Студопедия
Случайная страница | ТОМ-1 | ТОМ-2 | ТОМ-3
АрхитектураБиологияГеографияДругоеИностранные языки
ИнформатикаИсторияКультураЛитератураМатематика
МедицинаМеханикаОбразованиеОхрана трудаПедагогика
ПолитикаПравоПрограммированиеПсихологияРелигия
СоциологияСпортСтроительствоФизикаФилософия
ФинансыХимияЭкологияЭкономикаЭлектроника

Un document produit en version numйrique par Pierre Palpant, bйnйvole, 14 страница



Elle n’est que l’organe d’une certaine raison, la raison raisonnante, celle qui veut penser avec le moins de prйparation et le plus de commoditй qu’il se pourra, qui se contente de son acquis, qui ne songe pas а l’accroоtre ou а le renouveler, qui ne sait pas ou ne veut pas embrasser la plйnitude et la complexitй des choses rйelles. Par son purisme, par son dйdain pour les termes propres et les tours vifs, par la rйgularitй minutieuse de ses dйveloppements, le style classique est incapable de peindre ou d’enregistrer complиtement les dйtails infinis et accidentйs de l’expйrience. Il se refuse а exprimer les dehors physiques des choses, la sensation directe du spectateur, les extrйmitйs hautes et basses de la passion, la physionomie prodigieusement composйe et absolument personnelle de l’individu vivant, bref cet ensemble unique de traits innombrables, accordйs et mobiles, qui composent, non pas le caractиre humain en gйnйral, mais tel caractиre humain, et qu’un Saint-Simon, un Balzac, un Shakespeare lui-mкme ne pourraient rendre, si le langage copieux qu’ils manient et que leurs tйmйritйs enrichissent encore, ne venait prкter ses nuances aux dйtails multipliйs de leur observation [366]. Avec ce style, on ne peut traduire ni la Bible, ni Homиre, ni Dante, ni Shakespeare [367]; lisez le monologue d’Hamlet dans Voltaire, et voyez ce qu’il en reste, une dйclamation abstraite, а peu prиs ce qui reste d’Othello dans son Orosmane. Regardez dans Homиre, puis dans Fйnelon, l’оle de Calypso: l’оle rocheuse, sauvage, oщ nichent les mouettes et les autres oiseaux de mer aux longues ailes», devient dans la belle prose franзaise un parc quelconque arrangй «pour le plaisir des yeux». Au dix-huitiиme siиcle, des romanciers contemporains, et qui sont eux-mкmes de l’вge classique, Fielding, Swift, Defoe, Sterne, Richardson, ne sont reзus en France qu’avec des attйnuations et aprиs des coupures; ils ont des mots trop francs, des scиnes trop fortes; leurs familiaritйs, leurs cruditйs, leurs bizarreries feraient tache; le traducteur йcourte, adoucit, et parfois, dans sa prйface, s’excuse de ce qu’il a laissй. Il n’y a place dans cette langue que pour une portion de la vйritй, portion exiguл, et que l’йpuration croissante rend tous les jours plus exiguл encore. Considйrй en lui-mкme, le style classique court toujours risque de prendre pour matйriaux des lieux communs minces et sans substance. Il les йtire, il les entrelace, il les tisse; mais, de son engrenage logique, il ne sort qu’un filigrane fragile; on en peut louer l’йlйgant artifice, mais, dans la pratique, l’њuvre est d’usage petit, nul, ou dangereux.

