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Un document produit en version numйrique par Pierre Palpant, bйnйvole, 11 страница



 

VI

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«Кtre toujours gai, dit un voyageur anglais en 1785 [274], voilа le propre du Franзais», et il remarque que cela est d’obligation, parce qu’en France tel est le ton du monde et la seule faзon de plaire aux dames, souveraines de la sociйtй et arbitres du bon goыt. Ajoutez l’absence des causes qui font la tristesse moderne et mettent au-dessus de nos tкtes un pesant ciel de plomb. Point de travail вpre et prйcoce en ce temps-lа; point de concurrence acharnйe; point de carriиres indйfinies ni de perspectives infinies. Les rangs sont marquйs, les ambitions sont bornйes, l’envie est moindre. L’homme n’est pas habituellement mйcontent, aigri, prйoccupй comme aujourd’hui. On souffre peu des passe-droits lа oщ il n’y a pas de droits; nous ne songeons qu’а avancer, ils ne songent qu’а s’amuser. Au lieu de maugrйer sur l’Annuaire, un officier invente un travestissement de bal masquй; au lieu de compter les condamnations qu’il a obtenues, un magistrat donne un beau souper. А Paris, dans l’allйe de gauche du Palais-Royal, toutes les aprиs-midi, «la bonne compagnie en fort grande parure se rйunit sous les grands arbres»; le soir, «au sortir de l’Opйra, а huit heures et demie, on y revient, et l’on y reste souvent jusqu’а deux heures du matin». On y fait de la musique en plein air, au clair de lune, Garat chante et le chevalier de Saint-Georges joue du violon [275]. А Morfontaine, «le comte de Vaudreuil, Lebrun le poиte, le chevalier de Coigny, si aimable et si gai, Brongniart, Robert, font toutes les nuits des charades et se rйveillent pour se les dire». А Maupertuis chez M. de Montesquiou, а Saint-Ouen chez le duc de Nivernais, а Saint-Germain chez le marйchal de Noailles, а Gennevilliers chez le comte de Vaudreuil, au Raincy chez le duc d’Orlйans, а Chantilly chez le prince de Condй, ce ne sont que fкtes. On ne peut lire une biographie, un document de province, un inventaire du temps, sans entendre tinter les grelots de l’universel carnaval. А Monchoix [276], chez le comte de Bйdйe, oncle de Chateaubriand, «on faisait de la musique, on dansait, on chassait, on йtait en liesse du matin jusqu’au soir, on mangeait son fonds et son revenu». А Aix et Marseille, dans tout le beau monde, chez le comte de Valbelle, je ne vois que concerts, divertissements, bals, galanteries, thйвtres de sociйtй avec la comtesse de Mirabeau pour premiиre actrice. А Chвteauroux, M. Dupin de Francueil entretient «une troupe de musiciens, de laquais, de cuisiniers, de parasites, de chevaux et de chiens, donnant tout а pleines mains, au plaisir et а la bienfaisance, voulant кtre heureux et que tout le monde le soit autour de lui», sans vouloir compter et jusqu’а se ruiner le plus aimablement du monde. Rien n’йtouffe cette gaietй, ni l’вge, ni l’exil, ni le malheur; en 1793, elle durait encore dans les prisons de la Rйpublique. – Un homme en place n’est point alors gкnй par son habit, raidi par son emploi, obligй de garder l’air important et digne, astreint а cette gravitй de commande que l’envie dйmocratique nous impose comme une ranзon. En 1753 [277], les parlementaires, qu’on vient d’exiler а Bourges, arrangent trois thйвtres de sociйtй, jouent la comйdie, et l’un d’eux, M. Duprй de Saint-Maur, trop galant, se bat а l’йpйe contre un rival. En 1787 [278], quand tout le Parlement est relйguй а Troyes, l’йvкque, M. de Barral, revient exprиs de son chвteau de Saint-Lye pour le recevoir et prйside tous les soirs а un dоner de quarante couverts. «C’йtaient, dans toute la ville, des fкtes et des repas sans fin; les prйsidents tenaient table ouverte»; la consommation des traiteurs en fut triplйe, et l’on brыla tant de bois dans les cuisines, que la ville fut sur le point d’en manquer. En temps ordinaire, la bombance et la joie ne sont guиre moindres. Un parlementaire, comme un seigneur, doit se faire honneur de sa fortune; voyez dans les lettres du prйsident de Brosses la sociйtй de Dijon; elle fait penser а l’abbaye de Thйlиme; puis mettez en regard la mкme ville aujourd’hui [279]. En 1744, а propos de la guйrison du roi, M de Montigny, frиre du prйsident de Bourbonne, invite а souper tous les ouvriers, marchands et artisans qu’il emploie, au nombre de quatre-vingts, avec une seconde table pour ses commis, secrйtaires, mйdecins, chirurgiens, procureurs et notaires; le cortиge s’assemble autour d’un char de triomphe couvert de bergиres, de bergers et de divinitйs champкtres en costume d’opйra; des fontaines laissent couler le vin «comme s’il йtait de l’eau», et, aprиs le souper, on jette toutes les confitures par les fenкtres. – Autour de celui-ci, chaque parlementaire «a son petit Versailles, un grand hфtel entre cour et jardin». La ville, silencieuse aujourd’hui, retentit toute la journйe du bruit des beaux йquipages. La prodigalitй des tables est йtonnante, «non pas seulement aux jours de gala, mais dans les soupers de chaque semaine, j’ai presque dit de chaque jour». – Au milieu de tous ces donneurs de fкtes, le plus illustre de tous, le prйsident de Brosses, si grave sur les fleurs de lys, si intrйpide dans ses remontrances, si laborieux [280], si йrudit, est un boute-en-train merveilleux, un vrai Gaulois, d’une verve йtincelante, intarissable en plaisanteries salйes: devant ses amis, il фte sa perruque, sa robe et mкme quelque chose de plus. Nul ne songe а s’en scandaliser: personne n’imagine qu’un habit doive кtre un йteignoir, et cela est vrai de tous les habits, en premier lieu de la robe. «Quand je suis entrй dans le monde, en 1785, йcrit un parlementaire [281], je me suis vu prйsenter en quelque sorte parallиlement chez les femmes et chez les maоtresses des amis de ma famille, passant la soirйe du lundi chez l’une, celle du mardi chez l’autre. Et je n’avais pas dix-huit ans! Et j’йtais d’une famille magistrale!» А Basville, chez M. de Lamoignon, pendant les vacances de la Pentecфte et de l’automne, il y a chaque jour trente personnes а table; on chasse trois et quatre fois par semaine, et les plus illustres magistrats, M. de Lamoignon, M. Pasquier, M. de Rosambo, M. et Mme d’Aguesseau, jouent le Barbier de Sйville sur le thйвtre du chвteau.



