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Comme il ne disait rien, elle se remit а parler d’une voix йmue, avec des larmes au coin des paupiиres:
– Si vous ne me promettez pas de me respecter tout а fait, je m’en retourne а la maison.
Il lui serra le bras tendrement et rйpondit:
– Je vous le promets; vous ne ferez que ce que vous voudrez.
Elle parut soulagйe et demanda en souriant:
– C’est bien vrai, зa?
Il la regarda au fond des yeux.
– Je vous le jure!
– Prenons les billets, dit-elle.
Ils ne purent guиre parler en route, le wagon йtant au complet.
Arrivйs а Maisons-Laffitte, ils se dirigиrent vers la Seine.
L’air tiиde amollissait la chair et l’вme. Le soleil tombant en plein sur le fleuve, sur les feuilles et les gazons, jetait mille reflets de gaietй dans les corps et dans les esprits. Ils allaient, la main dans la main, le long de la berge, en regardant les petits poissons qui glissaient, par troupes, entre deux eaux. Ils allaient, inondйs de bonheur, comme soulevйs de terre dans une fйlicitй йperdue.
Elle dit enfin:
– Comme vous devez me trouver folle.
Il demanda:
– Pourquoi зa?
Elle reprit:
– N’est-ce pas une folie de venir comme зa toute seule avec vous?
– Mais non! c’est bien naturel.
– Non! non! ce n’est pas naturel – pour moi, – parce que je ne veux pas fauter, – et c’est comme зa qu’on faute, cependant. Mais si vous saviez! c’est si triste, tous les jours, la mкme chose, tous les jours du mois et tous les mois de l’annйe. Je suis toute seule avec maman. Et comme elle a eu bien des chagrins, elle n’est pas gaie. Moi, je fais comme je peux. Je tвche de rire quand mкme; mais je ne rйussis pas toujours. C’est йgal, c’est mal d’кtre venue. Vous ne m’en voudrez pas, au moins.
Pour rйpondre, il l’embrassa vivement dans l’oreille. Mais elle se sйpara de lui, d’un mouvement brusque; et, fвchйe soudain:
– Oh! monsieur Franзois! aprиs ce que vous m’avez jurй.
Et ils revinrent vers Maisons-Laffitte.
Ils dйjeunиrent au Petit-Havre, maison basse, ensevelie sous quatre peupliers йnormes, au bord de l’eau.
Le grand air, la chaleur, le petit vin blanc et le trouble de se sentir l’un prиs de l’autre les rendaient rouges, oppressйs et silencieux.
Mais aprиs le cafй une joie brusque les envahit, et, ayant traversй la Seine, ils repartirent le long de la rive, vers le village de La Frette.
Tout а coup il demanda:
– Comment vous appelez-vous?
– Louise.
Il rйpйta: Louise; et il ne dit plus rien.
La riviиre, dйcrivant une longue courbe, allait baigner au loin une rangйe de maisons blanches qui se miraient dans l’eau, la tкte en bas. La jeune fille cueillait des marguerites, faisait une grosse gerbe champкtre, et lui, il chantait а pleine bouche, gris comme un jeune cheval qu’on vient de mettre а l’herbe.
А leur gauche, un coteau plantй de vignes suivait la riviиre. Mais Franзois soudain s’arrкta et demeurant immobile d’йtonnement:
– Oh! regardez, dit-il.
Les vignes avaient cessй, et toute la cфte maintenant йtait couverte de lilas en fleurs. C’йtait un bois violet! une sorte de grand tapis йtendu sur la terre, allant jusqu’au village, lа-bas, а deux ou trois kilomиtres.
Elle restait aussi saisie, йmue. Elle murmura:
– Oh! que c’est joli!
Et, traversant un champ, ils allиrent, en courant, vers cette йtrange colline, qui fournit, chaque annйe, tous les lilas traоnйs а travers Paris, dans les petites voitures des marchandes ambulantes.
Un йtroit sentier se perdait sous les arbustes. Ils le prirent et, ayant rencontrй une petite clairiиre, ils s’assirent.