D’aprиs ces caractиres du style, on devine ceux de l’esprit auquel il a servi d’organe. – Deux opйrations principales composent le travail de l’intelligence humaine. Placйe en face des choses, elle reзoit l’impression plus ou moins exacte, complиte et profonde; ensuite, quittant les choses, elle dйcompose son impression, et classe, distribue, exprime plus ou moins habilement les idйes qu’elle en tire. – Dans la seconde de ces opйrations, le classique est supйrieur. Obligй de s’accommoder а ses auditeurs, c’est-а-dire а des gens du monde qui ne sont point spйciaux et qui sont difficiles, il a dы porter а la perfection l’art de se faire йcouter et de se faire entendre, c’est-а-dire l’art de composer et d’йcrire. – Avec une industrie dйlicate et des prйcautions multipliйes, il conduit ses lecteurs par un escalier d’idйes doux et rectiligne, de degrй en degrй, sans omettre une seule marche, en commenзant par la plus basse et ainsi de suite jusqu’а la plus haute, de faзon qu’ils puissent toujours aller d’un pas йgal et suivi, avec la sйcuritй et l’agrйment d’une promenade. Jamais d’interruption ni d’йcart possible: des deux cфtйs, tout le long du chemin, on est maintenu par des balustrades, et chaque idйe se continue dans la suivante par une transition si insensible, qu’on avance involontairement, sans s’arrкter ni dйvier, jusqu’а la vйritй finale oщ l’on doit s’asseoir. Toute la littйrature classique porte l’empreinte de ce talent; il n’y a pas de genre oщ il ne pйnиtre et n’introduise les qualitйs d’un bon discours. – Il domine dans les genres qui, par eux-mкmes, ne sont qu’а demi littйraires, mais qui, grвce а lui, le deviennent, et il transforme en belles њuvres d’art des йcrits que leur matiиre semblait relйguer parmi les livres de science, parmi les instruments d’action, parmi les documents d’histoire, traitйs philosophiques, exposйs de doctrine, sermons, polйmique, dissertations et dйmonstrations, diction­naires mкmes, depuis Descartes jusqu’а Condillac, depuis Bossuet jusqu’а Buffon et Voltaire, depuis Pascal jusqu’а Rousseau et Beaumarchais, bref la prose presque tout entiиre, mкme les dйpкches officielles et la correspondance diplomatique, mкme les correspondances intimes, et, depuis Mme de Sйvignй jusqu’а Mme du Deffand, tant de lettres parfaites йchappйes а la plume de femmes qui n’y songeaient pas. – Il domine dans les genres qui, par eux-mкmes, sont littйraires, mais qui reзoivent de lui un tour oratoire. Non seulement il impose aux њuvres dramatiques un plan exact, une distribution rйguliиre [368], des proportions calculйes, des coupures et des liaisons, une suite et un progrиs, comme dans un morceau d’йloquence; mais encore il n’y tolиre que des discours parfaits. Point de personnage qui n’y soit un orateur accompli; chez Corneille, Racine et Moliиre lui-mкme, un confident, un roi barbare, un jeune cavalier, une coquette de salon, un valet, se montrent passйs maоtres dans l’art de la parole. Jamais on n’a vu d’exordes si adroits, de preuves si bien disposйes, de raisonnements si justes, de transitions si fines, de pйroraisons si concluantes. Jamais le dialogue n’a si fort ressemblй а une joute oratoire. Tous les rйcits, tous les portraits, tous les exposйs d’affaires pourraient кtre dйtachйs et proposйs en modиle dans les йcoles, avec les chefs-d’њuvre de la tribune antique. Le penchant est si grand de ce cфtй, qu’au moment suprкme et dans le plus fort de la derniиre angoisse, le personnage, seul et sans tйmoins, trouve moyen de plaider son dйlire et de mourir йloquemment.



 

