Студопедия
Случайная страница | ТОМ-1 | ТОМ-2 | ТОМ-3
АрхитектураБиологияГеографияДругоеИностранные языки
ИнформатикаИсторияКультураЛитератураМатематика
МедицинаМеханикаОбразованиеОхрана трудаПедагогика
ПолитикаПравоПрограммированиеПсихологияРелигия
СоциологияСпортСтроительствоФизикаФилософия
ФинансыХимияЭкологияЭкономикаЭлектроника

Un document produit en version numйrique par Pierre Palpant, bйnйvole, 12 страница



Par suite, dans tous les dйtails de la vie privйe, la sensibilitй йtale son emphase. On bвtit dans son parc un petit temple а l’Amitiй. On dresse dans son cabinet un petit autel а la Bienfaisance [307]. On porte des robes а la Jean-Jacques Rousseau «analogues aux principes de cet auteur». On choisit pour coiffure «des poufs au sentiment», dans lesquels on place le portrait de sa fille, de sa mиre, de son serin, de son chien, tout cela garni des cheveux de son pиre ou d’un ami de cњur». On a des amies de cњur pour qui «on йprouve quelque chose de si vif et de si tendre que vйritablement c’est de la passion», et qu’on ne peut se passer de voir trois fois par jour. «Toutes les fois que des amies se disent des choses sensibles, elles doivent subitement prendre une petite voix claire et traоnante, se regarder tendrement en penchant la tкte, et s’embrasser souvent», sauf а bвiller tout bas au bout d’un quart d’heure et а s’endormir de concert parce qu’elles n’ont plus rien а se dire. L’enthousiasme est d’obligation. Аla reprise du Pиre de famille, l’on compte autant de mouchoirs que de spectateurs, et des femmes s’йvanouissent. «Il est d’usage, surtout pour les jeunes femmes, de s’йmouvoir, de pвlir, de s’attendrir, et mкme en gйnйral de se trouver mal en apercevant M. de Voltaire; on se prйcipite dans ses bras, on balbutie, on pleure, on est dans un trouble qui ressemble а l’amour le plus passionnй [308].» — Quand un auteur de sociйtй vient lire sa piиce dans un salon, la mode veut qu’on s’exclame, qu’on sanglote, et qu’il y ait quelque belle йvanouie а dйlacer. Mme de Genlis, qui raille ces affectations, n’est pas moins affectйe que les autres. Tout а coup, au milieu d’une compagnie, on l’entend dire а la jeune orpheline qu’elle exhibe: «Pamйla, faites Hйloпse!» Et Pamйla, dйfaisant ses cheveux, s’agenouille, les yeux au ciel, d’un air inspirй, aux applaudissements de l’assistance [309]. — La sensibilitй devient une institution. La mкme Mme de Genlis fonde l’ordre de la Persйvйrance, qui compte bientфt «jusqu’а quatre-vingt-dix chevaliers du plus grand monde». Pour y кtre admis, il faut deviner une йnigme, rйpondre а une question morale, faire un discours sur une vertu. Toute dame ou chevalier qui dйcouvre et vient annoncer «trois actions vertueuses bien constatйes», reзoit une mйdaille d’or. Chaque chevalier a son «frиre d’armes», chaque dame a son amie, chaque membre a sa devise, et chaque devise, encadrйe dans un petit tableau, va figurer dans «le Temple de l’Honneur», sorte de tente trиs galamment dйcorйe et que M. de Lauzun a fait dresser au milieu d’un jardin [310]. — La parade sentimentale est complиte, et, jusque dans cette chevalerie restaurйe, on retrouve une mascarade de salon.