Des lйgions de mouches bourdonnaient au-dessus d’eux, jetaient dans l’air un ronflement doux et continu. Et le soleil, le grand soleil d’un jour sans brise, s’abattait sur le long coteau йpanoui, faisait sortir de ce bois de bouquets un arфme puissant, un immense souffle de parfums, cette sueur des fleurs.
Une cloche d’йglise sonnait au loin.
Et, tout doucement, ils s’embrassиrent, puis s’йtreignirent, йtendus sur l’herbe, sans conscience de rien que de leur baiser. Elle avait fermй les yeux et le tenait а pleins bras, le serrant йperdument, sans une pensйe, la raison perdue, engourdie de la tкte aux pieds dans une attente passionnйe. Et elle se donna tout entiиre sans savoir ce qu’elle faisait, sans comprendre mкme qu’elle s’йtait livrйe а lui.
Elle se rйveilla dans l’affolement des grands malheurs et elle se mit а pleurer, gйmissant de douleur, la figure cachйe sous ses mains.
Il essayait de la consoler. Mais elle voulut repartir, revenir, rentrer tout de suite. Elle rйpйtait sans cesse, en marchant а grands pas:
– Mon Dieu! mon Dieu!
Il lui disait:
– Louise! Louise! restons, je vous en prie.
Elle avait maintenant les pommettes rouges et les yeux caves. Dиs qu’ils furent dans la gare de Paris, elle le quitta sans mкme lui dire adieu.
* * *
Quand il la rencontra, le lendemain, dans l’omnibus, elle lui parut changйe, amaigrie. Elle lui dit:
– Il faut que je vous parle; nous allons descendre au boulevard.
Dиs qu’ils furent seuls, sur le trottoir:
– Il faut nous dire adieu, dit-elle. Je ne peux pas vous revoir aprиs ce qui s’est passй.
Il balbutia:
– Mais, pourquoi?
– Parce que je ne peux pas. J’ai йtй coupable. Je ne le serai plus.
Alors il l’implora, la supplia, torturй de dйsirs, affolй du besoin de l’avoir tout entiиre, dans l’abandon absolu des nuits d’amour.
Elle rйpondait obstinйment:
– Non, je ne peux pas. Non, je ne peux pas.
Mais il s’animait, s’excitait davantage. Il promit de l’йpouser. Elle dit encore:
– Non.
Et le quitta.
Pendant huit jours, il ne la vit pas. Il ne la put rencontrer, et, comme il ne savait point son adresse, il la croyait perdue pour toujours.
Le neuviиme, au soir, on sonna chez lui. Il alla ouvrir. C’йtait elle. Elle se jeta dans ses bras, et ne rйsista plus.
Pendant trois mois, elle fut sa maоtresse. Il commenзait а se lasser d’elle, quand elle lui apprit qu’elle йtait grosse. Alors, il n’eut plus qu’une idйe en tкte: rompre а tout prix.
Comme il n’y pouvait parvenir, ne sachant s’y prendre, ne sachant que dire, affolй d’inquiйtudes, avec la peur de cet enfant qui grandissait, il prit un parti suprкme. Il dйmйnagea, une nuit, et disparut.
Le coup fut si rude qu’elle ne chercha pas celui qui l’avait ainsi abandonnйe. Elle se jeta aux genoux de sa mиre en lui confessant son malheur; et, quelques mois plus tard, elle accoucha d’un garзon.
* * *
Des annйes s’йcoulиrent. Franзois Tessier vieillissait sans qu’aucun changement se fоt en sa vie. Il menait l’existence monotone et morne des bureaucrates, sans espoirs et sans attentes. Chaque jour, il se levait а la mкme heure, suivait les mкmes rues, passait par la mкme porte devant le mкme concierge, entrait dans le mкme bureau, s’asseyait sur le mкme siиge, et accomplissait la mкme besogne. Il йtait seul au monde, seul, le jour, au milieu de ses collиgues indiffйrents, seul, la nuit, dans son logement de garзon. Il йconomisait cent francs par mois pour la vieillesse.
