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L'Histoire, c'est de vous trouver un bon biographe.

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Tome IV.

159. VENUS. 23 ANS

Les tournages sont ennuyeux. Je piétine pendant des heures avant d'entendre le «silence-moteur-action» qui

mettra tout en branle. Je prends l'habitude de monopoliser une chaise dès mon arrivée sur le plateau. Le

cinéma est un apprentissage de la patience. Et ceux qui oublient de se nantir d'un siège se retrouvent à

attendre debout pendant des éternités.

Je n'imaginais pas que le cinéma, c'était ça: dénicher une chaise et attendre.

Quand c'est enfin à mon tour de jouer, il y a toujours quelque chose qui arrive pour compliquer le

tournage: le bruit d'un avion au loin, un fil sur l'objectif, voire (arrivée inopinée de la pluie.

Les moments où je me montre une actrice inspirée ne sont pas retenus parce que en face, Richard, mon

partenaire, a un trou de mémoire ou parce qu'un assistant a oublié la pellicule nécessaire pour filmer la

scène jusqu'au bout. À la longue, c'est assez irritant.

Alentour tout le monde hurle. Le metteur en scène ne connaît pas d'autre mode que celui de l'agression

pour s'adresser à ses acteurs. Même à moi, il ne parle que pour m'accabler de reproches: «Articule

davantage.» «Ne tourne pas le dos à la caméra.» «Attention, ta main est dans le champ.» «Suis

fidèlement les marques par terre.» Et enfin, le comble: «Ne fais pas cette tête-là, tu as l'air énervé.»

Ah! ce réalisateur...

Jamais quelqu'un ne m'a autant manqué de respect. De toute ma longue carrière de mannequin, jamais

les couturiers les plus hystériques ne se sont permis de me traiter ainsi. J'en suis à mon deuxième film,

mais je me demande si je suis faite pour le cinéma.

Richard est très nerveux. Je le gêne pour draguer comme il en a l'habitude sur les tournages. Du coup, il

s'ennuie et nous nous disputons souvent. Qui a dit: «le mariage c'est trois mois on s'aime, trois ans on

se querelle, trente ans on se supporte»? Nous, nous avons commencé directement par les «trois ans on

se querelle» et je ne me sens pas disposée à entamer les «trente ans on se supporte».

Je m'occupe avec des petits dessins. Ils représentent tous deux personnages qui se tiennent par la main. J'ignore

pourquoi je dessine tout le temps la même chose. Une façon d'exorciser mon rêve de couple idéal, peut-être?

Je m'étudie dans la glace. Tout ce que j'ai souhaité, je l'ai. Je suis heureuse, mais pourquoi est-ce que je ne

m'en aperçois pas? La migraine me taraude. Depuis que je suis toute petite, elle ne m'a jamais quittée. Cette

douleur lancinante, permanente. Mon mal trouble ma vie privée, ma vie professionnelle, ma joie de vivre. C'est

comme si je ne pouvais jamais être vraiment seule. Dans ma tête il y a toujours ce petit animal coincé qui griffe

contre la paroi de mon crane pour tenter d'en sortir. C'est abominable. Et aucun médecin n'en détermine la cause.

Maintenant ma prière, c'est de ne plus jamais avoir de migraines.

160. JACQUES. 23 ANS

Mon éditeur m'appelle enfin. Mes chiffres de vente ne sont pas fameux. Mes Rats n'ont pas fait la moitié de ce

qu'il espérait. Tant de romans sortent chaque année en France, plus de quarante mille, de sorte qu'il est difficile

d'attirer l'attention sur un ouvrage en particulier. Pour que mon livre marche, il aurait fallu une invasion de rats à

Paris ou alors qu'on entre dans l'année chinoise du Rat. En plus, je ne dispose pas de parrain, aucune célébrité ne

s'est entichée de mon livre.

- Ton truc de coopération-réciprocité-pardon, ça t'est venu comment?

- En rêve.

- Ouais, eh bien, je crois que ce n'était pas une très bonne idée. J'ai discuté avec un ami critique qui m'a dit

que ça donnait un côté prechi-prêcha qui énerve. Un rat qui prône le pardon, ça casse la crédibilité de tout

ton travail d'éthologie sur les vrais comportements des rats. Un rat, ça ne pardonne

pas.