Nйanmoins la mousse de l’enthousiasme et des grands mots laisse au p.124 fond des cњurs un rйsidu de bontй active, de bienveillance confiante, et mкme de bonheur, а tout le moins d’expansion et de facilitй. Pour la premiиre fois, on voit des femmes accompagner leur mari en garnison; des mиres veulent nourrir, des pиres s’intйressent а l’йducation de leurs enfants. La simplicitй rentre dans les maniиres. On ne met plus de poudre aux petits garзons; nombre de seigneurs quittent les galons, puis les broderies, les talons rouges et l’йpйe, sauf lorsqu’ils sont en grand habit. On en rencontre dans les rues «vкtus а la Franklin, en gros drap, avec un bвton noueux et des souliers йpais [311]». Le goыt n’est plus aux cascades, aux statues, aux dйcorations raides et pompeuses; on n’aime que les jardins anglais. La reine s’arrange un village а Trianon, oщ, «vкtue d’une robe de percale blanche et d’un fichu de gaze, coiffйe d’un chapeau de paille», elle pкche dans le lac et voit traire ses vaches. L’йtiquette tombe par lambeaux, comme un fard qui s’йcaille, et laisse reparaоtre la vive couleur des йmotions naturelles. Madame Adйlaпde prend un violon et remplace le mйnйtrier absent pour faire danser des paysannes [312]. La duchesse de Bourbon sort le matin incognito pour faire l’aumфne et «chercher des pauvres dans leurs greniers». La Dauphine se jette а bas de son carrosse pour secourir un postillon blessй, un paysan que le cerf a renversй. Le roi et le comte d’Artois aident un charretier embourbй а dйgager sa charrette. On ne songe plus а se composer et а se contraindre, а garder sa dignitй en toute circonstance, а soumettre les faiblesses de la nature aux exigences du rang. Аla mort du premier Dauphin [313], pendant que les gens de la chambre se jettent au-devant du roi pour l’empкcher d’entrer, la reine se prйcipite а genoux contre ses genoux, et lui crie en pleurant: «Ah! ma femme, notre cher enfant est mort puisqu’on ne veut pas que je le voie». Et le narrateur ajoute avec admiration: «Il me semble toujours voir un bon cultivateur et son excellente compagne en proie au plus affreux dйsespoir de la perte de leur fils chйri». On ne cache plus ses larmes, on tient а honneur d’кtre homme; on est humain, on se familiarise avec ses infйrieurs. Un prince, passant une revue, dit aux soldats en leur prйsentant la princesse: «Mes enfants, voici ma femme». On voudrait rendre les hommes heureux et jouir dйlicieusement de leur reconnaissance. Кtre bon, кtre aimй, voilа l’objet d’un chef d’Йtat, d’un homme en place. – Cela va si loin qu’on se figure Dieu sur ce modиle. On interprиte «les harmonies de la Nature» comme des attentions dйlicates de la Providence; en instituant l’amour filial, le Crйateur a «daignй nous choisir pour premiиre vertu notre plus doux plaisir [314]». – А l’idylle qu’on imagine au ciel, correspond l’idylle qu’on pratique sur la terre. Du public aux princes, et des princes au public, en prose, en vers, par les compliments de fкte, par les rйponses officielles, depuis le style des йdits royaux jusqu’aux chansons des dames de la halle, c’est un йchange continuel de grвces et de tendresses. Des applaudissements p.125 йclatent au thйвtre lorsqu’un vers fait allusion а la vertu des princes, et, un instant aprиs, quand une tirade exalte les mйrites du peuple, les princes prennent leur revanche de politesse en applaudissant а leur tour [315]. – De toutes parts, au moment oщ ce monde finit, une complaisance mutuelle, une douceur affectueuse vient, comme un souffle tiиde et moite d’automne, fondre ce qu’il y avait encore de duretй dans sa sйcheresse, et envelopper dans un parfum de roses mourantes les йlйgances de ses derniers instants. On rencontre alors des actions, des mots d’une grвce suprкme, uniques en leur genre, comme une mignonne et adorable figurine de vieux Sиvres. Un jour que la comtesse Amйlie de Boufflers parlait un peu lйgиrement de son mari, sa belle-mиre lui dit: «Vous oubliez que vous parlez de mon fils. – Il est vrai, maman, je croyais ne parler que de votre gendre». C’est elle encore qui, au jeu du bateau, obligйe de choisir entre cette belle-mиre bien-aimйe et sa mиre qu’elle connaissait а peine, rйpondit: «Je sauverais ma mиre et je me noierais avec ma belle-mиre [316]». La duchesse de Choiseul, d’autres encore, sont des miniatures aussi exquises. Quand le cour et l’esprit rйunissent leurs dйlicatesses, ils font des chefs-d’њuvre, et ceux-ci, comme l’art, comme la politesse, comme la sociйtй qui les entoure, ont un charme que rien ne surpasse, si ce n’est leur fragilitй.



