Студопедия
Случайная страница | ТОМ-1 | ТОМ-2 | ТОМ-3
АрхитектураБиологияГеографияДругоеИностранные языки
ИнформатикаИсторияКультураЛитератураМатематика
МедицинаМеханикаОбразованиеОхрана трудаПедагогика
ПолитикаПравоПрограммированиеПсихологияРелигия
СоциологияСпортСтроительствоФизикаФилософия
ФинансыХимияЭкологияЭкономикаЭлектроника

Un document produit en version numйrique par Pierre Palpant, bйnйvole, 23 страница



 

 

V

@

Toutes ces passions s’exaltent les unes par les autres. Rien n’est tel qu’un passe-droit pour aviver le sentiment de la justice. Rien n’est tel que le sentiment de la justice pour aviver la douleur d’un passe-droit. А prйsent que le Tiers se juge privй de la place qui lui appartient, il se trouve mal а la place qu’il occupe, et il souffre de mille petits chocs que jadis il n’aurait pas sentis. Quand on se sent citoyen, on s’irrite d’кtre traitй en sujet, et nul n’accepte d’кtre l’infйrieur de celui dont il se croit l’йgal. C’est pourquoi, pendant les vingt derniиres annйes, l’ancien rйgime a beau s’allйger, il semble plus pesant, et ses piqыres exaspиrent comme des blessures. On en citerait vingt cas pour un. — Au thйвtre de Grenoble, Barnave enfant [589] йtait avec sa mиre dans une loge que le duc de Tonnerre, gouverneur de la province, destinait а l’un de ses complaisants. Le directeur du thйвtre, puis l’officier de garde viennent prier Mme Barnave de se retirer; elle refuse; par ordre du gouverneur, quatre fusiliers arrivent pour l’y contraindre. Dйjа le parterre prenait parti et l’on pouvait craindre des violences, lorsque M. Barnave, averti de l’affront, vint emmener sa femme et dit tout haut: «Je sors par ordre du gouverneur». Le public, toute la bourgeoisie indignйe s’engagea а ne revenir au spectacle qu’aprиs satisfaction, et en effet le thйвtre resta vide pendant plusieurs mois, jusqu’а ce que Mme Barnave eыt consenti а y reparaоtre. Le futur dйputй se souvint plus tard de l’outrage, et dиs lors se jura «de relever la caste а laquelle il appartenait de l’humiliation а laquelle elle semblait condamnйe». — Pareillement Lacroix, le futur conventionnel [590], poussй, а la sortie du thйвtre, par un gentilhomme qui donne le bras а une jolie femme, se plaint tout haut. — «Qui кtes-vous?» — Lui, encore provincial, a la bonhomie de dйfiler tout au long ses nom, prйnoms et qualitйs. — «Eh bien, dit l’autre, c’est trиs bien fait а vous d’кtre tout cela; moi, je suis le comte de Chabannes et je suis trиs pressй.» Sur quoi, «riant dйmesurйment», il remonte en voiture. «Ah! monsieur, disait Lacroix encore tout chaud de sa mйsaventure, l’affreuse distance que l’orgueil et les prйjugйs mettent entre les hommes!» — Soyez sыr que chez Marat, chirurgien aux йcuries du comte d’Artois, chez Robespierre, protйgй de l’йvкque d’Arras, chez Danton, petit avocat «chargй de dettes», chez tous les autres, en vingt rencontres, l’amour-propre avait saignй de mкme. L’amertume concentrйe qui pйnиtre les Mйmoires de Mme Roland n’a pas d’autre cause. «Elle ne [591] pardonnait pas а la sociйtй la place infйrieure qu’elle y avait longtemps occupйe [592].» Grвce а Rousseau, la vanitй, si naturelle а l’homme, si sensible chez un Franзais, est devenue plus sensible. La moindre nuance, un ton de voix, semble une marque de dйdain. «Un jour [593] que l’on parlait devant le ministre de la guerre d’un officier gйnйral parvenu а ce grade par son mйrite: Ah oui, dit le ministre, officier gйnйral de fortune! Ce mot fut rйpйtй, commentй, et fit bien du mal.» Les grands ont beau condescendre, «accueillir avec une йgale et douce bontй tous ceux qui leur sont prйsentйs»; chez le duc de Penthiиvre les nobles mangent avec le maоtre de la maison, les roturiers dоnent chez son premier gentilhomme et ne viennent au salon que pour le cafй. Lа ils «trouvent en force et le ton haut» les autres qui ont eu l’honneur de manger avec Son Altesse et «qui ne manquent pas de saluer les arrivants avec une complaisance pleine de protection [594]». Cela suffit; le duc a beau «pousser les attentions jusqu’а la recherche», Beugnot, si pliant, n’a nulle envie de revenir. – On leur garde rancune, non seulement des saluts trop courts qu’ils font, mais encore des rйvйrences trop grandes qu’on leur fait. Chamfort conte avec aigreur que d’Alembert, au plus haut de sa rйputation, йtant chez Mme du Deffand avec le prйsident Hйnault et M. de Pont-de-Veyle, arrive un mйdecin nommй Fournier, qui en entrant dit а Mme du Deffand: «Madame, j’ai l’honneur de vous prйsenter mon trиs humble respect»; au prйsident Hйnault: «Monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer»; а M. de Pont-de-Veyle: «Monsieur, je suis votre trиs humble serviteur», et а d’Alembert: «Bonjour, Monsieur [595]». Quand le cњur est rйvoltй, tout est pour lui sujet de ressentiment. Le Tiers, а l’exemple de Rousseau, sait aux nobles mauvais grй de tout ce qu’ils font, bien mieux, de tout ce qu’ils sont, de leur luxe, de leur йlйgance, de leur badinage, de leurs faзons fines et brillantes. Chamfort est aigri par les politesses dont ils l’ont accablй. Siйyиs leur en veut de l’abbaye qu’on lui a promise et qu’on ne lui a pas donnйe. Chacun, outre le grief gйnйral, a son grief personnel. Leur froideur comme leur familiaritй, leurs attentions comme leurs inattentions, sont des offenses, et sous ces millions de coups d’йpingle, rйels ou imaginaires, la poche au fiel s’emplit.



