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Un document produit en version numйrique par Pierre Palpant, bйnйvole, 20 страница



 

I

 

Encore faut-il que ce public veuille bien se laisser convaincre et sйduire; il ne croit que lorsqu’il est disposй а croire, et, dans le succиs des livres, sa part est souvent plus grande que celle de l’auteur. Quand vous parlez а des hommes de religion ou de politique, presque toujours leur opinion est faite; leurs prйjugйs, leurs intйrкts, leur situation les ont engagйs d’avance; ils ne vous йcoutent que si vous leur dites tout haut ce qu’ils pensent tout bas. Proposez de dйmolir le grand йdifice social pour le rebвtir а neuf sur un plan tout opposй: ordinairement vous n’aurez pour auditeurs que les gens mal logйs ou sans gоte, ceux qui vivent dans les soupentes et les caves, ou qui couchent а la belle йtoile, dans les terrains vagues, aux alentours de la maison. Quant au commun des habitants dont le logis est йtroit, mais passable, ils craignent les dйmйnagements, ils tiennent а leurs habitudes. La difficultй sera plus grande encore auprиs de la haute classe qui occupe tous les beaux appartements; pour qu’elle accepte votre projet, il faudra que son aveuglement ou son dйsintйressement soient extrкmes. — En Angleterre, elle s’aperзoit trиs vite du danger. La philosophie a beau y кtre prйcoce et indigиne; elle ne s’y acclimate pas. En 1729, Montesquieu йcrivait sur son carnet de voyage: «Point de religion en Angleterre; quatre ou cinq de la Chambre des Communes vont а la messe ou au sermon de la Chambre.... Si quelqu’un parle de religion, tout le monde se met а rire. Un homme ayant dit de mon temps: Je crois cela comme article de foi, tout le monde se mit а rire... Il y a un comitй pour considйrer l’йtat de la religion, mais cela est regardй comme ridicule.» Cinquante ans plus tard, l’esprit public s’est retournй; «tous ceux qui ont sur leur tкte un bon toit et sur leur dos un bon habit [492]» ont vu la portйe des nouvelles doctrines. En tout cas, ils sentent que des spйculations de cabinet ne doivent pas devenir des prйdications de carrefour. L’impiйtй leur semble une indiscrйtion; ils considиrent la religion comme le ciment de l’ordre public. C’est qu’ils sont eux-mкmes des hommes publics, engagйs dans l’action, ayant part au gouvernement, instruits par l’expйrience quotidienne et personnelle. La pratique les a prйmunis contre les chimиres des thйoriciens; ils ont йprouvй par eux-mкmes combien il est difficile de mener et de contenir les hommes. Ayant maniй la machine, ils savent comment elle joue, ce qu’elle vaut, ce qu’elle coыte, et ne sont point tentйs de la jeter au rebut, pour en essayer une autre qu’on dit supйrieure, mais qui n’existe encore que sur le papier. Le baronnet ou squire, qui est justice sur son domaine, n’a pas de peine а dйmкler dans le ministre de la paroisse son collaborateur indispensable et son alliй naturel. Le duc ou marquis qui siиge а la Chambre Haute а cфtй des йvкques a besoin de leurs votes pour faire passer un bill, et de leur assistance pour rallier а son parti les quinze mille curйs qui disposent des voix rurales. Ainsi tous ont la main sur quelque rouage social, grand ou petit, principal ou accessoire, ce qui leur donne le sйrieux, la prйvoyance et le bon sens. Quand on opиre sur les choses rйelles, on n’est pas tentй de planer dans le monde imaginaire; par cela seul qu’on est а l’ouvrage sur la terre solide, on rйpugne aux promenades aйriennes dans l’espace vide. Plus on est occupй, moins on rкve, et, pour des hommes d’affaires, la gйomйtrie du Contrat social n’est qu’un pur jeu de l’esprit pur.

