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Un document produit en version numйrique par Pierre Palpant, bйnйvole, 21 страница



Mais, а mesure que le siиcle avance, l’incrйdulitй, moins bruyante, devient plus ferme. Elle se retrempe aux sources; les femmes elles-mкmes se prennent d’engouement pour les sciences. En 1782 [511] un personnage de Mme de Genlis йcrit: «Il y a cinq ans je les avais laissйes ne songeant qu’а leur parure, а l’arrangement de leurs soupers; je les retrouve toutes savantes et beaux-esprits.» Dans le cabinet d’une dame а la mode, on trouve, а cфtй d’un petit autel dйdiй а la Bienfaisance ou а l’Amitiй, un dictionnaire d’histoire naturelle, des traitйs de physique et de chimie. Une femme ne se fait plus peindre en dйesse sur un nuage, mais dans un laboratoire, assise parmi des йquerres et des tйlescopes [512]. La marquise de Nesle, la comtesse de Brancas, la comtesse de Pons, la marquise de Polignac sont chez Rouelle lorsqu’il entreprend de fondre et de volatiliser le diamant. Des sociйtйs de vingt et vingt-cinq personnes se forment dans les salons, pour suivre un cours de physique ou de chimie appliquйe, de minйralogie ou de botanique. Аla sйance publique de l’Acadйmie des Inscriptions, les femmes du monde applaudissent des dissertations sur le bњuf Apis, sur le rapport des langues йgyptienne, phйnicienne et grecque. Enfin, en 1786, elles se font ouvrir les portes du Collиge de France. Rien ne les rebute. Plusieurs manient la lancette et mкme le scalpel; la marquise de Voyer voit dissйquer, et la jeune comtesse de Coigny dissиque de ses propres mains. — Sur ce fondement qui est celui de la philosophie rйgnante, l’incrйdulitй mondaine prend un nouveau point d’appui. Vers la fin du siиcle [513] «on voit de jeunes personnes, qui sont dans le monde depuis six ou sept ans, se piquer ouvertement d’irrйligion, croyant que l’impiйtй tient lieu d’esprit, et qu’кtre athйe, c’est кtre philosophe». Sans doute il y a beaucoup de dйistes, surtout depuis Rousseau; mais je ne crois pas que, sur cent personnes du monde, on trouve encore а Paris dix chrйtiens ou chrйtiennes. «Depuis dix ans [514], dit Mercier en 1783, le beau monde ne va plus а la messe; on n’y va que le dimanche pour ne pas scandaliser les laquais, et les laquais savent qu’on n’y va que pour eux.» Le duc de Coigny [515] dans ses terres auprиs d’Amiens, refuse de laisser prier pour lui, et menace son curй, s’il prend cette licence, de le faire jeter en bas de sa chaire; son fils tombe malade, il empкche qu’on apporte les sacrements; ce fils meurt, il interdit les obsиques et fait enterrer le corps dans son jardin; malade lui-mкme, il ferme sa porte а l’йvкque d’Amiens qui se prйsente douze fois pour le voir, et meurt comme il a vйcu. — Sans doute un tel scandale est notй, c’est-а-dire rare; presque tous et presque toutes «allient а l’indйpendance des idйes la convenance des formes [516]». Quand la femme de chambre annonce: «Mme la duchesse, le bon Dieu est lа, permettez-vous qu’on le fasse entrer? Il souhaiterait avoir l’honneur de vous administrer»; on conserve les apparences. On introduit l’importun, on est poli avec lui. Si on l’esquive, c’est sous un prйtexte dйcent; mais, si on lui complaоt, ce n’est que par biensйance; «а Surate, quand on meurt, on doit tenir la queue d’une vache dans sa main». Jamais sociйtй n’a йtй plus dйtachйe du christianisme. Аses yeux une religion positive n’est qu’une superstition populaire, bonne pour les enfants et les simples, non pour «les honnкtes gens» et les grandes personnes. Vous devez un coup de chapeau а la procession qui passe, mais vous ne lui devez qu’un coup de chapeau.

