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Un document produit en version numйrique par Pierre Palpant, bйnйvole, 19 страница



Car c’est lа le trait le plus frappant de ce style, la rapiditй prodigieuse, le dйfilй йblouissant et vertigineux de choses toujours nouvelles, idйes, images, йvйnements, paysages, rйcits, dialogues, petites peintures abrйvia­tives, qui se suivent en courant comme dans une lanterne magique, presque aussitфt retirйes que prйsentйes par le magicien impatient qui en un clin d’њil fait le tour du monde, et qui, enchevкtrant coup sur coup l’histoire, la fable, la vйritй, la fantaisie, le temps prйsent, le temps passй, encadre son њuvre tantфt dans une parade aussi saugrenue que celles de la foire, tantфt dans une fйerie plus magnifique que toutes celles de l’Opйra. Amuser, s’amuser, «faire passer son вme par tous les modes imaginables», comme un foyer ardent oщ l’on jette tour а tour les substances les plus diverses pour lui faire rendre toutes les flammes, tous les pйtillements et tous les parfums, voilа son premier instinct. «La vie, dit-il encore, est un enfant qu’il faut bercer jusqu’а ce qu’il s’endorme.» Il n’y eut jamais de crйature mortelle plus excitйe et plus excitante, plus impropre au silence et plus hostile а l’ennui [471], mieux douйe pour la conversation, plus visiblement destinйe а devenir la reine d’un siиcle sociable oщ, avec six jolis contes, trente bons mots et un peu d’usage, un homme avait son passeport mondain et la certitude d’кtre bien accueilli partout. Il n’y eut jamais d’йcrivain qui ait possйdй а un si haut degrй et en pareille abondance tous les dons du causeur, l’art d’animer et d’йgayer la parole, le talent de plaire aux gens du monde. Du meilleur ton quand il le veut, et s’enfermant sans gкne dans les plus exactes biensйances, d’une politesse achevйe, d’une galanterie exquise, respectueux sans bassesse, caressant sans fadeur [472] et toujours aisй, il lui suffit d’кtre en public pour prendre naturellement l’accent mesurй, les faзons discrиtes, le demi-sourire engageant de l’homme bien йlevй qui, introduisant les lecteurs dans sa pensйe, leur fait les honneurs du logis. Кtes-vous familier avec lui, et du petit cercle intime dans lequel il s’йpanche en toute libertй, portes closes, le rire ne vous quittera plus. Brusquement, d’une main sыre et sans avoir l’air d’y toucher, il enlиve le voile qui couvre un abus, un prйjugй, une sottise, bref quelqu’une des idoles humaines. Sous cette lumiиre subite, la vraie figure, difforme, odieuse ou plate, apparaоt; nous haussons les йpaules. C’est le rire de la raison agile et victorieuse. En voici un autre, celui du tempйrament gai, de l’improvisateur bouffon, de l’homme qui reste jeune, enfant et mкme gamin jusqu’а son dernier jour, et «fait des gambades sur son tombeau». Il aime les caricatures, il charge les traits des visages, il met en scиne des grotesques [473], il les promиne en tous sens comme des marionnettes, il n’est jamais las de les reprendre et de les faire danser sous de nouveaux costumes; au plus fort de sa philosophie, de sa propagande et de sa polйmique, il installe en plein vent son thйвtre de poche, ses fantoches, un bachelier, un moine, un inquisiteur, Maupertuis, Pompignan, Nonotte, Frйron, le roi David, et tant d’autres qui viennent devant nous pirouetter et gesticuler en habit de scaramouche et d’arlequin. — Quand le talent de la farce s’ajoute ainsi au besoin de la vйritй, la plaisanterie devient toute-puissante; car elle donne satisfaction а des instincts universels et profonds de la nature humaine, а la curiositй maligne, а l’esprit de dйnigrement, а l’aversion pour la gкne, а ce fonds de mauvaise humeur que laissent en nous la convention, l’йtiquette et l’obligation sociale de porter le lourd manteau de la dйcence et du respect; il y a des moments dans la vie oщ le plus sage n’est pas fвchй de le rejeter а demi et mкme tout а fait. — А chaque page, tantфt avec un mouvement rude de naturaliste hardi, tantфt avec un geste preste de singe polisson, Voltaire йcarte la draperie sйrieuse ou solennelle, et nous montre l’homme, pauvre bimane, dans quelles attitudes [474]. Swift seul a risquй de pareils tableaux. Аl’origine ou au terme de tous nos sentiments exaltйs, quelles cruditйs physiologiques! Quelle disproportion entre notre raison si faible et nos instincts si forts! Dans quels bas-fonds de garde-robe la politique et la religion vont-elles cacher leur linge sale! — De tout cela il faut rire pour ne pas pleurer, et encore, sous ce rire, il y a des larmes; il finit en ricanement; il recouvre la tristesse profonde, la pitiй douloureuse. Аce degrй et en de tels sujets, il n’est plus qu’un effet de l’habitude et du parti pris, une manie de la verve, un йtat fixe de la machine nerveuse lancйe а travers tout, sans frein et а toute vitesse. — Prenons-y garde pourtant: la gaietй est encore un ressort, le dernier en France qui maintienne l’homme debout, le meilleur pour garder а l’вme son ton, sa rйsistance et sa force, le plus intact dans un siиcle oщ les hommes, les femmes elles-mкmes, se croyaient tenus de mourir en personnes de bonne compagnie, avec un sourire et sur un bon mot [475].



