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Un document produit en version numйrique par Pierre Palpant, bйnйvole, 24 страница



Parcourez les correspondances administratives des trente derniиres annйes qui prйcиdent la Rйvolution: cent indices vous rйvйleront une souffrance excessive, mкme lorsqu’elle ne se tourne pas en fureur. Visiblement, pour l’homme du peuple, paysan, artisan, ouvrier, qui subsiste par le travail de ses bras, la vie est prйcaire; il a juste le peu qu’il faut pour ne pas mourir de faim, et plus d’une fois ce peu lui manque [621]. Ici, dans quatre йlections, «les habitants ne vivent presque que de sarrasin», et depuis cinq ans les pommes ayant manquй, ils n’ont que de l’eau pour boisson. Lа, en pays de vignobles [622], chaque annйe «les vignerons sont en grande partie rйduits а mendier leur pain dans la saison morte». Ailleurs, les ouvriers, journaliers et manњuvres ayant йtй obligйs de vendre leurs effets et leurs meubles, plusieurs sont morts de froid; la nourriture insuffisante et malsaine a rйpandu des maladies, et dans deux йlections on en comte trente-cinq mille а l’aumфne [623]. Dans un canton reculй, les paysans coupent les blйs encore verts et les font sйcher au four, parce que leur faim ne peut attendre. L’intendant de Poitiers йcrit que, «dиs que les ateliers de charitй sont ouverts, il s’y prйcipite un nombre prodigieux de pauvres, quelque soin qu’on ait pris pour rйduire les prix et n’admettre а ce travail que les plus nйcessiteux». L’intendant de Bourges marque qu’un grand nombre de mйtayers ont vendu leurs meubles, que «des familles entiиres ont passй deux jours sans manger», que, dans plusieurs paroisses, les affamйs restent au lit la plus grande partie du jour pour souffrir moins. L’intendant d’Orlйans annonce «qu’en Sologne de pauvres veuves ont brыlй leurs bois de lit, d’autres leurs arbres fruitiers», pour se prйserver du froid et il ajoute: «Rien n’est exagйrй dans ce tableau, le cri du besoin ne peut se rendre, il faut voir de prиs la misиre des campagnes pour s’en faire une idйe.» De Riom, de La Rochelle, de Limoges, de Lyon, de Montauban, de Caen, d’Alenзon, des Flandres, de Moulins, les autres intendants mandent des nouvelles semblables. On dirait un glas funиbre qui s’interrompt pour reprendre; mкme lorsque l’annйe n’est pas dйsastreuse, on l’entend de toutes parts. En Bourgogne, prиs de Chвtillon-sur-Seine, «les impфts, les droits seigneuriaux et dоmes, les frais de culture partagent par tiers les productions de la terre et ne laissent rien aux malheureux cultivateurs, qui auraient abandonnй leurs champs, si deux entrepreneurs suisses, fabricants de toiles peintes, n’йtaient venus jeter par an quarante mille francs d’argent comptant dans le pays [624]». En Auvergne, les campagnes se dйpeuplent journellement: plusieurs villages ont perdu, depuis le commencement du siиcle, plus d’un tiers de leurs habitants [625]. «Si on ne se hвtait pas d’allйger le fardeau d’un peuple йcrasй, dit en 1787 l’assemblйe provinciale, l’Auvergne perdrait а jamais sa population et sa culture.» Dans le Comminges, au moment de la Rйvolution, des communautйs menacent de faire abandon de leurs biens si on ne les dйgrиve pas [626]. «Personne n’ignore, dit l’assemblйe de la Haute-Guyenne en 1784, que le sort des communautйs les plus imposйes est si rigoureux, qu’on a vu plusieurs fois les propriйtaires en abandonner le territoire [627]. Qui ne se rappelle que les habitants de Saint-Sernin ont fait jusqu’а dix fois l’abandon de leurs biens et menaзaient encore de revenir а cette rйsolution affligeante, lorsqu’ils ont eu recours а l’administration? On a vu il y a quelques annйes un abandon de la communautй de Boisse combinй entre les habitants, le seigneur et le dйcimateur de cette communautй;» et la dйsertion serait bien plus grande encore, si la loi ne dйfendait а tous les taillables d’abandonner un fonds surchargй, а moins de renoncer en mкme temps а tout ce qu’ils possиdent dans la mкme communautй. – Dans le Soissonnais, au rapport de l’assemblйe provinciale [628], «la misиre est excessive». Dans la Gascogne, «le spectacle est dйchirant». Aux environs de Toul, le cultivateur, aprиs avoir payй l’impфt, la dоme et les redevances, reste les mains vides. «L’agriculture est un йtat d’angoisses et de privations continuelles oщ des milliers d’hommes sont obligйs de vйgйter pйniblement [629]. Dans tel village de Normandie, presque tous les habitants, sans en excepter les fermiers et les propriйtaires, mangent du pain d’orge et boivent de l’eau, vivent comme les plus malheureux des hommes, afin de subvenir au payement des impфts dont ils sont surchargйs.» Dans la mкme province, а Forges, «bien des malheureux mangent du pain d’avoine, et d’autres du son mouillй, ce qui a causй la mort de plusieurs enfants [630]». Il est clair que le peuple vit au jour le jour; le pain lui manque sitфt que la rйcolte est mauvaise. Vienne une gelйe, une grкle, une inondation, toute une province ne sait plus comment faire pour subsister jusqu’а l’annйe suivante; en beaucoup d’endroits il suffit de l’hiver, mкme ordinaire, pour amener la dйtresse. De toutes parts, on voit des bras tendus vers le roi, qui est l’aumфnier universel. Le peuple ressemble а un homme qui marcherait dans un йtang, ayant de l’eau jusqu’а la bouche; а la moindre dйpression du sol, au moindre flot, il perd pied, enfonce et suffoque. En vain la charitй ancienne et l’humanitй nouvelle s’ingйnient pour lui venir en aide: l’eau est trop haute. Il faudrait que son niveau baissвt, et que l’йtang pыt se dйgorger par quelque large issue. Jusque-lа le malheureux ne pourra respirer que par intervalles, et а chaque moment il courra risque de se noyer.