II

@

Cet excиs indique une lacune. Des deux opйrations qui composent la pensйe humaine, le classique fait mieux la seconde que la premiиre. En effet, la seconde nuit а la premiиre, et l’obligation de toujours bien dire l’empкche de dire tout ce qu’il faudrait. Chez lui la forme est plus belle que le fonds n’est riche, et l’impression originale, qui est la source vive, perd, dans les canaux rйguliers oщ on l’enferme, sa force, sa profondeur et ses bouillonnements. La poйsie proprement dite, celle qui tient du rкve et de la vision, ne saurait naоtre. Le poиme lyrique avorte, et aussi le poиme йpique [369]. Rien ne pousse dans ces confins reculйs et sublimes par lesquels la parole touche а la musique et а la peinture. Jamais on n’entend le cri involontaire de la sensation vive, la confidence solitaire de l’вme trop pleine [370] qui ne parle que pour se dйcharger et s’йpancher. S’il s’agit, comme dans le poиme dramatique, de crйer des personnages, le moule classique n’en peut faзonner que d’une espиce: ce sont ceux qui, par йducation, naissance ou imitation, parlent toujours bien, en d’autres termes, des gens du monde. Il n’y en a pas d’autres au thйвtre ni ailleurs, depuis Corneille et Racine jusqu’а Marivaux et Beaumarchais. Le pli est si fort, qu’il s’impose jusqu’aux animaux de La Fontaine, jusqu’aux servantes et aux valets de Moliиre, jusqu’aux Persans de Montesquieu, aux Babyloniens, aux Indiens, aux Micromйgas de Voltaire. — Encore faut-il ajouter que ces personnages ne sont rйels qu’а demi. Dans un caractиre vivant, il y a deux sortes de traits: les premiers, peu nombreux, qui lui sont communs avec tous les individus de sa classe et que tout spectateur ou lecteur peut aisйment dйmкler; les seconds, trиs nombreux, qui n’appartiennent qu’а lui et qu’on ne saisit pas sans quelque effort. L’art classique ne s’occupe que des premiers; de parti pris, il efface, nйglige ou subordonne les seconds. Il ne fait pas des individus vйritables, mais des caractиres gйnйraux, le roi, la reine, le jeune prince, la jeune princesse, le confident, le grand prкtre, le capitaine des gardes, avec quelque passion, habitude ou inclination gйnйrale, amour, ambition, fidйlitй ou perfidie, humeur despotique ou pliante, mйchancetй ou bontй native. Quant aux circonstances de temps et de lieu, qui de toutes sont les plus puissantes pour faзonner et diversifier l’homme, il les indique а peine; il en fait abstraction. Аvrai dire, dans la tragйdie, la scиne est partout et en tout siиcle, et l’on pourrait affirmer aussi justement qu’elle n’est dans aucun siиcle ni nulle part. C’est un palais ou un temple quelconque, oщ, pour effacer toute empreinte historique et personnelle, une convention uniforme importe des faзons et des costumes qui ne sont ni franзais ni йtrangers, ni anciens ni modernes [371]. Dans ce monde abstrait, on se dit toujours «vous», «seigneur» et «madame», et le style noble pose la mкme draperie sur les caractиres les plus opposйs. Quand Corneille et Racine, а travers la pompe ou l’йlйgance de leurs vers, nous font entrevoir des figures contemporaines, c’est а leur insu; ils ne croyaient peindre que l’homme en soi; et, si aujourd’hui nous reconnaissons chez eux tantфt les cavaliers, les duellistes, les matamores, les politiques et les hйroпnes de la Fronde, tantфt les courtisans, les princes, les йvкques, les dames d’atour et les menins de la monarchie rйguliиre, c’est que leur pinceau, trempй involontairement dans leur expйrience, laissait par mйgarde tomber de la couleur dans le contour idйal et nu que seul ils voulaient tracer. Rien qu’un contour, une esquisse gйnйrale que la diction correcte remplit de sa grisaille unie. — Mкme dans la comйdie, qui, de parti pris, peint les mњurs environnantes, mкme chez Moliиre si franc et si hardi, le modelй est incomplet, la singularitй individuelle est supprimйe, le visage devient par instants un masque de thйвtre, et le personnage, surtout lorsqu’il parle en vers, cesse quelquefois de vivre, pour n’кtre plus que le porte-voix d’une tirade ou d’une dissertation [372]. Parfois on oublie de nous marquer son rang, sa condition, sa fortune, s’il est gentilhomme ou bourgeois, provincial ou parisien [373]. Rarement on nous fait sentir, comme Shakespeare, ses dehors physiques, son tempйrament, l’йtat de ses nerfs, son accent brusque ou traоnant, son geste saccadй ou compassй, sa maigreur ou sa graisse [374]. Souvent on ne prend pas la peine de lui trouver un nom propre; il est Chrysale, Orgon, Damis, Dorante, Valиre. Son nom ne dйsigne qu’une qualitй pure, celle de pиre, de jeune homme, de valet, de grondeur, de galant, et, comme un pourpoint banal, s’ajuste indiffйremment а toutes les tailles а peu prиs pareilles en passant de la garde-robe de Moliиre а celle de Regnard, de Lesage, de Destouches et de Marivaux [375]. Il manque au personnage l’йtiquette personnelle, l’appellation authentique et unique qui est la marque premiиre de l’individu. Tous ces dйtails, toutes ces circonstances, tous ces supports et complйments de l’homme sont en dehors du cadre classique. Pour en insйrer quelques-uns, il a fallu le gйnie de Moliиre, la plйnitude de sa conception, la surabondance de son observation, la libertй extrкme de sa plume. Encore est-il vrai que souvent il les omet, et que, dans les autres cas, il n’en introduit qu’un petit nombre, parce qu’il йvite de donner а des caractиres gйnйraux une richesse et une complexitй qui embarrasseraient l’action. Plus le thиme est simple, et plus le dйveloppement est clair; or, dans toute cette littйrature, la premiиre obligation de l’auteur est de dйvelopper clairement le thиme qu’il s’est choisi.

