant 1939 sur la scène internationale.

 

Allemagne: la punition a été à la hauteur de la catastrophe provoquée par le régime nazi. Le pays est à genoux, occupé par quatre pays vainqueurs – Etats-Unis, France, Royaume-Uni et Union soviétique -, lesquels sont tentés soit de rayer l’Allemagne de la carte, soit, tout au moins, d’en éliminer le potentiel industriel, en la cantonnant dans le rôle d’un pays agricole. Fait qui mérite d’être souligné: certains porte-parole des alliés préconisent la fermeture des universités allemandes, dont certaines (et souvent parmi les plus libérales avant Hitler) s’étaient faites les propagandatrices actives de l’idéologie nazie.

 

France: occupée par l’Allemagne, elle s’est retrouvée parmi les vainqueurs, grâce à l’action du Général de Gaulle et de la résistance, mais aussi à l’appui de Winston Churchill. Mais son économie est quasiment exsangue (les occupants ont systématiquement pillé les ressources nationales), le pays est divisé politiquement (c’est l’ère de l’épuration et des règlements de comptes). En outre, s’annoncent déjà les conflits coloniaux qui vont empoisonner la vie du pays jusque dans les années 60. En Extrême-Orient, le Vietnam a tiré parti de l’affaiblissement de la métropole pour proclamer son indépendance. En Afrique du Nord – jour même de l’armistice en Europe occidentale -, les musulmans de la ville algérienne de Sétif, qui ont organisé une manifestation pacifique pour réclamer davantage d’autonomie, sont accueillis à coups de feu par l’armée française.

 

Grande-Bretagne: la lutte qu’elle a menée sur de multiples fronts contre le fascisme lui vaut de faire partie des vainqueurs. A Yalta, Churchill, Staline et Roosevelt ont décidé ensemble de l’avenir de l’Europe à l’issue du conflit. Mais la Grande-Bretagne termine la guerre avec un fort endettement envers les Etats-Unis (cf. prêts-bails). De plus, comme la France, elle subit les pressions croissantes des peuples qu’elle a colonisés et qui réclament leur indépendance. En outre, les désaccords entre les alliés, après leur victoire commune contre le fascisme, vont aboutir au démarrage de la «politique des blocs», puis sur une politique d’équilibre de la terreur qui vont faire de l’Europe un enjeu entre les deux superpuissances.

 

En fait, dans l’Europe épuisée de l’année 1945, deux pays – bientôt qualifiés de «superpuissances» - font la loi: à l’ouest, les Etats-Unis, dont les «boys» ont payé le prix fort sur les plages de Normandie lors du débarquement du 6 juin 1944, puis lors de l’assaut sur le territoire allemand, et qui ont constitué l’arsenal majeur des alliés au cours des années qui ont précédé; à l’est, l’Union soviétique, qui- а un prix humain énorme – a libéré l’Europe centrale du fascisme, avant de mettre fin au régime hitlérien par la prise de Berlin. Auréolée du prestige de la victoire, l’armée rouge amène également, dans les pays appauvris d’Europe centrale et orientale, la promesse d’une transformation économique et sociale qui ne va pas tarder à mettre fin à l’alliance forcée au cours des combats de la guerre.

 

Même si l’accord s’est fait à Yalta sur le traitement à imposer à l’Allemagne vaincue (occupation par les vainqueurs, administration directe par eux, gestion commune de Berlin par une commission quadripartite, mise en accusation des responsables nazis pour crimes contre l’humanité), les désaccords ne vont pas tarder à se manifester. Américains et Soviétiques sont conscients du potentiel – économique, culturel, humain – que représente l’Europe malgré les destructions subies. Dès lors, dans les zones qu’ils occupent, ils vont s’attacher – les uns et les autres – à conforter leur influence. Ainsi vont-ils s’emparer d’une bonne part des scientifiques allemands, les Soviétiques transférant, en outre, des usines du territoire allemand dans leur pays, au titre de dommages de guerre. Parallèlement, la «dénazification» de la société allemande est menée avec plus ou moins d’énergie, certains hauts responsables de la Gestapo, de la sécurité ou des forces armées du Reich étant récupérés pour être mis au service de l’une ou de l’autre superpuissances (Barbie, le tortionnaire de Lyon, récupéré par la CIA, von Paulus bientôt par la R.D.A.).