 

II

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C’est entre 1750 et 1760 [631] que les oisifs qui soupent commencent а regarder avec compassion et avec alarme les travailleurs qui ne dоnent pas. Pourquoi ceux-ci sont-ils si pauvres, et par quel hasard, sur un sol aussi bon que la France, le pain manque-t-il а ceux qui font pousser le grain? – D’abord, quantitй de terres sont incultes et, ce qui est pis, abandonnйes. Selon les meilleurs observateurs, «le quart du sol est absolument en friche... Les landes et les bruyиres y sont le plus souvent rassemblйes en grands dйserts, par centaines et par milliers d’arpents [632].» – «Que l’on parcoure l’Anjou, le Maine, la Bretagne, le Poitou, le Limousin, la Marche, le Berry, le Nivernais, le Bourbonnais, l’Auvergne, on verra qu’il y a la moitiй de ces provinces en bruyиres qui forment des plaines immenses, qui toutes cependant pourraient кtre cultivйes.» En Touraine, en Poitou, en Berry, ce sont des solitudes de trente mille arpents. Dans un seul canton, prиs de Preuilly, la bruyиre couvre quarante mille arpents de bonne terre. La Sociйtй d’Agriculture de Rennes dйclare que les deux tiers de la Bretagne sont en friche. — Ce n’est pas stйrilitй, mais dйcadence. Le rйgime inventй par Louis XIV a fait son effet, et depuis un siиcle la terre retourne а l’йtat sauvage. «On ne voit que chвteaux abandonnйs et en ruine; tous les chefs-lieux de fiefs, qui autrefois йtaient habitйs par une noblesse aisйe, sont aujourd’hui occupйs par de pauvres mйtayers pвtres, dont les faibles travaux produisent а peine leur subsistance et un reste d’impфt prкt а s’anйantir par la ruine des propriйtaires et la dйsertion des colons.» Dans l’йlection de Confolens, telle terre affermйe 2 956 livres en 1665, n’est plus louйe que 900 livres en 1747. Sur les confins de la Marche et du Berry, tel domaine qui en 1660 faisait vivre honorablement deux familles seigneuriales, n’est plus qu’une mince mйtairie improductive; «on voit encore la trace des sillons qu’imprimait autrefois le soc de la charrue sur toutes les bruyиres des alentours». La Sologne, jadis florissante [633], est devenue un marйcage et une forкt; cent ans plus tфt, elle produisait trois fois autant de grains; les deux tiers de ses moulins ont disparu; il n’y a plus vestige de ses vignobles; «les bruyиres ont pris la place des raisins». Ainsi dйlaissйe par la pioche et la charrue, une vaste portion du sol a cessй de nourrir les hommes, et le reste, mal cultivй, ne fournit qu’а peine а leurs premiers besoins [634].