 

II

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Tout au rebours en France. «J’y arrivai en 1774 [493], dit un gentilhomme anglais, sortant de la maison de mon pиre qui ne rentrait jamais du Parlement qu’а trois heures du matin, que je voyais occupй toute la matinйe а corriger des йpreuves de ses discours pour les journaux, et qui, aprиs nous avoir embrassйs а la hвte et d’un air distrait, courait а un dоner politique... En France, je trouvai les hommes de la plus haute naissance jouissant du plus beau loisir. Ils voyaient les ministres, mais c’йtait pour leur adresser des choses aimables et en recevoir les respects; du reste aussi йtrangers aux affaires de la France qu’а celles du Japon», et encore plus aux affaires locales qu’aux affaires gйnйrales, ne connaissant leurs paysans que par les comptes de leur rйgisseur. Si l’un d’eux, avec le titre de gouverneur, allait dans une province, on a vu que c’йtait pour la montre; pendant que l’intendant administrait, il reprйsentait avec grвce et magnificence, recevait, donnait а dоner. Recevoir, donner а dоner, entretenir agrйablement des hфtes, voilа tout l’emploi d’un grand seigneur; c’est pourquoi la religion et le gouvernement ne sont pour lui que des sujets d’entretien. D’ailleurs, la conversation est entre lui et ses pareils, et on a le droit de tout dire en bonne compagnie. Ajoutez que la mйcanique sociale tourne d’elle-mкme, comme le soleil, de temps immйmorial, par sa propre force; sera-t-elle dйrangйe par des paroles de salon? En tout cas, ce n’est pas lui qui la mиne, il n’est pas responsable de son jeu. Ainsi point d’arriиre-pensйe inquiиte, point de prйoccupations moroses. Lйgиrement, hardiment, il marche sur les pas de ses philosophes; dйtachй des choses, il peut se livrer aux idйes, а peu prиs comme un jeune homme de famille qui, sortant du collиge, saisit un principe, tire les consйquences, et se fait un systиme, sans s’embarrasser des applications [494].



Rien de plus agrйable que cet йlan spйculatif. L’esprit plane sur les sommets comme s’il avait des ailes; d’un regard, il embrasse les plus vastes horizons, toute la vie humaine, toute l’йconomie du monde, le principe de l’univers, des religions, des sociйtйs. Aussi bien, comment causer si on s’abstient de philosophie? Qu’est-ce qu’un cercle oщ la haute politique et la critique supйrieure ne sont point admises? Et quel motif peut rйunir des gens d’esprit, sinon le dйsir d’agiter ensemble les questions majeures? – Depuis deux siиcles en France la conversation touche а tout cela; c’est pourquoi elle a tant d’attraits. Les йtrangers n’y rйsistent pas; ils n’ont rien de pareil chez eux; Lord Chesterfield la propose en exemple. «Elle roule toujours, dit-il, sur quelques points d’histoire, de critique ou mкme de philosophie, qui conviennent mieux а des кtres raisonnables que nos dissertations anglaises sur le temps et sur le whist.» Rousseau, si grognon, avoue «qu’un article de morale ne serait pas mieux discutй dans une sociйtй de philosophes que dans celle d’une jolie femme de Paris». Sans doute, on y babille; mais, au plus fort des caquets, qu’un homme de poids avance un propos grave ou agite une question sйrieuse, l’attention commence а se fixer а ce nouvel objet; hommes, femmes, vieillards, jeunes gens, tous se prкtent а le considйrer sous toutes les faces, et l’on est йtonnй du bon sens et de la raison qui sortent comme а l’envi de ces tкtes folвtres». — А dire vrai, dans cette fкte permanente que cette brillante sociйtй se donne а elle-mкme, la philosophie est la piиce principale. Sans la philosophie, le badinage ordinaire serait fade. Elle est une sorte d’opйra supйrieur oщ dйfilent et s’entrechoquent, tantфt en costume grave, tantфt sous un dйguisement comique, toutes les grandes idйes qui peuvent intйresser une tкte pensante. La tragйdie du temps n’en diffиre presque pas, sauf en ceci qu’elle a toujours l’air solennel et ne se joue qu’au thйвtre; l’autre prend toutes les physionomies et se trouve partout, puisque la conversation est partout. Point de dоner ni de souper oщ elle n’ait sa place. On est а table au milieu d’un luxe dйlicat, parmi des femmes souriantes et parйes, avec des hommes instruits et aimables, dans une sociйtй choisie oщ l’intelligence est prompte et le commerce est sыr. Dиs le second service, la verve fait explosion, les saillies йclatent, les esprits flambent ou pйtillent. Peut-on s’empкcher au dessert de mettre en bons mots les choses les plus graves? Vers le cafй arrive la question de l’immortalitй de l’вme et de l’existence de Dieu.