En 1789, elle est pleine et va crever. «Le titre le plus respectable de la noblesse franзaise, йcrit Chamfort, c’est de descendre immйdiatement de quelque trente mille hommes casquйs, cuirassйs, brassardйs, cuissardйs, qui, sur de grands chevaux bardйs de fer, foulaient aux pieds huit ou dix millions d’hommes nus, ancкtres de la nation actuelle. Voilа un droit bien avйrй au respect et а l’amour de leurs descendants! Et, pour achever de rendre cette noblesse respectable, elle se recrute et se rйgйnиre par l’adoption de ces hommes qui ont accru leur fortune en dйpouillant la cabane du pauvre hors d’йtat de payer ses impositions [596].» – «Pourquoi le Tiers, dit Siйyиs, ne renverrait-il pas dans les forкts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prйtention d’кtre issues de la race des conquйrants et de succйder а des droits de conquкte [597]? Je suppose qu’а dйfaut de police Cartouche se fыt rйtabli plus solidement sur un grand chemin; aurait-il acquis un vйritable droit de pйage? S’il avait eu le temps de vendre cette sorte de monopole, jadis assez commun, а un successeur de bonne foi, son droit serait-il devenu beaucoup plus respectable entre les mains de l’acquйreur?... Tout privilиge est, de sa nature, injuste, odieux et contraire au pacte social. Le sang bouillonne а la seule idйe qu’il fut possible de consacrer lйgalement а la fin du dix-huitiиme siиcle les abominables fruits de l’abominable fйodalitй.... La caste des nobles est vйritablement un peuple а part, mais un faux peuple qui, ne pouvant, faute d’organes utiles, exister par lui-mкme, s’attache а une nation rйelle, comme ces tumeurs vйgйtales qui ne peuvent vivre que de la sиve des plantes qu’elles fatiguent et dessиchent.» — Ils sucent tout, il n’y a rien que pour eux. «Toutes les branches du pouvoir exйcutif sont tombйes dans la caste qui fournit (dйjа) l’йglise, la robe et l’йpйe. Une sorte de confraternitй ou de compйrage fait que les nobles se prйfиrent entre eux et pour tout au reste de la nation.... C’est la cour qui a rйgnй et non le monarque. C’est la cour qui crйe et distribue les places. Et qu’est-ce que la cour, sinon la tкte de cette immense aristocratie qui couvre toutes les parties de la France, qui, par ses membres, atteint а tout, et exerce partout ce qu’il y a d’essentiel dans toutes les parties de la puissance publique?» — Mettons fin «а ce crime social, а ce long parricide qu’une classe s’honore de commettre journellement contre les autres.... Ne demandez plus quelle place enfin les privilйgiйs doivent occuper dans l’ordre social; c’est demander quelle place on veut assigner dans le corps d’un malade а l’humeur maligne qui le mine et le tourmente,... а la maladie affreuse qui dйvore sa chair vive». — La consйquence sort d’elle-mкme: extirpons l’ulcиre, ou tout au moins balayons la vermine. Le Tiers, а lui seul et par lui-mкme, est «une nation complиte», а qui ne manque aucun organe, qui n’a besoin d’aucune aide pour subsister ou se conduire, et qui recouvrera la santй lorsqu’il aura secouй les parasites incrustйs dans sa peau.