En premier lieu, si la rйcolte manque, ce reste demeure inculte; car le colon est trop pauvre pour acheter les semences, et maintes fois l’intendant est obligй d’en distribuer; sans quoi, au dйsastre de l’annйe courante s’ajouterait la stйrilitй de l’annйe suivante [635]. Aussi bien, en ce temps-lа, toute calamitй pиse sur l’avenir autant que sur le prйsent; pendant deux ans, en 1784 et 1785, dans le Toulousain, la sйcheresse ayant fait pйrir les animaux de trait, nombre de cultivateurs sont obligйs de laisser leurs champs en friche. — En second lieu, quand on cultive, c’est а la faзon du moyen вge. Arthur Young, en 1789, juge qu’en France «l’agriculture en est encore au dixiиme siиcle [636]». Sauf en Flandre et dans la plaine d’Alsace, les champs restent en jachиre un an sur trois, et souvent un an sur deux. Mauvais outils; point de charrues en fer; en maint endroit, on s’en tient а la charrue de Virgile. L’essieu des charrettes et les cercles des roues sont en bois, et plus d’une fois la herse est une йchelle de charrette. Peu de bestiaux, peu de fumures; le capital appliquй а la culture est trois fois moindre qu’aujourd’hui. Faibles produits: «Nos terres communes, dit un bon observateur, donnent environ, а prendre l’une dans l’autre, six fois la semence [637].» En 1778, dans la riche contrйe qui environne Toulouse, le blй ne rend que cinq pour un; aujourd’hui, c’est huit, et davantage. Arthur p.253 Young calcule que, de son temps, l’acre anglaise produit vingt-huit boisseaux de grain, l’acre franзaise dix-huit, que le produit total de la mкme terre pendant le mкme laps de temps est de trente-six livres sterling en Angleterre, et seulement de vingt-cinq en France. — Comme les chemins vicinaux sont affreux et que les transports sont souvent impraticables, il est clair que, dans les cantons йcartйs, dans les mauvais sols qui rendent а peine trois fois la semence, il n’y a pas toujours de quoi manger. Comment vivre jusqu’а la prochaine rйcolte? Telle est la prйoccupation constante avant et pendant la Rйvolution. Dans les correspondances manuscrites, je vois les syndics et maires de village estimer la quantitй des subsistances locales, tant de boisseaux dans les greniers, tant de gerbes dans les granges, tant de bouches а nourrir, tant de jours jusqu’aux blйs d’aoыt, et conclure qu’il s’en faut de deux, trois, quatre mois pour que l’approvisionnement suffise. — Un pareil йtat des communications et de l’agriculture condamne un pays aux disettes pйriodiques, et j’ose dire qu’а cфtй de la petite vйrole qui, sur huit morts, en cause une, on trouve alors une maladie endйmique aussi rйgnante, aussi meurtriиre, qui est la faim.