Il y a donc un dйfaut originel dans l’esprit classique, dйfaut qui tient а ses qualitйs et qui, maintenu d’abord dans une juste mesure, contribue а lui faire produire ses plus purs chefs-d’њuvre, mais qui, selon une rиgle universelle, va s’aggraver et se tourner en vice par l’effet naturel de l’вge, de l’exercice et du succиs. Il йtait йtroit, il va devenir plus йtroit. Au dix-huitiиme siиcle, il est impropre а figurer la chose vivante, l’individu rйel, tel qu’il existe effectivement dans la nature et dans l’histoire, c’est-а-dire comme un ensemble indйfini, comme un riche rйseau, comme un organisme complet de caractиres et de particularitйs superposйes, enchevкtrйes et coordonnйes. La capacitй lui manque pour les recevoir et les contenir. Il en йcarte le plus qu’il peut, tant qu’enfin il n’en garde qu’un extrait йcourtй, un rйsidu йvaporй, un nom presque vide, bref ce qu’on appelle une abstraction creuse. Il n’y a de vivant au dix-huitiиme siиcle que les petites esquisses brochйes en passant et comme en contrebande par Voltaire, le baron de Thundertentrunck, mylord Whatthen, les figurines de ses contes, et cinq ou six portraits du second plan, Turcaret, Gil Blas, Marianne, Manon Lescaut, le neveu de Rameau, Figaro, deux ou trois pochades de Crйbillon fils et de Collй, њuvres oщ la familiaritй a laissй rentrer la sиve, que l’on peut comparer а celles des petits-maоtres de la peinture, Watteau, Fragonard, Saint-Aubin, Moreau, Lancret, Pater, Baudouin, et qui, reзues difficilement ou par surprise dans le salon officiel, subsisteront encore, lorsque les grands tableaux sйrieux auront moisi sous l’ennui qu’ils exhalaient. Partout ailleurs la sиve est tarie, et, au lieu de plantes florissantes, on ne trouve que des fleurs de papier peint. Tant de poиmes sйrieux, depuis la Henriade de Voltaire jusqu’aux Mois de Roucher ou а l’Imagination de Delille, que sont-ils sinon des morceaux de rhйtorique garnis de rimes? Parcourez les innombrables tragйdies et comйdies dont Grimm et Collй nous donnent l’extrait mortuaire, mкme les bonnes piиces de Voltaire et de Crйbillon, plus tard celles des auteurs qui ont la vogue, Belloy, Laharpe, Ducis, Marie Chйnier. Йloquence, art, situations, beaux vers, tout y est, exceptй des hommes; les personnages ne sont que des mannequins bien appris, et le plus souvent des trompettes par lesquels l’auteur lance au public ses dйclamations. Grecs, Romains, chevaliers du moyen вge, Turcs, Arabes, Pйruviens, Guиbres, Byzantins, ils sont tous la mкme mйcanique а tirades. Et le public ne s’en йtonne point; il n’a pas le sentiment historique; il admet que l’homme est partout le mкme; il fait un succиs aux Incas de Marmontel, au Gonzalve et aux Nouvelles de Florian, а tous les paysans, manњuvres, nиgres, Brйsiliens, Parsis, Malabares, qui viennent lui dйbiter leurs amplifications. On ne voit dans l’homme qu’une raison raisonnante, la mкme en tout temps, la mкme en tout lieu; Bernardin de Saint-Pierre la prкte а son Paria, Diderot а ses Otaпtiens. Il est de principe que naturellement tout esprit humain parle et pense comme un livre. – Aussi quelle insuffisance dans l’histoire! А part Charles XII, un contemporain que Voltaire ranime grвce aux rйcits de tйmoins oculaires, а part les vifs raccourcis, les lestes croquis d’Anglais, de Franзais, d’Espagnols, d’Italiens, d’Allemands qu’il sиme en courant dans ses contes, ici encore oщ sont les hommes? Chez Hume, Gibbon, Robertson qui sont de l’йcole franзaise et tout de suite adoptйs en France, dans les recherches de Dubos et de Mably sur notre moyen вge, dans le Louis XI de Duclos, dans l’Anacharsis de Barthйlemy, mкme dans l’ Essai sur les mњurs et dans le Siиcle de Louis XIV de Voltaire, mкme dans la Grandeur des Romains, et l’ Esprit des Lois de Montesquieu, quelle йtrange lacune! Йrudition, critique, bon sens, exposition presque exacte des dogmes et des institutions, vues philosophiques sur l’enchaоnement des faits et sur le cours gйnйral des choses, il n’y manque rien, si ce n’est des вmes. Il semble, а les lire, que les climats, les institutions, la civilisation, qui transforment l’esprit humain du tout au tout, soient pour lui de simples dehors, des enveloppes accidentelles qui, bien loin de pйnйtrer jusqu’а son fond, touchent а peine sa superficie. La diffйrence prodigieuse qui sйpare les hommes de deux siиcles ou de deux races leur йchappe [376]. Le Grec ancien, le chrйtien des premiers siиcles, le