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Les âmes errantes cernent Ulysse Papadopoulos. Chacune lui chuchote à l'oreille:
– Laisse-moi venir en toi.
– Pourquoi voulez-vous venir en moi, saint Raoul? interroge Papadopoulos.
– Tu vois, déplore Raoul, ce mortel perçoit plus facilement les messages des âmes errantes que les nôtres.
Brusquement, je me dis qu'il est probable que certains des prophètes qui ont prétendu s'être entretenus avec des anges n'ont discuté en fait qu'avec des âmes errantes qui se faisaient passer pour nous.
– Laisse-moi venir en toi, répète le fantôme.
Le prêtre grec est perplexe. Il «voit» Raoul mais il ne comprend pas pourquoi, soudain, celui-ci a changé de voix et lui tient pareils propos. Dans le doute, il se met à prier. Mais au fur et à mesure qu'il prie son âme commence à s'élever hors de son corps. Danger.
Je m'interpose:
– Hé! les fantômes! pourquoi donc restez-vous sur Terre?
L'un d'eux consent à se détourner de sa proie pour me répondre:
– Il nous faut nous venger des conquistadors qui nous ont assassinés. Ce moine est un de leurs représentants, aussi allons-nous le hanter et je peux t'affirmer qu'aucun exorciste ne nous chassera hors de son corps.
– Hé! les gars! s'exclame Raoul, vous n'avez pas honte de vous attaquer à un pauvre humain? Choisissez-vous des adversaires à votre mesure!
La remontrance ne les émeut guère.
– Nous en prendre à des anges? Quel intérêt? Nous préférons frapper vos points faibles. Vos «clients», comme vous dites.
Malheureusement, à force de prier, le moine commence à sortir franchement de son corps. Les âmes errantes se placent en collier autour de son crâne du sommet duquel se dégage, bien visible, la forme blanche de son ectoplasme.
Je hurle:
– Non, reste dans ton corps! Arrête de prier!
Mais le moine ne m'entend pas, et les âmes errantes se pressent autour de lui pour l'aider à se dégager plus vite de sa chair. Le pauvre Papadopoulos ne tient plus à son corps que par le mince fil de son cordon d'argent qui s'étire. Le naïf se croit en pleine extase mystique alors qu'il est seulement en train de se faire évincer.
Pour gagner du temps, je tente le dialogue avec l'adversaire. Les âmes errantes sont étonnées que je m'intéresse à elles personnellement.
Elles consentent à relâcher leur emprise sur Papado-poulos et nous expliquent qu'elles souffrent. C'est le propre des âmes errantes, ce sont des êtres de souffrance. Elles nous racontent abondamment leur drame.
Papadopoulos revient en lui et s'évanouit.
Le récit de la précédente existence de ces fantômes est pathétique. Avec eux, je revis leur calvaire et je les comprends. J'entre en contact avec leur culture ances-trale. Je vois leur vie paisible avant l'irruption des envahisseurs venus de l'Est. Je vois flotter des images du site de Cuzco avant le désastre, des images de culte solaire, des images de vie quotidienne dans une civilisation très avancée. Je me prends à comprendre les Incas et, en effet, ma sollicitude les déconcerte d'abord, puis les apaise.
– Vous pouvez nous aider à monter au ciel? finit par demander l'un des guerriers incas.
Je réponds que je ne sais pas et puis, ce disant, je ferme les yeux et je comprends que je le peux. C'est l'un de nos privilèges d'anges. Pour que ces ârries errantes s'élèvent au Paradis, il suffira de leur permettre de passer en moi et de les laisser glisser le long de ma colonne vertébrale de sorte qu'elles jaillissent par le haut de mon crâne.
Mais les fantômes incas déclarent qu'ils ne pourront pas partir tant que leur souverain n'aura pas récupéré sa tête. Ce fantôme décapité est Atahualpa, le dernier grand Inca assassiné par Francisco Pizarro en 1533. Or, si l'Espagnol, après avoir fait étrangler son ennemi, a séparé la tête du corps, c'est précisément pour empêcher sa victime de monter au Paradis. Car l'envahisseur connaissait les croyances des Incas. Pour eux, pas de réincarnation si l'on n'arrive pas intact devant les dieux. Pizarro a donc dissimulé la tête à dessein, pour frapper de crainte toute la population.
Un fantôme nous dit qu'il se raconte qu'un «sentier lumineux» s'est créé entre le corps et la tête du supplicié afin de tenter de les réunir.
– Ne serait-ce pas ce mythe qui a inspiré le mouvement maoïste péruvien révolutionnaire dit du «Sentier lumineux», qui a beaucoup fait parler de lui dans les années quatre-vingt?
– En effet. Nous avons inspiré ces rebelles. À l'époque, nous étions prêts à tout pour rassembler le corps de notre roi.
Raoul et moi nous employons à résoudre le problème. Nous retrouvons la tête du roi en consultant les archives secrètes de la bibliothèque du Vatican. Elle se trouve dans une excavation, non loin de Quipayân, dernier lieu de victoire de l'Inca sur son ennemi. Nous suggérons à une expédition archéologique américaine de la récupérer et de l'adjoindre au corps qui se trouve dans un musée péruvien.