 

Cependant, le problème majeur posé est celui des menaces que font peser sur la sécurité internationale les destructions et l’appauvrissement de l’Europe. Les pertes humaines sont inouïes: la guerre a coûté à la seule Union soviétique au moins 20 millions de morts. Les pertes économiques sont, elles aussi, énormes: il suffit de revoir les films montrant l’état de Berlin en mai 1945 pour s’en convaincre.

 

Le débat s’ouvre rapidement sur la reconstruction de l’Europe et, au premier chef, de l’Allemagne. Ce pays et les autres Etats européens vont devenir l’enjeu de la guerre froide, pilotée par les deux «super-grands». Dès 1946, Winston Churchill déclare à Zurich que l’Europe est désormais divisée par un rideau de fer infranchissable et se prononce pour la création «des Etats-Unis d’Europe». De leur côté, les Etats-Unis réalisent que, faute d’un rétablissement de l’économie européenne, ils risquent de voir les pays européens tomber successivement, tels des dominos, sous la coupe des Soviétiques et qu’eux-mêmes se trouveront isolés. Enfin, pour sa part, l’Union soviétique entend bien tirer parti de sa position stratégique en Europe centrale et orientale pour faire des pays concernés des membres de la communauté socialiste.

 

Aux Etats-Unis, le gouvernement va amener le Secrétaire d’Etat, le Général Marshall, à proposer, dans le discours célèbre qu’il prononce à Harvard le 5 juin 1947, une aide massive des Etats-Unis aux pays européens, afin d’en assurer la reconstruction. Mais cette aide est assortie d’une condition: que les pays d’Europe s’organisent collectivement pour définir leur demande et que les Etats-Unis aient un droit de regard sur l’emploi des fonds accordés. Les Européens vont prendre la balle au bond et, pendant un moment, on va même penser que la majeure partie des pays d’Europe vont faire une réponse commune aux Américains. Les gouvernements français et britannique qui ont eu, un temps, des états d’âme devant la perspective d’une reconstruction du potentiel économique de l’Allemagne, se sont rapidement inclinés devant les amicales pressions américaines. L’Union soviétique, invitée à la conférence qui devait décider de la réponse européenne à l’offre américaine, enverra une forte délégation à Paris. Mais l’espoir d’une entente va brutalement s’éteindre. Tandis que l’URSS refuse finalement de s’associer à ce vaste projet, Staline empêche la Pologne et la Tchécoslovaquie – également invitées – d’y participer, contrairement à leurs souhaits.

 

L’année 1948 verra les tensions s’aggraver entre ce que l’on commence а appeler les deux blocs. Elle commence d’abord par le «coup de Prague» (en février 1948), qui entraîne l’éviction des partis démocratiques du gouvernement et l’installation des communistes au pouvoir. L’émotion est grande en Europe occidentale. Puis, c’est la première crise de Berlin. Staline, mécontent de l’unification des zones d’occupation anglo-saxonnes, impose à Berlin, à partir du 24 juin 1948, un blocus qui va durer un an et se terminera sur un échec soviétique, grâce au pont aérien mis en place par les Etats-Unis.

 

L’ O.E.C.E.

 

L’Europe occidentale crée à Paris l’Organisation européenne de coopération économique. C’est la première étape concrète du processus d’unification qui conduira, en 1957, au Traité de Rome. En effet, les fondateurs de l’OECE vont lui donner une double mission: répartir les crédits américains du Plan Marshall et faciliter la levée des restrictions qui font obstacle au développement des échanges entre pays européens. L’Europe occidentale se transforme donc en un immense chantier.

 

Parallèlement, sur le plan politique, la division du continent européen en deux blocs se cristallise. En 1949, en Allemagne, l’adoption de la loi fondamentale (Grundgesetz), ratifiée par les alliés occidentaux, entraîne la naissance de la République fédérale allemande et les premières élections au Bundestag donnent la majorité aux démocrates-chrétiens dont le chef de file, Konrad Adenauer, est élu chancelier. A l’Est, la constitution promulguée dans la zone soviétique entraîne la création de la République démocratique allemande. 1949 voit aussi la naissance de l’OTAN, qui assure aux pays d’Europe qui en font partie l’alliance des Etats-Unis contre toute agression. En Asie, la donne géopolitique est bouleversée: octobre 1949 voit Mao Tse Toung proclamer la République populaire de Chine.