conquйrant germain, l’homme fйodal, l’Arabe de Mahomet, l’Allemand, l’Anglais de la Renaissance, le puritain apparaissent dans leurs livres а peu prиs comme dans leurs estampes et leurs frontispices, avec quelques diffйrences de costume, mais avec les mкmes corps, les mкmes visages et la mкme physionomie, attйnuйs, effacйs, dйcents, accommodйs aux biensйances. L’imagination sympathique, par laquelle l’йcrivain se transporte dans autrui et reproduit en lui-mкme un systиme d’habitudes et de passions contraires aux siennes, est le talent qui manque le plus au dix-huitiиme siиcle. Dans la seconde moitiй de son cours, sauf chez Diderot qui l’emploie mal et au hasard, elle tarit tout а fait. Considйrez tour а tour, pendant la mкme pйriode, en France et en Angleterre, le genre oщ elle a son plus large emploi, le roman, sorte de miroir mobile qu’on peut transporter partout et qui est le plus propre а reflйter toutes les faces de la nature et de la vie. Quand j’ai lu la sйrie des romanciers anglais, Defoe, Richardson, Fielding, Smollett, Sterne et Goldsmith, jusqu’а Miss Burney et Miss Austen, je connais l’Angleterre du dix-huitiиme siиcle; j’ai vu des clergymen, des gentilshommes de campagne, des fermiers, des aubergistes, des marins, des gens de toute condition, haute et basse; je sais le dйtail des fortunes et des carriиres, ce qu’on gagne, ce qu’on dйpense, comment l’on voyage, ce qu’on mange et ce qu’on boit; j’ai en mains une file de biographies circonstanciйes et prйcises, un tableau complet, а mille scиnes, de la sociйtй tout entiиre, le plus ample amas de renseignements pour me guider quand je voudrai faire l’histoire de ce monde йvanoui. Si maintenant je lis la file correspondante des romanciers franзais, Crйbillon fils, Rousseau, Marmontel, Laclos, Rйtif de la Bretonne, Louvet, Mme de Staлl, Mme de Genlis et le reste, y compris Mercier et jusqu’а Mme Cottin, je n’ai presque point de notes а prendre; les petits faits positifs et instructifs sont omis; je vois des politesses, des gentillesses, des galanteries, des polissonneries, des dissertations de sociйtй, et puis c’est tout. On se garde bien de me parler d’argent, de me donner des chiffres, de me raconter un mariage, un procиs, l’administration d’une terre; j’ignore la situation d’un curй, d’un seigneur rural, d’un prieur rйsident, d’un rйgisseur, d’un intendant. Tout ce qui concerne la province et la campagne, la bourgeoisie et la boutique [377], l’armйe p.151 et le soldat, le clergй et les couvents, la justice et la police, le nйgoce et le mйnage, reste vague ou devient faux; pour y dйmкler quelque chose, il me faut recourir а ce merveilleux Voltaire qui, lorsqu’il a mis bas le grand habit classique, a ses coudйes franches et dit tout. Sur les organes les plus vitaux de la sociйtй, sur les rиgles et les pratiques qui vont provoquer une rйvolution, sur les droits fйodaux et la justice seigneuriale, sur le recrutement et l’intйrieur des monastиres, sur les douanes de province, les corporations et les maоtrises, sur la dоme et la corvйe [378], la littйrature ne m’apprend presque rien. Il semble que pour elle il n’y ait que des salons et des gens de lettres. Le reste est non avenu; au-dessous de la bonne compagnie qui cause, la France paraоt vide. – Quand viendra la Rйvolution, le retranchement sera plus grand encore. Parcourez les harangues de tribune et le club, les rapports, les motifs de loi, les pamphlets, tant d’йcrits inspirйs par des йvйnements prйsents et poignants; nulle idйe de la crйature humaine telle qu’on l’a sous les yeux, dans les champs et dans la rue; on se la figure toujours comme un automate simple, dont le mйcanisme est connu. Chez les йcrivains, elle йtait tout а l’heure une serinette а phrases; pour les politiques, elle est maintenant une serinette а votes, qu’il suffit de toucher du doigt а l’endroit convenable pour lui faire rendre la rйponse qui convient. Jamais de faits; rien que des abstractions, des enfilades de sentences sur la nature, la raison, le peuple, les tyrans, la libertй, sortes de ballons gonflйs et entrechoquйs inutilement dans les espaces. Si,l’on ne savait pas que tout cela aboutit а des effets pratiques et terribles, on croirait а un jeu de logique, а des exercices d’йcole, а des parades d’acadйmie, а des combinaisons d’idйologie. En effet, c’est l’idйologie, dernier produit du siиcle, qui va donner de l’esprit classique la formule finale et le dernier mot.