Chaque dimanche, il faisait un tour aux Champs-Йlysйes, afin de regarder passer le monde йlйgant, les йquipages et les jolies femmes.
Il disait le lendemain, а son compagnon de peine:
– Le retour du bois йtait fort brillant, hier.
Or, un dimanche, par hasard, ayant suivi des rues nouvelles, il entra au parc Monceau. C’йtait par un clair matin d’йtй.
Les bonnes et les mamans, assises le long des allйes, regardaient les enfants jouer devant elles.
Mais soudain Franзois Tessier frissonna. Une femme passait, tenant par la main deux enfants: un petit garзon d’environ dix ans, et une petite fille de quatre ans. C’йtait elle.
Il fit encore une centaine de pas, puis s’affaissa sur une chaise, suffoquй par l’йmotion. Elle ne l’avait pas reconnu. Alors il revint, cherchant а la voir encore. Elle s’йtait assise, maintenant. Le garзon demeurait trиs sage, а son cфtй, tandis que la fillette faisait des pвtйs de terre. C’йtait elle, c’йtait bien elle. Elle avait un air sйrieux de dame, une toilette simple, une allure assurйe et digne.
Il la regardait de loin, n’osant pas approcher. Le petit garзon leva la tкte. Franзois Tessier se sentit trembler. C’йtait son fils, sans doute. Et il le considйra, et il crut se reconnaоtre lui-mкme tel qu’il йtait sur une photographie faite autrefois.
Et il demeura cachй derriиre un arbre, attendant qu’elle s’en allвt, pour la suivre.
Il n’en dormit pas la nuit suivante. L’idйe de l’enfant surtout le harcelait. Son fils! Oh! s’il avait pu savoir, кtre sыr? Mais qu’aurait-il fait?
Il avait vu sa maison; il s’informa. Il apprit qu’elle avait йtй йpousйe par un voisin, un honnкte homme de mњurs graves, touchй par sa dйtresse. Cet homme, sachant la faute et la pardonnant, avait mкme reconnu l’enfant, son enfant а lui, Franзois Tessier.
Il revint au parc Monceau chaque dimanche. Chaque dimanche il la voyait, et chaque fois une envie folle, irrйsistible, l’envahissait, de prendre son fils dans ses bras, de le couvrir de baisers, de l’emporter, de le voler.
Il souffrait affreusement dans son isolement misйrable de vieux garзon sans affections; il souffrait une torture atroce, dйchirй par une tendresse paternelle faite de remords, d’envie, de jalousie, et de ce besoin d’aimer ses petits que la nature a mis aux entrailles des кtres.
Il voulut enfin faire une tentative dйsespйrйe, et, s’approchant d’elle, un jour, comme elle entrait au parc, il lui dit, plantй, au milieu du chemin, livide, les lиvres secouйes de frissons:
– Vous ne me reconnaissez pas?
Elle leva les yeux, le regarda, poussa un cri d’effroi, un cri d’horreur, et, saisissant par les mains ses deux enfants, elle s’enfuit, en les traоnant derriиre elle.
Il rentra chez lui pour pleurer.
Des mois encore passиrent. Il ne la voyait plus. Mais il souffrait jour et nuit, rongй, dйvorй par sa tendresse de pиre.
Pour embrasser son fils, il serait mort, il aurait tuй, il aurait accompli toutes les besognes, bravй tous les dangers, tentй toutes les audaces.
Il lui йcrivit а elle. Elle ne rйpondit pas. Aprиs vingt lettres, il comprit qu’il ne devait point espйrer la flйchir. Alors il prit une rйsolution dйsespйrйe, et prкt а recevoir dans le cњur une balle de revolver s’il le fallait. Il adressa а son mari un billet de quelques mots:
«Monsieur,
«Mon nom doit кtre pour vous un sujet d’horreur. Mais je suis si misйrable, si torturй par le chagrin, que je n’ai plus d’espoir qu’en vous.
«Je viens vous demander seulement un entretien de dix minutes.