Quant а la soutane, elle a les mкmes libertйs que la robe. А Saverne, а Clairvaux, au Mans et ailleurs, les prйlats la portent aussi gaillardement qu’un habit de cour. Pour la leur coller au corps, il a fallu la tourmente rйvolutionnaire, puis la surveillance hostile d’un parti organisй et la menace d’un danger continu. Jusqu’en 1789, le ciel est trop beau, l’air est trop tiиde, pour qu’on se rйsigne а se boutonner jusqu’au cou. «Libertй, facilitй, monsieur l’abbй, disait le cardinal de Rohan а son secrйtaire; sans cela nous ferions de ceci un dйsert [282].» C’est de quoi le bon cardinal s’йtait bien gardй; tout au contraire il avait fait de Saverne un monde enchantй p.115 d’aprиs Watteau, presque «un embarquement pour Cythиre». Six cents paysans et les gardes rangйs en file forment le matin une chaоne longue d’une lieue et battent la campagne environnante; cependant les chasseurs, hommes et femmes, sont postйs. «De crainte que les dames n’eussent peur seules, on leur laissait toujours l’homme qu’elles haпssaient le moins, pour les rassurer», et, comme il йtait dйfendu de quitter son poste avant le signal, «il devenait impossible d’кtre surpris». – Vers une heure aprиs midi, «la compagnie se rassemblait sous une belle tente, au bord d’un ruisseau ou dans quelque endroit dйlicieux; on servait un dоner exquis, et, comme il fallait que tout le monde fыt heureux, chaque paysan recevait une livre de viande, deux de pain, une demi-bouteille de vin, et ne demandait qu’а recommencer, ainsi que les dames». Certainement, aux gens scrupuleux l’obligeant prйlat eыt rйpondu avec Voltaire «qu’il n’est jamais de mal en bonne compagnie». De fait, il le disait, et en propres termes. Un jour, une dame accompagnйe d’un jeune officier йtant venue en visite, comme il les retenait а coucher, son valet de chambre «vient l’avertir tout bas qu’il n’a plus de place. – Est-ce que l’appartement des bains est plein? – Non, Monseigneur. – N’y a-t-il pas deux lits? – Oui, Monsei­gneur, mais ils sont dans la mкme chambre, et cet officier... – Eh bien! ne sont-ils pas venus ensemble? Les gens bornйs comme vous voient toujours en mal. Vous verrez qu’ils s’accommoderont trиs bien; il n’y a pas la plus petite rйflexion а faire.» Effectivement il paraоt que personne n’en fit, ni l’officier ni la dame. – А Granselve [283], dans le Gard, les bernardins sont encore plus hospitaliers; on y vient de quinze ou vingt lieues, pour la fкte de saint Bernard qui dure deux semaines; pendant tout le temps, on danse, on chasse, on joue la comйdie, «les tables sont servies а toute heure». Le quartier des dames est pourvu de tout ce qu’il faut pour la toilette; rien ne leur manque, et l’on dit mкme qu’aucune d’elles n’a besoin d’amener son officier. – Je citerais vingt prйlats non moins galants, le second cardinal de Rohan, hйros du collier, M. de Jarente, йvкque d’Orlйans, qui tient la feuille des bйnйfices, le jeune M. de Grimaldi, йvкque du Mans, M. de Breteuil, йvкque de Montauban, M. de Cicй, archevкque de Bordeaux, le cardinal de Montmorency, grand aumфnier, M. de Talleyrand, йvкque d’Autun, M. de Conziй, йvкque d’Arras [284], au premier rang l’abbй de Saint-Germain des Prйs, comte de Clermont, prince du sang, qui, ayant trois cent soixante-dix mille livres de rente, trouve moyen de se ruiner deux fois, joue la comйdie chez lui а la ville et а la campagne, йcrit а Collй en style de parade, et, dans sa maison abbatiale de Berny, installe une danseuse, Mlle Leduc, pour faire les honneurs de sa table. — Nulle hypocrisie: chez M. Trudaine, quatre йvкques assistent а une piиce de Collй, intitulйe les Accidents ou les Abbйs, et dont le fond, dit Collй lui-mкme, est si libre qu’il n’a pas osй la faire imprimer avec les autres. Un peu plus tard, Beaumarchais, lisant chez la marйchale de Richelieu son Mariage de Figaro, non expurgй, bien plus vert et bien plus cru qu’aujourd’hui, a pour auditeurs des йvкques et des archevкques, et ceux-ci, dit-il, «aprиs s’en кtre infiniment amusйs, m’ont fait l’honneur de m’assurer qu’ils publieraient qu’il n’y avait pas un seul mot dont les bonnes mњurs pussent кtre blessйes [285]»: c’est ainsi que la piиce passa, contre la raison d’Йtat, contre la volontй du roi, par la complicitй de tous, mкme des plus intйressйs а la supprimer. «Il y a quelque chose de plus fou que ma piиce, disait l’auteur lui-mкme, c’est son succиs.» L’attrait йtait trop fort; des gens de plaisir ne pouvaient renoncer а la comйdie la plus gaie du siиcle; ils vinrent applaudir leur propre satire; bien mieux, ils la jouиrent eux-mкmes. – Quand un goыt est rйgnant, il aboutit, comme une grande passion, а des extrйmitйs qui sont des folies; а tout prix, il lui faut la jouissance offerte. Devant la satisfaction du moment, il est comme un enfant devant un fruit, et rien ne l’arrкte, ni le danger puisqu’il l’oublie, ni les convenances puisqu’il les fait.