 

III

@

Suivre en toute recherche, avec toute confiance, sans rйserve ni prйcaution, la mйthode des mathйmaticiens; extraire, circonscrire, isoler quelques notions trиs simples et trиs gйnйrales; puis, abandonnant l’expйrience, les comparer, les combiner, et, du composй artificiel ainsi obtenu, dйduire par le pur raisonnement toutes les consйquences qu’il enferme: tel est le procйdй naturel de l’esprit classique. Il lui est si bien innй, qu’on le rencontre йgalement dans les deux siиcles, chez Descartes, Malebranche [379] et les partisans des idйes pures, comme chez les partisans de la sensation, du besoin physique, de l’instinct primitif, Condillac, Rousseau, Helvйtius, plus tard Condorcet, Volney, Siйyиs, Cabanis et Destutt de Tracy. Ceux-ci ont beau se dire sectateurs de Bacon et rejeter les idйes innйes; avec un autre point de dйpart que les cartйsiens, ils marchent dans la mкme voie, et, comme les cartйsiens, aprиs un lйger emprunt, ils laissent lа l’expйrience. Dans cet йnorme monde moral et social, dans cet arbre humain aux racines et aux branches innombrables, ils dйtachent l’йcorce visible, une superficie; ils ne peuvent pйnйtrer ni saisir au-delа; leurs mains ne sauraient contenir davantage. Ils ne soupзonnent pas qu’il y ait rien de plus; l’esprit classique n’a que des prises courtes, une comprйhension bornйe. Pour eux, l’йcorce est l’arbre entier, et, l’opйration faite, ils s’йloignent avec l’йpiderme sec et mort, sans plus jamais revenir au tronc. Par insuffisance d’esprit et par amour-propre littйraire, ils omettent le dйtail caractйristique, le fait vivant, l’exemple circonstanciй, le spйcimen significatif, probant et complet. Il n’y en a presque aucun dans la Logique et dans le Traitй des sensations de Condillac, dans l’ Idйologie de Destutt de Tracy, dans les Rapports du physique et du moral de Cabanis [380]. Jamais, avec eux, on n’est sur le terrain palpable et solide de l’observation personnelle et racontйe, mais toujours en l’air, dans la rйgion vide des gйnйralitйs pures. Condillac dйclare que le procйdй de l’arithmйtique convient а la psychologie et qu’on peut dйmкler les йlйments de notre pensйe par une opйration analogue «а la rиgle de trois». Siйyиs a le plus profond dйdain pour l’histoire, et «la politique est pour lui une science qu’il croit avoir achevйe [381]» du premier coup, par un effort de tкte, а la faзon de Descartes, qui trouva ainsi la gйomйtrie analytique. Destutt de Tracy, voulant commenter Montesquieu, dйcouvre que le grand historien s’est tenu trop servilement attachй а l’histoire, et il refait l’ouvrage en construisant la sociйtй qui doit кtre au lieu de regarder la sociйtй qui est. — Jamais, avec un aussi mince extrait de la nature humaine, on n’a bвti des йdifices si rйguliers et si spйcieux. Avec la sensation Condillac anime une statue, puis, par une suite de purs raisonnements, poursuivant tour а tour dans l’odorat, dans le goыt, dans l’ouпe, dans la vue, dans le toucher, les effets de la sensation qu’il suppose, il construit de toutes piиces une вme humaine. Au moyen d’un contrat, Rousseau fonde l’association politique, et, de cette seule donnйe, il dйduit la constitution, le gouvernement et les lois de toute sociйtй йquitable. Dans un livre qui est comme le testament philosophique du siиcle [382], Condorcet dйclare que cette mйthode est «le dernier pas de la philosophie, celui qui a mis en quelque sorte une barriиre йternelle entre le genre humain et les vieilles erreurs de son enfance». — «En l’appliquant а la morale, а la politique, а l’йconomie politique, on est parvenu а suivre dans les sciences morales une marche presque aussi sыre que dans les sciences naturelles. C’est par elle qu’on a pu dйcouvrir les droits de l’homme.» Comme en mathйmatiques, on les a dйduits d’une seule p.153 dйfinition primordiale, et cette dйfinition, pareille aux premiиres vйritйs mathйmatiques, est un fait d’expйrience journaliиre, constatй par tous, йvident de soi. — L’йcole subsistera а travers la Rйvolution, а travers l’Empire, jusque pendant la Restauration [383], avec la tragйdie dont elle est la sњur, avec l’esprit classique qui est leur pиre commun, puissance primitive et souveraine, aussi dangereuse qu’utile, aussi destructive que crйatrice, aussi capable de propager l’erreur que la vйritй, aussi йtonnante par la rigiditй de son code, par l’йtroitesse de son joug, par l’uniformitй de ses њuvres, que par la durйe de son rиgne et par l’universalitй de son ascendant.