On se doute bien que c’est le peuple, et surtout le paysan, qui en pвtit. Sitфt que le prix du pain hausse, il n’y peut plus atteindre, et mкme sans hausse il n’y atteint qu’avec peine. Le pain de froment coыte comme aujourd’hui de trois а quatre sous la livre [638], mais la moyenne d’une journйe d’homme n’est que de dix-neuf sous au lieu de quarante, en sorte qu’avec le mкme travail, au lieu d’un pain, le journalier ne peut acheter que la moitiй d’un pain [639]. Tout calculй, et les salaires йtant ramenйs au prix du grain, on trouve que le travail annuel exйcutй par l’ouvrier rural pouvait alors lui procurer neuf cent cinquante-neuf litres de blй, aujourd’hui dix-huit cent cinquante et un; ainsi, son bien-кtre s’est accru de 93 pour 100. Celui d’un maоtre valet s’est accru de 70 pour 100; celui d’un vigneron de 125 pour 100. Cela suffit pour montrer quel йtait alors leur malaise. — Et ce malaise est propre а la France. Par des observations et des calculs analogues, Arthur Young arrive а montrer qu’en France «ceux qui vivent du travail des champs, et ce sont les plus nombreux, sont de 76 pour 100 moins а leur aise qu’en Angleterre, de 76 pour 100 plus mal nourris, plus mal vкtus, plus mal traitйs en santй et en maladie». — Aussi bien, dans les sept huitiиmes du royaume, il n’y a pas de fermiers, mais des mйtayers. Le paysan est trop pauvre pour devenir entrepreneur de culture; il n’a point de capital agricole [640]. «Le propriйtaire qui veut faire valoir sa terre ne trouve pour la cultiver que des malheureux qui n’ont que leurs bras; il est obligй de faire а ses frais toutes les avances de la culture, bestiaux, instruments et semences, d’avancer mкme а ce mйtayer de quoi le nourrir jusqu’а la premiиre rйcolte.» — «А Vatan, par exemple, dans le Berry, presque tous les ans les mйtayers empruntent du pain au propriйtaire, afin de pouvoir attendre la moisson.» — «Il est trиs rare d’en trouver qui ne s’endettent pas envers leur maоtre d’au moins cent livres par an.» Plusieurs fois, celui-ci p.254 leur propose de leur laisser toute la rйcolte, а condition qu’ils ne lui demanderont rien de toute l’annйe; «ces misйrables» ont refusй; livrйs а eux seuls, ils ne seraient pas sыrs de vivre. – En Limousin et en Angoumois, leur pauvretй est telle [641], «qu’ils n’ont pas, dйduction faite des charges qu’ils supportent, plus de vingt-cinq а trente livres а dйpenser par an et par personne, je ne dis pas en argent, mais en comptant tout ce qu’ils consomment en nature sur ce qu’ils ont rйcoltй. Souvent ils ont moins, et, lorsqu’ils ne peuvent absolument subsister, le maоtre est obligй d’y supplйer... Le mйtayer est toujours rйduit а ce qu’il faut absolument pour ne pas mourir de faim». – Quant au petit propriйtaire, au villageois qui laboure lui-mкme son propre champ, sa condition n’est guиre meilleure. «L’agriculture [642], telle que l’exercent nos paysans, est une vйritable galиre; ils pйrissent par milliers dиs l’enfance, et, dans l’adolescence, ils cherchent а se placer partout ailleurs qu’oщ ils devraient кtre.» En 1783, dans toute la plaine du Toulousain, ils ne mangent que du maпs, de la mixture, de menus grains, trиs peu de blй; pendant la moitiй de l’annйe, ceux des montagnes vivent de chвtaignes; la pomme de terre est а peine connue, et, selon Arthur Young, sur cent paysans, quatre-vingt-dix-neuf refuseraient d’en manger. D’aprиs les rapports des intendants, le fond de la nourriture en Normandie est l’avoine, dans l’йlection de Troyes le sarrasin, dans la Marche et le Limousin le sarrasin avec des chвtaignes et des raves, en Auvergne le sarrasin, les chвtaignes, le lait caillй et un peu de chиvre salйe; en Beauce, un mйlange d’orge et de seigle; en Berry, un mйlange d’orge et d’avoine. Point de pain de froment: le paysan ne consomme que les farines infйrieures, parce qu’il ne peut payer son pain que deux sous la livre. Point de viande de boucherie: tout au plus il tue un porc par an. Sa maison est en pisй, couverte de chaume, sans fenкtres, et la terre battue en est le plancher. Mкme quand le terrain fournit de bons matйriaux, pierre, ardoises et tuiles, les fenкtres n’ont point de vitres. Dans une paroisse de Normandie [643], en 1789, «la plupart sont bвties sur quatre fourches»; souvent ce sont des йtables ou des granges oщ l’on a йlevй une cheminйe avec quatre gaules et de la boue». Pour vкtements, des haillons, et souvent, en hiver, des haillons de toile. Dans le Quercy et ailleurs, point de bas, ni de souliers, ni de sabots. «Impossible, dit Young, pour une imagination anglaise de se figurer les animaux qui nous servirent а Souillac, а l’hфtel du Chapeau Rouge; des кtres appelйs femmes par la courtoisie des habitants, en rйalitй des tas de fumier ambulants. Mais ce serait en vain que l’on chercherait en France une servante d’hфtel proprement mise.» – Lisez quelques descriptions prises sur place, et vous verrez qu’en France l’aspect de la campagne et des paysans est le mкme qu’en Irlande, du moins dans les grands traits.

