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Un document produit en version numйrique par Pierre Palpant, bйnйvole, 16 страница



 

VI

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p.166 Retour а la nature, c’est-а-dire abolition de la sociйtй: tel est le cri de guerre de tout le bataillon encyclopйdique. Voici que d’un autre cфtй le mкme cri s’йlиve; c’est le bataillon de Rousseau et des socialistes qui, а son tour, vient donner l’assaut au rйgime йtabli. La sape que celui-ci pratique au pied des murailles semble plus bornйe, mais n’en est que plus efficace, et la machine de destruction qu’il emploie est aussi une idйe neuve de la nature humaine. Cette idйe, Rousseau l’a tirйe tout entiиre du spectacle de son propre cњur [410]: homme йtrange, original et supйrieur, mais qui, dиs l’enfance, portait en soi un germe de folie et qui а la fin devint fou tout а fait; esprit admirable et mal йquilibrй, en qui les sensations, les йmotions et les images йtaient trop fortes: а la fois aveugle et perspicace, vйritable poиte et poиte malade, qui, au lieu des choses, voyait ses rкves, vivait dans un roman et mourut sous le cauchemar qu’il s’йtait forgй; incapable de se maоtriser et de se conduire, prenant ses rйsolutions pour des actes, ses vellйitйs pour des rйsolutions et le rфle qu’il se donnait pour le caractиre qu’il croyait avoir; en tout disproportionnй au train courant du monde, s’aheurtant, se blessant, se salissant а toutes les bornes du chemin; ayant commis des extravagances, des vilenies et des crimes, et nйanmoins gardant jusqu’au bout la sensibilitй dйlicate et profonde, l’humanitй, l’attendrissement, le don des larmes, la facultй d’aimer, la passion de la justice, le sentiment religieux, l’enthousiasme, comme autant de racines vivaces oщ fermente toujours la sиve gйnйreuse pendant que la tige et les rameaux avortent, se dйforment ou se flйtrissent sous l’inclйmence de l’air. Comment expliquer un tel contraste? Comment Rousseau l’explique-t-il lui-mкme? Un critique, un psychologue ne verrait lа qu’un cas singulier, l’effet d’une structure mentale extraordinaire et discordante, analogue а celle d’Hamlet, de Chatterton, de Renй, de Werther, propre а la poйsie, impropre а la vie. Rousseau gйnйralise: prйoccupй de soi jusqu’а la manie et ne voyant dans le monde que lui-mкme, il imagine l’homme d’aprиs lui-mкme et «le dйcrit tel qu’il se sent». А cela d’ailleurs l’amour-propre trouve son compte; on est bien aise d’кtre le type de l’homme; la statue qu’on se dresse en prend plus d’importance; on se relиve а ses propres yeux quand, en se confessant, on croit confesser le genre humain. Rousseau convoque les gйnйrations par la trompette du jugement dernier et s’y prйsente hardiment aux yeux des hommes et du souverain juge: «Qu’un seul te dise, s’il l’ose: Je fus meilleur que cet homme-lа [411]!» Toutes les souillures qu’il a contractйes lui viennent du dehors; c’est aux circonstances qu’il faut attribuer ses bassesses et ses vices: «Si j’йtais tombй dans les mains d’un meilleur maоtre..., j’aurais йtй bon chrйtien, bon pиre de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toutes choses.» Ainsi la sociйtй seule a tous les torts. – Pareillement, dans l’homme en gйnйral, la nature est bonne. «Ses premiers mouvements sont toujours droits... Le principe fondamental de toute morale, sur lequel j’ai raisonnй dans mes йcrits, est que l’homme est un кtre naturellement bon, aimant la justice et l’ordre... L’ Йmile en particulier n’est qu’un traitй de la bontй originelle de l’homme, destinй а montrer comment le vice et l’erreur, йtrangers а sa constitution, s’y introduisent du dehors et l’altиrent insensiblement... La nature a fait l’homme heureux et bon, la sociйtй le dйprave et le fait misйrable [412].» Dйpouillez-le, par la pensйe, de ses habitudes factices, de ses besoins surajoutйs, de ses prйjugйs faux; йcartez les systиmes, rentrez dans votre propre cњur, йcoutez le sentiment intime, laissez-vous guider par la lumiиre de l’instinct et de la conscience; et vous retrouverez cet Adam primitif, semblable а une statue de marbre incorruptible qui, tombйe dans un marais, a disparu depuis longtemps sous une croыte de moisissures et de vase, mais qui, dйlivrйe de sa gaine fangeuse, peut remonter sur son piйdestal avec toute la perfection de sa forme et toute la puretй de sa blancheur.