 

III

@

C’est que, plus les hommes se sont adaptйs а une situation, moins ils sont prйparйs pour la situation contraire. Les habitudes et les facultйs qui leur servaient dans l’йtat ancien leur nuisent dans l’йtat nouveau. En acquйrant les talents qui conviennent aux temps de calme, ils ont perdu ceux qui conviennent aux temps de trouble, et ils atteignent l’extrкme faiblesse en mкme temps que l’extrкme urbanitй. Plus une aristocratie se polit, plus elle se dйsarme, et, quand il ne lui manque plus aucun attrait pour plaire, il ne lui reste plus aucune force pour lutter. – Et cependant, dans ce monde, on est tenu de lutter si l’on veut vivre. L’empire est а la force dans l’humanitй comme dans la nature. Toute crйature qui perd l’art et l’йnergie de se dйfendre devient une proie d’autant plus sыre que son йclat, son imprudence et mкme sa gentillesse la livrent d’avance aux rudes appйtits qui rфdent а l’entour. Oщ trouver la rйsistance dans un caractиre formй par les mњurs qu’on vient de dйcrire? – Avant tout, pour se dйfendre, il faut regarder autour de soi, voir et prйvoir, se munir contre le danger. Comment le pourraient-ils, vivant comme ils font? Leur cercle est trop йtroit et trop soigneusement clos. Enfermйs dans leurs chвteaux et leurs hфtels, ils n’y voient que les gens de leur monde, ils n’entendent que l’йcho de leurs propres idйes, ils n’imaginent rien au delа; deux cents personnes leur semblent le public. – D’ailleurs, dans un salon, les vйritйs dйsagrйables ne sont point admises, surtout quand elles sont personnelles, et une chimиre y devient un dogme parce qu’elle y devient une convention. Les voilа donc qui, dйjа abusйs par l’йtroitesse de leur horizon ordinaire, fortifient encore leur illusion par l’illusion de leurs pareils. Ils ne comprennent rien au vaste monde qui enveloppe leur petit monde; ils sont incapables d’entrer dans les sentiments d’un bourgeois, d’un villageois; ils se figurent le paysan, non pas tel qu’il est, mais tel qu’ils voudraient le voir. L’idylle йtant а la mode, nul n’ose y contredire; toute autre supposition est fausse parce qu’elle serait pйnible, et, les salons ayant dйcidй que tout ira bien, tout ira bien. — Jamais aveuglement ne fut plus complet et plus volontaire. Le duc d’Orlйans offrait de parier cent louis que les Йtats gйnйraux s’en iraient sans avoir rien fait, sans avoir mкme aboli les lettres de cachet. Quand la dйmolition sera commencйe, bien mieux, quand elle sera faite, ils ne jugeront pas plus juste. Ils n’ont aucune notion de l’architecture sociale; ils n’en connaissent ni les matйriaux, ni les proportions, ni l’йquilibre; ils n’y ont jamais mis la main, ils n’ont point de pratique. Ils ignorent la structure de la vieille fabrique [317] dont ils occupent le premier йtage. Ils n’en savent calculer ni les poussйes, ni les rйsistances [318]. Ils finissent par s’imaginer que le mieux est de laisser l’йcroulement s’achever, que l’йdifice se reconstruira pour eux de lui-mкme, qu’ils vont rentrer dans leur salon rebвti exprиs et redorй а neuf, pour y recommencer l’aimable causerie qu’un accident, un tumulte de rue vient d’interrompre [319]. Si clairvoyants dans le monde, leurs yeux sont obtus en politique. Ils dйmкlent tout а la lumiиre artificielle des bougies; ils se troublent et s’йblouissent а la clartй naturelle du grand jour. C’est que le pli est trop ancien et trop fort. L’organe, appliquй si longtemps sur les minces dйtails de la vie йlйgante, n’embrasse plus les grandes masses de la vie populaire, et, dans le milieu nouveau oщ subitement il est plongй, sa finesse fait son aveuglement.