 

En 1950, nouveau coup de tonnerre: en Corée, péninsule divisée depuis 1945 en un nord prosoviétique et un sud pro-américain, les troupes nord-coréennes franchissent, le 25 juin, le 38ème parallèle. C’est le début de la guerre de Corée.

 

La C.E.C.A.

Entre-temps, en Europe, nombre de dirigeants ne se satisfont pas du développement de la guerre froide et veulent proposer aux Européens des perspectives fondées sur des objectifs à plus long terme. En France, où une partie de l’opinion s’inquiète devant la renaissance d’une Allemagne économiquement puissante (la RFA a tôt fait de rattraper son niveau de 1939), certains responsables politiques craignent un renouveau de l’antagonisme franco-allemand, qui a coûté si cher à l’Europe et au monde.

 

Au printemps 1950, Jean Monnet, alors Commissaire au plan, inspire au ministre français des affaires étrangères, Robert Schuman, l’idée d’un dispositif concret pour changer radicalement la nature des rapports franco-allemands et ouvrir la voie à une communauté d’intérêts économiques entre les deux pays. De quoi s’agit-il? Robert Schuman va proposer de placer la production allemande et française de charbon et d’acier sous une autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe. Or, qui dit acier et charbon dit deux biens de production indispensables à l’industrie lourde et, de ce fait, à la fabrication d’armements. Dès lors, la mise en commun de ces ressources rendra toute guerre franco-allemande non seulement impensable, mais matériellement impossible.

 

L’Allemagne de Konrad Adenauer va rapidement donner son accord à une initiative qui vise à sceller la réconciliation franco-allemande et le traité de Paris, conclu le 18 avril 1951, crée la Communauté européenne du charbon et de l’acier. L’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg vont se joindre à la France et à l’Allemagne. «L’Europe des Six» est née. Désormais, le charbon et l’acier circulent librement entre les Six, sans droits de douane, ni contingents. La Haute Autorité est composée de personnalités indépendantes, sous la présidence de Jean Monnet. A ses côtés siège un Comité des ministres dont l’accord est nécessaire pour les décisions les plus importantes, une Cour de justice chargée de trancher les litiges et une assemblée parlementaire formée de 38 délégués et dotée d’un rôle consultatif.

 

La Communauté européenne de défense (C.E.D.)

Le 25 juin 1950, l’invasion de la Corée du Sud par la Corée du Nord crée, dans le monde occidental, le sentiment d’un danger immédiat. Les Etats-Unis font pression pour que l’Allemagne participe à l’effort de défense commun lancé, dans le cadre de l’OTAN, depuis 1949.

 

Pour la France, la perspective d’un réarmement allemand inquiète. A nouveau inspiré par les idées de Jean Monnet, le gouvernement français va proposer d’intégrer des contingents allemands dans une armée européenne. C’est la naissance du projet de Communauté européenne de défense, qui vise à créer entre la France, la RFA, l’Italie, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas une armée intégrée sous commandement commun, se garantissant soutien mutuel en cas d’agression. Adopté le 27 mai 1952, le traité doit ensuite être soumis à la ratification de l’Assemblée nationale française.

 

Or, il va susciter un débat extrêmement âpre entre partisans et adversaires du projet. En France, le Général de Gaulle se prononce contre, imité par plusieurs porte-parole des forces armées françaises. Les démocrates-chrétiens (Mouvement républicain populaire) sont «pour», ainsi qu’une bonne partie des socialistes, des radicaux et de la droite. Les communistes et les gaullistes sont contre. (A noter que certains adversaires de la CED estiment que, depuis la mort de Staline, les premiers signes de détente envoyés par l’URSS réduisent l’urgence d’une défense européenne). En Grande-Bretagne, le gouvernement pousse les pays du continent à adopter le projet, tout en annonçant qu’il n’y participerait pas.

