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L'enseignement de la littérature est un des plus ardus qui soient, surtout
lorsqu'on prétend, comme en France, le faire reposer sur l'étude d'auteurs
classiques, c'est-à-dire morts depuis des siècles et dont l'intérêt échappe
souvent aux élèves.
D'où l'effort accompli aujourd'hui par de jeunes professeurs pour rendre la vie
à de vieux textes, fût-ce au prix d'expressions argotiques et de rapprochements
un peu hasardeux avec l'actualité.
Un professeur du second degré, dont c'est la première année d'enseignement,
reçoit la visite de l'inspecteur général. Un peu ému, il confie à l'un de ses élèves le
soin d'expliquer un passage de Phèdre (1677) selon la méthode assez particulière
qu 'il a inaugurée dans sa classe.
L'ÉLÈVE. — Jusqu'à Racine jamais une femme n'avait fait la cour à un
homme sur la scène. Les femmes doivent se tenir tranquilles, surtout au
XVIIe siècle. C'est l'homme qui commence.
Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Phèdre est plus âgée qu'Hippolyte. Mais pas beaucoup plus. Ce n'est pas
une vieille femme, comme à la Comédie-Française. Elle a peut-être
vingt-cinq ans. On se marie jeune dans le Midi. Elle est très jolie.
Elle se demande comment elle va faire pour avouer son amour à ce
jeune homme. C'est pour ça qu'elle ne dort pas depuis plusieurs nuits.
Elle a trouvé un trac2. Elle va faire semblant de penser à son mari
Thésée. Mais c'est au fils de son mari qu'elle pense: Hippolyte. Un fils qu'il
a eu d'une autre femme. Justement ils se ressemblent comme deux gouttes
d'eau. Et ils ont la même cuirasse.
Phèdre est très amoureuse. Elle a un tempérament de feu. C'est la petite-
fille du Soleil, qui atteint une température de 6500° dans la Photosphère3
En plus, il fait très chaud en Grèce, surtout en été. Et la pièce se passe vers
le 14 juillet4. C'est le moment des grandes fêtes où on représente les
tragédies en plein air. Les gens apportent leurs saucissons*.
Phèdre n'en peut plus. Elle a rêvé à Hippolyte toute la nuit. Elle s'est
tordue sur son lit. On étouffe dans ce palais.
Je languis, je brûle pour Thésée. Et le rejet5 au début du vers suivant: Je
l'aime. C'est tout à fait un corps de femme qui palpite.
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche...
Thésée est un coureur6. Phèdre en profite pour le7 glisser sans avoir l'air
d'y toucher. Elle l'accuse d'avoir adoré mille «objets». Les «objets», au
XVIIe siècle, c'étaient les femmes. Il a déshonoré la couche du dieu des
morts. Il est descendu aux Enfers exprès pour enlever sa femme
Proserpine. Ce qui prouve aussi son courage. Le dieu des morts était
terrible. Et sa couche se trouvait en un endroit effrayant.
Mais fidèle, mais fier, et même un feu farouche...
Voilà la déclaration qui commence. Vers 638. C'est le portrait de
Thésée jeune. Il n'est plus comme ça maintenant. Admirons au passage la
ruse des femmes. Remarquer l'allitération8 fidèle, fier, farouche. Ces f
donnent beaucoup de charme à la description. Remarquons aussi le nombre
de syllabes: Fidèle: trois. Fier: une. Farouche: trois, mais qui ne comptent
que pour deux, à cause de l'élision de l'e muet à la fin du vers.
La fidélité, c'est la première qualité chez l'homme, pour une femme:
trois syllabes. Mais un homme qui ne serait que fidèle, la femme ne
1'aimerait pas. Il faut qu'il soit fier, qu'il la domine, mais pas trop: une
syllabe. Il faut qu'il soit même un peu farouche et qu'elle craigne de le
Perdre. Cette crainte l'excite beaucoup: deux syllabes**.
Charmant, jeune, tramant tous les cœurs après soi...
Phèdre y va de plus en plus fort. Une fois qu'elle est lancée, une femme
ne sait plus s'arrêter.