Quand le talent de l’йcrivain rencontre ainsi l’inclination du public, peu importe qu’il dйvie et glisse, puisque c’est sur la pente universelle. Il a beau s’йgarer ou se salir; il n’en convient que mieux а son auditoire, et ses dйfauts lui servent autant que ses qualitйs. — Aprиs une premiиre gйnйration d’esprits sains, voici la seconde, oщ l’йquilibre mental n’est plus exact. Diderot, dit Voltaire, est «un four trop chaud qui brыle tout ce qu’il cuit»; ou plutфt, c’est un volcan en йruption qui, pendant quarante ans, dйgorge les idйes de tout ordre et de toute espиce, bouillonnantes et mкlйes, mйtaux prйcieux, scories grossiиres, boues fйtides; le torrent continu se dйverse а l’aventure, selon les accidents du terrain, mais toujours avec l’йclat rouge et les fumйes вcres d’une lave ardente. Il ne possиde pas ses idйes, mais ses idйes le possиdent; il les subit; pour en rйprimer la fougue et les ravages, il n’a pas ce fond solide de bon sens pratique, cette digue intйrieure de prudence sociale qui, chez Montesquieu et mкme chez Voltaire, barre la voie aux dйbordements. Tout dйborde chez lui, hors du cratиre trop plein, sans choix, par la premiиre fissure ou crevasse qui se rencontre, selon les hasards d’une lecture, d’une lettre, d’une conversation, d’une improvisation, non pas en petits jets multipliйs comme chez Voltaire, mais en larges coulйes qui roulent aveuglйment sur le versant le plus escarpй du siиcle. Non seulement il descend ainsi jusqu’au fond de la doctrine antireligieuse et antisociale, avec toute la raideur de la logique et du paradoxe, plus impйtueusement et plus bruyamment que d’Holbach lui-mкme; mais encore il tombe et s’йtale dans le bourbier du siиcle qui est la gravelure, et dans la grande orniиre du siиcle qui est la dйclamation. Dans ses grands romans, il dйveloppe longuement l’йquivoque sale ou la scиne lubrique. La cruditй chez lui n’est point attйnuйe par la malice ou recouverte par l’йlйgance. Il n’est ni fin, ni piquant; il ne sait point, comme Crйbillon fils, peindre de jolis polissons. C’est un nouveau venu, un parvenu dans le vrai monde; vous voyez en lui un plйbйien, puissant penseur, infatigable ouvrier et grand artiste, que les mњurs du temps ont introduit dans un souper de viveurs а la mode. Il y prend le dй de la conversation, conduit l’orgie, et par contagion, par gageure, dit а lui seul plus d’ordures et plus de «gueulйes» que tous les convives [476]. – Pareillement, dans ses drames, dans ses Essais sur Claude et Nйron, dans son Commentaire sur Sйnиque, dans ses additions а l’ Histoire philosophique de Raynal, il force le ton. Ce ton, qui rиgne alors en vertu de l’esprit classique et de la mode nouvelle, est celui de la rhйtorique sentimentale. Diderot le pousse а bout jusque dans l’emphase larmoyante ou furibonde, par des exclamations, des apostrophes, des attendrissements, des violences, des indignations, des enthousiasmes, des tirades а grand orchestre, oщ la fougue de sa cervelle trouve une issue et un emploi. – En revanche, parmi tant d’йcrivains supйrieurs, il est le seul qui soit un vйritable artiste, un crйateur d’вmes, un esprit en qui les objets, les йvйnements et les personnages naissent et s’organisent d’eux-mкmes, par leurs seules forces, en vertu de leurs affinitйs naturelles, involontairement, sans intervention йtrangиre, de faзon а vivre pour eux-mкmes et par eux-mкmes, а l’abri des calculs et en dehors des