Autour de cette idйe centrale se reforme la doctrine spiritualiste. – Un кtre si noble ne peut pas кtre un simple assemblage d’organes; il y a en lui quelque chose de plus que la matiиre; les impressions qu’il reзoit par les sens ne le constituent pas tout entier. «Je ne suis pas seulement un кtre sensitif et passif [413], mais un кtre actif et intelligent, et, quoi qu’en dise la philosophie, j’oserai prйtendre а l’honneur de penser.» Bien mieux, ce principe pensant est, en l’homme du moins, d’espиce supйrieure. «Qu’on me montre un autre animal sur la terre qui sache faire du feu et qui sache admirer le soleil. Quoi! je puis observer, connaоtre les кtres et leurs rapports; je puis sentir ce qu’est ordre, beautй, vertu; je puis contempler l’univers, m’йlever а la main qui le gouverne; je puis aimer le bien, le faire, et je me comparerais aux bкtes!» L’homme est libre, capable de choisir entre deux actions, partant crйateur de ses actes; il est donc une cause originale et premiиre, «une substance immatйrielle», distincte du corps, une вme que le corps gкne et qui peut survivre au corps. – Cette вme immortelle engagйe dans la chair a pour voix la conscience. «Conscience! instinct divin, immortelle et cйleste voix, guide assurй d’un кtre ignorant et bornй, mais intelligent et libre, juge infaillible du bien et du mal qui rends l’homme semblable а Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature.» – А cфtй de l’amour-propre, par lequel nous subordonnons le tout а nous-mкmes, il y a l’amour de l’ordre, par lequel nous nous subordonnons au tout. Аcфtй de l’йgoпsme, par lequel l’homme cherche son bonheur mкme aux dйpens des autres, il y a la sympathie, par laquelle il cherche le bonheur des autres mкme aux dйpens du sien. La jouissance personnelle ne lui suffit pas; il lui faut encore la paix de la conscience et les effusions du cњur. – Voilа l’homme tel que Dieu l’a fait et l’a voulu; il n’y a point de dйfaut dans sa structure. Les piиces infйrieures y servent comme les supйrieures; toutes sont nйcessaires, proportionnйes, en place, non seulement le cњur, la conscience, la raison et les facultйs par lesquelles nous surpassons les brutes, mais encore les inclinations qui nous sont communes avec l’animal, l’instinct de conservation et de dйfense, le besoin de mouvement physique, l’appйtit du sexe, et le reste des impulsions primitives, telles qu’on les constate dans l’enfant, dans le sauvage, dans l’homme inculte[414]. Aucune d’elles, prise en soi, n’est vicieuse ou nuisible. Aucune d’elles n’est trop forte, mкme l’amour de soi. Aucune n’entre en jeu hors de saison. Si nous n’intervenions pas, si nous ne leur imposions pas de contrainte, si nous laissions toutes ces sources vives couler sur leur pente, si nous ne les emprisonnions pas dans nos conduits artificiels et sales, nous ne les verrions jamais йcumer ni se ternir. Nous nous йtonnons de leurs souillures et de leurs ravages; nous oublions qu’а leur origine elles йtaient inoffensives et pures. La faute est а nous, aux compartiments sociaux, aux canaux encroыtйs et rigides par lesquels nous les dйvions, nous les contournons, nous les faisons croupir ou bondir. «Ce sont vos gouvernements mкmes qui font les maux auxquels vous prйtendez remйdier par eux... Sceptres de fer! lois insensйes! c’est а vous que nous reprochons de n’avoir pu remplir nos devoirs sur la terre!» Otez ces digues, њuvres de la tyrannie et de la routine; la nature dйlivrйe reprendra tout de suite son allure droite et saine, et, sans effort, l’homme se trouvera, non seulement heureux, mais vertueux [415].