p.218 Dernier signe et le plus grave de tous. – Si les curйs qui travaillent et sont du peuple ont la foi du peuple, les prйlats qui causent et sont du monde ont les opinions du monde. Et je ne parle pas seulement ici des abbйs de salon, courtisans domestiques, colporteurs de nouvelles, faiseurs de petits vers, complaisants de boudoir, qui dans une compagnie servent d’йcho, et de salon а salon servent de porte-voix; un йcho, un porte-voix ne fait que rйpйter la phrase, sceptique ou non, qu’on lui jette [517]. Il s’agit des dignitaires, et, sur ce point, tous les tйmoignages sont d’accord. Au mois d’aoыt 1767, l’abbй Bassinet, grand vicaire de Cahors, prononзant dans la chapelle du Louvre le panйgyrique de Saint Louis [518], «a supprimй jusqu’au signe de la croix. Point de texte, aucune citation de l’Ecriture, pas un mot du bon Dieu ni des saints. Il n’a envisagй Louis IX que du cфtй des vertus politiques, guerriиres et morales. Il a frondй les croisades, il en a fait voir l’absurditй, la cruautй, l’injustice mкme. Il a heurtй de front et sans aucun mйnagement la cour de Rome». D’autres «йvitent en chaire le nom de Jйsus-Christ et ne parlent plus que du lйgislateur des chrйtiens». Dans le code que l’opinion du monde et la dйcence sociale imposent au clergй, un observateur dйlicat [519] prйcise ainsi les distinctions de rang et les nuances de conduite: «Un simple prкtre, un curй doit croire un peu, sinon on le trouverait hypocrite; mais il ne doit pas non plus кtre sыr de son fait, sinon on le trouverait intolйrant. Au contraire, le grand vicaire peut sourire а un propos contre la religion, l’йvкque en rira tout а fait, le cardinal y joindra son mot.» – «Il y a quelque temps, raconte la chronique, on disait а l’un des plus respectables curйs de Paris: Croyez-vous que les йvкques, qui mettent toujours la religion en avant, en aient beaucoup? – Le bon pasteur, aprиs avoir hйsitй un moment, rйpondit: Il peut y en avoir quatre ou cinq qui croient encore.» – Pour qui connaоt leur naissance, leurs sociйtйs, leurs habitudes et leurs goыts, cela n’a rien d’invraisemblable. «Dom Collignon, reprйsentant de l’abbaye de Mettlach, seigneur haut justicier et curй de Valmunster», bel homme, beau diseur, aimable maоtre de maison, йvite le scandale, et ne fait dоner ses deux maоtresses а sa table qu’en petit comitй; du reste aussi peu dйvot que possible et bien moins encore que le vicaire savoyard, «ne voyant du mal que dans l’injustice et dans le dйfaut de charitй», ne considйrant la religion que comme un йtablissement politique et un frein moral. J’en citerais nombre d’autres, M. de Grimaldi, le jeune et galant йvкque du Mans, qui prend pour grands vicaires ses jeunes et galants camarades de classe, et fait de sa maison de campagne а Coulans un rendez-vous de jolies dames [520]. Concluez des mњurs aux croyances. – En d’autres cas on n’a pas la peine de conclure. Chez le cardinal de Rohan, chez M. de Brienne, archevкque de Sens, chez M. de Talleyrand, йvкque d’Autun, chez l’abbй Maury, dйfenseur du clergй, le scepticisme est notoire. p.219 Rivarol [521], sceptique lui-mкme, dйclare qu’aux approches de la Rйvolution «les lumiиres du clergй йgalaient celles des philosophes». — «Le corps qui a le moins de prйjugйs, dit Mercier [522], qui le croirait? c’est le clergй.» Et l’archevкque de Narbonne expliquant la rйsistance du haut clergй en 1791 [523], l’attribue, non а la foi, mais au point d’honneur. «Nous nous sommes conduits alors en vrais gentilshommes; car, de la plupart d’entre nous, on ne peut pas dire que ce fыt par religion.»