 

III

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p.255 Dans les contrйes les plus fertiles, en Limagne par exemple, chaumiиres et visages, tout annonce [644] «la misиre et la peine». – «La plupart des paysans sont faibles, extйnuйs, de petite stature.» Presque tous rйcoltent dans leurs hйritages du blй et du vin, mais sont forcйs de les vendre pour payer leurs rentes et leurs impositions; ils ne mangent qu’un pain noir fait de seigle et d’orge, et n’ont pour boisson que de l’eau jetйe sur le restant des marcs. «Un Anglais [645] qui n’a pas quittй son pays ne peut se figurer l’apparence de la majeure partie des paysannes en France.» Arthur Young, qui cause avec l’une d’entre elles en Champagne, dit que, «mкme d’assez prиs, on lui eыt donnй de soixante а soixante-dix ans, tant elle йtait courbйe, tant sa figure йtait ridйe et durcie par le travail; elle me dit n’en avoir que vingt-huit». Cette femme, son mari et son mйnage sont un йchantillon assez exact de la condition du petit cultivateur propriйtaire. Ils ont pour tout bien un coin de terre, une vache et un pauvre petit cheval; leurs sept enfants consomment tout le lait de la vache. Ils doivent а un seigneur un franchard (42 livres) de froment et trois poulets, а un autre trois franchards d’avoine, un poulet et un sou, а quoi il faut joindre la taille et les autres impфts. «Dieu nous vienne en aide, disait-elle, car les tailles et les droits nous йcrasent!» – Que sera-ce donc dans les contrйes oщ la terre est mauvaise? – «Des Ormes (prиs de Chвtellerault) jusqu’а Poitiers, йcrit une dame [646], il y a beaucoup de terrain qui ne rapporte rien, et, depuis Poitiers jusque chez moi (en Limousin), il y a vingt-cinq mille arpents de terrain qui ne sont que de la brande et des joncs marins. Les paysans y vivent de seigle dont on n’фte pas le son, qui est noir et lourd comme du plomb. – Dans le Poitou et ici, on ne laboure que l’йpiderme de la terre, avec une petite vilaine charrue sans roues... Depuis Poitiers jusqu’а Montmorillon, il y a neuf lieues, qui en valent seize de Paris, et je vous assure que je n’y ai vu que quatre hommes, et trois de Montmorillon chez moi, oщ il y a quatre lieues; encore ne les avons-nous aperзus que de loin, car nous n’en avons pas trouvй un seul sur le chemin. Vous n’en serez pas йtonnй dans un tel pays... On a soin de les marier d’aussi bonne heure que les grands seigneurs,» sans doute par crainte de la milice. «Mais le pays n’en est pas plus peuplй, car presque tous les enfants meurent. Les femmes n’ayant presque pas de lait, les enfants d’un an mangent de ce pain dont je vous ai parlй; aussi une fille de quatre ans a le ventre gros comme une femme enceinte... Les seigles ont йtй gelйs cette annйe, le jour de Pвques; il y a peu de froment; des douze mйtairies qu’a ma mиre, il y en a peut-кtre dans quatre. Il n’a pas plu depuis Pвques: pas de foin, pas de pвturage, aucun lйgume, pas de fruits; voilа l’йtat du pauvre paysan; par consйquent, point d’engrais, de bestiaux... Ma mиre, qui avait toujours plusieurs de ses greniers pleins, n’y a pas un grain de blй, parce que, depuis deux ans, elle nourrit tous ses mйtayers et les pauvres.» – «On secourt le paysan, dit un seigneur de la mкme province [647], on le protиge, rarement on lui fait tort, p.256 mais on le dйdaigne. On l’assujettit s’il est bon et facile; on l’aigrit et l’on l’irrite s’il est mйchant... Il est tenu dans la misиre, dans l’abjection, par des hommes qui ne sont rien moins qu’inhumains, mais dont le prйjugй, surtout dans la noblesse, est qu’il n’est pas de mкme espиce que nous... Le propriйtaire tire tout ce qu’il peut et, dans tous les cas, le regardant lui et ses bњufs comme bкtes domestiques, il les charge de voitures et s’en sert dans tous les temps pour tous voyages, charrois, transports. De son cфtй, ce mйtayer ne songe qu’а vivre avec le moins de travail possible, а mettre le plus de terrain qu’il peut en dйpaоtre ou pacages, attendu que le produit provenant du croоt du bйtail ne lui coыte aucun travail. Le peu qu’il laboure, c’est pour semer des denrйes de vil prix, propres а sa nourriture, le blй noir, les raves, etc. Il n’a de jouissance que sa paresse et sa lenteur, d’espйrance que dans une bonne annйe de chвtaignes, et d’occupation volontaire que d’engendrer;» faute de pouvoir louer des valets de ferme, il fait des enfants. – Les autres, manњuvres, ont quelques petits fonds, et surtout «vivent sur le spontanй et de quelques chиvres qui dйvorent tout». Encore bien souvent, et sur ordre du Parlement, elles sont tuйes par les gardes. Une femme avec deux enfants au maillot, «sans lait, sans un pouce de terre», а qui l’on a tuй ainsi deux chиvres, son unique ressource, une autre а qui l’on a tuй sa chиvre unique et qui est а l’aumфne avec son fils, viennent pleurer а la porte du chвteau; l’une reзoit douze livres, l’autre est admise comme servante, et dйsormais «ce village donne de grands coups de chapeau, avec une physionomie bien riante». – En effet, ils ne sont pas habituйs aux bienfaits; pвtir et le lot de tout ce pauvre monde. «Ils croient inйvitable, comme la pluie et la grкle, la nйcessitй d’кtre opprimйs par le plus fort, le plus riche, le plus accrйditй, et c’est ce qui leur imprime, s’il est permis de parler ainsi, un caractиre de souffre-douleur.»