-J'ai essayé d'imaginer comment les rats pourraient évoluer s'ils avaient plus de conscience. Bon, bref, on s'est

cassé la figure?

- Hmmm... En effet, c'est raté pour la France, admet Charbonnier, mais contre toute attente, Les Rats sont un

très grand succès en Russie. Là-bas, nous en sommes déjà à trois cent mille volumes vendus en un mois.

Voilà autre chose.

- Comment expliquez-vous ça?

- En Russie, la télévision est tellement médiocre que, proportionnellement, la population lit beaucoup plus

qu'en France.

Moi qui voulais la gloire, je l'ai mais... pas dans ma langue. Certes, nul n'est prophète en son pays, mais la

prochaine fois que je ferai une prière, je préciserai: «Pourvu que ça marche... en France.»

Grace à mon succès russe, Charbonnier est d'accord pour accepter un autre livre. Ai-je un projet en vue?

- Euh oui... La découverte du Paradis.

J'ignore ce qui m'a pris. Les mots ont jailli tout seuls. - Et pourquoi ça?

- Encore à cause d'un rêve. Il y avait des gens qui volaient dans le ciel à la recherche d'un paradis dans l'espace.

Ça me semble une bonne histoire.

L'éditeur n'est pas d'accord. Les gens ne sont pas mûrs pour entendre parler du Paradis d'une façon Ufque. Tous

les livres qui évoquent le Paradis ont été rédigés pour «donner la foi». Le sujet est sacré.

Je réponds que justement, ça m'amuserait de désacraliser tout ça car, selon moi, il ne faut pas abandonner aux

religions et aux sectes l'exclusivité de parler de la Mort et du Paradis.

Un temps de réflexion au bout du fil et Charbonnier décide de me faire confiance. Quelques jours plus tard, à la

devanture d'une librairie poussiéreuse, mon regard est attiré par la couverture d'un livre soldé: Les

Thanatonautes. Sur la couverture, une spirale bleue sur fond noir et un nom: Michael Pinson. Lui aussi parle

du Paradis, mais son titre, trop tiré par les cheveux, a dû jouer contre lui. Et puis même pour ceux qui

comprennent le sens de ce néologisme, «thanatonaute», l'idée de la mort est rédhibitoire. Qui aurait envie

d'acheter un livre sur la mort?

Moi. J'achète et je lis. Je m'amuse à chercher la solution à l'énigme qui court tout au long de l'ouvrage: «

Comment tracer un cercle et son point central sans lever le stylo?» La solution consiste à plier un coin de la

feuille de papier (donc à changer de dimension) puis à tracer une spirale qui déborde sur les deux pans de

feuille... Je me suis creusé les méninges avant de découvrir que c'était précisément le motif de la couverture.

Je me mets en chantier. Je débranche le téléphone. Je choisis pour musique adéquate la Symphonie du Nouveau

Monde de Dvorâk. Puis je laisse courir mes pensées.

Inventer un Paradis. Pas simple. Même si beaucoup de mythologies en parlent, l'endroit reste flou. Comment

visualiser un paradis crédible? Une planète? Trop facile. Un cube? Trop géométrique. Un champ d'astéroïdes?

Trop éparpillé. Une fois de plus, mon chat m'indique la solution. Mona Lisa II joue avec le robinet de la

baignoire. L'eau coule. Connaissant mes habitudes, Mona Lisa II fait basculer mon flacon de bain moussant.

Mais la bonde n'étant pas fermée, l'eau mousseuse disparait au fur et à mesure au fond de la baignoire.

Je songe que les âmes sont peut-être semblables à ces bulles de savon. Je les imagine aspirées comme elles par

un vortex qui serait celui du Paradis. Les bulles sont emportées par le tourbillon dans des canalisations d'où elles

émergeront ailleurs, dans un monde si complexe qu'elles ne peuvent l'imaginer. Comment une bulle

subodorerait-elle d'où elle vient et où elle va? Comment une bulle concevrait-elle une baignoire,

des humains, une canalisation, une ville, un pays, la Terre? Au mieux, elle perçoit l'eau et la masse tiède de la

baignoire... Et puis elle doit être effrayée par ce trou qui l'expédie vers l'inconnu...