Pour nous figurer cette conversation hardie et charmante, il nous faut prendre les correspondances, les petits traitйs, les dialogues de Diderot et de Voltaire, ce qu’il y a de plus vif, de plus fin, de plus piquant et de plus profond dans la littйrature du siиcle; encore n’est-ce lа qu’un rйsidu, un dйbris mort. Toute cette philosophie йcrite a йtй dite, et elle a йtй dite avec l’accent, l’entrain, le naturel inimitable de l’improvisation, avec les gestes et l’expression mobile de la malice et de l’enthousiasme. Aujourd’hui, refroidie et sur le papier, elle enlиve et sйduit encore; qu’йtait-ce alors qu’elle sortait vivante et vibrante de la bouche de Voltaire et de Diderot? Il y avait chaque jour а Paris des soupers comme celui que dйcrit Voltaire [495] oщ «deux philosophes, trois dames d’esprit, M. Pinto cйlиbre juif, le chapelain de la chapelle rйformйe de l’ambassadeur batave, le secrйtaire de M. le prince Galitzin du rite grec, un capitaine suisse calviniste», rйunis autour de la mкme table, йchangeaient, pendant quatre heures, leurs anecdotes, leurs traits d’esprit, leurs remarques et leurs jugements «sur tous les objets de curiositй, de science et de goыt». Chez le baron d’Holbach arrivaient tour а tour les йtrangers les plus lettrйs et les plus marquants, Hume, Wilkes, Sterne, Beccaria, Verri, l’abbй Galiani, Garrick, Franklin, Priestley, Lord Shelburne, le comte de Creutz, le prince de Brunswick, le futur йlecteur de Mayence. Pour fonds de sociйtй le baron avait Diderot, Rousseau, Helvйtius, Duclos, Raynal, Suard, Marmontel, Boulanger, le chevalier de Chastellux, La Condamine le voyageur, Barthez le mйdecin, Rouelle le chimiste. Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, «sans prйjudice des autres jours, on dоne chez lui а deux heures, selon l’usage, usage significatif qui rйserve pour l’entretien et la gaietй toute la force de l’homme et les meilleurs moments du jour. En ce temps-lа on ne relиgue pas la conversation dans les heures tardives et nocturnes; on n’est pas forcй comme aujourd’hui de la subordonner aux exigences du travail et de l’argent, de la Chambre et de la Bourse: causer est la grande affaire. – «Arrivйs а deux heures, dit Morellet, nous y йtions encore presque tous de sept а huit heures du soir... [496] C’est lа qu’il fallait entendre la conversation la plus libre, la plus animйe et la plus instructive qui fut jamais.... Point de hardiesse politique ou religieuse qui ne fыt mise en avant et discutйe pro et contrа.... Souvent un seul y prenait la parole et proposait sa thйorie paisiblement et sans кtre interrompu. D’autres fois c’йtait un combat singulier en forme, dont tout le reste de la sociйtй йtait tranquille spectateur. C’est lа que j’ai entendu Roux et Darcet exposer leur thйorie de la terre, Marmontel les excellents principes qu’il a rassemblйs dans les Йlйments de la Littйrature, Raynal nous dire а livres, sous et deniers, le commerce des Espagnols а la Vera-Cruz et de l’Angleterre dans ses colonies», Diderot improviser sur les arts, la morale, la mйtaphysique, avec cette fougue incomparable, cette surabondance d’expression, ce dйbordement d’images et de logique, ces trouvailles de style, cette mimique qui n’appartenaient qu’а lui, et dont trois ou quatre seulement de ses йcrits nous ont conservй l’image affaiblie. Au milieu d’eux le secrйtaire d’ambassade de Naples, Galiani, un joli nain de gйnie, sorte de «Platon ou de Machiavel avec la verve et les gestes d’arlequin», inйpuisable en contes, admirable bouffon, parfait sceptique, «ne croyant а rien, en rien, sur rien [497]», pas mкme а la philosophie nouvelle, dйfie les athйes du salon, rabat leurs dithyrambes par des calembours, et, sa perruque а la main, les deux jambes croisйes sur le fauteuil oщ il perche, leur prouve par un apologue comique qu’ils «raisonnent ou rйsonnent, sinon comme des cruches, du moins comme des cloches», en tout cas presque aussi mal que des thйologiens. «C’йtait, dit un assistant, la plus piquante chose du monde; cela valait le meilleur des spectacles et le meilleur des amusements.»