En Auvergne, pays fйodal, tout couvert de grands domaines ecclйsiasti­ques et seigneuriaux, la misиre est йgale. АClermont-Ferrand [648], «il y a des rues qui, pour la couleur, la saletй et la mauvaise odeur, ne peuvent se comparer qu’а des tranchйes dans un tas de fumier.» Dans les auberges des gros bourgs, «йtroitesse, misиre, saletй, tйnиbres». Celle de Pradelles est «l’une des pires de France». Celle d’Aubenas, dit Young, «serait le purgatoire d’un de mes pourceaux». En effet, les sens sont bouchйs: l’homme primitif est content dиs qu’il peut dormir et se repaоtre. Il se repaоt, mais de quelle nourriture! Pour supporter cette pвtйe indigeste, il faut ici au paysan un estomac plus coriace encore qu’en Limousin; dans tel village oщ, dix ans plus tard, on tuera chaque annйe vingt-cinq porcs, on n’en mange que deux ou trois par an [649]. – Quand on contemple la rudesse de ce tempйrament intact depuis Vercingйtorix et, de plus, effarouchй par la souffrance, on ne peut se dйfendre de quelque effroi. Le marquis de Mirabeau dйcrit «la fкte votive du Mont-Dore, les sauvages descendant en torrents de la montagne [650], le curй avec йtole et surplis, la justice en perruque, la marйchaussйe, le sabre а la main, gardant la place avant de permettre aux musettes de commencer; la danse interrompue un quart d’heure aprиs par la bataille; les cris et les sifflements des enfants, des dйbiles et autres assistants, les agaзant comme fait la canaille quand les chiens se battent; des hommes affreux, ou plutфt des bкtes fauves, couverts de sayons de grosse laine, avec de larges ceintures de cuir piquйes de clous de cuivre, d’une taille gigantesque rehaussйe par de hauts sabots, s’йlevant encore pour regarder le combat, trйpignant avec progression, se frottant les flancs avec les coudes, la figure hвve et couverte de longs cheveux gras, le haut du visage pвlissant et le bas se dйchirant pour йbaucher un rire cruel et une sorte d’impatience fйroce. – Et ces gens-lа payent la taille! et l’on veut encore leur фter le sel! Et l’on ne sait pas ce qu’on dйpouille, ce qu’on croit gouverner, ce qu’а coups d’une plume nonchalante et lвche on croira, jusqu’а la catastrophe, affamer toujours impunйment! Pauvre Jean-Jacques, me disais-je, qui t’enverrait, toi et ton systиme, copier de la musique chez ces gens-lа aurait bien durement rйpondu а ton discours.» Avertissement prophйtique, prйvoyance admirable que l’excиs du mal n’aveugle point sur le mal du remиde. Йclairй par son instinct fйodal et rural, le vieux gentilhomme juge du mкme coup le gouvernement et les philosophes, l’Ancien Rйgime et la Rйvolution.