Donc voilà ce que me propose Mona Lisa II: un cône inversé, un vortex, une spirale qui aspire tout jusqu'à son

tréfonds.

161. ENFIN

Il me semble que cela fait des mois que nous volons tout droit. J'ai l'impression de nager dans un océan.

Heureusement que nous n'avons ni faim, ni soif, ni sommeil. En chemin, Freddy nous raconte des blagues pour

nous distraire. Il finit par les raconter plusieurs fois. Nous faisons semblant de ne pas nous en apercevoir.

Nous volons longtemps dans l'univers. Et puis un jour... - Galaxie à l'horizon! hurle Raoul telle une vigie

d'antan. Une lueur, qui n'est pas une étoile, rayonne au loin. Enfin Andromède! Elle n'est pas en forme de

spirale, elle est lenticulaire. Nous sommes sûrement les premiers Terriens, plutôt les premiers «Voie-lactiens»,

à la voir de si près.

Andromède est une galaxie plus récente que la nôtre, avec des étoiles plus jaunes que celles de la Voie lactée.

-Cette fois, on y est.

Marilyn Monroe pointe son doigt vers le centre de cette galaxie. Elle a repéré quelque chose. Il y a là aussi un

trou noir. Serait-ce une règle commune à toutes les galaxies: un trou noir qui sert d'axe et fait tourner la masse

des étoiles qui l'étoffe?

Nous piquons vers ce vortex. Nous côtoyons des étoiles, des planètes, des météorites qui sont aspirées par cet

orifice céleste! Nous restons à les contempler et, soudain, nous

observons une ame filer. Après le premier instant de surprise nous essayons de la poursuivre mais elle

fonce trop vite. Nous nous arrêtons en essayant de comprendre la portée de notre observation. C'était une

ame. Donc il y a de la conscience. Donc il y a de la vie intelligente. Voilà qui ouvre d'immenses

possibilités...

-Est-ce un dieu ou une âme extraterrestre que nous avons vue fuser? questionne Raoul toujours

persuadé de découvrir le royaume des dieux.

Pour notre part, Freddy, Marilyn et moi nous contenterions de rencontrer des extraterrestres...

D'autres ectoplasmes passent. Nous essayons d'en intercepter plusieurs, chaque fois ils filent. Si ce sont

des morts, je n'ai jamais vu des âmes aussi pressées d'être jugées.

- Nom d'un chien de nom d'un chien de nom d'un chien! répète Raoul, qui n'en revient toujours pas.

Quelqu'un nous fait enfin signe. êtes-vous?

C'est un ectoplasme, mais il rayonne différemment de nous. Notre aura est de tonalité bleutée, la

sienne plutôt rosée. - Des anges de la Terre.

L'allure de cet ange extraterrestre est banale. C'est un maigrichon avec des allures de chef de

gare de province. Il parait aussi interloqué que nous.

- De la «Terre»? Pourquoi cela s'appelle la Terre?

- Parce que c'est le matériau qui forme sa surface. Du sable, de la terre.

- Mmm... et c'est où la Terre?...

- Heu... par là, répond Marilyn Monroe en désignant la direction d'où nous venons.

Heureusement que nous communiquons par la pensée, nul besoin d'un interprète.

- Michael Pinson pour vous servir, dis-je. Il consent à se présenter

- Mon nom est Zoz. Zoz tout court.

- Enchanté, Zoz.

Nous lui expliquons que nous venons de la galaxie Voie lactée. Zoz digère lentement l'information. Au

début, il ne veut pas y croire puis, quand nous lui expliquons les raisons de notre périple, il commence à nous

accorder un certain crédit. Il nous avoue même qu'à bien y réfléchir, lui aussi avait repéré des trous dans les

curriculum vitae karmiques de ses clients et il s'était déjà demandé si des humains ne se réincarnaient pas

ailleurs. Mais il ne s'attendait quand même pas à ce qu'ils émigrent sur une autre galaxie.

Il nous dit qu'ici, la Voie lactée se nomme 511. Curieux, ils utilisent des chiffres tout comme nous. Des

ectoplasmes filent au-dessus de nos têtes. Zoz nous dit que ce sont des morts qui vont se faire recycler au

Paradis.