 

VII

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Se divertir, c’est se dйtourner de soi, s’en dйprendre, en sortir; et, pour en bien sortir, il faut se transporter dans autrui, se mettre а la place d’un autre, prendre son masque, jouer son rфle. Voilа pourquoi le plus vif des divertissements est la comйdie oщ l’on est acteur. C’est celui des enfants qui, tout le long du jour, auteurs, acteurs, spectateurs, improvisent et reprйsentent de petites scиnes. C’est celui des peuples que leur rйgime politique exclut des soucis virils et qui jouent avec la vie а la faзon des enfants. АVenise, au dix-huitiиme siиcle, le carnaval dure six mois; en France, sous une autre forme, il dure toute l’annйe. Moins familier et moins pittoresque, plus raffinй et plus йlйgant, il a quittй la place publique oщ le soleil lui manque, pour s’enfermer dans les salons oщ les lustres lui conviennent mieux. De la grande mascarade populaire, il ne garde qu’un lambeau, le bal de l’Opйra, magnifique d’ailleurs et frйquentй par les princes, par les princesses, par la reine. Mais ce lambeau, si brillant qu’il soit, ne lui suffit point, et, dans tous les chвteaux, dans tous les hфtels, а Paris, en province, il installe les travestissements de sociйtй et la comйdie а domicile. – Pour accueillir un grand personnage, pour cйlйbrer la fкte du maоtre ou de la maоtresse de la maison, ses hфtes ou ses invitйs lui jouent une opйrette improvisйe, quelque pastorale ingйnieuse et louangeuse, tantфt habillйs en Dieux, en Vertus, en abstractions mythologiques, en Turcs, en Lapons, en Polonais d’opйra, et pareils aux figures qui ornent alors le frontispice des livres; tantфt en costumes de paysans, de magisters, de marchands forains, de laitiиres, de rosiиres, et semblables aux villageois bien appris dont le goыt du temps peuple alors le thйвtre. Ils chantent, ils dansent, et viennent tour а tour dйbiter de petits vers de circonstance qui sont des compliments bien tournйs [286]. — А Chantilly, «la jeune et charmante duchesse de Bourbon, parйe en voluptueuse Naпade, conduit le comte du Nord, dans une gondole dorйe, а travers le grand canal, jusqu’а l’оle d’Amour»; de son cфtй, le prince de Conti sert de pilote a la grande-duchesse; les autres seigneurs et les dames, «chacun sous des vкtements allйgoriques», font l’йquipage [287], et, sur ces belles eaux, dans ce nouveau jardin d’Alcine, le riant et galant cortиge semble une fйerie du Tasse. – Au Vaudreuil, les dames, averties qu’on veut les enlever pour le sйrail, s’habillent en vestales, et le grand prкtre, avec de jolis couplets, les reзoit dans son temple au milieu du parc; cependant plus de trois cents Turcs arrivent, forcent l’enceinte au son de la musique, et emportent les dames sur des palanquins le long des jardins illuminйs. – Au Petit Trianon, le parc reprйsente une foire, les dames de la cour y sont les marchandes, «la reine tient un cafй comme limonadiиre», за et lа sont des parades et des thйвtres; la fкte coыte, dit-on, quatre cent mille livres, et l’on va recommencer а Choisy sur plus grands frais.