 

V

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De l’autel au trфne la distance est courte, et pourtant l’opinion met trente ans а la franchir. Pendant la premiиre moitiй du siиcle, il n’y a point encore de fronde politique ou sociale. L’ironie des Lettres persanes est aussi mesurйe que dйlicate; l’ Esprit des Lois est conservateur. Quant а l’abbй de Saint-Pierre, on sourit de ses rкveries, et l’Acadйmie le raye de sa liste lorsqu’il s’avise de blвmer Louis XIV. Аla fin les йconomistes d’un cфtй et les parlementaires de l’autre donnent le signal. — «Vers 1750, dit Voltaire [524], la nation rassasiйe de vers, de tragйdies, de comйdies, de romans, d’opйras, d’histoires romanesques, de rйflexions morales plus romanesques encore, et de disputes sur la grвce et les convulsions, se mit а raisonner sur les blйs.» D’oщ vient la chertй du pain? Pourquoi le laboureur est-il si misйrable? Quelle est la matiиre et la limite de l’impфt? Toute terre ne doit-elle pas payer, et une terre peut-elle payer au delа de son produit net? Voilа les questions qui entrent dans les salons sous les auspices du roi, par l’organe de Quesnay, son mйdecin, «son penseur», fondateur d’un systиme qui agrandit le prince pour soulager le peuple, et qui multiplie les imposйs pour allйger l’impфt. — En mкme temps, par la porte opposйe, arrivent d’autres questions non moins neuves. «La France [525] est-elle une monarchie tempйrйe et reprйsentative, ou un gouvernement а la Turque? Vivons-nous sous la loi d’un maоtre absolu, ou sommes-nous rйgis par un pouvoir limitй et contrфlй?» — «Les parlementaires exilйs... se sont mis а йtudier le droit public dans ses sources, et ils en confиrent comme dans des acadйmies. Dans l’esprit public et par leurs йtudes, s’йtablit l’opinion que la nation est au-dessus du roi, comme l’Йglise universelle est au-dessus du pape.» — Le changement est frappant, presque subit. Il y a cinquante ans, dit encore d’Argenson, le public n’йtait nullement curieux des nouvelles d’Йtat. Aujourd’hui chacun lit sa Gazette de Paris, mкme dans les provinces. On raisonne а tort et а travers de la politique, mais enfin on s’en occupe.» — Une fois que la conversation a saisi cet aliment, elle ne le lвche plus, et les salons s’ouvrent а la philosophie politique, par suite au Contrat social, а l’Encyclopйdie, aux prйdications de Rousseau, Mably, d’Holbach, Raynal et Diderot. En 1759, d’Argenson, qui s’йchauffe, se croit dйjа proche du moment final. «Il nous souffle un vent philosophique de gouvernement libre et antimonarchique; cela passe dans les esprits, et il peut se faire que ce gouvernement soit dйjа dans les tкtes pour l’exйcuter а la premiиre occasion. Peut-кtre la Rйvolution se ferait avec moins de contestations qu’on ne pense; cela se ferait par acclamation [526].»

Non pas encore; mais la semence lиve. Bachaumont, en 1762, note un dйluge de pamphlets, brochures et dissertations politiques, «une fureur de raisonner en matiиre de finance et de gouvernement». En 1765, Walpole constate que les athйes, qui tiennent alors le dй de la conversation, se dйchaоnent autant contre les rois que contre les prкtres. Un mot redoutable, celui de citoyen, importй par Rousseau, est entrй dans le langage ordinaire, et, ce qui est dйcisif, les femmes s’en parent comme d’une cocarde. «Vous savez combien je suis citoyenne, йcrit une jeune fille а son amie. Comme citoyenne et comme amie, pouvais-je recevoir de plus agrйables nouvelles que celles de la santй de ma chиre petite et de la paix [527]?» – Autre mot non moins significatif, celui d’ йnergie qui, jadis ridicule, devient а la mode et se place а tout propos [528] – Avec le langage, les sentiments sont changйs, et les plus grandes dames passent а l’opposition. En 1771, dit le moqueur Besenval