Nous lui demandons d'où viennent ces morts. Il signale qu'il n'y a à sa connaissance qu'une seule planète habitée

dans la galaxie. Ici, on la désigne non par son matériau, mais par sa couleur, «Rouge». La planète Rouge.

Nous sommes avides d'en savoir plus. Nous l'accablons de questions auxquelles il répond avec famabilite d'un

bon guide touristique. Il dit que les «Rougiens» mangent du pain, de la soupe, des légumes, de la viande. Ils

vivent dans des villes et construisent des maisons. À l'entendre, Rouge est exactement identique à la Terre. Les

extraterrestres seraient-ils parfaitement semblables aux humains?

Je réfléchis. Littérature et cinéma nous ont habitués à nous représenter les extraterrestres comme des êtres plus

petits ou plus grands, avec plus de bras ou de têtes, avec des tentacules ou des ailes, mais rarement comme nos...

semblables.

Nous demandons à faire un tour sur cette planète. Zoz hésite puis accepte de se faire le guide de son monde.

Nous voici face au globe étranger. Rouge a l'air plus grande que la Terre.

De l'extérieur, la planète Rouge est entourée d'une épaisse atmosphère. Elle tourne en une large ellipse autour

d'un soleil plus grand que le nôtre. Comme la distance est plus considérable par rapport au soleil mais que

celui-ci est plus chaud, le climat de Rouge est en fin de compte aussi tempéré que celui de la Terre.

Rouge est une planète «terriennement» viable. Plus nous nous en rapprochons, plus nous apprécions son

paysage. La surface solide est rouge magenta, le ciel est mauve, comme illuminé par des couchers de soleil

dansants. Les océans sont cyan foncé. Cette teinte n'est pas due aux seuls reflets du ciel, mais aussi aux fonds

marins. joli.

Rouge comporte quatre continents, chacun doté d'une météorologie et de reliefs propres et bien différenciés:

un continent montagneux, un continent de plateaux couverts de forêts, un continent de plaines, un continent

de déserts. Les moeurs de leurs habitants sont fondées sur l'adéquation à une saison.

Zoz nous décrit les quatre grands peuples de sa planète. Les hivernaux, qui vivent dans les montagnes,

disposent d'une haute technologie et ont construit des villes souterraines en raison du froid. Ils ont peu

d'enfants. La majeure partie de la population est âgée de plus de quarante ans. Les hivernaux se sont dotés

d'un régime démocratique. Tous les citoyens participent au vote des lois grâce à des réseaux électroniques.

Points faibles: agriculture en déshérence, croissance démographique en chute libre. Points forts:

développement de technologies de pointe avec des robots qui travaillent à leur place. Les hivernaux sont peu

sportifs et peu expansifs. Ils vivent renfermés chez eux devant des écrans câblés. Ils sont convaincus que,

grâce aux progrès de leur médecine, ils seront bientôt tous centenaires. Leur devise: «L'avenir appartient aux

plus intelligents.»

Les automnaux vivent en surface sur les plateaux, dans de vastes métropoles polluées entourées de forêts. Ils

sont capables de produire leur propre technologie, armement, robots, mais celleci n'est pas aussi sophistiquée

que celle des hivernaux. Ils ont besoin de l'apport des techniques de pointe de ces derniers mais aussi des

fruits et légumes des printaniers et de la viande des estivaux. Pour n'en pas manquer, ils ont mis au point un

système d'échanges commerciaux et une diplomatie destinés à ne pas les fâcher avec quiconque. Leur

devise: «Nous sommes les amis de tout le monde.» Ils servent les intérêts des hivernaux en leur fournissant

les matières premières nécessaires à leur industrie et leur viennent en aide en cas de disette grâce à

leurs stocks de nourriture issus du commerce.

Quant aux estivaux et aux printaniers, en échange de leurs fournitures alimentaires, les automnaux les

aident à avoir une technologie correcte et des matières premières. Régime politique: république avec

assemblée représentative et fréquents changements de Premier ministre.