«J’ai l’honneur, etc.»
Il reзut le lendemain la rйponse:
«Monsieur,
«Je vous attends mardi а cinq heures.»
* * *
En gravissant l’escalier, Franзois Tessier s’arrкtait de marche en marche, tant son cњur battait. C’йtait dans sa poitrine un bruit prйcipitй, comme un galop de bкte, un bruit sourd et violent. Et il ne respirait plus qu’avec effort, tenant la rampe pour ne pas tomber.
Au troisiиme йtage, il sonna. Une bonne vint ouvrir. Il demanda:
– Monsieur Flamel.
– C’est ici, monsieur. Entrez.
Et il pйnйtra dans un salon bourgeois. Il йtait seul; il attendit йperdu, comme au milieu d’une catastrophe.
Une porte s’ouvrit. Un homme parut. Il йtait grand, grave, un peu gros, en redingote noire. Il montra un siиge de la main.
Franзois Tessier s’assit, puis, d’une voix haletante:
– Monsieur… monsieur… je ne sais pas si vous connaissez mon nom… si vous savez…
M. Flamel l’interrompit:
– C’est inutile, monsieur, je sais. Ma femme m’a parlй de vous.
Il avait le ton digne d’un homme bon qui veut кtre sйvиre, et une majestй bourgeoise d’honnкte homme. Franзois Tessier reprit:
– Eh bien, monsieur, voilа. Je meurs de chagrin, de remords, de honte. Et je voudrais une fois, rien qu’une fois, embrasser… l’enfant…
M. Flamel se leva, s’approcha de la cheminйe, sonna. La bonne parut. Il dit:
– Allez me chercher Louis.
Elle sortit. Ils restиrent face а face, muets, n’ayant plus rien а se dire, attendant.
Et, tout а coup, un petit garзon de dix ans se prйcipita dans le salon, et courut а celui qu’il croyait son pиre. Mais il s’arrкta, confus, en apercevant un йtranger.
M. Flamel le baisa sur le front, puis lui dit:
– Maintenant, embrasse monsieur, mon chйri.
Et l’enfant s’en vint gentiment, en regardant cet inconnu.
Franзois Tessier s’йtait levй. Il laissa tomber son chapeau, prкt а choir lui-mкme. Et il contemplait son fils.
M. Flamel, par dйlicatesse, s’йtait dйtournй, et il regardait par la fenкtre, dans la rue.
L’enfant attendait, tout surpris. Il ramassa le chapeau et le rendit а l’йtranger. Alors Franзois, saisissant le petit dans ses bras, se mit а l’embrasser follement а travers tout son visage, sur les yeux, sur les joues, sur la bouche, sur les cheveux.
Le gamin, effarй par cette grкle de baisers, cherchait а les йviter, dйtournait la tкte, йcartait de ses petites mains les lиvres goulues de cet homme.
Mais Franзois Tessier, brusquement, le remit а terre. Il cria:
– Adieu! adieu!
Et il s’enfuit comme un voleur.
L’aveu[4]
Le soleil de midi tombe en large pluie sur les champs. Ils s’йtendent, onduleux, entre les bouquets d’arbres des fermes, et les rйcoltes diverses, les seigles mыrs et les blйs jaunissants; les avoines d’un vert clair, les trиfles d’un vert sombre, йtalent un grand manteau rayй, remuant et doux sur le ventre nu de la terre.
Lа-bas, au sommet d’une ondulation, en rangйe comme des soldats, une interminable ligne de vaches, les unes couchйes, les autres debout, clignant leurs gros yeux sous l’ardente lumiиre, ruminent et pвturent un trиfle aussi vaste qu’un lac.
Et deux femmes, la mиre et la fille, vont, d’une allure balancйe l’une devant l’autre, par un йtroit sentier creusй dans les rйcoltes, vers ce rйgiment de bкtes.
Elles portent chacune deux seaux de zinc maintenus loin du corps par un cerceau de barrique; et le mйtal, а chaque pas qu’elles font, jette une flamme йblouissante et blanche sous le soleil qui le frappe.