aprиs l’exil du Parlement, «les assemblйes de sociйtй ou de plaisir йtaient devenues de petits Йtats Gйnйraux, oщ les femmes, transformйes en lйgislateurs, йtablissaient des prйmisses et dйbitaient avec assurance des maximes de droit public.» La comtesse d’Egmont, correspondante du roi de Suиde, lui envoie un mйmoire sur les lois fondamentales de la France, en faveur du Parlement, dernier dйfenseur des libertйs nationales, contre les attentats du chancelier Maupeou. «M. le chancelier, dit-elle [529], a, depuis six mois, fait apprendre l’histoire de France а des gens qui seraient morts sans l’avoir sue.» – «Je n’en doute pas, sire, ajoute-t-elle; vous n’abuserez pas de ce pouvoir qu’un peuple enivrй vous a confiй sans limites.... Puisse votre rиgne devenir l’йpoque du rйtablissement du gouvernement libre et indйpendant, mais n’кtre jamais la source d’une autoritй absolue.» Nombre d’autres femmes du premier rang, Mmes de la Marck, de Boufflers, de Brienne, de Mesmes, de Luxembourg, de Croy, pensent et йcrivent de mкme. «Le pouvoir absolu, dit l’une d’elles, est une maladie mortelle qui, en corrompant insensiblement les qualitйs morales, finit par dйtruire les Йtats.... Les actions des souverains sont soumises а la censure de leurs propres sujets comme а celle de l’univers.... La France est dйtruite, si l’administration prйsente subsiste [530].» – Lorsque, sous Louis XVI, une nouvelle administra­tion avance et retire des vellйitйs de rйformes, leur critique demeure aussi ferme. «Enfance, faiblesse, inconsйquence continuelle «йcrit une autre [531], p.221 nous changeons sans cesse et pour кtre plus mal que nous n’йtions d’abord. Monsieur et M. le comte d’Artois viennent de voyager dans nos provinces, mais comme ces gens-lа voyagent, avec une dйpense affreuse et la dйvastation sur tout leur passage, n’en rapportant d’ailleurs qu’une graisse surprenante: Monsieur est devenu gros comme un tonneau; pour M. le comte d’Artois, il y met bon ordre par la vie qu’il mиne.» — Un souffle d’humanitй en mкme temps que de libertй a pйnйtrй dans les cњurs fйminins. Elles s’intйressent aux pauvres, aux petits, au peuple; Mme d’Egmont recommande а Gustave III de planter la Dalйcarlie en pommes de terre. Lorsque paraоt l’estampe publiйe au profit des Calas, «toute la France, et mкme toute l’Europe, s’empresse de souscrire, l’impйratrice de Russie, pour 5 000 livres [532].» — «L’agriculture, l’йconomie, les rйformes, la philosophie, йcrit Walpole, sont de bon ton, mкme а la cour.» — Le prйsident Dupaty ayant fait un mйmoire pour trois innocents condamnйs а la «roue», on ne parle plus que de cela dans le monde; «ces conversations de sociйtй, dit une correspondante de Gustave III [533], ne sont plus oiseuses, puisque c’est par elles que l’opinion publique se forme. Les paroles sont devenues des actions, et tous les cњurs sensibles vantent avec transport un mйmoire que l’humanitй anime et qui paraоt plein de talent, parce qu’il est plein d’вme». Lorsque Latude sort de Bicкtre, Mme de Luxembourg, Mme de Boufflers et Mme de Staлl veulent dоner avec Mme Legros, l’йpiciиre qui «depuis trois annйes a remuй ciel et terre» pour dйlivrer le prisonnier. C’est grвce aux femmes, а leur attendrissement, а leur zиle, а la conspiration de leurs sympathies, que M. de Lally parvient а faire rйhabiliter son pиre. Quand elles s’йprennent, elles s’engouent: Mme de Lauzun, si timide, va jusqu’а dire des injures en public а un homme qui parle mal de Necker. — Rappelez-vous qu’en ce siиcle les femmes йtaient reines, faisaient la mode, donnaient le ton, menaient la conversation, par suite les idйes, par suite l’opinion [534]. Quand on les trouve en avant sur le terrain politique, on peut кtre sыr que les hommes suivent: chacune d’elles entraоne avec soi tout son salon.