Les printaniers vivent dans les plaines au sein de villes de tailles réduites. Une agriculture florissante,

beaucoup de cereales. Croissance démographique moyenne. Régime politique monarchique. Technologie:

moyenne. Point fort: pas de point fort. Point faible: pas de point faible non plus. Les printaniers sont

moyens dans tout ce qu'ils entreprennent. Très liés aux estivaux, ils pensent qu'avec leur aide ils envahiront

un jour les hivernaux et les automnaux et s'empareront de leurs technologies. Ainsi ils auront gagné sur

tous les tableaux. Devise: «L'équilibre est à mi-chemin entre les deux extrêmes.»

Les estivaux vivent dans de petits villages construits autour des grandes oasis qui transpercent leur désert.

Très peu de technologie. Ils font beaucoup d'enfants. Régime despotique. Tout le monde est aux ordres du

Commandeur qui a le droit de vie et de mort sur tous. Point fort: d'immenses cheptels de gros lémuriens

alimentés par les céréales des printaniers qu'ils tondent et font grossir pour les manger. Lorsque le taux de

croissance démographique se fait trop lourd, le Commandeur lance des croisades en direction des

continents voisins afin de conquérir de nouveaux territoires au titre d'espace vital. Même si elles font

souvent figure de suicides collectifs, ces croisades ont permis peu à peu aux estivaux de prendre pied sur

les trois autres continents où ils ont institué des «zones libérées» qui très lentement grandissent en grignotant

les autres territoires. Les croisades se déroulent durant les périodes chaudes car leur adaptation à la canicule

favorise les estivaux.

Le sacrifice est considéré comme une valeur essentielle de la culture estivale. Tous les estivaux doivent être

capables de se sacrifier pour le rayonnement de leur Commandeur. Devise: «Plus vous souffrirez ici-bas, mieux

vous serez récompensés au paradis.»

Malgré la volonté de neutralité des automnaux et des printaniers, les quatre continents sont en permanence en

conflit plus ou moins larvé. Les estivaux et les hivernaux sont officiellement en guerre, les automnaux et les

printaniers se chargeant de faire pencher alternativement la balance d'un côté ou de l'autre. Le plus souvent, ce

sont les conditions météorologiques qui décident du vainqueur.

L'ellipse de Rouge étant plus large que celle de la Terre, les saisons y sont plus longues. Au lieu de durer trois

mois, elles s'étendent sur cinquante ans. D'où des années de soixantetreize mille jours, au lieu de trois cent

soixante-cinq.

Le demi-siècle d'été profite aux estivaux et contraint les hivernaux à demeurer terrés. De même les cinquante

ans d'automne bénéficient aux automnaux, les cinquante ans de printemps aux printaniers et les cinquante ans

d'hiver aux hivernaux.

À chaque saison qui le favorise, le peuple concerné tente de s'imposer une fois pour toutes. Chacun aimerait

avoir le pouvoir d'arrêter le temps et de fixer le climat sur la période à laquelle il est adapté. Mais,

inexorablement, le temps s'écoule et contraint les détenteurs momentanés du leadership mondial à laisser la

place aux suivants.

Zoz nous invite à continuer à descendre vers Rouge pour voir les capitales des quatre continents. Celle des

hivernaux a été construite en altitude, tout en haut d'une montagne. On distingue peu de formes au sol puisque

les gens vivent retranchés dans des galeries souterraines climatisées où ils circulent à la lumière de néons.

Pour les femmes, la mode est aux minijupes et aux seins exhibés au travers de découpes dans les chemisiers

et les vestes, le tout ressemblant beaucoup aux vêtements qui prévalaient sur Terre à l'époque

minoenne en Crète.

Le mode de locomotion des hivernaux est un métro dont les rames desservent tous leurs quartiers.

Les automnaux ont construit leur capitale sur un plateau rocailleux qu'ils ont couvert de gratte-ciel. Leurs

rues sont obstruées par des embouteillages monstrueux. Ici l'automobile règne en maître. Les gens sont très

nerveux. La mode est aux vêtements moulants fabriqués dans une matière plastique commode pour la

course à pied et la pratique des sports en général.

Les printaniers ont érigé leur capitale dans une vallée entourée de champs cultivés aux fleurs mauves.

Leurs maisons sont des demi-sphères de ciment. Les habitants se pressent sur de grands marchés où le

commerce est florissant. Les fermières arborent de grandes jupes pleines de poches où elles entassent le

produit de leurs courses. Il y a de nombreux jardins et beaucoup de circulation dans les rues. Le mode de

locomotion des printaniers est à base d'attelages tirés par des quadrupèdes ressemblant à des tapirs.