 

Englué en Indochine dans une guerre coloniale qui prendra fin par la défaite de Diène Bien Phu (mai 1954), le gouvernement français ne cherche pas à mobiliser ses partisans à l’Assemblée nationale pour emporter la décision. Du coup, le 30 août 1954, la majorité des députés se prononce contre la CED. Le paradoxe, c’est qu’elle croit, par ce vote, empêcher le réarmement allemand. Mais c’est le contraire qui va se produire. Moins de deux mois après, les députés français doivent accepter les accords de Paris, qui sanctionnent la renaissance de l’armée allemande et l’entrée de la RFA dans l’OTAN. De plus, l’échec de la CED aura une autre conséquence, plus grave: le vote du 30 août 1954 mettra fin à tout projet de création d’une Europe politique pendant près d’une quarantaine d’années. Il va tuer chez beaucoup de gens la passion pour l’Europe. Ce qui est souvent qualifié de «déficit démocratique» dans l’Union européenne tient, dans une large mesure, à la constitution d’un marché commun, fondé sur le rapprochement d’intérêts économiques, mais non sur l’affirmation forte d’une communauté de destins. La CECA avait commencé à créer un espace économique, mais les tentatives faites ensuite pour créer un espace économique vont échouer.

 

Vers la Communauté économique européenne

 

C’est à nouveau le gouvernement français qui va prendre l’initiative. Le Président du Conseil, M. Guy Mollet, fait face – comme ses prédécesseurs en Indochine – à une nouvelle guerre de décolonisation. La guerre d’Algérie est commencée depuis novembre 1954, et nombre d’éléments donnent à penser que la France s’engage dans une épreuve de force, entre les colons d’origine française qui veulent le statu quo et les combattants du FLN, qui veulent l’indépendance. Guy Mollet réalise que la France ne peut pas résoudre seule les grands problèmes économiques et sociaux qui lui sont posés à l’ère moderne. Il se prononce donc pour une nouvelle étape dans la construction européenne, afin de donner à l’Europe un poids véritable dans le monde, face au modèle capitaliste libéral des Etats-Unis et au modèle communiste mis en œuvre en URSS.

 

Mais Guy Mollet va se heurter à forte partie pour imposer ses vues. D’une part, certains ténors politiques – et, au premier chef, Pierre Mendès-France – sont hostiles à tout nouveau développement. Une bonne partie de la haute administration partage ce point de vue. Il en va de même pour certains représentants des milieux d’affaires: c’est le cas d’un magnat de l’industrie textile, M. Marcel Boussac, qui prend la tête d’une campagne hostile à tout projet de marché commun européen et est suivi de nombreux chefs de petites et moyennes entreprises. L’argumentation défendue consiste à dire que l’économie française ne pourra supporter la concurrence extérieure générée par la création d’une communauté économique que si les autres pays harmonisent leurs charges salariales, sociales et fiscales avec le régime français. (Les Français étaient alors convaincus d’être très en avance en matière sociale, même par rapport à l’Allemagne, ce qui était largement faux).

 

Toutefois, deux événements internationaux vont provoquer la relance des négociations entre les pays d’Europe occidentale. C’est d’abord la crise de Suez, générée par la nationalisation du canal de Suez décidée par Gamal Abdel Nasser. Engagées à Suez dans une aventure militaire visant à neutraliser Nasser, la France et la Grande-Bretagne vont se heurter à l’opposition conjointe des Etats-Unis et de l’Union soviétique. Cette dernière menace même Londres et Paris de représailles militaires. De plus, l’intervention provoque l’interruption de l’acheminement du pétrole par le canal et cause en Europe une pénurie durement ressentie. C’est aussi la révolution démocratique qui éclate à Budapest, pour être impitoyablement écrasée par les forces armées soviétiques. Les événements en Hongrie démontrent aux dirigeants d’Europe occidentale, si besoin était, la nécessité d’unir leurs forces. Les négociations vont donc reprendre. Elles seront dures, les Français n’acceptant qu’avec réticence l’idée d’une libre concurrence totale au sein d’un marché commun général. Ils souhaitent une longue transition et de solides clauses de sauvegarde. Ils exigent aussi que le marché commun s’étende à l’agriculture et que les possessions françaises en Afrique bénéficient de la Communauté économique européenne.

 

Parallèlement, des négociations s’engagent sur les moyens ouverts à l’Europe occidentale pour lui permettre de travailler au développement de l’industrie nucléaire а des fins pacifiques. Elles aboutiront à la création d’Euratom, qui visera а mettre en commun les résultats de la recherche dans le domaine nucléaire, а créer des services et établissements communs et а mettre en œuvre un système de contrôle garantissant le caractère pacifique des activités nucléaires européennes.