 

IV

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Quand l’homme est misйrable, il s’aigrit; mais quand il est а la fois propriйtaire et misйrable, il s’aigrit davantage. Il a pu se rйsigner а l’indigence, il ne se rйsigne pas а la spoliation; et telle йtait la situation du paysan en 1789; car, pendant tout le dix-huitiиme siиcle, il avait acquis de la terre. – Comment avait-il fait, dans une telle dйtresse? La chose est а peine croyable, quoique certaine; on ne peut l’expliquer que par le caractиre du paysan franзais, par sa sobriйtй, sa tйnacitй, sa duretй pour lui-mкme, sa dissimulation, sa passion hйrйditaire pour la propriйtй et pour la terre. Il avait vйcu de privations, йpargnй sou sur sou. Chaque annйe, quelques piиces blanches allaient rejoindre son petit tas d’йcus enterrй au coin le plus secret de sa cave; certainement, le paysan de Rousseau, qui cachait son vin et son pain dans un silo, avait une cachette plus mystйrieuse encore; un peu d’argent dans un bas de laine ou dans un pot йchappe mieux que le reste а l’inquisition des commis. En guenilles, pieds nus, ne mangeant que du pain noir, mais couvant dans son cњur le petit trйsor sur lequel il fondait tant d’espйrances, il guettait l’occasion, et l’occasion ne manquait pas. «Malgrй tous ses privilиges, йcrit un gentilhomme en 1755 [651], la noblesse se ruine et s’anйantit tous les jours, le Tiers-йtat s’empare des fortunes.» Nombre de domaines passent ainsi, par vente forcйe ou volontaire, entre les mains des financiers, des gens de plume, des nйgociants, des gros bourgeois. Mais il est sыr qu’avant de subir la dйpossession totale, le seigneur obйrй s’est rйsignй aux aliйnations partielles. Le paysan, qui a graissй la patte du rйgisseur, se trouve lа avec son magot. «Mauvaise terre, Monseigneur, et qui vous coыte plus qu’elle ne vous rapporte.» Il s’agit p.258 d’un lopin isolй, d’un bout de champ ou de prй, parfois d’une ferme dont le fermier ne paye plus, plus souvent d’une mйtairie dont les mйtayers besogneux et paresseux tombent chaque annйe а la charge du maоtre. Celui-ci peut se dire que la parcelle aliйnйe n’est pas perdue pour lui, puisqu’un jour, par droit de rachat, il pourra la reprendre, et puisqu’en attendant il touchera un cens, des redevances, le profit des lods et ventes. D’ailleurs, il y a chez lui et autour de lui de grandes espaces vides que la dйcadence de la culture et la dйpopulation ont laissйs dйserts. Pour les remettre en valeur, il faut en cйder la propriйtй; nul autre moyen de rattacher l’homme а la terre. – Et le gouvernement aide а l’opйration: ne percevant plus rien sur le sol abandonnй, il consent а retirer provisoirement sa main trop pesante. Par l’йdit de 1766, une terre dйfrichйe reste affranchie pour quinze ans de la taille d’exploitation, et, lа-dessus, dans vingt-huit provinces, quatre cent mille arpents sont dйfrichйs en trois ans [652].