Le moyen, pour des nobles qui passent leur vie а causer, de ne pas rechercher des gens qui causent si bien! Autant vaudrait prescrire а leurs femmes, qui tous les soirs vont au thйвtre et jouent la comйdie а domicile, de ne pas attirer chez elles les acteurs et chanteurs en renom, Jelyotte, Sainval, Prйville, le jeune Molй qui, malade et ayant besoin de rйconfortants, «reзoit en un jour plus de deux mille bouteilles de vins de toute espиce des diffйrentes dames de la cour», Mlle Clairon qui, enfermйe par ordre а For l’Йvкque, y attire «une affluence prodigieuse de carrosses», et trфne, au milieu du plus beau cercle, dans le plus bel appartement de la prison [498]. Quand on prend la vie de la sorte, un philosophe avec toutes ses idйes est aussi nйcessaire dans un salon qu’un lustre avec toutes ses lumiиres. Il fait partie du luxe nouveau; on l’exporte. Les souverains, au milieu de leur magnificence et au plus fort de leurs succиs, l’appellent chez eux pour goыter une fois dans leur vie le plaisir de la conversation libre et parfaite. Lorsque Voltaire arrive en Prusse, Frйdйric II veut lui baiser la main, l’adule comme une maоtresse, et plus tard, aprиs tant d’йgratignures mutuelles, ne peut se passer de causer par lettres avec lui. Catherine II fait venir Diderot, et, tous les jours, pendant deux ou trois heures, joue avec lui le grand jeu de l’esprit. Gustave III, en France, est intime avec Marmontel, et reзoit comme un honneur insigne une visite de Rousseau [499]. On dit avec vйritй de Voltaire qu’il a dans la main «son brelan de rois quatriиme», Prusse, Suиde, Danemark, Russie, sans compter les cartes secondaires, princes et princesses, grands-ducs et margraves qu’il tient dans son jeu. — Visiblement, dans ce monde, le premier rфle est aux йcrivains; on ne s’entretient que de leurs faits et gestes; on ne se lasse pas de leur rendre hommage. «Ici, йcrit Hume а Robertson [500], je ne me nourris que d’ambroisie, ne bois que du nectar, ne respire que de l’encens et ne marche que sur des fleurs. Tout homme que je rencontre, et encore plus toute femme, croirait manquer au plus indispensable des devoirs, si elle ne m’adressait un long et ingйnieux discours а ma gloire.» Prйsentй а Versailles, le futur Louis XVI вgй de dix ans, le futur Louis XVIII вgй de huit ans et le futur Charles X вgй de quatre ans, lui rйcitent chacun un compliment sur son livre. – Je n’ai pas besoin de conter le retour de Voltaire, son triomphe, l’Acadйmie en corps venant le recevoir, sa voiture arrкtйe par la foule, les rues comblйes, les fenкtres, les escaliers et les balcons chargйs d’admirateurs, au thйвtre une salle enivrйe qui ne cesse de l’applaudir, au dehors un peuple entier qui le reconduit avec des vivats, dans ses salons une affluence aussi continue que chez le roi, de grands seigneurs pressйs contre la porte et tendant l’oreille pour saisir un de ses mots, de grandes dames debout sur la pointe du pied йpiant son moindre geste [501]. «Pour concevoir ce que j’йprouvais, dit un des assistants, il faudrait кtre dans l’atmosphиre oщ je vivais: c’йtait celle de l’enthousiasme.» – «Je lui ai parlй», ce seul mot faisait alors du premier venu un personnage. En effet, il avait vu le merveilleux chef d’orchestre qui, depuis cinquante ans, menait le bal tourbillonnant des idйes graves ou court-vкtues, et qui, toujours en scиne, toujours en tкte, conducteur reconnu de la conversation universelle, fournissait les motifs, donnait le ton, marquait la mesure, imprimait l’йlan et lanзait le premier coup d’archet.