А cфtй de ces dйguisements qui s’arrкtent au costume et ne prennent qu’une heure, il est une distraction plus forte, la comйdie de sociйtй qui transforme l’homme tout entier, et qui, pendant six semaines, pendant trois mois, l’occupe tout entier aux rйpйtitions. Vers 1770 [288], «c’est une fureur incroyable; il n’est pas de procureur dans sa bastide qui ne veuille avoir des trйteaux et une troupe». Un bernardin, qui vit en Bresse au milieu des bois, йcrit а Collй qu’il va jouer avec ses confrиres la Partie de chasse de Henri IV, et faire construire un petit thйвtre «а l’insu des cagots et des petits esprits». Des rйformateurs, des moralistes font entrer l’art thйвtral dans l’йducation des enfants; Mme de Genlis compose des comйdies а leur usage et juge que cet exercice est excellent pour donner une bonne prononciation, l’assurance convenable et les grвces du maintien. En effet le thйвtre alors prйpare l’homme au monde, comme le monde prйpare l’homme au thйвtre; dans l’un et dans l’autre, on est en spectacle, on compose son attitude et son ton de voix, on joue un rфle; la scиne et le salon sont de plain-pied. – Vers la fin du siиcle, tout le monde devient acteur; c’est que tout le monde l’йtait dйjа [289]. «On n’entend parler que de petits thйвtres montйs dans la campagne autour de Paris.» Depuis longtemps, les plus grands donnaient l’exemple. Sous le roi Louis XV, les ducs d’Orlйans, de Nivernais, d’Ayen, de Coigny, les marquis de Courtenvaux et d’Entraigues, le comte de Maillebois, la duchesse de Brancas, la comtesse d’Estrades forment avec Mme de Pompadour la troupe «des petits cabinets»; le duc de la Valliиre en est le directeur: quand la piиce renferme un ballet, le marquis de Courtenvaux, le duc de Beuvron, les comtes de Melfort et de Langeron sont les danseurs en titre [290]. «Ceux qui sont dans l’usage de ces spectacles, йcrit le sage et pieux duc de Luynes, conviennent qu’il serait difficile que des comйdiens de profession jouassent mieux et avec plus d’intelligence.» – А la fin l’entraоnement gagne encore plus haut et jusqu’а la famille royale. АTrianon, d’abord devant quarante personnes, puis devant un public fort йtendu, la reine joue Colette dans le Devin de village, Gotte dans la Gageure imprйvue, Rosine dans le Barbier de Sйville, Pierrette dans le Chasseur et la Laitiиre [291], et les autres comйdiens sont les principaux de la cour, le comte d’Artois, les comtes d’Adhйmar et de Vaudreuil, la comtesse de Laguiche, la chanoinesse de Polignac. On trouve un thйвtre chez Monsieur; il y en a deux chez le comte d’Artois, deux chez le duc d’Orlйans, deux chez le comte de Clermont, un chez le prince de Condй. Le comte de Clermont tient les rфles «а manteaux sйrieux;» le duc d’Orlйans reprйsente avec rondeur et naturel les paysans et les financiers; M. de Miromesnil, garde des sceaux, est le Scapin le plus fin et le plus dйliй; M. de Vaudreuil semble un rival de Molй; le comte de Pons joue le Misanthrope avec une perfection rare [292]. «Plus de dix de nos femmes du grand monde, йcrit le prince de Ligne, jouent et chantent mieux que tout ce que j’ai vu de mieux sur tous nos thйвtres.» – Par leur talent, jugez de leurs йtudes, de leur assiduitй et de leur zиle; il est йvident que, pour beaucoup d’entre eux, cette occupation йtait la principale. Il y avait tel chвteau, celui de Saint-Aubin, oщ la dame du logis, pour avoir une troupe suffisante, enrфlait ses quatre femmes de chambre, faisait jouer Zaпre а sa fille вgйe de dix ans, et, pendant plus de vingt mois, ne faisait pas relвche. Aprиs sa banqueroute et dans son exil, le premier soin de la princesse de Guйmйnй fut de mander les tapissiers pour leur faire dresser un thйвtre. Bref, de mкme qu’а Venise on ne sortait plus qu’en masque, de mкme ici l’on ne comprenait plus la vie qu’avec les travestissements, les mйtamorphoses, les exhibitions et les succиs de l’histrion.