«Qu’est-ce que le Tiers? Tout. Qu’a-t-il йtй jusqu’а prйsent dans l’ordre politique [598]? Rien. Que demande-t-il? А y devenir quelque chose.» — Non pas quelque chose, mais tout. Son ambition politique est aussi grande que son ambition sociale, et il aspire а l’autoritй aussi bien qu’а l’йgalitй. Si les privilиges sont mauvais, celui du prince est le pire, car il est le plus йnorme, et la dignitй humaine, blessйe par les prйrogatives du noble, pйrit sous l’arbitraire du roi. Peu importe qu’il en use а peine, et que son gouvernement, docile а l’opinion publique, soit celui d’un pиre indйcis et indulgent. Affranchi du despotisme rйel, le Tiers s’indigne contre le despotisme possible, et il croirait кtre esclave s’il consentait а rester sujet. L’orgueil souffrant s’est redressй, s’est raidi, et, pour mieux assurer son droit, va revendiquer tous les droits. Il est si doux, si enivrant, pour l’homme qui, de toute antiquitй, a subi des maоtres, de se mettre а leur place, de les mettre а sa place, de se dire qu’ils sont ses mandataires, de se croire membre du souverain, roi de France pour sa quote-part, seul auteur lйgitime de tout droit et de tout pouvoir! – Conformйment aux doctrines de Rousseau, les cahiers du Tiers dйclarent а l’unanimitй qu’il faut donner une constitution а la France; elle n’en a pas, ou, du moins, celle qu’elle a n’est pas valable. Jusqu’ici «les conditions du pacte social йtaient ignorйes [599]»; а prйsent qu’on les a dйcouvertes, il faut les йcrire. Il n’est pas vrai de dire, comme les nobles d’aprиs Montesquieu, que la constitution existe, que ses grands traits ne doivent point кtre altйrйs, qu’il s’agit seulement de rйformer les abus, que les Йtats Gйnйraux n’ont qu’un pouvoir limitй, qu’ils sont incompйtents pour substituer а la monarchie un autre rйgime. Tacitement ou expressйment, le Tiers refuse de restreindre son mandat, et n’admet pas qu’on lui oppose des barriиres. Par suite, а l’unanimitй, il exige que les dйputйs votent, «non par ordre, mais par tкte et conjointement». – «Dans le cas oщ les dйputйs du clergй et de la noblesse refuseraient d’opiner en commun et par tкte, les dйputйs du Tiers, qui reprйsentent 24 millions d’hommes, pouvant et devant toujours se dire l’Assemblйe nationale malgrй la scission des reprйsentants de 400 000 indi­vidus, offriront au roi, de concert avec ceux du clergй et de la noblesse qui voudront se joindre а eux, leur secours а l’effet de subvenir aux besoins de l’Йtat, et les impфts ainsi consentis seront rйpartis entre tous les sujets du roi indistinctement [600].» – «Le Tiers, disent d’autres cahiers, йtant les 99 pour 100 de la nation, n’est pas un ordre. Dйsormais, avec ou sans les privilйgiйs, il sera, sous la mкme dйnomination, appelй le peuple ou la nation.» – N’objectez pas qu’un peuple ainsi mutilй devient une foule, que des chefs ne s’improvisent pas, qu’on se passe difficilement de ses conducteurs naturels, qu’а tout prendre ce clergй et cette noblesse sont encore une йlite, que les deux cinquiиmes du sol sont dans leurs mains, que la moitiй des hommes intelligents et instruits sont dans leurs rangs, que leur bonne volontй est grande, et que ces vieux corps historiques ont toujours fourni aux constitutions libres leurs meilleurs soutiens. Selon le principe de Rousseau, il ne faut pas йvaluer les hommes, mais les compter; en politique, le nombre seul est respectable; ni la naissance, ni la propriйtй, ni la fonction, ni la capacitй, ne sont des titres: grand ou petit, ignorant ou savant, gйnйral, soldat ou goujat, dans l’armйe sociale chaque individu n’est qu’une unitй munie d’un vote; oщ vous voyez la majoritй, lа est le droit. C’est pourquoi le Tiers pose son droit comme incontestable, et, а son tour, dit comme Louis XIV: «L’Йtat, c’est moi».