La capitale des estivaux s'étale au milieu d'une oasis. Les multiples plates-formes de l'immense palais du

Commandeur surplombent les résidences de ses épouses et des membres de sa famille qui sont souvent ses

ministres. Tout autour, les casernes militaires des «volontaires de la mort», lesquelles servent d'abris à la

fois à l'armée, à la police et aux redoutables services secrets. Des prisons surpeuplées longent les casernes.

Vient ensuite la ville proprement dite. Les bâtisses sont de plus en plus délabrées. Les quartiers

périphériques respirent la misère.

- C'est ici, nous confie Zoz, que le Commandeur recrute l'essentiel de ses «volontaires de la mort» pour

ses guerres. Le Commandeur a persuadé les plus pauvres que leur misère était due à l'arrogance des

hivernaux. Si bien que les estivaux vivent soudés dans la haine des montagnards.

Dans la capitale estivale tout le monde circule à pied. Pour les hommes et pour les femmes, la mode est au

treillis militaire. Les femmes ont le visage marqué de motifs compliqués peints à même la peau...

Freddy s'enquiert s'il y a des juifs sur Rouge. -Juifs?

Zoz ignore le mot. Le rabbin lui explique tant bien que mal à quoi le terme pourrait correspondre. Zoz est

intrigué. Il répond qu'il existe en effet une tribu nomade dotée d'une culture ancienne et qui vit disséminée

sur les quatre continents. - Comment se nomme ce peuple?

- Les relativistes, parce que leur religion est le «relativisme».

Elle prétend que les vérités sont multiples et qu'elles changent selon le temps et l'espace. Politiquement,

cette croyance agace les autochtones. Les quatre blocs sont tous assurés de détenir la vérité unique et

considèrent les relativistes comme autant de fauteurs de troubles. Ainsi, tous, lors de périodes de

croissance, se sont livrés à des persécutions à leur encontre afin de renforcer le nationalisme ambiant.

Lorsque les relativistes sont persécutés, c'est toujours un signe précurseur d'une confrontation entre deux

blocs.

Freddy se tait, soucieux. je sais ce qu'il pense. Il se demande si l'espèce humaine terrestre ou extraterrestre

n'aurait pas où qu'elle soit une grille de rôles sociaux liée à des peuples.

- Les relativistes ont subi des persécutions, dit Zoz. Plusieurs fois, nous avons cru qu'ils allaient disparaître

complètement. Mais régulièrement, les survivants ont muté en rendant leur culture de plus en plus

relativiste.

Raoul a soudain une intuition

- Peut-être que les juifs ou les relativistes sont comme les truites dans les filtrages d'eau douce.

- Les truites? s'étonne le rabbin.

- Bien sûr, dans les systèmes de filtrage d'eau douce on met des truites parce que ce sont les animaux

les plus sensibles à la pollution. Dès qu'il y a un produit toxique, les truites sont les premiers poissons à

mourir. C'est une sorte de signal d'alerte.

-je ne vois pas le rapport.

-Les juifs, par leur paranoïa due aux persécutions passées, sont plus sensibles. Du coup, ils réagissent

plus rapidement aux totalitarismes montants. Ensuite, c'est un cercle vicieux. Parce que les tyrans savent

que les juifs vont les détecter les premiers, ils essaient de s'en débarrasser avant.

Marilyn Monroe enchaîne:

-Raoul a raison. Pour les nazis, les juifs étaient de dangereux gauchistes. Pour les communistes, c'étaient

d'arrogants capitalistes. Pour les anarchistes, c'étaient des bourgeois décadents. Pour les bourgeois, des

anarchistes déstabilisants. Il est étonnant que dès qu'un pouvoir centralisé et hiérarchisé s'installe, quelle

que soit son étiquette, il commence par persécuter les juifs. Nabuchodonosor, Ramsès II, Néron, Isabelle la

Catholique, Saint Louis, les tsars, Hitler, Staline... Intuitivement les chefs totalitaires savent que, là où il y

a des juifs, il y a des individus difficiles a endoctriner car leur pensée est née il y a cinq mille ans et est

basée non pas sur le culte d'un chef guerrier charismatique mais sur un livre d'histoires symboliques.