 

@

 


CHAPITRE III

COMBINAISON DES DEUX ЙLЙMENTS

@

I. La doctrine, ses prйtentions et son caractиre. — Autoritй nouvelle de la raison dans le gouvernement des choses humaines. — Jusqu’ici ce gouvernement appartenait а la tradition. — II. Origine, nature et valeur du prйjugй hйrйditaire. — En quoi la coutume, la religion et l’Йtat sont lйgitimes. — III. La raison classique ne peut se mettre а ce point de vue. — Les titres passйs et prйsents de la tradition sont mйconnus. — La raison entreprend de la dйtruire. — IV. Deux stades dans cette opйration. — Premier stade, Voltaire, Montesquieu, les dйistes et les rйformateurs. — Ce qu’ils dйtruisent et ce qu’ils respectent. — V. Deuxiиme stade, le retour а la nature. — Diderot, d’Holbach et les matйrialistes. — Thйorie de la matiиre vivante et de l’organisation spontanйe. — Morale de l’instinct animal et de l’intйrкt bien entendu. — VI. Rousseau et les spiritualistes. — Bontй originelle de l’homme. — Erreur de la civilisation. — Injustice de la propriйtй et de la sociйtй. — VII. Les enfants perdus du parti philosophique. — Naigeon, Sylvain Marйchal, Mably, Morelly. — Discrйdit complet de la tradition et des institutions qui en dйrivent.

 

I

 

De l’acquis scientifique que l’on a vu, йlaborй par l’esprit que l’on vient de dйcrire, naquit une doctrine qui parut une rйvйlation et qui, а ce titre, prйtendit au gouvernement des choses humaines. Aux approches de 1789, il est admis qu’on vit «dans le siиcle des lumiиres», dans «l’вge de la raison», qu’auparavant le genre humain йtait dans l’enfance, qu’aujourd’hui il est devenu «majeur». Enfin la vйritй s’est manifestйe et, pour la premiиre fois, on va voir son rиgne sur la terre. Son droit est suprкme, puisqu’elle est la vйritй. Elle doit commander а tous, car, par nature, elle est universelle. Par ces deux croyances, la philosophie du dix-huitiиme siиcle ressemble а une religion, au puritanisme du dix-septiиme, au mahomйtisme du septiиme. Mкme йlan de foi, d’espйrance et d’enthousiasme, mкme esprit de propagande et de domination, mкme raideur et mкme intolйrance, mкme ambition de refondre l’homme et de modeler toute la vie humaine d’aprиs un type prйconзu. La doctrine nouvelle aura aussi ses docteurs, ses dogmes, son catйchisme populaire, ses fanatiques, ses inquisiteurs et ses martyrs. Elle parlera aussi haut que les prйcйdentes, en souveraine lйgitime а qui la dictature appartient de naissance, et contre laquelle toute rйvolte est un crime ou une folie. Mais elle diffиre des prйcйdentes en ce qu’elle s’impose au nom de la raison, au lieu de s’imposer au nom de Dieu.