 

Le Traité de Rome

Le 25 mars 1957, les représentants de six pays – Belgique, France (Maurice Faure), Italie, Luxembourg, Pays-Bas et RFA – signent à Rome le traité instituant la Communauté économique européenne. Ils signent également le traité de l’Euratom.

 

Le traité sur la CEE définit l’objectif à long terme des six Etats signataires: «établir une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens». Ses signataires déclarent vouloir assurer la libre circulation des marchandises, des capitaux et des hommes en supprimant tous les obstacles à la libre circulation existant entre les pays-membres. Il s’agira avant tout de supprimer les barrières douanières entravant les échanges et de créer une union douanière. Mais, comme une brutale libération des frontières aurait pu provoquer une catastrophe économique – étant donné les niveaux de développement différents entre les Etats -, le traité prévoit une période transitoire de douze ans, divisée en trois étapes de quatre ans, pour aboutir а l’union douanière prévue. Compte tenu des procédures de ratification requises, le traité n’entrera en vigueur que le 1er janvier 1958. (L’on notera que l’opération engagée bénéficie du soutien des Etats-Unis).

 

Mais, à peine le traité entré en vigueur, les six pays-membres de la CEE vont se trouver face au problème posé par la transformation des règles du jeu politique en France. Mais 1958 voit, en effet, le retour au pouvoir du Général de Gaulle. Or, pour celui-ci, seuls les Etats – monstres froids dont les décisions ne peuvent être dictées que par l’intérêt national – ont leur mot а dire dans la construction européenne. Toute dérive supranationale de la CEE doit donc être énergiquement combattue. De plus, le Général se méfie de ceux qu’il appelle les «Anglo-Saxons»: les Etats-Unis, d’une part, dont la puissance économique cache mal des visées hégémoniques, en dépit du soutien officiel que les gouvernements américains apportent à la construction européenne; Grande-Bretagne, d’autre part, dans laquelle Charles de Gaulle voit le «cheval de Troie» des Etats-Unis en Europe.

 

Au nom de la «realpolitik», le Général va mettre la France en mesure d’appliquer les dispositions du Marché Commun. Il voit, en effet, que la Communauté économique européenne permettra а la France de moderniser son économie en s’ouvrant à la concurrence extérieure et en offrant des débouchés à son agriculture. Il va donc favoriser la mise en œuvre de la politique agricole commune, qui assurera la libre circulation des produits agricoles dans la CEE en établissant des prix uniques garantis par un système de prélèvements variables à l’égard des importations en provenance des pays tiers. Il faut dire aussi que le Général de Gaulle vise à offrir une alternative politique à la France, engluée dans une guerre interminable en Algérie. Pourtant, une initiative gaulliste, qui fera couler beaucoup d’encre à l’époque, va échouer. Le «Plan Fouchet», prévoyant la mise en œuvre d’une politique étrangère et de défense commune, aurait pu aboutir si le Général n’avait, en dernière heure, amendé le projet sur trois points essentiels: suppression de toute référence à l’Alliance atlantique, subordination des institutions communautaires aux gouvernements nationaux et suppression de la clause de révision qui, dans l’esprit des partenaires de la France, devait permettre l’introduction du principe de la prise de décision à la majorité et non plus à l’unanimité.

 

Parallèlement, le président français fait obstacle au projet britannique d’englober le marché commun dans une vaste zone de libre-échange: la Grande-Bretagne a, en effet, créé – avec l’Autriche, la Norvège, la Suède et la Suisse – l’AELE (Association européenne de libre-échange), laquelle s’élargira bientôt à la Finlande, à l’Islande et au Portugal. Il fait également obstacle aux négociations visant à faire entrer la Grande-Bretagne dans la CEE. C’est une rencontre entre John Kennedy et Harold Macmillan (fin 1962) qui met le feu aux poudres. Les Britanniques obtiennent des Américains la livraison de missiles Polaris destinés à des sous-marins intégrés dans l’OTAN. Pour de Gaulle, l’attitude anglaise montre clairement que – pour les dirigeants britanniques – l’alliance avec les Etats-Unis comptera toujours plus que toute entente avec l’Europe occidentale.

 

Dans le même esprit, il refuse les propositions américaines de réduction des droits de douane communautaires, convaincu qu’il est que les Américains veulent inonder les pays européens de leurs produits (cf. guerre du poulet).