Il faut agir cependant, car le danger est lа qui les prend а la gorge. Mais c’est un danger d’espиce ignoble, et, contre ses prises, leur йducation ne leur fournit pas les armes appropriйes. Ils ont appris l’escrime, et non la savate. Ils sont toujours les fils de ceux qui, а Fontenoy, au lieu de tirer les premiers, mettaient le chapeau а la main, et, courtoisement, disaient aux Anglais: «Non, Messieurs, tirez vous-mкmes». Assujettis, aux biensйances, ils sont gкnйs dans leurs mouvements. Nombre d’actions et des plus nйcessaires, toutes celles qui sont brusques, fortes et crues, sont contraires aux йgards qu’un homme bien йlevй doit aux autres, ou du moins aux йgards qu’il se doit а lui-mкme. – Ils ne se les permettent pas; ils ne songent pas а se les permettre, et, plus ils sont haut placйs, plus ils sont bridйs par leur rang. Quand la famille royale part pour Varennes, les retards accumulйs qui la perdent sont un effet de l’йtiquette. Mme de Tourzel a rйclamй sa place dans la voiture, et elle y avait droit, comme gouvernante des Enfants de France. Le roi voulait, en arrivant, donner а M. de Bouillй le bвton de marйchal, et, pour avoir un bвton, il a dы, aprиs diverses allйes et venues, emprunter celui du duc de Choiseul. La reine ne pouvait se passer d’un nйcessaire de voyage, et il a fallu en fabriquer un йnorme qui contient tous les meubles imaginables, depuis une bassinoire jusqu’а une йcuelle d’argent; outre cela, d’autres caisses et, comme s’il n’y avait pas de chemises а Bruxelles, un trousseau complet pour elle et ses enfants [320]. – La dйvotion йtroite, l’humanitй quand mкme, la frivolitй du petit esprit littйraire, l’urbanitй gracieuse, l’ignorance fonciиre [321], la nullitй ou la rigiditй de l’intelligence et de la volontй sont encore plus grandes chez les princes que chez les nobles. – Contre l’йmeute sauvage et grondante, tous sont impuissants. Ils n’ont pas l’ascendant physique qui la maоtrise, le charlatanisme grossier qui la charme, les tours de Scapin qui la dйpistent, le front de taureau, les gestes de bateleur, le gosier de stentor, bref les ressources du tempйrament йnergique et de la ruse animale, seules capables de dйtourner la fureur de la bкte dйchaоnйe. Pour trouver de ces lutteurs, ils font chercher trois ou quatre hommes de race ou d’йducation diffйrente, tous ayant roulй et pвti, un plйbйien brutal comme l’abbй Maury, un satyre colossal et fangeux comme Mirabeau, un aventurier audacieux et prompt comme ce Dumouriez qui, а Cherbourg, lorsque la faiblesse du duc de Beuvron a livrй les blйs et lвchй l’йmeute, lui-mкme huй et sur le point d’кtre mis en piиces, aperзoit tout d’un coup les clйs du magasin dans les mains d’un matelot hollandais, crie au peuple qu’on le trahit et qu’un йtranger lui a pris ses clйs, saute а bas du perron, saisit le matelot а la gorge, arrache les clйs et les remet а l’officier de garde en disant au peuple: «Je suis votre pиre, c’est moi qui vous rйponds des magasins [322]». Se commettre avec des crocheteurs et des harengиres, se colleter au club, improviser dans les carrefours, aboyer plus haut que les aboyeurs, travailler de ses poings et de son gourdin, comme plus tard la jeunesse dorйe, sur les fous et les brutes qui n’emploient pas d’autres arguments et auxquels il faut rйpondre par des arguments de mкme nature, monter la garde autour de l’Assemblйe, se faire constable volontaire, n’йpargner ni sa peau ni la peau d’autrui, кtre peuple en face du peuple, voilа des procйdйs efficaces et simples, mais dont la grossiиretй leur semble dйgoыtante. Il ne leur vient pas а l’idйe d’y avoir recours; ils ne savent ni ne veulent se servir de leurs mains, surtout pour cette besogne [323]. Elles ne sont exercйes qu’au duel, et, presque tout de suite, la brutalitй de l’opinion va, par des voies de fait, barrer le chemin aux combats polis. Contre le taureau populaire, leurs armes sont des traits de salon, йpigrammes, bons mots, chansons, parodies et autres piqыres d’йpingle [324]. Le fonds et la ressource manquent а ce caractиre; а force de s’affiner, il s’est йtiolй, et la nature, appauvrie par la culture, est incapable des transformations par lesquelles on se renouvelle et on se survit. – L’йducation toute-puissante a rйprimй, adouci, extйnuй l’instinct lui-mкme. Devant la mort prйsente, ils n’ont pas le soubresaut de sang et de colиre, le redressement universel et subit de toutes les puissances, l’accиs meurtrier, le besoin irrйsistible et aveugle de frapper qui les frappe. Jamais on ne verra un gentilhomme arrкtй chez lui casser la tкte du jacobin qui l’arrкte [325]. Ils se laisseront prendre, ils iront docilement en prison; faire du tapage serait une marque de mauvais goыt, et, avant tout, il s’agit pour eux de rester ce qu’ils sont, gens de bonne compagnie. En prison, hommes et femmes s’habilleront avec soin, se rendront des visites, tiendront salon; ce sera au fond d’un corridor, entre quatre chandelles; mais on y badinera, on y fera des madrigaux, on y dira des chansons, on se piquera d’y кtre aussi galant, aussi gai, aussi gracieux qu’auparavant: faut-il devenir morose et mal appris parce qu’un accident vous loge dans une mauvaise auberge? – Devant les juges, sur la charrette, ils garderont leur dignitй et leur sourire; les femmes surtout iront а l’йchafaud avec l’aisance et la sйrйnitй qu’elles portaient dans une soirйe. Trait suprкme du savoir-vivre qui, йrigй en devoir unique et devenu pour cette aristocratie une seconde nature, se retrouve dans ses vertus comme dans ses vices, dans ses facultйs comme dans ses impuissances, dans sa prospйritй comme dans sa chute, et la pare jusque dans la mort oщ il la conduit.