Sur ce principe, l’attaque commence: il n’y en a pas qui pйnиtre plus avant ni qui soit conduite avec une plus вpre hostilitй. Jusqu’ici on ne prйsentait les institutions rйgnantes que comme gкnantes et dйraisonnables; а prйsent on les accuse d’кtre en outre injustes et corruptrices. Il n’y avait de soulevйs que la raison et les appйtits; on rйvolte encore la conscience et l’orgueil. Avec Voltaire et Montesquieu, tout ce que je pouvais espйrer, c’йtaient des maux un peu moindres. Avec Diderot et d’Holbach, je ne distinguais а l’horizon qu’un Eldorado brillant ou une Cythиre commode. Avec Rousseau, je vois а portйe de ma main un Eden oщ du premier coup je retrouverai ma noblesse insйparable de mon bonheur. J’y ai droit; la nature et la Providence m’y appellent; il est mon hйritage. Seule une institution arbitraire m’en йcarte et fait mes vices en mкme temps que mon malheur. Avec quelle colиre et de quel йlan vais-je me jeter contre la vieille barriиre! — On s’en aperзoit au ton vйhйment, au style amer, а l’йloquence sombre de la doctrine nouvelle. Il ne s’agit plus de plaisanter, de polissonner; le sйrieux est continu; on s’indigne, et la voix puissante qui s’йlиve perce au delа des salons jusqu’а la foule souffrante et grossiиre, а qui nul ne s’est encore adressй, dont les ressentiments sourds rencontrent pour la premiиre fois un interprиte, et dont les instincts destructeurs vont bientфt s’йbranler а l’appel de son hйraut. — Rousseau est du peuple et il n’est pas du monde. Dans un salon il se trouve gкnй [416]; il ne sait pas causer, кtre aimable; il n’a de jolis mots qu’aprиs coup, sur l’escalier; il se tait d’un air maussade ou dit des balourdises, et ne se sauve de la maladresse que par des boutades de rustre ou des sentences de cuistre. L’йlйgance lui dйplaоt, le luxe l’incommode, la politesse lui semble un mensonge, la conversation un bavardage, le bon ton une grimace, la gaietй une convention, l’esprit une parade, la science un charlatanisme, la philosophie une affectation, les mњurs une pourriture. Tout y est factice, faux et malsain [417], depuis le fard, la toilette et la beautй des femmes jusqu’а l’air des appartements et aux ragoыts des tables, le sentiment comme le plaisir, la littйrature comme la musique, le gouvernement comme la religion. Cette civilisation qui s’applaudit de son йclat n’est qu’un trйmoussement de singes surexcitйs et serviles qui s’imitent les uns les autres et se gвtent les uns les autres pour arriver par le raffinement au malaise et а l’ennui. Ainsi, par elle-mкme, la culture humaine est mauvaise, et les fruits qu’elle fait naоtre ne sont que des excroissances ou des poisons. — А quoi bon les sciences? Incertaines, inutiles, elles ne sont qu’une pвture pour les disputeurs et les oisifs [418]. «Qui voudrait passer sa vie en de stйriles contemplations, si chacun, ne consultant que les devoirs de l’homme et les besoins de la nature, n’avait de temps que pour la patrie, pour les malheureux et pour ses amis.» — А quoi bon les beaux-arts? Ils ne sont qu’une flatterie publique des passions rйgnantes. «Plus la comйdie est agrйable et parfaite, plus son effet est funeste», et le thйвtre, mкme chez Moliиre, est une йcole de mauvaises mњurs, «puisqu’il excite les вmes perfides а punir, sous le nom de sottise, la candeur des honnкtes gens». La tragйdie, qu’on dit morale, dйpense en effusions fausses le peu de vertu qui nous reste encore. «Quand un homme est allй admirer de belles actions dans des fables, qu’a-t-on encore а exiger de lui? Ne s’est-il pas acquittй de tout ce qu’il doit а la vertu par l’hommage qu’il vient de lui rendre? Que voudrait-on qu’il fоt de plus? Qu’il la pratiquвt lui-mкme? Il n’a pas de rфle а jouer, il n’est pas comйdien.» — Sciences, beaux-arts, arts de luxe, philosophie, littйrature, tout cela n’est bon qu’а effйminer et dissiper l’вme; tout cela n’est fait que pour le petit troupeau d’insectes brillants ou bruyants qui bourdonnent au sommet de la sociйtй et sucent toute la substance publique. – En fait de sciences, une seule est nйcessaire, celle de nos devoirs, et, sans tant de subtilitй ou d’йtudes, le sentiment intime suffit pour nous l’enseigner. — En fait d’arts, il n’y a de tolйrables que ceux qui, fournissant а nos premiers besoins, nous donnent du pain pour nous nourrir, un toit pour nous abriter, un vкtement pour nous couvrir, des armes pour nous dйfendre. – En fait de vie, il n’en est qu’une saine, celle que l’on mиne aux champs, sans apprкt, sans йclat, en famille, dans les occupations de la culture, sur les provisions que fournit la terre, parmi des voisins qu’on traite en йgaux et des serviteurs qu’on traite en amis. – En fait de classes, il n’y en a qu’une respectable, celle des hommes qui travaillent, surtout celle des hommes qui travaillent de leurs mains, artisans, laboureurs, les seuls qui soient vйritablement utiles, les seuls qui, rapprochйs par leur condition de l’йtat naturel, gardent, sous une enveloppe rude, la chaleur, la bontй et la droiture des instincts primitifs. – Appelez donc de leur vrai nom cette йlйgance, ce luxe, cette urbanitй, cette dйlicatesse littйraire, ce dйvergondage philosophique que le prйjugй admire comme la fleur de la vie humaine; ils n’en sont que la moisissure. Pareillement estimez а son juste prix l’essaim qui s’en nourrit, je veux dire l’aristocratie dйsњuvrйe, tout le beau monde, les privilйgiйs qui commandent et reprйsentent, les oisifs de salon qui causent, jouissent et se croient l’йlite de l’humanitй; ils n’en sont que les parasites. Parasites et moisissure, l’un attire l’autre, et l’arbre ne se portera bien que lorsque nous l’aurons dйbarrassй de tous les deux.