 

De la même manière freine-t-il le développement d’Euratom, les partenaires européens de la France souhaitant engager une coopération avec les Etats-Unis pour obtenir de l’uranium enrichi pour leurs centrales nucléaires. (La France plaide au contraire pour une filière française fondée sur l’uranium naturel. Il faudra attendre le départ du Général du pouvoir pour que la France se rallie à son tour à la filière d’uranium enrichi.

 

Cette vision des choses, mais aussi – et peut-être surtout – la conviction que la paix européenne passe par la réconciliation franco-allemande amènent le Général de Gaulle à conclure avec Konrad Adenauer, en janvier1963, un traité d’amitié qui, malgré bien des vicissitudes, restera longtemps le moteur de «la locomotive franco-allemande» dans la construction européenne. Mais le Bundestag tempérera l’enthousiasme du Général en assortissant le traité d’un préambule rappelant l’attachement de la RFA à l’Alliance atlantique et aux institutions communautaires.

 

Mais les succès de la diplomatie gaulliste – adoption de la PAC, traité franco-allemand, convention de Yaoundé (entre les Six et dix-sept Etats africains et Madagascar) – vont être suivis d’une crise majeure, à nouveau générée par l’antagonisme entre la vision d’une Europe d’Etats-nations – prônée par le Général – et celle d’une Europe avançant sur la voie d’une fédération, que souhaitent la plupart des partenaires de la France et les chefs de file des institutions communautaires.

 

Le président de la Commission européenne – M. Walter Hallstein, homme politique allemand qui a fait partie du gouvernement de Konrad Adenauer, veut tirer parti des négociations engagées sur la PAC pour obtenir, dans le domaine budgétaire, l’élargissement des pouvoirs de la Commission et du Parlement européen. De Gaulle s’y refuse et, le 30 juin 1965, son ministre des affaires étrangères annonce que la France cesse de siéger au Conseil des Ministres et rappelle à Paris son représentant permanent à Bruxelles. Il déclenche, de ce fait, ce qu’on a appelé «la crise de la chaise vide». Parallèlement, le président français retire la France de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN.

 

Pendant plusieurs mois, le dialogue de sourds entre la France et ses cinq partenaires européens va se poursuivre. En fait, le Général de Gaulle veut obtenir l’abandon des dispositions du traité de Rome suivant lesquelles, à partir de 1966, de nombreuses décisions du Conseil pourraient se prendre à la majorité qualifiée. Le malentendu prendra fin sur un compromis qui n’en était pas un, le «compromis de Luxembourg», et qui imposera l’application de la règle de l’unanimité pour toute prise de décision.

 

Mais, pour Charles de Gaulle et le gouvernement français, le succès remporté apparaît bientôt comme une victoire à la Pyrrhus. D’un côté, la Commission européenne perd dans l’affaire beaucoup de prestige et d’autorité. De l’autre, en légitimant le veto et en imposant un certain retour en force des Etats au détriment de l’esprit supranational, le président français va fournir des armes redoutables aux adversaires d’une Europe organisée, capable de conduire une politique qui lui soit propre. De plus, le prix à payer sur le plan intérieur est élevé: une partie des Français craignant que la PAC ne soit remise en cause, le Général est mis en ballottage, lors de l’élection présidentielle de décembre 1965.

 

Par la suite, la diplomatie gaulliste ne cessera de subir des échecs jusqu’au départ du général. Lorsque le président français veut constituer un front unique européen face au laxisme budgétaire et monétaire des Etats-Unis, il se heurte aux réticences des autres pays-membres de la CEE qui comptent, non sur la France, mais sur les Etats-Unis, pour assurer leur sécurité.

 

De plus, les événements de mai 1968 déstabilisent le pouvoir du Général, cependant qu’en août 1968, l’intervention des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie et la fin du «printemps de Prague» ruinent les espoirs de détente entre l’Est et l’Ouest caressés par la diplomatie gaulliste.

 

Peu de temps après la démission de Charles de Gaulle, la conférence de La Haye (2 décembre 1969) amène les six pays-membres à se mettre d’accord sur l’élaboration d’un projet d’union économique et monétaire et sur les principes d’une politique d’élargissement de la Communauté. Le premier ministre et ministre des finances du Luxembourg, Pierre Werner, va présider un comité visant а proposer une UEM destinée à protéger l’Europe du laxisme monétaire américain. Les Six adopteront le projet Werner de stabilisation monétaire, devant mener à la fixation irrévocable des parités avant 1980. Mais le «serpent monétaire» finira par succomber sous les coups de la spéculation à la baisse du dollar et à la hausse du mark.