 

III

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Notez les cris qui l’accueillent: «Vive l’auteur de la Henriade, le dйfenseur des Calas, l’auteur de la Pucelle!» Personne aujourd’hui ne pousserait le premier ni surtout le dernier bravo. Ceci nous indique la pente du siиcle; on demandait alors aux йcrivains non seulement des pensйes, mais encore des pensйes d’opposition. Dйsњuvrer une aristocratie, c’est la rendre frondeuse; l’homme n’accepte volontairement la rиgle que lorsqu’il contribue а l’appliquer. Voulez-vous le rallier au gouvernement, faites qu’il y ait part. Sinon, devenu spectateur, il n’en verra que les fautes, il n’en sentira que les froissements, il ne sera disposй qu’а critiquer et а siffler. En effet, dans ce cas, il est comme au thйвtre; or au thйвtre on veut s’amuser, et d’abord ne pas кtre gкnй. Que de gкnes dans l’ordre йtabli, et mкme dans tout ordre йtabli! – En premier lieu, la religion. Pour les aimables «oisifs» que dйcrit Voltaire [502], pour «les cent mille personnes qui n’ont rien а faire qu’а jouer et а se divertir», elle est le pйdagogue le plus dйplaisant, toujours grondeur, hostile au plaisir sensible, hostile au raisonnement libre, brыlant les livres qu’on voudrait lire, imposant des dogmes qu’on n’entend plus. Аproprement parler, c’est la bкte noire; quiconque lui lance un trait est le bien venu. — Autre chaоne, la morale des sexes. Elle semble bien lourde а des hommes de plaisir, aux compagnons de Richelieu, Lauzun et Tilly, aux hйros de Crйbillon fils, а tout ce monde galant et libertin pour qui l’irrйgularitй est devenue la rиgle. Nos gens de bel air adopteront sans difficultй une thйorie qui justifie leur pratique. Ils seront bien aises d’apprendre que le mariage est une convention et un prйjugй. Ils applaudiront Saint-Lambert lorsqu’а souper, levant un verre de champagne, il proposera le retour а la nature et aux mњurs d’Otaпti [503].— Derniиre entrave, le gouvernement, la plus gкnante de toutes; car elle applique les autres et comprime l’homme de tout son poids joint а tout leur poids. Celui-ci est absolu, il est centralisй, il procиde par faveurs, il est arriйrй, il commet des fautes, il a des revers: que de causes de mйcontentement en peu de mots! Il a contre lui les ressentiments vagues et sourds des anciens pouvoirs qu’il a dйpossйdйs, йtats provinciaux, parlements, grands personnages de province, nobles de la vieille roche qui, comme des Mirabeau, conservent l’esprit fйodal, et, comme le pиre de Chateaubriand, appellent l’abbй Raynal un «maоtre homme». Il a contre lui le dйpit de tous ceux qui se croient frustrйs dans la distribution des emplois et des grвces, non seulement la noblesse de province qui reste а la porte [504] pendant que la noblesse de cour mange le festin royal, mais encore le plus grand nombre des courtisans, rйduits а des bribes, tandis que les favoris du petit cercle intime engloutissent tous les gros morceaux. Il a contre lui la mauvaise humeur de ses administrйs, qui, lui voyant prendre le rфle de la Providence et se charger de tout, mettent tout а sa charge, la chertй du pain comme le dйlabrement d’une route. Il a contre lui l’humanitй nouvelle, qui, dans les salons les plus йlйgants, l’accuse de maintenir les restes surannйs d’une йpoque barbare, impфts mal assis, mal rйpartis et mal perзus, lois sanguinaires, procйdures aveugles, supplices atroces, persйcution des protestants, lettres de cachet, prisons d’Йtat. — Et j’ai laissй de cфtй ses excиs, ses scandales, ses dйsastres et ses hontes, Rosbach, le traitй de Paris, Mme du Barry, la banqueroute. — Le dйgoыt vient; dйcidйment, tout est mal. Les spectateurs de la piиce se disent entre eux, non seulement que la piиce est mauvaise, mais que le thйвtre est mal construit, incommode, йtouffant, йtriquй, а tel point que, pour кtre а l’aise, il faudra le dйmolir et le rebвtir depuis les caves jusqu’aux greniers.