Si la civilisation est mauvaise, la sociйtй est pire [419]. Car elle ne s’йtablit qu’en dйtruisant l’йgalitй primitive, et ses deux institutions principales, la propriйtй et le gouvernement, sont des usurpations. «Le premier [420] qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire ceci est а moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la sociйtй civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misиres et d’horreurs n’eыt point йpargnйs au genre humain celui qui, arrachant les pieux et comblant le fossй, eыt criй а ses semblables: Gardez-vous d’йcouter cet imposteur; vous кtes perdus si vous oubliez que les fruits sont а tous et que la terre n’est а personne!» – La premiиre propriйtй fut un vol par lequel l’individu dйrobait а la communautй une partie de la chose publique. Rien ne justifiait son attentat, ni son industrie, ni sa peine, ni la valeur qu’il a pu ajouter au sol. «Il avait beau dire: C’est moi qui ai bвti ce mur, j’ai gagnй ce terrain par mon travail. Qui vous a donnй les alignements, pouvait-on lui rйpondre, et en vertu de quoi prйtendez-vous кtre payй d’un travail que nous ne vous avons point imposй? Ignorez-vous qu’une multitude de vos frиres pйrit ou souffre du besoin de ce que vous avez de trop, et qu’il vous fallait un consentement exprиs et unanime du genre humain pour vous approprier, sur la subsistance commune, tout ce qui allait au delа de la vфtre?» – On reconnaоt, а travers la thйorie, l’accent personnel, la rancune du plйbйien pauvre, aigri, qui entrant dans le monde, a trouvй les places prises et n’a pas su se faire la sienne, qui marque dans ses confessions le jour а partir duquel il a cessй de sentir la faim, qui, faute de mieux, vit en concubinage avec une servante et met ses cinq enfants а l’hфpital, tour а tour valet, commis, bohкme, prйcepteur, copiste, toujours aux aguets et aux expйdients pour maintenir son indйpendance, rйvoltй par le contraste de la condition qu’il subit et de l’вme qu’il se sent, n’йchappant а l’envie que par le dйnigrement, et gardant au fond de son cњur une amertume ancienne «contre les riches et les heureux du monde, comme s’ils l’eussent йtй а ses dйpens et que leur prйtendu bonheur eыt йtй usurpй sur le sien [421]». – Non seulement la propriйtй est injuste par son origine, mais encore, par une seconde injustice, elle attire а soi la puissance, et sa malfaisance grandit comme un chancre sous la partialitй de la loi. «Tous les avantages de la sociйtй [422] ne sont-ils pas pour les puissants et pour les riches? Tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls? Et l’autoritй publique n’est-elle pas toute en leur faveur? Qu’un homme de considйration vole ses crйanciers ou fasse d’autres friponneries, n’est-il pas sыr de l’impunitй? Les coups de bвton qu’il distribue, les violences qu’il commet, les meurtres et les assassinats dont il se rend coupable, ne sont-ce pas des affaires qu’on assoupit et dont au bout de six mois il n’est plus question? — Que ce mкme homme soit volй, toute la police est aussitфt en mouvement, et malheur aux innocents qu’il soupзonne! — Passe-t-il dans un lieu dangereux, voilа les escortes en campagne. — L’essieu de sa chaise vient-il а se rompre, tout vole а son secours. — Fait-on du bruit а sa porte, il dit un mot et tout se tait. — La foule l’incommode-t-elle, il fait un signe et tout se range. — Un charretier se trouve-t-il sur son passage, ses gens sont prкts а l’assommer, et cinquante honnкtes piйtons seraient plutфt йcrasйs qu’un faquin retardй dans son йquipage. — Tous ces йgards ne lui coыtent pas un sol; ils sont le droit de l’homme riche, et non le prix de la richesse. — Que le tableau du pauvre est diffйrent! Plus l’humanitй lui doit, plus la sociйtй lui refuse. Toutes les portes lui sont fermйes mкme quand il a le droit de les faire ouvrir, et, s’il obtient quelquefois justice, c’est avec plus de peine qu’un autre obtiendrait grвce. S’il y a des corvйes а faire, une milice а lever, c’est а lui qu’on donne la prйfйrence. Il porte toujours, outre sa charge, celle dont son voisin plus riche a le crйdit de se faire exempter. Au moindre accident qui lui arrive, chacun s’йloigne de lui. Que sa pauvre charrette renverse, je le tiens heureux s’il йvite en passant les avanies des gens lestes d’un jeune duc. En un mot, toute assistance gratuite le fuit au besoin, prйcisйment parce qu’il n’a pas de quoi la payer. Mais je le tiens pour un homme perdu, s’il a le malheur d’avoir l’вme honnкte, une fille aimable et un puissant voisin. — Rйsumons en quatre mots le pacte social des deux йtats: Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous кtes pauvre: faisons donc un accord entre nous; je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, а condition que vous me donnerez le peu qui vous reste pour la peine que je prends de vous commander.»