Le corps du grand Inca une fois recomposé, son âme se met à rayonner.
Depuis le temps qu'il attendait ça… Il se propose dès lors de nous aider en retour dans la mesure de ses propres possibilités. On lui explique le sens de notre quête: nous sommes des anges et nous voulons savoir ce qu'il y a au-dessus des anges.
Atahualpa réfléchit.
Il nous dit qu'en tant qu'empereur des Incas et Fils du Soleil, il connaît évidemment la cosmogonie de son peuple. Au-dessus des anges, il pense qu'il y a un dieu, mais il ne sait pas trop comment nous pourrions le vérifier.
Raoul lui dit qu'au-dessus des anges, il y a le pays des 7. Est-ce que ce chiffre lui évoque quelque chose de précis?
A ce moment l'empereur inca nous signale qu'un jour, alors qu'âme errante il se promenait à l'ambassade de Corée du Sud au Pérou, il a rencontré une jeune fille exceptionnelle. Non seulement elle avait l'air de savoir beaucoup de choses, mais, de plus, elle semblait venir de très loin. Le monde qui hante ses vies passées est, selon ce qu'Atahualpa en a perçu, un monde supérieur à celui des hommes, mais aussi à celui des anges. Cela ne l'étonnerait pas qu'elle, simple mortelle, soit détentrice au fond de son âme du secret du pays des 7. Car comme nous l'avons vu avec Papa-dopoulos, les êtres de lumière aiment parfois utiliser les humains pour y cacher leurs secrets et leurs trésors. Ils les enfouissent dès lors au fond de leur inconscient et cela leur sert de cachette.
– Qui est cette personne? demande Raoul.
Atahualpa se penche délicatement vers nous et
susurre:
– Nathalie Kim, la fille de l'ambassadeur de Corée au Pérou.
Là-dessus l'ancien monarque amérindien prend une mine entendue et ordonne à ses guerriers de se regrouper autour de lui. Parés pour le décollage vers le Paradis.
Un par un, les Incas nous envahissent par les pieds, remontent notre dos et rejaillissent par le sommet de notre crâne. Raoul et moi grimaçons de douleur car à chaque fois qu'une âme errante nous parcourt, nous ressentons brièvement des éclats de ses souffrances passées.
Quand ils sont tous au loin et nous de nouveau seuls, j'interroge:
– Nathalie Kim? Tu la connais? Qui est-ce?
– Une de mes clientes, répond Raoul, songeur.
VENUS. 8 ANS
J'ai des crises de somnambulisme. Je me lève la nuit et je me promène sur le toit. Je déteste lorsque mon corps m'échappe. C'est comme si l'Autre, le prisonnier en moi, était pris d'une envie de bouger.
Au réveil, la migraine me tourmente. L'Autre n'a peut-être pas suffisamment marché à son gré et il continue à me ronger de l'intérieur…
Après mes premières apparitions comme mannequin, les propositions se sont multipliées. On me réclame de plus en plus. Maman s'occupe des formalités avec les agences et traite en mon nom.
J'ai huit ans et je gagne ma vie. Normalement, nous devrions tous être au comble du bonheur, et pourtant papa et maman n'arrêtent pas de se disputer. Ils parlent de «l'oseille de la petite». Ils font sans doute allusion à moi, encore un de ces mots d'adultes que je ne comprends pas. Maman dit que c'est elle qui négocie et qu'il est donc normal qu'elle ait droit à son pourcentage en tant qu'agent. Papa rétorque que «cette enfant, nous l'avons faite à deux, non?», et il ajoute: «En plus, elle ressemble davantage à ma mère qu'à toi.»
J'aime bien que mes parents revendiquent chacun ma beauté comme leur apport personnel. Mais maman crie de plus en plus fort. Elle annonce qu'elle a engagé un détective privé pour qu'il suive papa et elle lui lance à la figure des photos de lui, «nu avec sa poule».
Papa a dit à maman:
– De toute façon, tu vieillis, ma pauvre, il faut bien que je songe à te remplacer.
Maman a dit à papa qu'il ne sait pas faire l'amour. C'est faux. J'adore quand papa me couvre de bisous et m'assure qu'il m'aime. Papa a dit à maman qu'il n'existe pas d'hommes impuissants, il n'y a que des femmes maladroites.
Maman lui a envoyé une gifle.
Papa la lui a rendue.
Maman a dit que, si c'est comme ça, elle retourne chez sa mère. Elle s'est emparée d'une statuette et l'a lancée dans sa direction. Alors ils ont prononcé leur phrase rituelle: «Pas devant la petite.» Ils sont allés dans leur chambre, ils ont hurlé de plus belle, puis il y a eu un silence et maman a gémi des «oui», des «non» et des «oh, oh, oh», et puis encore des «oui, oui» et des «non, non» comme si elle était incapable de se décider.
Personne n'est venu m'embrasser dans mon lit ou me raconter une histoire pour m'endormir. J'ai pleuré toute seule dans ma chambre et puis j'ai fait une prière. Je veux que mes parents se disputent moins et s'occupent plus de moi.
Дата добавления: 2015-11-13; просмотров: 66 | Нарушение авторских прав
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