 

VI

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Une aristocratie imbue de maximes humanitaires et radicales, des courtisans hostiles а la cour, des privilйgiйs qui contribuent а saper les privilиges, il faut voir dans les tйmoignages du temps cet йtrange spectacle. «Il est de principe, dit un contemporain, que tout doit кtre changй et bouleversй [535]». Au plus haut, au plus bas, dans les assemblйes, dans les lieux publics, on ne rencontre parmi les privilйgiйs que des opposants et des rйformateurs. En 1787, presque tout ce qu’il y avait de marquant dans la pairie se dйclara dans le Parlement pour la rйsistance.... J’ai vu mettre en avant dans les dоners qui nous rйunissaient alors presque toutes les idйes qui devaient bientфt se produire avec tant d’йclat [536].» Dйjа en 1774, M. de Vaublanc, allant а Metz, trouvait dans la diligence un ecclйsiastique et un comte colonel de hussards qui ne cessaient de parler йconomie politique [537]. «C’йtait alors la mode; tout le monde йtait йconomiste; on ne s’entretenait que de philosophie, d’йconomie politique, surtout d’huma­nitй, et des moyens de soulager le bon peuple; ces deux derniers mots йtaient dans toutes les bouches.» Ajoutez-y celui d’йgalitй; Thomas, dans un йloge du marйchal de Saxe, disait: «Je ne puis le dissimuler, il йtait du sang des rois»; et l’on admirait cette phrase. — Seuls quelques chefs de vieilles familles parlementaires ou seigneuriales conservent le vieil esprit nobiliaire et monarchique; toute la gйnйration nouvelle est gagnйe aux nouveautйs. «Pour nous, dit l’un d’eux, jeune noblesse franзaise [538], sans regret pour le passй, sans inquiйtude pour l’avenir, nous marchions gaiement sur un tapis de fleurs qui nous cachait un abоme. Riants frondeurs des modes anciennes, de l’orgueil fйodal de nos pиres et de leurs graves йtiquettes, tout ce qui йtait antique nous paraissait gкnant et ridicule. La gravitй des anciennes doctrines nous pesait. La riante philosophie de Voltaire nous entraоnait en nous amusant. Sans approfondir celle des йcrivains plus graves, nous l’admirions comme empreinte de courage et de rйsistance au pouvoir arbitraire.... La libertй, quel que fыt son langage, nous plaisait par son courage; l’йgalitй, par sa commoditй. On trouve du plaisir а descendre tant qu’on croit pouvoir remonter dиs qu’on veut; et, sans prйvoyance, nous goыtions а la fois les avantages du patriciat et les douceurs d’une philosophie plйbйienne. Ainsi, quoique ce fussent nos privilиges, les dйbris de notre ancienne puissance que l’on minait sous nos pas, cette petite guerre nous plaisait. Nous n’en йprouvions pas les atteintes, nous n’en avions que le spectacle. Ce n’йtaient que combats de plume et de paroles qui ne nous paraissaient pouvoir faire aucun dommage а la supйrioritй d’existence dont nous jouissions et qu’une possession de plusieurs siиcles nous faisait croire inйbranlable. Les formes de l’йdifice restant intactes, nous ne voyions pas qu’on le minait en dedans. Nous riions des graves alarmes de la vieille cour et du clergй qui tonnaient contre cet esprit d’innovation. Nous applaudis­sions les scиnes rйpublicaines de nos thйвtres [539], les discours philosophiques de nos Acadйmies, les ouvrages hardis de nos littйrateurs.» – Si l’inйgalitй durait encore dans la distribution des charges et des places, «l’йgalitй commenзait а rйgner dans les sociйtйs. En beaucoup d’occasions, les titres littйraires avaient la prйfйrence sur les titres de noblesse. Les courtisans, serviteurs de la mode, venaient faire la cour а Marmontel, а d’Alembert, а Raynal. On voyait frйquemment dans le monde des hommes de lettres du deuxiиme et troisiиme rang кtre accueillis et traitйs avec des йgards que n’obtenaient pas les nobles de province.... Les institutions restaient p.223 monarchiques, mais les mњurs devenaient rйpublicaines. Nous prйfйrions un mot d’йloge de d’Alembert, de Diderot, а la faveur la plus signalйe d’un prince.... Il йtait impossible de passer la soirйe chez d’Alembert, d’aller а l’hфtel de La Rochefoucauld chez les amis de Turgot, d’assister au dйjeuner de l’abbй Raynal, d’кtre admis dans la sociйtй et la famille de M. de Malesherbes, enfin d’approcher de la reine la plus aimable et du roi le plus vertueux, sans croire que nous entrions dans une sorte d’вge d’or dont les siиcles prйcйdents ne nous donnaient aucune idйe.... Nous йtions йblouis par le prisme des idйes et des doctrines nouvelles, rayonnants d’espйrance, brыlants d’ardeur pour toutes les gloires, d’enthousiasme pour tous les talents et bercйs des rкves sйduisants d’une philosophie qui voulait assurer le bonheur du genre humain. Loin de prйvoir des malheurs, des excиs, des crimes, des renversements de trфnes et de principes, nous ne voyions dans l’avenir que tous les biens qui pouvaient кtre assurйs а l’humanitй par le rиgne de la raison. On laissait un libre cours а tous les йcrits rйformateurs, а tous les projets d’innovation, aux pensйes les plus libйrales, aux systиmes les plus hardis. Chacun croyait marcher а la perfection, sans s’embarrasser des obstacles et sans les craindre. Nous йtions fiers d’кtre Franзais et encore plus d’кtre Franзais du dix-huitiиme siиcle.... Jamais rйveil plus terrible ne fut prйcйdй par un sommeil plus doux et par des songes plus sйduisants».