 

 

@

 


 

LIVRE TROISIИME

 

L’ESPRIT ET LA DOCTRINE

 


CHAPITRE I

COMPOSITION DE L’ESPRIT RЙVOLUTIONNAIRE

PREMIER ЙLЙMENT, L’ACQUIS SCIENTIFIQUE

@

p.129 I. Accumulation et progrиs des dйcouvertes dans les sciences de la nature. — Elles servent de point de dйpart aux nouveaux philosophes. — II. Changement du point de vue dans la science de l’homme. — Elle se dйtache de la thйologie et se soude comme un prolongement aux sciences de la nature. — III. Transformation de l’histoire. – Voltaire. – La critique et les vues d’ensemble. – Montesquieu. – Aperзu des lois sociales. – IV. Transformation de la psychologie. – Condillac. – Thйorie de la sensation et des signes. — V. Mйthode analytique. — Son principe. — Conditions requises pour qu’elle soit fructueuse. – Ces conditions manquent ou sont insuffisantes au dix-huitiиme siиcle. — Vйritй et survivance du principe.

 

Lorsque nous voyons un homme un peu faible de constitution, mais d’apparence saine et d’habitudes paisibles, boire avidement d’une liqueur nouvelle, puis tout d’un coup, tomber а terre, l’йcume а la bouche, dйlirer et se dйbattre dans les convulsions, nous devinons aisйment que dans le breuvage agrйable il y avait une substance dangereuse; mais nous avons besoin d’une analyse dйlicate pour isoler et dйcomposer le poison. Il y en a dans la philosophie du dix-huitiиme siиcle, et d’espиce йtrange autant que puissante: car, non seulement il est l’њuvre d’une longue йlaboration historique, l’extrait dйfinitif et condensй auquel aboutit toute la pensйe du siиcle; mais encore ses deux principaux ingrйdients ont cela de particulier qu’йtant sйparйs ils sont salutaires et qu’йtant combinйs ils font un composй vйnйneux.

 