Une fois le principe admis ou imposй, tout ira bien. «Il semblait, dit un tйmoin [601], que c’йtait par des hommes de l’вge d’or qu’on allait кtre gouvernй. Ce peuple libre, juste et sage, toujours d’accord avec lui-mкme, toujours йclairй dans le choix de ses ministres, modйrй dans l’usage de sa force et de sa puissance, ne serait jamais йgarй, jamais trompй, jamais dominй, asservi par les autoritйs qu’il leur aurait confiйes. Ses volontйs feraient ses lois, et ses lois feraient son bonheur.» La nation va кtrep.241 rйgйnйrйe: cette phrase est dans tous les йcrits et dans toutes les bouches. АNangis [602], Arthur Young trouve qu’elle est le fond de la conversation politique. Le chapelain d’un rйgiment, curй dans le voisinage, ne veut pas en dйmordre; quant а savoir ce qu’il entend par lа, c’est une autre affaire. Impossible de rien dйmкler dans ses explications, «sinon une perfection thйorique de gouvernement, douteuse а son point de dйpart, risquйe dans ses dйveloppements et chimйrique quant а ses fins». Lorsque l’Anglais leur propose en exemple la Constitution anglaise, «ils en font bon marchй», ils sourient du peu; cette Constitution ne donne pas assez а la libertй; surtout elle n’est pas conforme aux principes. – Et notez que nous sommes ici chez un grand seigneur, dans un cercle d’hommes йclairйs. АRiom, aux assemblйes d’йlection [603], Malouet voit «de petits bourgeois, des praticiens, des avocats sans aucune instruction sur les affaires publiques, citant le Contrat Social, dйclamant avec vйhйmence contre la tyrannie, et proposant chacun une Constitution». La plupart ne savent rien et ne sont que des marchands de chicane; les plus instruits n’ont en politique que des idйes d’йcoliers. Dans les collиges de l’Universitй, on n’enseigne point l’histoire [604]. «Le nom de Henri IV, dit Lavalette, ne nous avait pas йtй prononcй une seule fois pendant mes huit annйes d’йtudes, et, а dix-sept ans, j’ignorais encore а quelle йpoque et comment la maison de Bourbon s’est йtablie sur le trфne.» Pour tout bagage, ils emportent, comme Camille Desmoulins, des bribes de latin, et ils entrent dans le monde, la tкte farcie «de maximes rйpublicaines», йchauffйs par les souvenirs de Rome et de Sparte, «pйnйtrйs d’un profond mйpris pour les gouvernements monarchi­ques». Ensuite, а l’Ecole de Droit, ils ont appris un droit abstrait, ou n’ont rien appris. Aux cours de Paris, point d’auditeurs; le professeur fait sa leзon devant des copistes qui vendent leurs cahiers. Un йlиve qui assisterait et rйdigerait lui-mкme serait mal vu; on l’accuserait d’фter aux copistes leur gagne-pain. Par suite le diplфme est nul; а Bourges on l’obtient en six mois; si le jeune homme finit par savoir la loi, c’est plus tard par l’usage et la pratique. – Des lois et institutions йtrangиres, nulle connaissance, а peine une notion vague ou fausse. Malouet lui-mкme se figure mal le Parlement anglais, et plusieurs, sur l’йtiquette, l’imaginent d’aprиs le Parlement de France. – Quant au mйcanisme des constitutions libres ou aux conditions de la libertй effective, cela est trop compliquй. Depuis vingt ans, sauf dans les grandes familles de magistrature, Montesquieu est surannй. Аquoi bon les йtudes sur l’ancienne France? «Qu’est-il rйsultй de tant et de si profondes recherches? Des conjectures laborieuses et des raisons de douter [605].» Il est bien plus commode de partir des droits de l’homme et d’en dйduire les consйquences. Аcela la logique de l’Ecole suffit, et la rhйtorique du collиge fournira les tirades. – Dans ce grand vide des intelligences, les mots indйfinis de libertй, d’йgalitй, de souverainetй du peuple, les phrases ardentes de Rousseau et de ses successeurs, tous les nouveaux axiomes flambent comme des charbons p.242 allumйs, et dйgagent une fumйe chaude, une vapeur enivrante. La parole gigantesque et vague s’interpose entre l’esprit et les objets; tous les contours sont brouillйs et le vertige commence. Jamais les hommes n’ont perdu а ce point le sens des choses rйelles. Jamais ils n’ont йtй а la fois plus aveugles et plus chimйriques. Jamais leur vue troublйe ne les a plus rassurйs sur le danger vйritable, et plus alarmйs sur le danger imaginaire. Les йtrangers qui sont de sang-froid et qui assistent а ce spectacle, Mallet du Pan, Dumont de Genиve, Arthur Young, Jefferson, Gouverneur Morris, йcrivent que les Franзais ont l’esprit dйrangй. Dans ce dйlire universel, Morris ne peut citer а Washington qu’une seule tкte saine, Marmontel, et Marmontel ne parle pas autrement que Morris. Aux clubs prйparatoires et aux assemblйes d’йlecteurs, il est le seul qui se lиve contre les propositions dйraisonnables. Autour de lui, ce ne sont que gens йchauffйs, exaltйs а propos de rien, jusqu’au grotesque [606]. Dans tout usage du rйgime йtabli, dans toute mesure de l’administration, «dans les rиglements de police, dans les йdits sur les finances, dans les autoritйs graduelles sur lesquelles reposaient l’ordre et la tranquillitй publiques, il n’y avait rien oщ l’on ne trouvвt un caractиre de tyrannie.... Il s’agissait du mur d’enceinte et des barriиres de Paris qu’on dйnonзait comme un enclos de bкtes fauves, trop injurieux pour des hommes». — «J’ai vu, dit l’un des orateurs, j’ai vu а la barriиre Saint-Victor, sur l’un des piliers en sculpture, le croiriez-vous? j’ai vu l’йnorme tкte d’un lion, gueule bйante, et vomissant des chaоnes dont il menace les passants; peut-on imaginer un emblиme plus effrayant de despotisme et de servitude?» – L’orateur lui-mкme imitait «le rugissement du lion; tout l’auditoire йtait йmu, et moi, qui passais si souvent а la barriиre Saint-Victor, je m’йtonnais que cette image horrible ne m’eыt pas frappй. J’y fis ce jour-lа mкme une attention particuliиre, et, sur le pilastre, je vis pour ornement un bouclier, suspendu а une chaоne mince que le sculpteur avait attachйe а un petit mufle de lion, comme on voit а des marteaux de porte ou а des robinets de fontaine». — Sensations perverties, conceptions dйlirantes, ce seraient lа pour un mйdecin des symptфmes d’aliйnation mentale; et nous ne sommes encore qu’aux premiers mois de 1789! – Dans des tкtes si excitables et tellement surexcitйes, la magie souveraine des mots va crйer des fantфmes, les uns hideux, l’aristocrate et le tyran, les autres adorables, l’ami du peuple et le patriote incorruptible, figures dйmesurйes et forgйes par le rкve, mais qui prendront la place des figures rйelles et que l’hallucinй va combler de ses hommages ou poursuivre de ses fureurs.