Elles ne parlent point. Elles vont traire les vaches. Elles arrivent, posent а terre un seau, et s’approchent des deux premiиres bкtes, qu’elles font lever d’un coup de sabot dans les cфtes. L’animal se dresse, lentement, d’abord sur ses jambes de devant, puis soulиve avec plus de peine sa large croupe, qui semble alourdie par l’йnorme mamelle de chair blonde et pendante.
Et les deux Malivoire, mиre et fille, а genoux sous le ventre de la vache, tirent par un vif mouvement des mains sur le pis gonflй, qui jette, а chaque pression, un mince fil de lait dans le seau. La mousse un peu jaune monte aux bords et les femmes vont de bкte en bкte jusqu’au bout de la longue file.
Dиs qu’elles ont fini d’en traire une, elles la dйplacent, lui donnant а pвturer un bout de verdure intacte.
Puis elles repartent, plus lentement, alourdies par la charge du lait, la mиre devant, la fille derriиre.
Mais celle-ci brusquement s’arrкte, pose son fardeau, s’assied et se met а pleurer.
La mиre Malivoire, n’entendant plus marcher, se retourne et demeure stupйfaite.
– Quй qu’tas? dit-elle.
Et la fille, Cйleste, une grande rousse aux cheveux brыlйs, aux joues brыlйes, tachйes de son comme si des gouttes de feu lui йtaient tombйes sur le visage, un jour qu’elle peinait au soleil, murmura en geignant doucement comme font les enfants battus:
– Je n’peux pu porter mon lait!
La mиre la regardait d’un air soupзonneux. Elle rйpйta:
– Quй qu’tas?
Cйleste reprit, йcroulйe par terre entre ses deux seaux, et se cachant les yeux avec son tablier:
– Зa me tire trop. Je ne peux pas.
La mиre, pour la troisiиme fois, reprit:
– Quй que t’as donc?
Et la fille gйmit:
– Je crois ben que me v’la grosse.
Et elle sanglota.
La vieille а son tour posa son fardeau, tellement interdite qu’elle ne trouvait rien. Enfin elle balbutia:
– Te… te… te v’la grosse, manante, c’est-il ben possible?
C’йtaient de riches fermiers les Malivoire, des gens cossus, posйs, respectйs, malins et puissants.
Cйleste bйgaya:
– J’crais ben que oui, tout de mкme.
La mиre effarйe regardait sa fille abattue devant elle et larmoyant. Au bout de quelques secondes elle cria:
– Te v’la grosse! Te v’la grosse! Oщ qu’t’as attrappй зa, roulure?
Et Cйleste, toute secouйe par l’йmotion, murmura:
– J’crais ben que c’est dans la voiture а Polyte.
La vieille cherchait а comprendre, cherchait а deviner, cherchait а savoir qui avait pu faire ce malheur а sa fille. Si c’йtait un gars bien riche et bien vu, on verrait а s’arranger. Il n’y aurait encore que demi-mal; Cйleste n’йtait pas la premiиre а qui pareille chose arrivait; mais зa la contrariait tout de mкme, vu les propos et leur position.
Elle reprit:
– Et quй que c’est qui t’a fait зa, salope?
Et Cйleste, rйsolue а tout dire, balbutia:
– J’crais ben qu’c’est Polyte.
Alors la mиre Malivoire, affolйe de colиre, se rua sur sa fille et se mit а la battre avec une telle frйnйsie qu’elle en perdit son bonnet.
Elle tapait а grands coups de poing sur la tкte, sur le dos, partout; et Cйleste, tout а fait allongйe entre les deux seaux, qui la protйgeaient un peu, cachait seulement sa figure entre ses mains.
Toutes les vaches, surprises, avaient cessй de pвturer, et, s’йtant retournйes, regardaient de leurs gros yeux. La derniиre meugla, le mufle tendu vers les femmes.