Ceci nous montre l’esprit, le but et l’effet de la sociйtй politique. — А l’origine, selon Rousseau, elle fut un contrat inique qui, conclu entre le riche adroit et le faible dupй, «donna de nouvelles entraves au faible, de nouvelles forces au riche», et, sous le nom de propriйtй lйgitime, consacra l’usurpation du sol. – Aujourd’hui elle est un contrat plus inique, «grвce auquel un enfant commande а un vieillard, un imbйcile conduit des hommes sages, une poignйe de gens regorge de superfluitйs, tandis que la multitude affamйe manque du nйcessaire». Il est dans la nature de l’йgalitй de p.172 s’accroоtre; c’est pourquoi l’autoritй des uns a grandi en mкme temps que la dйpendance des autres, tant qu’enfin, les deux conditions йtant arrivйes а l’extrкme, la sujйtion hйrйditaire et perpйtuelle du peuple a semblй de droit divin comme le despotisme hйrйditaire et perpйtuel du roi. — Voilа l’йtat prйsent, et, s’il change, c’est en pis. «Car [423] toute l’occupation des rois ou de ceux qu’ils chargent de leurs fonctions se rapporte а deux seuls objets, йtendre leur domination au dehors, et la rendre plus absolue au dedans.» Quand ils allиguent un autre but, c’est prйtexte. «Les mots bien public, bonheur des sujets, gloire de la nation, si lourdement employйs dans les йdits publics, n’annoncent jamais que des ordres funestes, et le peuple gйmit d’avance, quand ses maоtres lui parlent de leurs soins paternels.» — Mais, arrivй а ce terme fatal, «le contrat du gouvernement est dissous; le despote n’est maоtre qu’aussi longtemps qu’il est le plus fort, et, sitфt qu’on peut l’expulser, il n’a point а rйclamer contre la violence». Car il n’y a de droit que par consentement, et il n’y a ni consentement ni droit d’esclave а maоtre. «Soit d’un homme а un homme, soit d’un homme а un peuple, ce discours sera toujours йgalement insensй: Je fais avec toi une convention toute а ta charge et toute а mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira et que tu observeras tant qu’il me plaira.» Que des fous signent ce traitй; puisqu’ils sont fous, ils sont hors d’йtat de contracter, et leur signature n’est pas valable. Que des vaincus а terre et l’йpйe sur la gorge acceptent ces conditions; puisqu’ils sont contraints, leur promesse est nulle. Que des vaincus ou des fous aient, il y a mille ans, engagй le consentement de toutes les gйnйrations suivantes: si l’on contracte pour un mineur, on ne contracte pas pour un adulte, et, quand l’enfant est parvenu а l’вge de raison, il n’appartient plus qu’а lui-mкme. Аla fin nous voici adultes, et nous n’avons qu’а faire acte de raison pour rabattre а leur valeur les prйtentions de cette autoritй qui se dit lйgitime. Elle a la puissance, rien de plus. Mais «un pistolet aux mains d’un brigand est aussi une puissance»; direz-vous qu’en conscience je suis obligй de lui donner ma bourse? — Je n’obйis que par force, et je lui reprendrai ma bourse sitфt que je pourrai lui prendre son pistolet.