 

VI

@

Ainsi descend et se propage la philosophie du dix-huitiиme siиcle. — Au premier йtage de la maison, dans les beaux appartements dorйs, les idйes n’ont йtй que des illuminations de soirйe, des pйtards de salon, des feux de Bengale amusants; on a jouй avec elles, on les a lancйes en riant par les fenкtres. – Recueillies а l’entresol et au rez-de-chaussйe, portйes dans les boutiques, dans les magasins et dans les cabinets d’affaires, elles y ont trouvй des matйriaux combustibles, des tas de bois accumulйs depuis longtemps, et voici que de grands feux s’allument. Il semble mкme qu’il y ait un commencement d’incendie; car les cheminйes ronflent rudement, et une clartй rouge jaillit а travers les vitres. — «Non, disent les gens d’en haut, ils n’auraient garde de mettre le feu а la maison, ils y habitent comme nous. Ce sont lа des feux de paille, tout au plus des feux de cheminйe: mais, avec un seau d’eau froide, on les йteint; et d’ailleurs ces petits accidents nettoient les cheminйes, font tomber la vieille suie.»

Prenez garde: dans les caves de la maison, sous les vastes et profondes voыtes qui la portent, il y a un magasin de poudre.

@

 


 

 

LIVRE CINQUIИME

 

LE PEUPLE

 


CHAPITRE I

@

p.245 I. La misиre. — Sous Louis XIV. — Sous Louis XV. — Sous Louis XVI. — II. Condition du paysan pendant les trente derniиres annйes de l’ancien rйgime. — Combien sa subsistance est prйcaire. — Йtat de l’agriculture. — Terres incultes. — Mauvaise culture. — Salaires insuffisants. — Manque de bien-кtre. — III. Aspect de la campagne et du paysan. — IV. Comment le paysan devient propriйtaire. — Il n’en est pas plus а l’aise. — Aggravation de ses charges. — Dans l’ancien rйgime il est le «mulet».