Dernier trait, plus significatif encore, je veux parler de la petite piиce. Vйritablement, pour ce beau monde, la vie est un carnaval aussi libre et presque aussi dйbraillй qu’а Venise. D’ordinaire le spectacle finit par une parade empruntйe aux contes de La Fontaine ou aux farces des bouffons italiens, non seulement vive, mais plus que leste, et parfois si crue, «qu’on ne peut la jouer que devant de grands princes ou des filles [293]»; en effet, un palais blasй se dйgoыte de l’orgeat et demande du rogomme. Le duc d’Orlйans chante sur la scиne les chansons les plus йpicйes, joue Bartholin dans Nicaise et Blaise dans Jaconde, le Mariage sans curй, Lйandre grosse, l’Amant poussif, Lйandre йtalon, voilа des titres de parades «composйes par Collй pour les plaisirs de Son Altesse et de la cour». Contre une qui a du sel, il y en a dix bourrйes de gros poivre. АBrunoy, chez Monsieur, elles sont si grivoises [294] que le roi se repent d’y кtre venu; «on n’avait pas l’idйe d’une telle licence; deux femmes qui йtaient dans la salle sont obligйes de se sauver, et, chose йnorme, on avait osй inviter la reine». La gaietй est une sorte d’ivresse qui puise jusqu’au dernier fond du tonneau, et, aprиs le vin, boit la lie. Non seulement dans leurs petits soupers et avec des filles, mais dans le beau monde et avec des dames, ils font des folies de guinguette. Tranchons le mot, ce sont des polissons, et ils ne reculent pas plus devant le mot que devant la chose. «Depuis cinq ou six mois, йcrit une dame en 1782 [295], les soupers sont suivis d’un colin-maillard ou d’un traоne-ballet et finissent par une polissonnerie gйnйrale.»On y invite les gens quinze jours d’avance. «Cette fois, on renversa les tables, les meubles; on jeta dans la chambre vingt carafes d’eau; enfin je me retirai а une heure et demie, excйdйe de fatigue, assommйe de coups de mouchoir, et laissant Mme de Clarence avec une extinction de voix, une robe dйchirйe en mille morceaux, une йcorchure au bras, une contusion а la tкte, mais s’applaudissant d’avoir donnй un souper d’une telle gaietй et se flattant qu’il ferait la nouvelle du lendemain.» – Voilа oщ conduit le besoin d’amusement. Sous sa pression, comme sous le doigt d’un sculpteur, le masque du siиcle se transforme par degrйs et perd insensiblement son sйrieux: la figure compassйe du courtisan devient d’abord la physionomie enjouйe du mondain; puis, sur cette bouche souriante dont les contours s’altиrent, on voit йclater le rire effrontй et dйbridй du gamin [296].

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CHAPITRE III

INCONVЙNIENTS DE LA VIE DE SALON

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I. Elle est artificielle et sиche. — Retour а la nature et au sentiment. — II. Trait final qui achиve la physionomie du siиcle, la sensibilitй de salon. — Date de son avиnement. — Ses symptфmes dans l’art et la littйrature. — Son ascendant dans la vie privйe. — Ses affectations. — Sa sincйritй. — Sa dйlicatesse. — III. Insuffisance du caractиre ainsi formй. — Adaptй а une situation, il n’est pas prйparй pour la situation contraire. — Lacunes dans l’intelligence. — Lacunes dans la volontй. — Ce caractиre est dйsarmй par le savoir-vivre.

 

I

 