 

 

VII

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Arrкtons-nous ici; ce n’est pas la peine de suivre les enfants perdus du parti, Naigeon et Sylvain Marйchal, Mably et Morelly, les fanatiques qui йrigent l’athйisme en dogme obligatoire et en devoir supйrieur, les socialistes qui, pour supprimer l’йgoпsme, proposent la communautй des biens et fondent une rйpublique oщ tout homme qui voudra rйtablir «la dйtestable propriйtй» sera dйclarй ennemi de l’humanitй, traitй «en fou furieux» et pour la vie renfermй dans un cachot. Il suffit d’avoir suivi les corps d’armйe et les grands siиges. — Avec des engins diffйrents et des tactiques contraires, les diverses attaques ont abouti au mкme effet. Toutes les institutions ont йtй sapйes par la base. La philosophie rйgnante a retirй toute autoritй а la coutume, а la religion et а l’Йtat. Il est admis, non seulement p.173 qu’en elle-mкme la tradition est fausse, mais encore que par ses њuvres elle est malfaisante, que sur l’erreur elle bвtit l’injustice et que par l’aveuglement elle conduit l’homme а l’oppression. Dйsormais la voilа proscrite. «Йcrasons l’infвme» et ses fauteurs. Elle est le mal dans l’espиce humaine, et, quand le mal sera supprimй, il ne restera plus que du bien. «Il arrivera donc ce moment [424] oщ le soleil n’йclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant pour maоtres que leur raison; oщ les tyrans et les esclaves, les prкtres et leurs stupides ou hypocrites instruments n’existeront plus que dans l’histoire et sur les thйвtres; oщ l’on ne s’en occupera plus que pour plaindre leurs victimes et leurs dupes, pour s’entretenir par l’horreur de leurs excиs dans une utile vigilance, pour savoir reconnaоtre et йtouffer sous le poids de la raison les premiers germes de la superstition et de la tyrannie, si jamais ils osaient reparaоtre.» — Le millйnium va s’ouvrir, et c’est encore la raison qui doit le construire. Ainsi nous devrons tout а son autoritй salutaire, la fondation de l’ordre nouveau comme la destruction de l’ordre ancien.