 

I

 

La Bruyиre йcrivait juste un siиcle avant 1789 [607]: «L’on voit certains animaux farouches, des mвles et des femelles, rйpandus par la campagne, noirs, livides et tout brыlйs du soleil, attachйs а la terre qu’ils fouillent et remuent avec une opiniвtretй invincible. Ils ont comme une voix articulйe, et, quand ils se lиvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine; et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des taniиres oщ ils vivent de pain noir, d’eau et de racines. Ils йpargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et mйritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semй.» – Ils en manquent pendant les vingt-cinq annйes suivantes, et meurent par troupeaux; j’estime qu’en 1715 il en avait pйri prиs d’un tiers [608], six millions, de misиre et de faim. Ainsi, pour le premier quart du siиcle qui prйcиde la Rйvolution, la peinture, bien loin d’кtre trop forte, est trop faible, et l’on va voir que pendant un demi-siиcle et davantage, jusqu’а la mort de Louis XV, elle demeure exacte; peut-кtre mкme, au lieu de l’attйnuer, faudrait-il la charger.

En 1725, dit Saint-Simon, «au milieu des profusions de Strasbourg et de Chantilly, on vit en Normandie d’herbes des champs. Le premier roi de l’Europe ne peut кtre un grand roi s’il ne l’est que de gueux de toutes conditions, et si son royaume tourne en un vaste hфpital de mourants а qui on prend tout en pleine paix [609].» Au plus beau temps de Fleury et dans la plus belle rйgion de France, le paysan cache «son vin а cause des aides et son pain а cause de la taille», persuadй «qu’il est un homme perdu si l’on peut se douter qu’il ne meurt pas de faim [610]». En 1739, d’Argenson йcrit dans son journal [611]: «La disette vient d’occasionner trois soulиvements dans les provinces, а Ruffec, а Caen et а Chinon. On a assassinй sur les chemins des femmes qui portaient du pain.... M. le duc d’Orlйans porta l’autre jour au conseil un morceau de pain, le mit devant la table du roi et dit: «Sire, voilа de quel pain se nourrissent aujourd’hui vos sujets....» – «Dans mon canton de Touraine, il y a dйjа plus d’un an que les hommes mangent de l’herbe». – De toutes parts la misиre se rapproche; «on en parle а Versailles plus que jamais. Le roi interrogeant l’йvкque de Chartres sur l’йtat de ses peuples, celui-ci a rйpondu que la famine et la mortalitй y йtaient telles, que les hommes mangeaient l’herbe comme des moutons et crevaient comme des mouches». En 1740 [612], Massillon, йvкque de Clermont-Ferrand, йcrit а Fleury: «Le peuple de nos campagnes vit dans une misиre affreuse, sans lits, sans meubles; la plupart mкme, la moitiй de l’annйe, manquent du pain d’orge et d’avoine qui fait leur unique nourriture et qu’ils sont obligйs d’arracher de leur bouche et de celle de leurs enfants pour payer les impositions. J’ai la douleur, chaque annйe, de voir ce triste spectacle devant mes yeux, dans mes visites. C’est а ce point que les nиgres de nos оles sont infiniment plus heureux; car, en travaillant, ils sont nourris et habillйs, avec leurs femmes et leurs enfants; au lieu que nos paysans, les plus laborieux du royaume, ne peuvent, avec le travail le plus dur et le plus opiniвtre, avoir du pain pour eux et leur famille, et payer les subsides.» En 1740 [613], а Lille, а propos de la sortie des grains, le peuple se rйvolte. «Un intendant m’йcrit que la misиre augmente d’heure en heure; le moindre risque pour la rйcolte fait cet effet depuis trois ans.... La Flandre est surtout bien embarrassйe; on n’a pas de quoi attendre la rйcolte, qui ne sera que dans deux mois d’ici. Les meilleures provinces ne sont pas en йtat d’en fournir aux autres. Dans chaque ville, on oblige chaque bourgeois а nourrir un ou deux pauvres et а lui donner quatorze livres de pain par semaine. Dans la seule petite ville de Chвtellerault (qui est de quatre mille habitants), il y avait dix-huit cents pauvres cet hiver sur ce pied-lа.... La quantitй des pauvres surpasse celle des gens qui peuvent vivre sans mendier... et les recouvrements se font avec une rigueur sans exemple; on enlиve les habits des pauvres, leurs derniers boisseaux de froment, les loquets des portes, etc. L’abbesse de Jouarre m’a dit hier que, dans son canton, en Brie, on n’avait pas pu ensemencer la plupart des terres.» – Rien d’йtonnant si la famine gagne jusqu’а Paris. «On craint pour mercredi prochain.... Il n’y a plus de pain а Paris, sinon des farines gвtйes, qui arrivent et qui brыlent (au four). On travaille jour et nuit а Belleville, aux moulins, а remoudre les vieilles farines gвtйes. Le peuple est tout prкt а la rйvolte; le pain augmente d’un sol par jour; aucun marchand n’ose ni ne veut apporter ici son blй. La Halle, mercredi, йtant presque rйvoltйe, le pain y manqua dиs sept heures du matin.... On avait retranchй les vivres aux pauvres gens qui sont а Bicкtre, au point que, de trois quarterons de mauvais pain, on n’a plus voulu leur donner que demi-livre. Tout s’est rйvoltй et a forcй les gardes; quantitй se sont йchappйs et vont inonder Paris. On y a appelй tout le guet et la marйchaussйe des environs, qui ont йtй en bataille contre ces pauvres misйrables, а grands coups de fusil, baпonnette et sabre. On compte qu’il y en a quarante ou cinquante sur le carreau; la rйvolte n’йtait pas encore finie hier matin.»