Ils ne s’en tiennent pas а des songes, а de purs souhaits, а des espйrances passives. Ils agissent, ils sont vraiment gйnйreux; il suffit qu’une cause soit belle pour que leur dйvouement lui soit acquis. Аla nouvelle de l’insurrection amйricaine, le marquis de la Fayette, laissant sa jeune femme enceinte, s’йchappe, brave les dйfenses de la cour, achиte une frйgate, traverse l’Ocйan et vient se battre aux cфtйs de Washington. «Dиs que je connus la querelle, dit-il, mon cњur fut enrфlй et je ne songeai plus qu’а rejoindre mes drapeaux.» Quantitй de gentilshommes le suivent. Sans doute ils aiment le danger; «une probabilitй d’avoir des coups de fusil est trop prйcieuse pour qu’on la nйglige [540].» Mais il s’agit en outre d’affranchir des opprimйs; «c’est comme paladins, dit l’un d’eux, que nous nous montrions philosophes [541]» et l’esprit chevaleresque se met au service de la libertй. – D’autres services, plus sйdentaires et moins brillants, ne les trouvent pas moins zйlйs. Aux assemblйes provinciales [542], les plus grands personnages de la province, йvкques, archevкques, abbйs, ducs, comtes, marquis, joints aux notables les plus opulents et les plus instruits du Tiers-йtat, en tout un millier d’hommes, bref l’йlite sociale, toute la haute classe convoquйe par le roi, йtablit le budget, dйfend le contribuable contre le fisc, dresse le cadastre, йgalise la taille, remplace la corvйe, pourvoit а la voirie, multiplie les ateliers de charitй, instruit les agriculteurs, propose, encourage et dirige toutes les rйformes. J’ai lu les vingt volumes de leurs procиs-verbaux: on ne peut voir de meilleurs citoyens, des administrateurs plus intиgres, plus appliquйs, et qui se donnent gratuitement plus de peine, sans autre objet que le bien public. La bonne volontй est complиte. Jamais l’aristocratie n’a йtй si digne p.224 du pouvoir qu’au moment oщ elle allait le perdre; les privilйgiйs, tirйs de leur dйsњuvrement, redevenaient des hommes publics, et, rendus а leur fonction, revenaient а leur devoir. En 1778, dans la premiиre assemblйe du Berry, l’abbй de Sйguiran [543], rapporteur, ose dire que «la rйpartition de l’impфt doit кtre un partage fraternel des charges publiques». En 1780, les abbйs, prieurs et chapitres de la mкme province offrent 60 000 livres de leur argent, et quelques gentilshommes, en moins de vingt-quatre heures, 17 000 livres. En 1787, dans l’assemblйe d’Alenзon, la noblesse et le clergй se cotisent de 30 000 livres pour soulager d’autant les taillables indigents de chaque paroisse [544]. Au mois d’avril 1787, le roi, dans l’Assemblйe des Notables, parle de «l’empressement avec lequel les archevкques et йvкques ont dйclarй ne prйtendre а aucune exemption pour leur contribution aux charges publiques». Au mois de mars 1789, dиs l’ouverture des assemblйes de bailliage, le clergй tout entier, la noblesse presque tout entiиre, bref le corps des privilйgiйs, renonce spontanйment а ses privilиges en fait d’impфt. Le sacrifice est votй par acclamation; ils viennent d’eux-mкmes l’offrir au Tiers-йtat et il faut voir dans les procиs-verbaux manuscrits leur accent gйnйreux et sympathique. «L’ordre de la noblesse du bailliage de Tours, dit le marquis de Lusignan [545], considйrant que ses membres sont hommes et citoyens avant que d’кtre nobles, ne peut se dйdommager, d’une maniиre plus conforme а l’esprit de justice et de patriotisme qui l’anime, du long silence auquel l’abus du pouvoir ministйriel l’avait condamnй, qu’en dйclarant а ses concitoyens qu’elle n’entend plus jouir а l’avenir d’aucun des privilиges