En effet, l’autoritй йtait nouvelle. Jusqu’alors, dans le gouvernement des actions et des opinions humaines, la raison n’avait eu qu’une part subordonnйe et petite. Le ressort et la direction venaient d’ailleurs; la croyance et l’obйissance йtaient des hйritages; un homme йtait chrйtien et sujet parce qu’il йtait nй chrйtien et sujet. – Autour de la philosophie naissante et de la raison qui entreprend son grand examen, il y a des lois observйes, un pouvoir reconnu, une religion rйgnante; dans cet йdifice, toutes les pierres se tiennent, et chaque йtage s’appuie sur le prйcйdent. Mais quel est le ciment commun, et oщ se trouve le fondement premier? – Toutes ces rиgles civiles auxquelles sont assujettis les mariages, les testaments, les successions, les contrats, les propriйtйs et les personnes, rиgles bizarres et parfois contradictoires, qui les autorise? D’abord la coutume immйmoriale, diffйrente selon la province, selon le titre de la terre, selon la qualitй et la condition de l’individu; ensuite la volontй du roi qui a fait йcrire et qui a sanctionnй la coutume. – Cette volontй elle-mкme, cette souverainetй du prince, ce premier des pouvoirs publics, qui l’autorise? D’abord une possession de huit siиcles, un droit hйrйditaire semblable а celui par lequel chacun jouit de son domaine et de son champ, une propriйtй fixйe dans une famille et transmise d’aоnй en aоnй, depuis le premier fondateur de l’Йtat jusqu’а son dernier successeur vivant; ensuite la religion qui ordonne aux hommes de se soumettre aux pouvoirs йtablis. – Cette religion enfin, qui l’autorise? D’abord une tradition de dix-huit siиcles, la sйrie immense des tйmoignages antйrieurs et concordants, la croyance continue des soixante gйnйrations prйcйdentes; ensuite, а l’origine, la prйsence et les instructions du Christ, puis, au-delа, dиs l’origine du monde, le commandement et la parole de Dieu. — Ainsi, dans tout l’ordre social et moral, le passй justifie le prйsent; l’antiquitй sert de titre, et si, au-dessous de toutes ces assises consolidйes par l’вge, on cherche dans les profondeurs souterraines le dernier roc primordial, on le trouve dans la volontй divine. — Pendant tout le dix-septiиme siиcle, cette thйorie subsiste encore au fond de toutes les вmes sous forme d’habitude fixe et de respect innй; on ne la soumet pas а l’examen. On est devant elle comme devant le cњur vivant de l’organisme humain; au moment d’y porter la main, on recule; on sent vaguement que, si l’on y touchait, peut-кtre il cesserait de battre. Les plus indйpendants, Descartes en tкte, «seraient bien marris» d’кtre confondus avec ces spйculatifs chimйriques qui, au lieu de suivre la grande route frayйe par l’usage, se lancent а l’aveugle, en ligne droite, «а travers les montagnes et les prйcipices». Non seulement, quand ils livrent leurs croyances au doute mйthodique, ils exceptent et mettent а part, comme en un sanctuaire, «les vйritйs de la foi [384]»; mais encore le dogme qu’ils pensent avoir йcartй demeure en leur esprit, efficace et latent, pour les conduire а leur insu, et faire de leur philosophie une prйparation ou une confirmation du christianisme [385]. — En somme, au dix-septiиme siиcle, ce qui fournit les idйes mиres, c’est la foi, c’est la pratique, c’est l’йtablissement religieux et politique. Qu’elle l’avoue ou qu’elle l’ignore, la raison n’est qu’un subalterne, un orateur, un metteur en њuvre, que la religion et la monarchie font travailler а leur service. Sauf La Fontaine qui, je crois, est unique en cela comme dans le reste, les plus grands et les plus indйpendants, Pascal, Descartes, Bossuet, La Bruyиre, empruntent au rйgime йtabli leur conception premiиre de la nature, de l’homme, de la sociйtй, du droit, du gouvernement [386]. Tant que la raison se rйduit а cet office, son њuvre est celle d’un conseiller d’Йtat, d’un prйdicateur extraordinaire que ses supйrieurs envoient en tournйe et en mission dans le dйpartement de la philosophie et de la littйrature. Bien loin de dйtruire, elle consolide; en effet, jusqu’а la Rйgence, son principal emploi, consiste а faire de bons chrйtiens et de fidиles sujets.


Дата добавления: 2015-09-30; просмотров: 34 | Нарушение авторских прав







mybiblioteka.su - 2015-2024 год. (0.012 сек.)







<== предыдущая лекция | следующая лекция ==>