А ce moment interviennent les architectes nouveaux, avec leurs raisonnements spйcieux et leurs plans tout faits, dйmontrant que tous les grands йdifices publics, religions, morales, sociйtйs, ne peuvent manquer d’кtre grossiers et malsains, puisque jusqu’ici ils ont йtй bвtis de piиces et de morceaux, au fur et а mesure, le plus souvent par des fous et par des barbares, en tout cas par des maзons, et toujours au hasard, а tвtons, sans principes. Pour eux, ils sont architectes et ils ont des principes, а savoir la raison, la nature, les droits de l’homme, principes simples et fйconds que chacun peut entendre et dont il suffit de tirer les consйquences pour substituer aux informes bвtisses du passй l’йdifice admirable de l’avenir. — La tentation est grande pour des mйcontents, peu dйvots, йpicuriens et philanthropes. Ils adoptent aisйment des maximes qui semblent conformes а leurs secrets dйsirs; du moins ils les adoptent en thйorie et en paroles. Les grands mots, libertй, justice, bonheur public, dignitй de l’homme, sont si beaux et en outre si vagues! Quel cњur peut s’empкcher de les aimer, et quelle intelligence peut en prйvoir toutes les applications? D’autant plus que, jusqu’au dernier moment, la thйorie ne descend pas des hauteurs, qu’elle reste confinйe dans ses abstractions, qu’elle ressemble а une dissertation acadйmique, qu’il s’agit toujours de l’homme en soi, du contrat social, de la citй imaginaire et parfaite. Y a-t-il а Versailles un courtisan qui refuse de dйcrйter l’йgalitй dans Salente? – Entre les deux йtages de l’esprit humain, le supйrieur oщ se tissent les raisonnements purs et l’infйrieur oщ siиgent les croyances actives, la communication n’est ni complиte ni prompte. Nombre de principes ne sortent pas de l’йtage supйrieur; ils y demeurent а l’йtat de curiositйs; ce sont des mйcaniques dйlicates, ingйnieuses, dont volontiers on fait parade, mais dont presque jamais on ne fait emploi. Si parfois le propriйtaire les transporte а l’йtage infйrieur, il ne s’en sert qu’а demi; des habitudes йtablies, des intйrкts ou des instincts antйrieurs et plus forts en restreignent l’usage. En cela il n’est pas de mauvaise foi, il est homme; chacun de nous professe des vйritйs qu’il ne pratique pas. Un soir, le lourd avocat Target ayant pris du tabac dans la tabatiиre de la marйchale de Beauvau, celle-ci, dont le salon est un petit club dйmocratique, reste suffoquйe d’une familiaritй si monstrueuse. Plus tard, Mirabeau, qui rentre chez lui ayant votй l’abolition des titres de noblesse, saisit son valet de chambre par l’oreille et lui crie en riant de sa voix tonnante: «Ah за! drфle, j’espиre bien que pour toi je suis toujours monsieur le comte.» – Ceci montre jusqu’а quel point, dans une tкte aristocratique, les nouvelles thйories sont admises. Elles occupent tout l’йtage supйrieur, et lа elles tissent, avec un bruit joyeux, la trame de la conversation interminable; leur bourdonnement est continu pendant tout le siиcle; jamais on n’a vu dans les salons un tel dйroulement de phrases gйnйrales et de beaux mots. Il en tombe quelque chose dans l’йtage infйrieur, ne serait-ce que la poussiиre, je veux dire l’espйrance, la confiance en l’avenir, la croyance а la raison, le goыt de la vйritй, la bonne volontй juvйnile et gйnйreuse, l’enthousiasme qui passe vite, mais qui peut s’exalter parfois jusqu’а l’abnйgation et au dйvouement.