pйcuniaires que l’usage lui avait conservйs, et qu’elle fait par acclamation le vњu solennel de supporter dans une parfaite йgalitй, et chacun en proportion de sa fortune, les impфts et contributions gйnйrales qui seront consenties par la nation.» — «Je vous le rйpиte, dit le comte de Buzanзais au Tiers-йtat du Berry, nous sommes tous frиres, nous voulons partager vos charges.... Nous dйsirons ne porter qu’un seul vњu aux йtats et, par lа, montrer l’union et l’harmonie qui doivent y rйgner. Je suis chargй de vous offrir de vous rйunir а nous pour ne faire qu’un seul cahier.» — «Il faut trois qualitйs а un dйputй, dit le marquis de Barbanзon au nom de la noblesse de Chвteauroux: probitй, fermetй, connaissances; les deux premiиres se trouvent йgalement dans les dйputйs des trois ordres; mais les connaissances se rencontreront plus gйnйralement dans le Tiers-йtat, dont l’esprit est exercй aux affaires.» — «Un nouvel ordre de choses se dйploie а nos yeux, dit l’abbй Legrand au nom du clergй de Chвteauroux; le voile du prйjugй est dйchirй, la raison en a pris la place. Elle s’empare de tous les cњurs franзais, sape par le pied tout ce qui n’йtait fondй que sur les anciennes opinions et tire sa force d’elle-mкme.» Non seulement les privilйgiйs font les avances, mais ils les font sans effort; ils parlent la mкme langue que les gens du Tiers, ils sont disciples des mкmes philosophes, ils semblent partir des mкmes principes. La noblesse de Clermont en Beauvoisis [546] ordonne а ses dйputйs «de demander avant tout qu’il soit fait une dйclaration explicite des droits qui appartiennent а tous les hommes». La noblesse de Mantes et Meulan affirme que «les principes de la politique sont aussi absolus que ceux de la morale, puisque les uns et les autres ont pour base commune la raison». La noblesse de Reims demande «que le roi soit suppliй de vouloir bien ordonner la dйmolition de la Bastille». — Maintes fois, aprиs des vњux et des prйvenances semblables, les dйlйguйs de la noblesse et du clergй sont accueillis dans les assemblйes du Tiers par des battements de mains, «des larmes», des transports. Quand on voit ces effusions, comment ne pas croire а la concorde? Et comment prйvoir qu’on va se battre au premier tournant de la route oщ, fraternellement, l’on entre la main dans la main?

Ils n’ont pas cette triste sagesse. Ils posent en principe que l’homme, surtout l’homme du peuple, est bon; pourquoi supposer qu’il puisse vouloir du mal а ceux qui lui veulent du bien? Ils ont conscience а son endroit de leur bienveillance et de leur sympathie. Non seulement ils parlent de leurs sentiments, mais ils les йprouvent. Аce moment, dit un contempo­rain [547], «la pitiй la plus active remplissait les вmes; ce que craignaient le plus les hommes opulents, c’йtait de passer pour insensibles». L’archevкque de Paris, qu’on poursuivra а coups de pierres, a donnй cent mille йcus pour amйliorer l’Hфtel-Dieu. L’intendant Bertier, qu’on massacrera, a cadastrй l’Ile-de-France pour йgaliser la taille, ce qui lui a permis d’en abaisser le taux d’abord d’un huitiиme, puis d’un quart [548]. Le financier Beaujon bвtit un hфpital. Necker refuse les appointements de sa place et prкte au trйsor deux millions pour rйtablir le crйdit. Le duc de Charost, dиs 1770 [549], abolit sur ses terres les corvйes seigneuriales et fonde un hфpital dans sa seigneurie de Meillant. Le prince de Bauffremont, les prйsidents de Vezet, de Chamolles, de Chaillot, nombre d’autres seigneurs en Franche-Comtй, suivent l’exemple du roi en affranchissant leurs serfs [550].