Dix ans plus tard, le mal est pire [614]. «De ma campagne, а dix lieues de Paris, je retrouve le spectacle de la misиre et des plaintes continuelles bien redoublйes; qu’est-ce donc dans nos misйrables provinces de l’intйrieur du royaume?... Mon curй m’a dit que huit familles, qui vivaient de leur travail avant mon dйpart, mendient aujourd’hui leur pain. On ne trouve point а travailler. Les gens riches se retranchent а proportion comme les pauvres. Avec cela on lиve la taille avec une rigueur plus que militaire. Les collecteurs, avec les huissiers, suivis de serruriers, ouvrent les portes, enlиvent les meubles et vendent tout pour le quart de ce qu’il vaut, et les frais surpassent la taille....» – «Je me trouve en ce moment en Touraine, dans mes terres. Je n’y vois qu’une misиre effroyable; ce n’est plus le sentiment triste de la misиre, c’est le dйsespoir qui possиde les pauvres habitants: ils ne souhaitent que la mort et йvitent de peupler.... On compte que par an le quart des journйes des journaliers va aux corvйes, oщ il faut qu’ils se nourrissent: et de quoi?... Je vois les pauvres gens y pйrir de misиre. On leur paye quinze sous ce qui vaut un йcu pour leur voiture. On ne voit que villages ruinйs ou abattus, et nulles maisons qui se relиvent.... Par ce que m’ont dit mes voisins, la diminution des habitants va а plus du tiers.... Les journaliers prennent tous le parti d’aller se rйfugier dans les petites villes. Il y a quantitй de villages oщ tout le monde abandonne le lieu. J’ai plusieurs de mes paroisses oщ l’on doit trois annйes de taille; mais, ce qui va toujours son train, ce sont les contraintes.... Les receveurs des tailles et du fisc font chaque annйe des frais pour la moitiй en sus des impositions.... Un йlu est venu dans le village oщ est ma maison de campagne, et a dit que cette paroisse devait кtre fort augmentйe а la taille de cette annйe, qu’il y avait remarquй les paysans plus gras qu’ailleurs, qu’il avait vu sur le pas des portes des plumages de volaille, qu’on y faisait donc bonne chиre, qu’on y йtait bien, etc. – Voilа ce qui dйcourage le paysan, voilа ce qui cause le malheur du royaume.» – «Dans la campagne oщ je suis, j’entends dire que le mariage et la peuplade y pйrissent absolument de tous cфtйs. Dans ma paroisse, qui a peu de feux, il y a plus de trente garзons ou filles qui sont parvenus а l’вge plus que nubile; il ne se fait aucuns mariages, et il n’en est pas seulement question entre eux. On les excite, et ils rйpondent tous la mкme chose, que ce n’est pas la peine de faire des malheureux comme eux. Moi-mкme j’ai essayй de marier quelques filles en les assistant et j’y ai trouvй le mкme raisonnement comme si tous s’йtaient donnй le mot [615].» – «Un de mes curйs me mande qu’йtant le plus vieux de la province de Touraine, il a vu bien des choses et d’excessives chertйs de blй, mais qu’il ne se souvient pas d’une aussi grande misиre (mкme en 1709) que celle de cette annйe-ci.... Des seigneurs de Touraine m’ont dit que voulant occuper les habitants par des travaux а la campagne, а journйes, les habitants se trouvent si faibles et en si petit nombre, qu’ils ne peuvent travailler de leurs bras.»