 

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CHAPITRE IV

CONSTRUCTION DE LA SOCIЙTЙ FUTURE

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I. Mйthode mathйmatique. – Dйfinition de l’homme abstrait. – Contrat social. – Indйpendance et йgalitй des contractants. – Tous seront йgaux devant la loi, et chacun aura une part dans la souverainetй. – II. Premiиres consйquences. – L’application de cette thйorie est aisйe. – Motifs de confiance, persuasion que l’homme est par essence raisonnable et bon. – III. Insuffisance et fragilitй de la raison dans l’humanitй. – Insuffisance et raretй de la raison dans l’humanitй. – Rфle subalterne de la raison dans la conduite de l’homme. – Les puissances brutes et dangereuses. – Nature et utilitй du gouvernement. – Par la thйorie nouvelle le gouvernement devient impossible. – IV. Secondes consйquences. – Par la thйorie nouvelle l’Йtat devient despote. – Prйcйdents de cette thйorie. – La centralisation administrative. – L’utopie des йconomistes. – Nul droit antйrieur n’est valable. – Nulle association collatйrale n’est tolйrйe. – Aliйnation totale de l’individu а la communautй. – Droits de l’Йtat sur la propriйtй, l’йducation et la religion. – L’Йtat couvent spartiate. – V. Triomphe complet et derniers excиs de la raison classique. – Comment elle devient une monomanie. – Pourquoi son њuvre n’est pas viable.

 

I

 

Considйrez donc la sociйtй future telle qu’elle apparaоt а cet instant а nos lйgislateurs de cabinet, et songez qu’elle apparaоtra bientфt sous le mкme aspect aux lйgislateurs d’assemblйe. — А leurs yeux le moment dйcisif est arrivй. Dйsormais il y aura deux histoires [425], l’une celle du passй, l’autre celle de l’avenir, auparavant l’histoire de l’homme encore dйpourvu de raison, maintenant l’histoire de l’homme raisonnable. Enfin le rиgne du droit va commencer. De tout ce que le passй a fondй et transmis, rien n’est lйgitime. Par-dessus l’homme naturel, il a crйй un homme artificiel, ecclйsiastique ou laпque, noble ou roturier, roi ou sujet, propriйtaire ou prolйtaire, ignorant ou lettrй, paysan ou citadin, esclave ou maоtre, toutes qualitйs factices dont il ne faut point tenir compte, puisque leur origine est entachйe de violence et de dol. Otons ces vкtements surajoutйs; prenons l’homme en soi, le mкme dans toutes les conditions, dans toutes les situations, dans tous les pays, dans tous les siиcles, et cherchons le genre d’association qui lui convient. Le problиme ainsi posй, tout le reste suit. – Conformйment aux habitudes de l’esprit classique et aux prйceptes de l’idйologie rйgnante, on construit la politique sur le modиle des mathйmati­ques [426]. On isole une donnйe simple, trиs gйnйrale, trиs accessible а l’observation, trиs familiиre, et que l’йcolier le plus inattentif et le plus ignorant peut aisйment saisir. Retranchez toutes les diffйrences qui sйparent un homme des autres; ne conservez de lui que la portion commune а lui et aux autres. Ce reliquat est l’homme en gйnйral, en d’autres termes «un кtre sensible et raisonnable, qui en cette qualitй йvite la douleur, cherche le plaisir», et partant aspire «au bonheur, c’est-а-dire а un йtat stable dans lequel on йprouve plus de plaisir que de peine [427]», ou bien encore «c’est un кtre sensible, capable de former des raisonnements et d’acquйrir des idйes morales [428]». Le premier venu peut trouver cette notion dans son expйrience et la vйrifier lui-mкme du premier regard. Telle est l’unitй sociale; rйunissons-en plusieurs, mille, cent mille, un million, vingt-six millions, et voilа le peuple franзais. On suppose des hommes nйs а vingt et un ans, sans parents, sans passй, sans tradition, sans obligations, sans patrie, et qui, assemblйs pour la premiиre fois, vont pour la premiиre fois traiter entre eux. En cet йtat, et au moment de contracter ensemble, tous sont йgaux; car, par dйfinition, nous avons йcartй les qualitйs extrinsиques et postiches par lesquelles seules ils diffйraient. Tous sont libres; car, par dйfinition, nous avons supprimй les sujйtions injustes que la force brutale et le prйjugй hйrйditaire leur imposaient. – Mais, tous йtant йgaux, il n’y a aucune raison pour que, par leur contrat, ils concиdent des avantages particuliers а l’un plutфt qu’а l’autre. Ainsi tous seront йgaux devant la loi; nulle personne, famille ou classe, n’aura de privilиge; nul ne pourra rйclamer un droit dont un autre serait privй; nul ne devra porter une charge dont un autre serait exempt. – D’autre part, tous йtant libres, chacun entre avec sa volontй propre dans le faisceau de volontйs qui constitue la sociйtй nouvelle; il faut que, dans les rйsolutions communes, il intervienne pour sa part. Il ne s’est engagй qu’а cette condition; il n’est tenu de respecter les lois que parce qu’il a contribuй а les faire, et d’obйir aux magistrats que parce qu’il a contribuй а les йlire. Au fond de toute autoritй lйgitime, p.175 on doit retrouver son consentement ou son vote, et, dans le citoyen le plus humble, les plus hauts pouvoirs publics sont obligйs de reconnaоtre un des membres de leur souverain. Nul ne peut aliйner ni perdre cette part de souverainetй; elle est insйparable de sa personne, et, quand il en dйlиgue l’usage, il en garde la propriйtй. – Libertй, йgalitй, souverainetй du peuple, ce sont lа les premiers articles du contrat social. On les a dйduits rigoureusement d’une dйfinition primordiale; on dйduira d’eux non moins rigoureusement les autres droits du citoyen, les grands traits de la constitution, les, principales lois politiques ou civiles, bref l’ordre, la forme et l’esprit de l’Йtat nouveau.