 

IV

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Suivons les progrиs de la philosophie dans la haute classe. C’est la religion qui reзoit les premiers et les plus grands coups. Le petit groupe de sceptiques qu’on apercevait а peine sous Louis XIV a fait ses recrues dans l’ombre; en 1698, la Palatine, mиre du Rйgent, йcrit dйjа «qu’on ne voit presque plus maintenant un seul jeune homme qui ne veuille кtre athйe [505]». Avec la Rйgence, «l’incrйdulitй se produit au grand jour». «Je ne crois pas, dit encore la Palatine en 1722, qu’il y ait а Paris, tant parmi les ecclйsiastiques que parmi les laпques, cent personnes qui aient la vйritable foi ou qui croient mкme en Notre Seigneur. Cela fait frйmir....» Dйjа, dans le monde, le rфle d’un ecclйsiastique est difficile; il semble qu’il y soit un pantin ou un plastron [506]. «Dиs que nous y paraissons, dit l’un d’eux, on nous fait disputer; on nous fait entreprendre, par exemple, de prouver l’utilitй de la priиre а un homme qui ne croit pas en Dieu, la nйcessitй du jeыne а un homme qui a niй toute sa vie l’immortalitй de l’вme; l’entreprise est laborieuse, et les rieurs ne sont pas pour nous.» – Bientфt le scandale prolongй des billets de confession et l’obstination des йvкques а ne point souffrir qu’on taxe les biens ecclйsiastiques soulиvent l’opinion contre le clergй et, par suite, contre la religion. «Il est а craindre, dit Barbier en 1751, que cela ne finisse sйrieusement; on pourrait voir un jour dans ce pays-ci une rйvolution pour embrasser la religion protestante [507].» – «La haine contre les prкtres, йcrit d’Argenson en 1753, va au dernier excиs. Аpeine osent-ils se montrer dans les rues sans кtre huйs.... Comme notre nation et notre siиcle sont bien autrement йclairйs» qu’au temps de Luther, «on ira jusqu’oщ on doit aller; on bannira tous prкtres, tout sacerdoce, toute rйvйlation, tout mystиre....» – «On n’ose plus parler pour le clergй dans les bonnes compagnies; on est honni et regardй comme des familiers de l’inquisition... Les prкtres ont remarquй cette annйe une diminution de plus d’un tiers dans le nombre de leurs communiants. Le collиge des jйsuites devient dйsert; cent vingt pensionnaires ont йtй retirйs а ces moines si tarйs... On a observй aussi pendant le carnaval de Paris que jamais on n’avait vu tant de masques au bal contrefaisant les habits ecclйsiastiques, en йvкques, abbйs, moines, religieuses.» – L’antipathie est si grande, que les plus mйdiocres livres font fureur dиs qu’ils sont antichrйtiens et condamnйs comme tels. En 1748, un ouvrage de Toussaint en faveur de la religion naturelle, les Mњurs, devient tout d’un coup si cйlиbre, «qu’il n’y a personne dans un certain monde, dit Barbier, homme ou femme se piquant d’esprit, qui ne veuille le voir. On s’aborde aux promenades en se disant: Avez-vous lu les Mњurs?» – Dix ans plus tard on a dйpassй le dйisme. «Le matйrialisme, dit encore Barbier, c’est le grand grief....» – «Presque tous les gens d’йtude et de bel esprit, йcrit d’Argenson, se dйchaоnent contre notre sainte religion... Elle est secouйe de toutes parts, et, ce qui anime davantage les incrйdules, ce sont les efforts que font les dйvots pour obliger а croire. Ils font des livres qu’on ne lit guиre; on ne dispute plus, on se rit de tout, et l’on persiste dans le matйrialisme.» Horace Walpole [508] qui en 1765 revient en France et dont le bon sens prйvoit le danger, s’йtonne de tant d’imprudence: «J’ai dоnй aujourd’hui, dit-il, avec une douzaine de savants; quoique tous les domestiques fussent lа pour nous servir, la conversation a йtй beaucoup plus libre, mкme sur l’Ancien Testament, que je ne le souffrirais а ma propre table en Angleterre, n’y eыt-il pour l’йcouter qu’un valet de pied.» On dogmatise partout. «Le rire est aussi dйmodй que les pantins ou le bilboquet. Nos bonnes gens n’ont plus le temps d’кtre gais, ils ont trop а faire; il faut d’abord qu’ils mettent par terre Dieu et le roi; tous et chacun, hommes et femmes, s’emploient en conscience а la dйmolition. Аleurs yeux je suis un infidиle, parce que j’ai encore quelques croyances debout.» – «Savez-vous ce que sont les philosophes et ce que ce mot signifie ici? D’abord il comprend presque tout le monde; ensuite il dйsigne les gens qui se dйclarent ennemis du papisme, mais qui, pour la plupart, ont pour objet le renversement de toute religion.» – Ces savants, je leur demande pardon, ces philosophes sont insupportables, superficiels, arrogants et fanatiques. Ils prкchent incessam­ment, vous ne sauriez croire avec quelle libertй, et leur doctrine avouйe est l’athйisme... Voltaire lui-mкme ne les satisfait plus; une de leurs dames prosйlytes me disait de lui: il est bigot, c’est un dйiste.»