I

@

Le premier est l’acquis scientifique, celui-ci excellent de tous points et bienfaisant par sa nature; il se compose d’un amas de vйritйs lentement prйparйes, puis assemblйes tout d’un coup ou coup sur coup. Pour la premiиre fois dans l’histoire, les sciences s’йtendent et s’affermissent au point de fournir, non plus comme autrefois, sous Galilйe ou Descartes, des fragments de construction ou quelque йchafaudage provisoire, mais un systиme du monde dйfinitif et prouvй: c’est celui de Newton [326]. Autour de cette vйritй capitale se rangent comme complйments ou prolongements presque toutes les dйcouvertes du siиcle: — Dans les mathйmatiques pures, le calcul de l’infini inventй en mкme temps par Leibnitz et Newton, la mйcanique ramenйe par d’Alembert а un seul thйorиme, et cet ensemble magnifique de thйories qui, йlaborйes par les Bernoulli, par Euler, Clairaut, d’Alembert, Taylor, Maclaurin, s’achиvent а la fin du siиcle aux mains de Monge, de Lagrange et de Laplace [327]. Dans l’astronomie, la suite des calculs et des observations qui, de Newton а Laplace, transforment la science en un problиme de mйcanique, expliquent et prйdisent tous les mouvements des planиtes et de leurs satellites, indiquent l’origine et la formation de notre systиme solaire, et dйbordent au delа par les dйcouvertes d’Herschel, jusqu’а nous faire entrevoir la distribution des archipels stellaires et les grandes lignes de l’architecture des cieux. — Dans la physique, la dйcomposition du rayon lumineux et les principes de l’optique trouvйs par Newton, la vitesse du son, la forme de ses ondulations, et, depuis Sauveur jusqu’а Chladni, depuis Newton jusqu’а Bernoulli et Lagrange, les lois expйrimen­tales et les thйorиmes principaux de l’acoustique, les premiиres lois de la chaleur rayonnante par Newton, Kraft et Lambert, la thйorie de la chaleur latente par Black, la mesure du calorique par Lavoisier et Laplace, les premiиres idйes vraies sur l’essence du feu et de la chaleur, les expйriences, les lois, les machines par lesquelles Dufay, Nollet, Franklin et surtout Coulomb expliquent, manient et utilisent pour la premiиre fois l’йlectricitй. — En chimie, tous les fondements de la science, l’oxygиne, l’azote, l’hydrogиne isolйs, la composition de l’eau, la thйorie de la combustion, la nomenclature chimique, l’analyse quantitative, l’indestructibilitй de la matiиre et du poids, bref les dйcouvertes de Scheele, de Priestley, de Cavendish et de Stahl, couronnйes par la thйorie et la langue dйfinitives de Lavoisier. — En minйralogie, le goniomиtre, la fixitй des angles et les premiиres lois de dйrivation par Romй de Lisle, puis la dйcouverte des types et la dйduction mathйmatique des formes secondaires par Haьy. — En gйologie, les suites et la vйrification de la thйorie de Newton, la figure exacte de la terre, l’aplatissement des pфles, le renflement de l’йquateur [328], la cause et la loi des marйes, la fluiditй primitive de la planиte, la persistance de la chaleur centrale; puis, avec Buffon, Desmarets, Hutton, Werner, l’origine aqueuse ou ignйe des roches, la stratification des terrains, la structure fossile des couches, le sйjour prolongй et rйpйtй de la mer sur les continents, le lent dйpфt des dйbris animaux et vйgйtaux, la prodigieuse antiquitй de la vie, les dйnudations, les cassures, les transformations graduelles du relief terrestre [329], et а la fin le tableau grandiose oщ Buffon trace en traits approximatifs l’histoire entiиre de notre globe, depuis le moment oщ il n’йtait qu’une masse de lave ardente jusqu’а l’йpoque oщ notre espиce, aprиs tant d’autres espиces dйtruites ou survivantes, a pu l’habiter. – Sur cette science de la matiиre brute, on voit en mкme temps s’йlever la science de la matiиre organisйe. Grew, puis Vaillant viennent de dйmontrer les sexes et de dйcrire la fйcondation des plantes; Linnй invente la nomenclature botanique et les premiиres classifications complиtes; les Jussieu dйcouvrent la subordina­tion des caractиres et la classification naturelle. La digestion est expliquйe par Rйaumur et Spallanzani, la respiration par Lavoisier; Prochaska constate le mйcanisme des actions rйflexes; Haller et Spallanzani expйrimentent et dйcrivent les conditions et les phases de la gйnйration. On pйnиtre dans le bas-fond du rиgne animal; Rйaumur publie ses admirables mйmoires sur les insectes, et Lyonnet emploie vingt ans а figurer la chenille du saule; Spallanzani ressuscite ses rotifиres, Trembley dйcoupe son polype d’eau douce, Needham fait apparaоtre ses infusoires. De toutes ces recherches se dйgage la conception expйrimentale de la vie. Dйjа Buffon et surtout Lamarck, dans leurs йbauches grandioses et incomplиtes, esquissent avec une divination pйnйtrante les principaux traits de la physiologie et de la zoologie modernes. Des molйcules organiques partout rйpandues ou partout naissantes, des sortes de globules en voie de dйperdition et de rйparation perpйtuelles, qui, par un dйveloppement aveugle et spontanй, se transforment, se multiplient, s’associent, et qui, sans direction йtrangиre, sans but prйconзu, par le seul effet de leur structure et de leurs alentours, s’ordonnent pour composer ces йdifices savants que nous appelons des animaux et des plantes; а l’origine, les formes les plus simples, puis l’organisation compliquйe et perfectionnйe lentement et par degrйs; l’organe crйй par les habitudes, par le besoin, par le milieu; l’hйrйditй transmettant les modifications acquises [330]: voilа d’avance, а l’йtat de conjectures et d’approches, la thйorie cellulaire de nos derniers physiologistes [331] et les conclusions de Darwin. Dans le tableau que l’esprit humain fait de la nature, la science du dix-huitiиme siиcle a dessinй le contour gйnйral, l’ordre des plans et les principales masses en traits si justes, qu’aujourd’hui encore toutes les grandes lignes demeurent intactes. Sauf des corrections partielles, nous n’avons rien а effacer.