Voilа comment, par degrйs, le domaine seigneurial s’йmiette et s’amoindrit. Vers la fin, en quantitй d’endroits, sauf le chвteau et la petite ferme attenante qui rapporte deux ou trois mille francs par an [653], le seigneur n’a plus que ses droits fйodaux; tout le reste du sol est au paysan. Dйjа vers 1750, Forbonnais note que beaucoup de nobles et d’anoblis, «rйduits а une pauvretй extrкme avec des titres de propriйtй immense,» ont vendu au petit cultivateur а bas pris, souvent pour le montant de la taille. Vers 1760, un quart du sol dit-on, avait dйjа passй aux mains des travailleurs agricoles. En 1772, а propos du vingtiиme qui se perзoit sur le revenu net des immeubles, l’intendant de Caen, ayant fait le relevй de ses cotes, estime que, sur cent cinquante mille, «il y en a peut-кtre cinquante mille dont l’objet n’excиde pas cinq sous et peut-кtre encore autant qui n’excиdent pas vingt sous [654].» Des observateurs contemporains constatent cette passion du paysan pour la propriйtй fonciиre. «Toutes les йpargnes des basses classes, qui ailleurs sont placйes sur des particuliers et dans les fonds publics, sont destinйes en France а l’achat des terres.» – «Aussi le nombre des petites propriйtйs rurales va toujours croissant. Necker dit qu’il y en a «une immensitй». Arthur Young, en 1789, s’йtonne de leur prodigieuse multitude et «penche а croire qu’elles forment le tiers du royaume». p.259 Ce serait dйjа notre chiffre actuel, et l’on trouve encore, а peu de chose prиs, le chiffre actuel, si l’on cherche le nombre des propriйtaires comparй au nombre des habitants.

 

Mais, en acquйrant le sol, le petit cultivateur en prend pour lui les charges. Tant qu’il йtait simple journalier et n’avait que ses bras, l’impфt ne l’atteignait qu’а demi: «oщ il n’y a rien, le roi perd ses droits». Maintenant, il a beau кtre pauvre et se dire encore plus pauvre, le fisc a prise sur lui par toute l’йtendue de sa propriйtй nouvelle. Les collecteurs, paysans comme lui et jaloux а titre de voisins, savent ce que son bien au soleil lui a rapportй; c’est pourquoi on lui prend tout ce qu’on peut lui prendre. En vain il a travaillй avec une вpretй nouvelle, ses mains restent aussi vides, et, au bout de l’annйe, il dйcouvre que son champ n’a rien produit pour lui. Plus il acquiert et produit, plus ses charges deviennent lourdes. En 1715, la taille et la capitation, qu’il paye seul ou presque seul, йtaient de 66 millions; elles sont de 93 en 1759, de 110 en 1789 [655]. En 1757, l’impфt est de 283 156 000 livres; en 1789, de 476 294 000. — Sans doute, en thйorie, par humanitй et bon sens, on veut le soulager, on a pitiй de lui. Mais en pratique, par nйcessitй et routine, on le traite, selon le prйcepte du cardinal de Richelieu, comme une bкte de somme а qui l’on mesure l’avoine, de peur qu’il ne soit trop fort et regimbe, «comme un mulet qui, йtant accoutumй а la charge, se gвte plus par un long repos que par le travail».

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CHAPITRE II

PRINCIPALE CAUSE DE LA MISИRE: L’IMPФT

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I. Impфts directs. — Йtat de divers domaines а la fin de Louis XV. — Prйlиvements du dйcimateur et du fisc. — Ce qui reste au propriйtaire. — II. Йtat de plusieurs provinces au moment de la Rйvolution. — Taille, accessoires, capitations, vingtiиmes, impфt des corvйes. — Ce que chacune de ces taxes prйlиve sur le revenu. — Enormitй du prйlиvement total. — III. Quatre impфts directs sur le taillable, qui n’a que ses bras. — IV. La collecte et les saisies. — V. Impфts indirects. — Les gabelles et les aides. — VI. Pourquoi l’impфt est si pesant. — Les exemptions et les privilиges. — VII. Octrois des villes. — La charge retombe partout sur les plus pauvres. — VIII. Plaintes des cahiers.


Дата добавления: 2015-09-30; просмотров: 32 | Нарушение авторских прав







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