 

II

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De lа deux consйquences. – En premier lieu, la sociйtй ainsi construite est la seule juste; car, а l’inverse de toutes les autres, elle n’est pas l’њuvre d’une tradition aveuglйment subie, mais d’un contrat conclu entre йgaux, examinй en pleine lumiиre et consenti en pleine libertй [429]. Composй de thйorиmes prouvйs, le contrat social a l’autoritй de la gйomйtrie; c’est pourquoi il vaut comme elle en tous temps, en tous lieux pour tout peuple; son йtablissement est de droit. Quiconque y fait obstacle est l’ennemi du genre humain; gouvernement, aristocratie, clergй, quel qu’il soit, il faut l’abattre. Contre lui la rйvolte n’est qu’une juste dйfense; quand nous nous фtons de ses mains, nous ne faisons que reprendre ce qu’il dйtient а tort et ce qui est lйgitimement а nous. – En second lieu, le code social, tel qu’on vient de l’exposer, va, une fois promulguй, s’appliquer sans obscuritй ni rйsistance: car il est une sorte de gйomйtrie morale plus simple que l’autre, rйduite aux premiers йlйments, fondйe sur la notion la plus claire et la plus vulgaire, et conduisant en quatre pas aux vйritйs capitales. Pour comprendre et appliquer ces vйritйs, il n’est pas besoin d’йtude prйalable ou de rйflexion profonde: il suffit du bon sens et mкme du sens commun. Le prйjugй et l’intйrкt pourraient seuls en ternir l’йvidence; mais jamais cette йvidence ne manquera а une tкte saine et а un cњur droit. Expliquez а un ouvrier, а un paysan les droits de l’homme, et tout de suite il deviendra un bon politique; faites rйciter aux enfants le catйchisme du citoyen et, au sortir de l’йcole, ils sauront leurs devoirs et leurs droits aussi bien que les quatre rиgles. – Lа-dessus l’espйrance ouvre ses ailes toutes grandes; tous les obstacles semblent levйs. Il est admis que, d’elle-mкme et par sa propre force, la thйorie engendre la pratique, et qu’il suffit aux hommes de dйcrйter ou d’accepter le pacte social pour acquйrir du mкme coup la capacitй de le comprendre et la volontй de l’accomplir.


Дата добавления: 2015-09-30; просмотров: 28 | Нарушение авторских прав







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