C’est cette vaste provision de vйritйs certaines ou probables, dйmontrйes ou pressenties, qui a donnй а l’esprit du siиcle l’aliment, la substance et le ressort. Considйrez les chefs de l’opinion publique, les promoteurs de la philosophie nouvelle: а divers degrйs, ils sont tous versйs dans les sciences physiques et naturelles. Non seulement ils connaissent les thйories et les livres, mais encore ils touchent les choses et les faits. Non seulement Voltaire expose, l’un des premiers, l’optique et l’astronomie de Newton [332], mais encore il calcule, il observe et il expйrimente lui-mкme. Il adresse а l’Acadйmie des Sciences des mйmoires «sur la mesure de la force motrice», «sur la nature et la propagation de la chaleur». Il manie le thermomиtre de Rйaumur, le prisme de Newton, le pyromиtre de Muschenbroek, Il a dans son laboratoire de Cirey tous les appareils alors connus de physique et de chimie. Il fait de ses mains des expйriences sur la rйflexion de la lumiиre dans le vide, sur l’augmentation du poids dans les mйtaux calcinйs, sur la renaissance des parties coupйes dans les animaux, et cela en vйritable savant, avec insistance et rйpйtition, jusqu’а couper la tкte а quarante escargots et limaces, pour vйrifier une assertion de Spallanzani. — Mкme curiositй et prйparation dans tous ceux qui sont imbus du mкme esprit. Dans l’autre camp, parmi les cartйsiens qui vont finir, Fontenelle est un mathйmaticien excellent, le biographe compйtent de tous les savants illustres, le secrйtaire autorisй et le vйritable reprйsentant de l’Acadйmie des Sciences. — Ailleurs, а l’Acadйmie de Bordeaux, Montesquieu lit des discours sur le mйcanisme de l’йcho, sur l’usage des glandes rйnales; il dissиque des grenouilles, essaye l’effet du chaud et du froid sur les tissus vivants, publie des observations sur les plantes et sur les insectes. — Rousseau, le moins instruit de tous, suit les cours du chimiste Rouelle, herborise, et s’approprie, pour йcrire son Йmile, tous les йlйments des connaissances humaines. — Diderot a enseignй les mathйmatiques, dйvorй toute science, tout art et jusqu’aux procйdйs techniques des industries. D’Alembert est au premier rang parmi les mathйmaticiens. Buffon a traduit la thйorie des fluxions de Newton, la statique des vйgйtaux par Hales; il devient а la fois ou tour а tour mйtallurgiste, opticien, gйographe, gйologue et а la fin anatomiste. Condillac, pour expliquer l’usage des signes et la filiation des idйes, йcrit des abrйgйs d’arithmйtique, d’algиbre, de mйcanique et d’astronomie [333]. Maupertuis, Condorcet et Lalande sont mathйmaticiens, physiciens, astronomes; d’Holbach, La Mettrie, Cabanis sont chimistes, naturalistes, physiologistes, mйdecins. — Grands ou petits prophиtes, maоtres ou йlиves, savants spйciaux ou simples amateurs, ils puisent tous directement ou indirectement а la source vive qui vient de s’ouvrir. C’est de lа qu’ils partent pour enseigner а l’homme ce qu’il est, d’oщ il vient, oщ il va, ce qu’il peut devenir, ce qu’il doit кtre. Or un nouveau point de dйpart mиne а un nouveau point de vue; c’est pourquoi l’idйe qu’on se fait de l’homme va changer du tout au tout.

 