Un homme peut être fidèle, fier et même un feu farouche sans qu'on
l'aime. Mais s'il est charmant, cela veut dire qu'on l'aime. Et, en plus, s'il
est jeune!.. Surtout si la femme l'est moins que lui!., et s'il traîne tous les
cœurs après soi!.. Il est bien normal qu'il traîne aussi celui de Phèdre.
Tel qu'on dépeint nos dieux...
Ce Thésée, elle l'adore. Comme aujourd'hui une femme dit à un
homme:Mon ange.
Ou tel que je vous voi...
Ça y est! Elle l'attaque directement. Une femme qui veut un homme,
rien ne lui résiste. Elle commence en catimini9, puis elle y va de face.
Hippolyte ne peut s'y tromper. Ce n'est pas de son père qu'il s'agit, même
jeune, mais de lui.
Ce petit demi-vers est un des mieux faits pour le théâtre. Racine n'a pas
besoin de dire entre parenthèses que l'actrice doit se remuer comme ceci ou
comme cela: même si l'actrice qui joue Phèdre est mauvaise, ce petit
demivers la pousse dans le dos et la force à pivoter vers Hippolyte. Elle le
regarde.
// avait votre port, vos yeux, votre langage...
Nous y sommes en plein! «Votre port», c'est sa prestance, sa démarche,
sa haute taille. Ce qui fait que lorsqu'une femme voit arriver un homme de
loin, elle dit: c'est Lui! Et son cœur bat. «Vos yeux.» Les femmes aiment
beaucoup les yeux des hommes. Mais il n'y a que les plus amoureuses qui
le leur disent. «Votre langage.» Les femmes aiment beaucoup la voix des
hommes. Elle les trouble. Surtout les voix chaudes du Midi. On s'en rend
compte à la Radio...
L'inspecteur général avait pris des notes.
«Très bien!.. Très bien!..» répétait-il en hochant la tête.
Quelques heures après ma classe, il me reçut dans le bureau du
proviseur10. Comme je frappais à la porte, celui-ci sortit et m'adressa le plus
gracieux sourire. L'inspecteur m'accueillit avec chaleur.
«Eh bien, mais c'est excellent! dit-il. Voilà exactement ce que je veux.
Trop de professeurs tuent toutes ces choses par leur formalisme. Il faut les
ressusciter. Par l'allusion à l'actualité, les quiproquos", les plaisanteries
même. Les classes ne sont pas des cimetières, mais des sources bouillantes
de vie.» Il me félicita d'avoir fait brûler l'amour dans Phèdre.
«Cette pièce est un brasier. Il ne faut pas l'éteindre. Tant pis si elle met
le feu au lycée***!»
PAUL GUTH. Le Naïf aux quarante enfants (1954).
Примечания:
1. "Федра", действие II, явление 5. 2. Уловку, хитрость (разг.). 3. Нижний слой
солнечной атмосферы. Ученик использует слово, которое услышал от учителя астро-
номии. 4. Забавный анахронизм: 14 июля является во Франции национальным празд-
ником. 5. Отсылка к следующей строке, в которой одно или несколько слов связаны с
предшествующей. 6. Мужчина, бегающий за женщинами, ловелас. 7. Pronom neutre:
reprend l'idée de la phrase précédente. 8. Звуковая организация стиха, заключающаяся в
повторении одной и той же согласной. 9. Втайне, скрытно. 10. Директора лицея.
11. Квипрокво: комическая ситуация, при которой одно принимается за другое, пута-
ница (лат.).
Вопросы:
** Faites la part de ce qu'il y a de juste et de ce qu'il y a de fantaisiste dans ces
explications.
** Que pensez-vous de ce commentaire sur l'alii ération? N'est-il pas un peu subtil "Et
n'y sent-on pas soit une discrète parodie, soit une maladresse de l'élève qui répète, à sa
manière, la leçon du professeur?
*** Partagez-vous l 'enthousiasme de l'inspecteur? — Essayez, de votre côté, de faire
une explication du même passage.
Дата добавления: 2015-08-02; просмотров: 54 | Нарушение авторских прав
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