Aprиs avoir tapй jusqu’а perdre haleine, la mиre Malivoire, essoufflйe, s’arrкta; et reprenant un peu ses esprits, elle voulut se rendre tout а fait compte de la situation:
– Polyte! Si c’est Dieu possible! Comment que t’as pu, avec un cocher de diligence. T’avais ti perdu les sens? Faut qu’i t’ait jetй un sort, pour sыr, un propre а rien!
Et Cйleste, toujours allongйe, murmura dans la poussiиre:
– J’y payais point la voiture!
Et la vieille Normande comprit.
* * *
Toutes les semaines, le mercredi et le samedi, Cйleste allait porter au bourg les produits de la ferme, la volaille, la crиme et les њufs.
Elle partait dиs sept heures avec ses deux vastes paniers aux bras, le laitage dans l’un, les poulets dans l’autre; et elle allait attendre sur la grand’route la voiture de poste d’Yvetot.
Elle posait а terre ses marchandises et s’asseyait dans le fossй, tandis que les poules au bec court et pointu, et les canards au bec large et plat, passant la tкte а travers les barreaux d’osier, regardaient de leur њil rond, stupide et surpris.
Bientфt la guimbarde, sorte de coffre jaune coiffй d’une casquette de cuir noir, arrivait, secouant son cul au trot saccadй d’une rosse blanche.
Et Polyte le cocher, un gros garзon rйjoui, ventru bien que jeune, et tellement cuit par le soleil, brыlй par le vent, trempй par les averses, et teintй par l’eau-de-vie qu’il avait la face et le cou couleur de brique, criait de loin en faisant claquer son fouet:
– Bonjour Mam’zelle Cйleste. La santй зa va-t-il?
Elle lui tendait, l’un aprиs l’autre, ses paniers qu’il casait sur l’impйriale; puis elle montait en levant haut la jambe pour atteindre le marche-pied, en montrant un fort mollet vкtu d’un bas bleu.
Et chaque fois Polyte rйpйtait la mкme plaisanterie: «Mazette, il n’a pas maigri.»
Et elle riait, trouvant зa drфle.
Puis il lanзait un «Hue cocotte,» qui remettait en route son maigre cheval. Alors Cйleste, atteignant son porte-monnaie dans le fond de sa poche, en tirait lentement dix sous, six sous pour elle et quatre pour les paniers, et les passait а Polyte par-dessus l’йpaule. Il les prenait en disant:
– C’est pas encore pour aujourd’hui, la rigolade?
Et il riait de tout son cњur en se retournant vers elle pour la regarder а son aise.
Il lui en coыtait beaucoup, а elle, de donner chaque fois ce demi-franc pour trois kilomиtres de route. Et quand elle n’avait pas de sous, elle en souffrait davantage encore, ne pouvant se dйcider а allonger une piиce d’argent.
Et un jour, au moment de payer, elle demanda:
– Pour une bonne pratique comme mй, vous devriez bien ne prendre que six sous?
Il se mit а rire:
– Six sous, ma belle, vous valez mieux que зa, pour sыr.
Elle insistait:
– Зa vous fait pas moins deux francs par mois.
Il cria en tapant sur sa rosse:
– T’nez, j’suis coulant, j’vous passerai зa pour une rigolade.
Elle demanda d’un air niais:
«Quй que c’est que vous dites?»
Il s’amusait tellement qu’il toussait а force de rire.
– Une rigolade, c’est une rigolade, pardi, une rigolade fille et garзon, en avant deux sans musique.
Elle comprit, rougit, et dйclara:
– Je n’suis pas de ce jeu-lа, m’sieu Polyte.
Mais il ne s’intimida pas, et il rйpйtait, s’amusant de plus en plus:
– Vous y viendrez, la belle, une rigolade fille et garзon!
Et depuis lors chaque fois qu’elle le payait il avait pris l’usage de demander:
– C’est pas encore pour aujourd’hui, la rigolade?
Elle plaisantait aussi lа-dessus, maintenant, et elle rйpondait:
– Pas pour aujourd’hui, m’sieu Polyte, mais c’est pour samedi, pour sыr alors!
Et il criait en riant toujours:
– Entendu pour samedi, ma belle.