II

@

Car supposez un esprit tout pйnйtrй des vйritйs nouvelles; mettez-le spectateur sur l’orbite de Saturne et qu’il regarde [334]. Au milieu de ces effroyables espaces et de ces millions d’archipels solaires, quel petit canton que le nфtre et quel grain de sable que la terre! Quelle multitude de mondes au-delа de nous, et, si la vie s’y rencontre, que de combinaisons possibles autres que celles dont nous sommes l’effet! Qu’est-ce que la vie, qu’est-ce que la substance organisйe, dans ce monstrueux univers, sinon une quantitй nйgligeable, un accident passager, une moisissure de quelques grains de l’йpiderme? Et, si telle est la vie, qu’est-ce que l’humanitй qui en est un si mince fragment? — Tel est l’homme dans la nature, un atome, un йphйmиre; n’oublions pas cela dans les systиmes que nous faisons sur son origine, sur son importance, sur sa destinйe. Une mite serait grotesque, si elle se considйrait comme le centre des choses, et il ne faut pas «qu’un insecte presque infiniment petit montre un orgueil presque infiniment grand [335]». Sur ce globe lui-mкme, combien son йclosion a йtй tardive! Quelles myriades de siиcles entre le premier refroidissement et les commencements de la vie [336]! Qu’est-ce que le tracas de notre fourmiliиre а cфtй de cette tragйdie minйrale а laquelle nous n’avons pas assistй, combats de l’eau et du feu, йpaississement de la croыte, formation de l’ocйan universel, construction et sйparation des continents? Avant notre histoire, quelle longue histoire animale et vйgйtale, quelle succession de flores et de faunes, que de gйnйrations d’animaux marins pour former les terrains de sйdiment, que de gйnйrations de plantes pour former les dйpфts de houille, quels changements de climat pour chasser du pфle les grands pachydermes! — Enfin voici l’homme, le dernier venu, йclos comme un bourgeon terminal а la cime d’un grand arbre antique, pour y vйgйter pendant quelques saisons, mais destinй comme l’arbre а pйrir aprиs quelques saisons, lorsque le refroidissement croissant et prйvu qui a permis а l’arbre de vivre forcera l’arbre а mourir. Il n’est pas seul sur la tige: au-dessous de lui, autour de lui, presque а son niveau, sont d’autres bourgeons nйs de la mкme sиve; qu’il n’oublie jamais, s’il veut comprendre son кtre, de considйrer, en mкme temps que lui-mкme, les autres vivants ses voisins, йchelonnйs jusqu’а lui et issus du mкme tronc. S’il est hors ligne, il n’est pas hors cadre, il est un animal parmi les animaux [337] en lui et chez eux, la substance, l’organisation, la naissance, la formation, le renouvellement, les fonctions, les sens, les appйtits, sont semblables, et son intelligence supйrieure, comme leur intelligence rudimentaire, a pour organe indispensable une matiиre nerveuse dont la structure est la mкme chez eux et chez lui. — Ainsi enveloppй, produit, portй par la nature, peut-on supposer qu’il soit dans la nature comme un empire dans un empire? Il y est comme une partie dans un tout, а titre de corps physique, а titre de composй chimique, а titre de vivant, а titre d’animal sociable, parmi d’autres corps, d’autres composйs, d’autres animaux sociables, tous analogues а lui, et, а tous ces titres, il est comme eux soumis а des lois. – Car, si nous ignorons le principe de la nature et si nous nous disputons pour savoir ce qu’il est, intйrieur ou extйrieur, nous constatons avec certitude la maniиre dont il agit, et il n’agit que selon des lois gйnйrales et fixes. Tout йvйnement, quel qu’il soit, a des conditions, et, ces conditions donnйes, il ne manque jamais de suivre. Des deux anneaux qui forment le couple, le premier entraоne toujours aprиs soi le second. Il y a de ces lois pour les nombres, les figures et les mouvements, pour la rйvolution des planиtes et la chute des corps, pour la propagation de la lumiиre et le rayonnement de la chaleur, pour les attractions et les rйpulsions de l’йlectricitй, pour les combinaisons chimiques, pour la naissance, l’йquilibre et la dissolution du corps organisй. Il y en a pour la naissance, le maintien et le dйveloppement des sociйtйs humaines, pour la formation, le conflit et la direction des idйes, des passions et des volontйs de l’individu humain [338]. En tout ceci l’homme continue la nature; d’oщ il suit que, pour le connaоtre, il faut l’observer en elle, aprиs elle, et comme elle, avec la mкme indйpendance, les mкmes prйcautions et le mкme esprit. – Par cette seule remarque, la mйthode des sciences morales est fixйe. En histoire, en psychologie, en morale, en politique, les penseurs du siиcle prйcйdent, Pascal, Bossuet, Descartes, Fйnelon, Malebranche, La Bruyиre, partaient encore du dogme; pour quiconque sait les lire, il est clair que d’avance leur siиge йtait fait. La religion leur fournissait une thйorie achevйe du monde moral; d’aprиs cette thйorie latente ou expresse, ils dйcrivaient l’homme et accommodaient leurs observations au type prйconзu. Les йcrivains du dix-huitiиme siиcle renversent ce procйdй: c’est de l’homme qu’ils partent, de l’homme observable et de ses alentours а leurs yeux, les conclusions sur l’вme, sur son origine, sur sa destinйe, ne doivent venir qu’ensuite, et dйpendent tout entiиres, non de ce que la rйvйlation, mais de ce que l’observation aura fourni. Les sciences morales se dйtachent de la thйologie et se soudent comme un prolongement aux sciences physiques.


Дата добавления: 2015-09-30; просмотров: 33 | Нарушение авторских прав







mybiblioteka.su - 2015-2024 год. (0.013 сек.)







<== предыдущая лекция | следующая лекция ==>