А la longue, le simple plaisir cesse de plaire, et, si agrйable que soit la vie de salon, elle finit par sembler vide. Quelque chose manque, sans qu’on puisse encore dire clairement ce que c’est; l’вme s’inquiиte, et peu а peu, avec l’aide des йcrivains et des artistes, elle va dйmкler la cause de son malaise et l’objet de son secret dйsir. Artificiel et sec, voilа les deux traits du monde, d’autant plus marquйs qu’il est plus parfait, et, dans celui-ci, poussйs а l’extrкme, parce qu’il est arrivй au suprкme raffinement. — D’abord le naturel en est exclu; tout y est arrangй, apprкtй, le dйcor, le costume, l’attitude, le son de voix, les paroles, les idйes et jusqu’aux sentiments. «La raretй d’un sentiment vrai est si grande, disait M. de V., que, lorsque je reviens de Versailles, je m’arrкte quelquefois dans les rues а regarder un chien ronger un os [297].» L’homme, s’йtant livrй tout entier au monde, n’avait gardй pour soi aucune portion de sa personne, et les convenances, comme autant de lianes, avaient enlacй toute la substance de son кtre et tout le dйtail de son action. Il y avait alors, dit une personne qui a subi cette йducation [298], une maniиre de marcher, de s’asseoir, de saluer, de ramasser son gant, de tenir sa fourchette, de prйsenter un objet, enfin une mimique complиte qu’on devait enseigner aux enfants de trиs bonne heure, afin qu’elle leur devоnt par l’habitude une seconde nature, et cette convention йtait un article de si haute importance dans la vie des hommes et des femmes de l’ancien beau monde que les acteurs ont peine aujourd’hui, malgrй toutes leurs йtudes, а nous en donner une idйe». — Non seulement le dehors, mais encore le dedans йtait factice; il y avait une faзon obligйe de sentir, de penser, de vivre et de mourir. Impossible de parler а un homme sans se mettre а ses ordres, et а une femme sans se mettre а ses pieds. Le bon ton avait rйglй d’avance toutes les grandes et petites dйmarches, la maniиre de se dйclarer а une dame et de rompre avec elle, d’engager et de conduire un duel, de traiter un йgal, un subordonnй, un supйrieur. Si l’on manquait en quoi que ce fыt а ce code universel de l’usage, on йtait «une espиce». Tel homme de cњur et de talent, d’Argenson, fut surnommй «la bкte», parce que son originalitй dйpassait le cadre convenu. «Cela n’a pas de nom, cela ne ressemble а rien», tel est le blвme le plus fort. Dans la conduite comme dans la littйrature, tout ce qui s’йcarte d’un certain modиle est rejetй. Le nombre des actions permises s’est restreint comme le nombre des mots autorisйs. Le mкme goыt йpurй appauvrit l’initiative en mкme temps que la langue, et l’on agit comme on йcrit, selon des formes apprises, dans un cercle bornй. Аaucun prix, l’excentrique, l’imprйvu, le vif йlan spontanй ne sont de mise. — Entre vingt exemples qui se pressent, je choisis le moindre, puisqu’il s’agit d’un simple geste: de lа on peut conclure aux autres choses. Mlle de..., par le crйdit de sa famille, obtient une pension pour Marcel, cйlиbre maоtre а danser, accourt chez lui toute joyeuse et lui prйsente le brevet. Marcel le prend et le jette а terre: «Est-ce ainsi, Mademoiselle, que je vous ai enseignй а prйsenter quelque chose? Ramassez ce papier, et rapportez-le-moi comme vous le devez.» Elle reprend le brevet, et le lui prйsente avec toutes les grвces voulues. «C’est bien, Mademoiselle, dit Marcel, je le reзois, quoique votre coude n’ait pas йtй assez arrondi, et vous remercie [299].» — Tant de grвces finissent par lasser; aprиs n’avoir mangй pendant des annйes que d’une cuisine savante, on demande du lait et du pain bis.