Freddy hésite. J'essaie d'enfoncer le clou

- C'est peut-être aussi parce qu'ils sont les «truites d érectrices de totalitarisme» qu'ils ont survécu.

Après tout, c'est le seul peuple de l'Antiquité qui ait gardé presque intacte sa culture alors que tous les

grands empires, égyptien, romain, grec, hittite, mongol, qui ont tenté l'expérience totalitaire et qui les ont

persécutés ont disparu. Cette culture a un rôle à jouer.

- Comme toutes les cultures ont leur rôle. Les Japonais, les Coréens, les Chinois, les Arabes, les Tsiganes, les

Amerindiens, tous ceux qui ont survécu jusqu'à nos jours ont donc une fonction précise dans la masse humaine.

Et il faut maintenir cet équilibre délicat entre elles.

Zoz est amusé par nos théories. Freddy demande à voir les temples relativistes et nous allons visiter l'un de ces

endroits étranges. Ici pas de statues, pas d'extravagances. Par leur sobriété les temples relativistes font aussi

penser aux temples protestants.

Zoz nous emmène ensuite sur un terrain de combat où les armées estivales luttent contre les armées hivernales.

Au début les robots hivernaux ont le dessus mais, submergés par la masse des enfants kamikazes qui se font

sauter au milieu de leurs ennemis, les robots sont décimés.

- Hé oui! pour l'instant les humains ont encore le dessus sur les machines, signale notre guide.

Déjà, des vagues d'enfants, portant des explosifs dans des sacs à dos, se précipitent sur les fortins hivernaux

protégés par des tourelles à tir automatique.

Est-ce cela l'avenir de la guerre?

Un ange d'un rose plus lumineux volette vers Zoz, sans doute son instructeur personnel, l'«Edmond Wells»

local. - Zut, mon mentor, bafouille l'ange de Rouge.

En effet, l'autre parait plutôt mécontent.

- Qu'est-ce que tu fiches? Tes clients sont en train d'en faire de belles! Retourne immédiatement t'occuper d'eux!

-Mais... mais..., bégaie Zoz. Mes compagnons sont des anges d'une autre galaxie. Il existe donc un autre Paradis

! Et il y a une vie extrarougienne! Vous vous imaginez! L'instructeur n'est nullement impressionné par cette

annonce.

- Ce que tu ignores, Zoz, c'est que cette information, tu n'étais pas encore autorisé à en prendre connaissance.

Pour toi et tes semblables, elle doit demeurer secrète et j'espère que tu sauras tenir ta langue.

Si Zoz est doté d'un ange instructeur qui connaît l'existence de la Terre, cela signifie du même coup

qu'Edmond Wells, mon mentor à moi, connaît probablement lui aussi l'existence de Rouge.

-Vous ne seriez pas un 7, par hasard? demande Raoul. L'ange instructeur nous jette un oeil réprobateur.

-Vous aussi, vous êtes bien loin de vos clients et devriez rentrer.

- Nos clients sont très débrouillards, dit Raoul.

- Hum..., en êtes-vous si certains? Un proverbe rougien assure que «c'est lorsqu'on ne regarde pas la casserole

que le lait déborde». Vous n'êtes pas placés sous ma responsabilité et je n'ai donc pas de conseil à vous donner,

mais en ce qui concerne Zoz, il est hors de question que vous me le dévergondiez. Tu as compris, Zoz? Que

l'idée ne te traverse jamais de descendre te promener sur leur «Terre».

Zoz baisse humblement les yeux, nous adresse un timide signe d'adieu et s'éloigne aux côtés de son

instructeur qui, pardessus son épaule, nous lance

- Récréation terminée! Il est temps pour tout le monde de reprendre le travail.

162. ENCYCLOPÉDIE

EXTRATERRESTRE: Le plus ancien texte occidental mentionnant des extraterrestres est attribué à

Democrite, au quatrième siècle avant J-C. II fait allusion à une rencontre entre explorateurs terriens et

Explorateurs non terriens sur une autre Terre située au milieu des étoiles. Au deuxième siècle, Épicure


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