Ceux qui peuvent s’en aller s’en vont. «Une personne du Languedoc m’a dit que quantitй de paysans dйsertent cette province et se rйfugient en Piйmont, Savoie, Espagne, effrayйs, tourmentйs de la poursuite du dixiиme en rйgie.... Les maltфtiers vendent tout, emprisonnent tout, comme housards en guerre, et mкme avec plus d’aviditй et de malice, pour gagner eux-mкmes.» – «J’ai vu un intendant d’une des meilleurs provinces du royaume, qui m’a dit qu’on n’y trouvait plus de fermiers, que les pиres aimaient mieux envoyer leurs enfants vivre dans les villes, que le sйjour de la campagne devenait chaque jour un sйjour plus horrible pour les habitants.... Un homme instruit dans les finances m’a dit qu’il йtait sorti cette annйe plus de deux cents familles de Normandie, craignant la collecte dans leurs villages.» – А Paris, on fourmille de mendiants; on ne saurait s’arrкter а une porte que dix gueux ne viennent vous relancer de leurs clameurs. On dit que ce sont tous des habitants de la campagne qui, n’y pouvant plus tenir par les vexations qu’ils y essuient, viennent se rйfugier dans la ville,... prйfйrant la mendicitй au labeur.» – Pourtant le peuple des villes n’est guиre plus heureux que celui des campagnes. «Un officier dont la troupe est en garnison а Mйziиres m’a dit que le peuple est si misйrable dans cette ville, que, dиs qu’on avait servi le dоner des officiers dans les auberges, le peuple se jetait dessus et le pillait.» – «Il y a plus de douze mille ouvriers mendiants а Rouen, tout autant а Tours, etc. On compte plus de vingt mille de ces ouvriers qui sont sortis du royaume depuis trois mois pour aller aux йtrangers, Espagne, Allemagne, etc. АLyon, il y a plus de vingt mille ouvriers en soie qui sont consignйs aux portes; on les garde а vue, de peur qu’ils ne passent а l’йtranger.» А Rouen [616] et en Normandie, «les plus aisйs ont de la peine а avoir du pain pour leur subsistance, le commun du peuple en manque totalement, et il est rйduit, pour ne pas mourir de faim, а se former des nourritures qui font horreur а l’humanitй». – «А Paris mкme, йcrit d’Argenson [617], j’apprends que le jour oщ M. le Dauphin et Mme la Dauphine allиrent а Notre-Dame de Paris, passant au pont de la Tournelle, il y avait plus de deux mille femmes assemblйes dans ce quartier-lа qui leur criиrent: Donnez-nous du pain, ou nous mourrons de faim.» – «Un des vicaires de la paroisse Sainte-Marguerite assure qu’il a pйri plus de huit cents personnes de misиre dans le faubourg Saint-Antoine depuis le 20 janvier jusqu’au 20 fйvrier, que les pauvres gens expiraient de froid et de faim dans leurs greniers, et que des prкtres, venus trop tard, arrivaient pour les voir mourir sans qu’il y eыt du remиde.» – Si je comptais les attroupements, les sйditions d’affamйs, les pillages de magasins, je n’en finirais pas: ce sont les soubresauts convulsifs de la crйature surmenйe; elle a jeыnй tant qu’elle a pu; а la fin l’instinct se rйvolte. En 1747 [618], «il y a des rйvoltes considйrables а Toulouse pour le pain; en Guyenne, «il y en a а chaque marchй». En 1750, six а sept mille hommes en Bйarn s’assemblent derriиre une riviиre pour rйsister aux commis; deux compagnies du rйgiment d’Artois font feu sur les rйvoltйs et en tuent une douzaine. En 1752, une sйdition dure trois jours а Rouen et dans les environs; en Dauphinй et en Auvergne, les villageois attroupйs forcent les greniers et prennent le blй au prix qu’ils veulent; la mкme annйe, а Arles, deux mille paysans armйs viennent demander du pain а l’hфtel de ville et sont dispersйs par les soldats. Dans la seule province de Normandie, je trouve des sйditions en 1725, en 1737, en 1739, en 1752, en 1764, 1765, 1766, 1767, 1768 [619], et toujours au sujet du pain. «Des hameaux entiers, йcrit le Parlement, manquant des choses les plus nйcessaires а la vie, йtaient obligйs, par le besoin, de se rйduire aux aliments des bкtes.... Encore deux jours et Rouen se trouvait sans provisions, sans grains et sans pain.» Aussi la derniиre йmeute est terrible, et, cette fois encore, la populace, maоtresse de la ville pendant trois jours, pille tous les greniers publics, tous les magasins des communautйs. – Jusqu’а la fin et au delа, en 1770 а Reims, en 1775 а Dijon, Versailles, Saint-Germain, Pontoise et Paris, en 1782 а Poitiers, en 1785 а Aix en Provence, en 1788 et 1789 а Paris et dans toute la France, vous verrez des explosions semblables [620]. – Sans doute, sous Louis XVI, le gouvernement s’adoucit, les intendants sont humains, l’administration s’amйliore, la taille devient moins inйgale, la corvйe s’allиge en se transformant, bref la misиre est moindre. Et pourtant elle est encore au delа de ce que la nature humaine peut porter.


Дата добавления: 2015-09-30; просмотров: 25 | Нарушение авторских прав







mybiblioteka.su - 2015-2024 год. (0.012 сек.)







<== предыдущая лекция | следующая лекция ==>