Entre tous ces assaisonnements mondains, il en est un surtout dont on abuse, et qui, employй sans relвche, communique а tous les mets sa saveur piquante et froide: je veux dire le badinage. Le monde ne souffre pas la passion, et en cela il est dans son droit. On n’est pas en compagnie pour se montrer vйhйment ou sombre; l’air concentrй ou tendu y ferait disparate. La maоtresse de maison a toujours droit de dire а un homme que son йmotion contenue rйduit au silence: «Monsieur un tel, vous n’кtes pas aimable aujourd’hui». Il faut donc кtre toujours aimable, et, а ce manиge, la sensibilitй qui se disperse en mille petits canaux ne peut plus faire un grand courant. «On avait cent amis, et sur cent amis, il y en a chaque jour deux ou trois qui ont un chagrin vif: mais on ne pouvait longtemps s’attendrir sur leur compte, car alors on eыt manquй d’йgards envers les quatre-vingt-dix-sept autres [300]»; on soupirait un instant avec quelques-uns des quatre-vingt-dix-sept, et puis c’йtait tout. Mme du Deffand, ayant perdu son plus ancien ami, le prйsident Hйnault, venait le jour mкme souper en grande compagnie: «Hйlas! disait-elle, il est mort ce soir а six heures; sans cela, vous ne me verriez pas ici.» Sous ce rйgime continu de distractions et d’amusements, il n’y a plus de sentiments profonds; on n’en a que d’йpiderme; l’amour lui-mкme se rйduit а «l’йchange de deux fantaisies». – Et, comme on tombe toujours du cфtй oщ l’on penche, la lйgиretй devient une йlйgance et un parti pris [301]. L’indiffйrence du cњur est а la mode; on aurait honte d’кtre vraiment йmu. On se pique de jouer avec l’amour, de traiter une femme comme une poupйe mйcanique, de toucher en elle un ressort, puis l’autre, pour en faire sortir а volontй l’attendrissement ou la colиre. Quoi qu’elle fasse, on ne se dйpart jamais avec elle de la politesse la plus insultante, et l’exagйration mкme des respects faux qu’on lui prodigue est une ironie par laquelle on achиve de lui montrer son dйtachement. – On va plus loin, et, dans les вmes fonciиrement sиches, la galanterie tourne а la mйchancetй. Par ennui et besoin d’excitation, par vanitй et pour se prouver sa dextйritй, on se plaоt а tourmenter, а faire pleurer, а dйshonorer, а tuer longuement. Аla fin, comme l’amour-propre est un gouffre sans fond, il n’y a pas de «noirceurs» dont ces bourreaux polis ne soient capables, et les personnages de Laclos ont eu leurs originaux [302]. – Sans doute, ces monstres sont rares; mais l’on n’a pas besoin d’avoir affaire а eux pour dйmкler ce que la galanterie du monde renferme d’йgoпsme. Les femmes qui l’ont йrigйe en obligation sont les premiиres а en sentir le mensonge, et а regretter, parmi tant de froids hommages, la chaleur communicative d’un sentiment fort. Le caractиre du siиcle reзoit alors son trait final, et «l’homme sensible» apparaоt.