 

En ce qui concerne l’élargissement de la CEE, les négociations ouvertes avec la Grande-Bretagne, ainsi qu’avec le Danemark et l’Irlande, vont aboutir, le 1er janvier 1973, à l’entrée de ces trois pays dans la Communauté. (Le 8 juin 1975, un referendum en Grande-Bretagne confirmera l’adhésion du pays, avec 67/ des voix).

 

Mais, quelques mois après, l’Europe sera en butte au blocus pétrolier imposé par les pays de l’OPEP, à la suite de la guerre du Kippour (septembre 1973). Cependant, les pays-membres (exception faite de la France qui comptait sur ses amitiés arabes pour bénéficier d’un traitement privilégié) vont faire appel aux Etats-Unis pour atténuer les effets du blocus.

 

En 1974, l’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt sera marquée par une nouvelle avancée institutionnelle. Les deux hommes d’Etat vont, en effet, se mettre d’accord pour:

+ créer un Conseil européen composé des chefs d’Etat et de gouvernement des pays-membres. (Le président de la Commission européenne, qui devait être invité aux réunions lorsque l’ordre du jour le justifierait, y participera bientôt systématiquement);

+ prévoir l’élection au suffrage universel du Parlement européen, auquel sont conférés des pouvoirs élargis (il peut désormais rejeter le budget de la CEE). La première élection aura lieu en 1979 et verra, en particulier, Simone Weil accéder а la présidence de l’institution;

+ mettre en place un «système monétaire européen» auquel tous les Etats-membres participent, sauf la Grande-Bretagne, qui laisse flotter la livre. Le système a pour pivot l’unité de comptes européenne «Ecu», définie comme un panier des monnaies communautaires. Le SME a mis la CEE а l’abri du désordre monétaire international, reflété par les fortes fluctuations du dollar.

 

Ces avancées n’empêchent pas Margaret Thatcher – la «Dame de fer» - arrivée au pouvoir en mai 1979, de revendiquer une renégociation de sa contribution financière à la CEE. Elle finira par obtenir la compensation souhaitée au Conseil européen de Fontainebleau (1984).

 

Mais c’est la décennie 1980/1990 qui va constituer pour la CEE une période décisive.

 

Elle va d’abord être marquée par deux nouveaux élargissements.

 

En 1981, la Grèce fait son entrée dans la CEE. Issu du coup d’Etat du 21 avril 1967, le «régime des colonels» s’est écroulé en 1974, à la suite de la défaite grecque devant les Turcs а Chypre. La Grèce démocratique va, dès lors, répondre aux critères requis pour entrer dans la Communauté.

 

En 1986, c’est au tour du Portugal et de l’Espagne. Le premier pays s’est libéré du régime salazariste lors de la «révolution des œillets» (1974), cependant que la mort de Franco (1975) permet à l’Espagne d’assurer, sous la conduite de Juan Carlos, sa transition démocratique dans des conditions remarquables. Les deux pays montreront rapidement, d’ailleurs, qu’élargissement de la CEE n’est pas obligatoirement synonyme de son affaiblissement.

 

La décennie voit aussi, en URSS, l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev et le développement de la «perestroïka». L’installation au Kremlin d’une nouvelle équipe – portée par les espoirs de démocratisation de tout le pays – a été précédée, dans les dernières années de la ««zastoy» brejnévienne, du lancement, par Reagan, d’un défi scientifique et technique а l’URSS. C’est, parallèlement, l’épreuve des euromissiles (Pershing contre SS 20). L’URSS va pousser à une offensive pacifiste à l’Ouest, contrée notamment par François Mitterrand («Les pacifistes sont à l’Ouest, les fusées sont à l’Est»).

 

En Europe occidentale, la plupart des dirigeants politiques sentent la nécessité d’une relance de la construction communautaire. Nommé en juillet 1984 à la présidence de la Commission européenne, Jacques Delors va l’assurer brillamment. (En 1988, il sera d’ailleurs réélu pour quatre ans а la tête de la Commission). Dès son entrée en fonction, exploitant le pouvoir d’initiative de la Commission, il lance l’élaboration d’un livre blanc exposant les mesures а prendre pour réaliser un espace économique véritablement unifié.


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