Ceci est bien fort, et pourtant nous ne sommes pas au bout: car, jusqu’ici, l’impiйtй est moins une conviction qu’une mode. Walpole, bon observateur, ne s’y est pas trompй. «D’aprиs ce que je vous ai dit de leurs opinions religieuses ou plutфt irrйligieuses, ne concluez pas, йcrit-il, que les personnes de qualitй, les hommes du moins, soient athйes. Heureusement pour eux, pauvres вmes! Ils ne sont pas capables de pousser le raisonnement si loin, mais ils disent oui а beaucoup d’йnormitйs, parce que c’est la mode et qu’ils ne savent comment contredire.» А prйsent que «les petits maоtres sont surannйs» et que tout le monde «est philosophe», ils sont philosophes; il faut bien кtre comme tout le monde. Mais ce qu’ils goыtent dans le matйrialisme nouveau, c’est le piquant du paradoxe et la libertй du plaisir. Ce sont des йcoliers de bonne maison qui font des niches а leur prйcepteur ecclйsiastique. Ils empruntent aux thйories savantes de quoi lui mettre un bonnet d’вne, et leurs fredaines leur plaisent davantage quand elles sont assaisonnйes d’impiйtй. Un seigneur de la cour ayant vu le tableau de Doyen, Sainte Geneviиve et les pestifйrйs, fait le lendemain venir le peintre dans sa petite maison chez sa maоtresse [509]: «Je voudrais, lui dit-il, que vous peignissiez madame sur une escarpolette qu’un йvкque mettrait en branle; vous me placeriez, moi, de faзon que je sois а portйe de voir les jambes de cette belle enfant, et mкme mieux, si vous voulez йgayer davantage votre tableau.» La chanson si leste sur Marotte «court avec fureur»; – «au bout de quinze jours que je l’ai donnйe, dit Collй, je n’ai rencontrй personne qui n’en eыt une copie; et c’est le vaudeville, je veux dire l’assemblйe du clergй, qui fait toute sa vogue». – Plus un livre licencieux est irrйligieux, plus il est goыtй; quand on ne peut l’avoir imprimй, on le copie. Collй compte «peut-кtre deux mille copies manuscrites de la Pucelle de Voltaire, qui en un mois se sont rйpandues а Paris». Les magistrats eux-mкmes ne brыlent que pour la forme. «Ne croyez pas que monsieur l’exйcuteur des hautes њuvres ait la permission de jeter au feu les livres dont les titres figurent dans l’arrкt de la Cour. Messieurs seraient trиs fвchйs de priver leurs bibliothиques d’un exemplaire de chacun de ces ouvrages qui leur revient de droit, et le greffier y supplйe par quelques malheureux rфles de chicane dont la provision ne lui manque pas [510].»


Дата добавления: 2015-09-30; просмотров: 27 | Нарушение авторских прав







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