 

II

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Ce n’est pas que le fond des mњurs devienne diffйrent; elles restent aussi mondaines, aussi dissipйes jusqu’au bout. Mais la mode autorise une affectation nouvelle, des effusions, des rкveries, des attendrissements qu’on n’avait point encore connus. Il s’agit de revenir а la nature, d’admirer la campagne, d’aimer la simplicitй des mњurs rustiques, de s’intйresser aux villageois, d’кtre humain, d’avoir un cњur, de goыter les douceurs et les tendresses des affections naturelles, d’кtre йpoux et pиre, bien plus d’avoir une вme, des vertus, des йmotions religieuses, de croire а la providence et а l’immortalitй, d’кtre capable d’enthousiasme. On veut кtre ainsi, ou du moins on a la vellйitй d’кtre ainsi. En tout cas, si on le veut, c’est а la condition sous-entendue qu’on ne sera pas trop dйrangй de son train ordinaire et que les sensations de cette nouvelle vie n’фteront rien aux jouissances de l’ancienne. Aussi l’exaltation qui commence ne sera guиre qu’une йbullition de la cervelle, et l’idylle presque entiиre se jouera dans les salons. – Voici donc la littйrature, le thйвtre, la peinture et tous les arts qui entrent dans la voie sentimentale pour fournir а l’imagination йchauffйe une pвture factice [303]. Rousseau prкche en pйriodes travaillйes le charme de la vie sauvage, et les petits-maоtres, entre deux madrigaux, rкvent au bonheur de coucher nus dans la forкt vierge. Les amoureux de la Nouvelle Hйloпse йchangent, pendant quatre volumes, des morceaux de style, et lа-dessus une personne, «non seulement mesurйe, mais compassйe», la comtesse de Blot, dans un cercle chez la duchesse de Chartres, s’йcrie «qu’а moins d’une vertu supйrieure une femme vraiment sensible ne pourrait rien refuser а la passion de Rousseau [304]». On s’йtouffe au Salon autour de l’Accordйe de village, de la Cruche cassйe, du Retour de nourrice, et autres idylles rustiques et domestiques de Greuze; la pointe de voluptй, l’arriиre-fond de sensualitй provocante qu’il laisse percer dans la naпvetй fragile de ses ingйnues est une friandise pour les goыts libertins qui durent sous les aspirations morales [305]. Aprиs eux, Ducis, Thomas, Parny, Colardeau, Roucher, Delille, Bernardin de Saint-Pierre, Marmontel, Florian, tout le troupeau des orateurs, des йcrivains et des politiques, le misanthrope Chamfort, le raisonneur Laharpe, le ministre Necker, les faiseurs de petits vers, les imitateurs de Gessner et de Young, les Berquin, les Bitaubй, tous bien peignйs, bien attifйs, un mouchoir brodй dans la main pour essuyer leurs larmes, vont conduire l’йglogue universelle jusqu’au plus fort de la Rйvolution. En tкte du Mercure de 1791 et 1792 paraissent des Contes moraux de Marmontel [306], et le numйro qui suit les massacres de septembre s’ouvre par des vers «aux mвnes de mon serin».


Дата добавления: 2015-09-30; просмотров: 25 | Нарушение авторских прав







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