Mais elle calculait en dedans que depuis deux ans que durait la chose, elle avait bien payй quarante-huit francs а Polyte, et quarante-huit francs а la campagne ne se trouvent pas dans une orniиre; et elle calculait aussi que dans deux annйes encore, elle aurait payй prиs de cent francs.
Si bien qu’un jour, un jour de printemps qu’ils йtaient seuls, comme il demandait selon sa coutume:
– C’est pas encore pour aujourd’hui, la rigolade?
Elle rйpondit:
– А vot’ dйsir m’sieu Polyte.
Il ne s’йtonna pas du tout et enjamba la banquette de derriиre en murmurant d’un air content:
– Et allons donc. J’savais ben qu’on y viendrait.
Et le vieux cheval blanc se mit а trottiner d’un train si doux qu’il semblait danser sur place, sourd а la voix qui criait parfois du fond de la voiture: «Hue donc, Cocotte. Hue donc, Cocotte.»
Trois mois plus tard, Cйleste s’aperзut qu’elle йtait grosse.
* * *
Elle avait dit tout cela d’une voix larmoyante, а sa mиre. Et la vieille, pвle de fureur, demanda:
– Combien que зa y a coыtй, alors?
Cйleste rйpondit:
– Quat’ mois, зa fait huit francs, pour sыr.
Alors la rage de la campagnarde se dйchaоna йperdument, et retombant sur sa fille elle la rebattit jusqu’а perdre le souffle. Puis, s’йtant relevйe:
– Y as-tu dit, que t’йtait grosse?
– Mais non, pour sыr.
– Pourquй que tu y as point dit?
– Parce qu’i m’aurait fait r’payer p’tкtre ben!
Et la vieille songea, puis, reprenant ses seaux:
– Allons, lиve-tй, et tвche а v’nir.
Puis, aprиs un silence, elle reprit:
– Et pis n’li dis rien tant qu’i n’verra point; que j’y gagnions ben six ou huit mois!
Et Cйleste, s’йtant redressйe, pleurant encore, dйcoiffйe et bouffie, se remit en marche d’un pas lourd, en murmurant:
– Pour sыr que j’y dirai point.
La parure[5]
C’йtait une de ces jolies et charmantes filles, nйes, comme par une erreur du destin, dans une famille d’employйs. Elle n’avait pas de dot, pas d’espйrances, aucun moyen d’кtre connue, comprise, aimйe, йpousйe par un homme riche et distinguй; et elle se laissa marier avec un petit commis du ministиre de l’instruction publique.
Elle fut simple ne pouvant кtre parйe, mais malheureuse comme une dйclassйe; car les femmes n’ont point de caste ni de race, leur beautй, leur grвce et leur charme leur servant de naissance et de famille. Leur finesse native, leur instinct d’йlйgance, leur souplesse d’esprit, sont leur seule hiйrarchie, et font des filles du peuple les йgales des plus grandes dames.
Elle souffrait sans cesse, se sentant nйe pour toutes les dйlicatesses et tous les luxes. Elle souffrait de la pauvretй de son logement, de la misиre des murs, de l’usure des siиges, de la laideur des йtoffes. Toutes ces choses, dont une autre femme de sa caste ne se serait mкme pas aperзue, la torturaient et l’indignaient. La vue de la petite Bretonne qui faisait son humble mйnage йveillait en elle des regrets dйsolйs et des rкves йperdus. Elle songeait aux antichambres muettes, capitonnйes avec des tentures orientales, йclairйes par de hautes torchиres de bronze, et aux deux grands valets en culotte courte qui dorment dans les larges fauteuils, assoupis par la chaleur lourde du calorifиre. Elle songeait aux grands salons vкtus de soie ancienne, aux meubles fins portant des bibelots inestimables, et aux petits salons coquets, parfumйs, faits pour la causerie de cinq heures avec les amis les plus intimes, les hommes connus et recherchйs dont toutes les femmes envient et dйsirent l’attention.
Дата добавления: 2015-11-14; просмотров: 30 | Нарушение авторских прав
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