L’йvкque de Saint-Claude rйclame, malgrй son chapitre, l’affranchissement de ses mainmortables. Le marquis de Mirabeau йtablit dans son domaine du Limousin un bureau gratuit de conciliation pour arranger les procиs, et chaque jour, а Fleury, fabrique neuf cents livres de pain йconomique а l’usage «du pauvre peuple qui se bat а qui en aura [551]». M. de Barrai, йvкque de Castres, prescrit а tous ses curйs de prкcher et propager la culture des pommes de terre. Le marquis de Guerchy monte avec Arthur Young sur les tas de foin pour apprendre а bien faire une meule. Le comte de Lasteyrie importe en France la lithographie. Nombre de grands seigneurs et de prйlats figurent dans les sociйtйs d’agriculture, йcrivent ou traduisent des livres utiles, suivent les applications des sciences, йtudient l’йconomie politique, s’informent de l’industrie, s’intйressent en amateurs ou en promoteurs а toutes les amйliorations publiques. «Jamais, dit encore Lacretelle, les Franзais n’avaient йtй plus liguйs pour combattre tous les maux dont la nature nous impose le tribut, et ceux qui pйnиtrent par mille voies dans les institutions sociales.» Peut-on admettre que tant de bonnes intentions rйunies aboutissent а tout dйtruire? Tous se rassurent, le gouvernement comme la haute classe, en songeant au bien qu’ils ont fait ou voulu faire. Le roi se rappelle qu’il a rendu l’йtat civil aux protestants, aboli la question prйparatoire, supprimй la corvйe en nature, йtabli la libre circulation des grains, instituй les assemblйes provinciales, relevй la marine, secouru les Amйricains, affranchi ses propres serfs, diminuй les dйpenses de sa maison, employй Malesherbes, Turgot et Necker, lвchй la bride а la presse, йcoutй l’opinion publique [552]. Aucun gouvernement ne s’est montrй plus doux: le 14 juillet 1789, il n’y avait а la Bastille que sept prisonniers, dont un idiot, un dйtenu sur la demande de sa famille, et quatre accusйs de faux [553]. Aucun prince n’a йtй plus humain plus charitable, plus prйoccupй des malheureux. En 1784, annйe d’inondations et d’йpidйmies, il fait distribuer pour trois millions de secours. On s’adresse а lui, mкme pour les accidents privйs; le 8 juin 1785, il envoie deux cents livres а la femme d’un laboureur breton, qui, ayant dйjа deux enfants, vient d’en mettre au monde trois en une seule couche [554]. Pendant un hiver rigoureux, il laisse chaque jour les pauvres envahir ses cuisines. Trиs probablement, il est, aprиs Turgot, l’homme de son temps qui a le plus aimй le peuple. – Au-dessous de lui, ses dйlйguйs se conforment а ses vues; j’ai lu quantitй de lettres d’intendants qui tвchent d’кtre de petits Turgots. «Tel construit un hфpital, un autre fonde des prix pour les laboureurs; celui-ci admet des artisans а sa table [555]»; celui-lа entreprend le dйfrichement d’un marais. M. de la Tour, en Provence, a fait tant de bien pendant quarante ans, que, malgrй lui, le Tiers-йtat lui vote une mйdaille d’or [556]. Un gouverneur fait un cours de boulangerie йconomique. – Quel danger de pareils pasteurs peuvent-ils courir au milieu de leur troupeau? Quand le roi convoque les Йtats Gйnйraux, nul n’est «en dйfiance», ni ne s’effraye de l’avenir. «On parlait [557] de l’йtablissement d’une nouvelle constitution de l’Йtat comme d’une њuvre facile, comme d’un йvйnement naturel.» — «Les hommes les meilleurs et les plus vertueux y voyaient le commencement d’une nouvelle иre de bonheur pour la France et pour tout le monde civilisй. Les ambitieux se rйjouissaient de la large carriиre qui allait s’ouvrir а leurs espйrances. Mais on n’aurait pas trouvй un individu, le plus morose, le plus timide, le plus enthousiaste, qui prйvоt un seul des йvйnements extraordinaires vers lesquels les Йtats assemblйs allaient кtre conduits.»


Дата добавления: 2015-09-30; просмотров: 34 | Нарушение авторских прав







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