Ils n’ont rien devant eux, rien derrière eux

Jérôme fait connaissance avec Sylvie à la Sorbonne où ils font leurs études supérieures. Ils se marient. Ils veulent, tous les deux, devenir professeurs, enseigner l’histoire aux enfants.

Un jour, la perspective d’un salaire de professeur leur fait peur et ils abandonnent leurs études.

Ils rêvent d’un bel appartement, d’une salle de bains, de beaux vêtements, d’une voiture... Ils trouvent du travail dans une agence sociologique, un travail assez bien payé. Ils louent un appartement de deux pièces qui donnent sur un joli jardin.

De temps en temps, ils visitent les grands magasins. Ils achètent à crédit. Ils ont toujours besoin de l’argent. Il faut payer le loyer, le gaz, l’électricité, le téléphone. Il faut s’habiller.

.Chaque jour il faut gagner de l’argent. Ils ne parle plus d’autre chose, d’un livre, d’un film ou d’un spectacle.

Ils ont peur de perdre leur travail ou leur appartement, de tomber malade.

Ils n’ont rien devant eux, rien derrière eux. Maintenant, ils rêvent d’un métier sûr, d’un salaire de professeur. Ils pensent à leurs études abandonnées, a des années perdues. Une annonce parue dans un journal aux premiers jours d’octobre attirent leur attention. Il y a des postes de professeurs en Tunisie. Ils décident d’y aller.

Pendant quinze jours, ils courent d’un bureau en bureau pour les passeports, pour les visas, pour les billets, pour les bagages.

Ils partent donc. Le 23 octobre, au matin, ils prennent le bateau. Le lendemain, la Tunisie est en vue. Il fait beau. Ils se sourient, pour la première fois depuis plusieurs mois.

Ils arrivent à Tunis vers deux heures de l’après-midi. Ils descendent dans un petit hôtel, où ils louent une chambre. A Tunis ils apprennent que Sylvie va enseigner le français au Collège Technique de Sfax, et Jérôme est nommé maître d’école à Maharès, à trente-cinq kilomètres de Sfax. C’est une mauvaise nouvelle. Loin de leur patrie, l’un sans l’autre.

Jérôme reste à Sfax pour y trouver du travail. Rien. Il n’a pas de qualification, il n’est ni ingénieur, ni mécanicien, ni médecin, ni professeur diplomé. Il abandonne très vite tout espoir.

Le salaire de Sylvie leur permet de vivre petitement.

Sylvie donne ses cours, interroge ses elèves, corrige leurs fautes. Jérôme cherche partout du travail. Ainsi passent les semaines: quatre semaines font un mois, douze mois font une année.

Des trains arrivent, des navires entrent au port, des voitures traversent la ville, mais ils n’ont plus de projets, plus d’espoirs.

D’après Georges Perec, Les Choses

Дата добавления: 2015-11-14