combinaisons de l’auteur. L’homme qui a йcrit les Salons, les Petits Romans, les Entretiens, le Paradoxe du Comйdien, surtout le Rкve de d’Alembert et le Neveu de Rameau, est d’espиce unique en son temps. Si alertes et si brillants que soient les personnages de Voltaire, ce sont toujours des mannequins; leur mouvement est empruntй; on entrevoit toujours derriиre eux l’auteur qui tire la ficelle. Chez Diderot, ce fil est coupй; il ne parle point par la bouche de ses personnages, ils ne sont pas pour lui des porte-voix ou des pantins comiques, mais des кtres indйpendants et dйtachйs, а qui leur action appartient, dont l’accent est personnel, ayant en propre leur tempйrament, leurs passions, leurs idйes, leur philosophie, leur style et leur вme parfois, comme le Neveu de Rameau, une вme si originale, si complexe, si complиte, si vivante et si difforme, qu’elle devient dans l’histoire naturelle de l’homme un monstre incompara­ble et un document immortel. Il a dit tout sur la nature [477], sur l’art, la morale et la vie [478], en deux opuscules dont vingt lectures successives n’usent pas l’attrait et n’йpuisent pas le sens: trouvez ailleurs, si vous pouvez, un pareil tour de force et un plus grand chef-d’њuvre; «rien de plus fou et de plus profond [479]». Voilа l’avantage de ces gйnies qui n’ont pas l’empire d’eux-mкmes: le discernement leur manque, mais ils ont l’inspiration; parmi vingt њuvres fangeuses, informes ou malsaines, ils en font une qui est une crйation, bien mieux une crйature, un кtre animй, viable par lui-mкme, auprиs duquel les autres, fabriquйs par les simples gens d’esprit, ne sont que des mannequins bien habillйs. – C’est pour cela que Diderot est un si grand conteur, un maоtre du dialogue, en ceci l’йgal de Voltaire, et, par un talent tout opposй, croyant tout ce qu’il dit au moment oщ il le dit, s’oubliant lui-mкme, emportй par son propre rйcit, йcoutant des voix intйrieures, surpris par des rйpliques qui lui viennent а l’improviste, conduit comme sur un fleuve inconnu par le cours de l’action, par les sinuositйs de l’entretien qui se dйveloppe en lui а son insu, soulevй par l’afflux des idйes et par le sursaut du moment jusqu’aux images les plus inattendues, les plus burlesques ou les plus magnifiques, tantфt lyrique jusqu’а fournir une strophe presque entiиre а Musset [480], tantфt bouffon et saugrenu avec des йclats qu’on n’avait point vus depuis Rabelais, toujours de bonne foi, toujours а la merci de son sujet, de son invention et de son йmotion, le plus naturel des йcrivains dans cet вge de littйrature artificielle, pareil а un arbre йtranger qui, transplantй dans un parterre de l’йpoque, se boursoufle et pourrit par une moitiй de sa tige, mais dont cinq ou six branches, йlancйes en pleine lumiиre, surpassent tous les taillis du voisinage par la fraоcheur de leur sиve et par la vigueur de leur jet.

Rousseau aussi est un artisan, un homme du peuple mal adaptй au monde йlйgant et dйlicat, hors de chez lui dans un salon, de plus mal nй, mal йlevй, sali par sa vilaine et prйcoce expйrience, d’une sensualitй йchauffйe et dйplaisante, malade d’вme et de corps, tourmentй par des facultйs supйrieures et discordantes, dйpourvu de tact, et portant les souillures de son imagination, de son tempйrament et de son passй jusque dans sa morale la plus austиre et dans ses idylles [481] les plus pures; sans verve d’ailleurs, et en cela le contraire parfait de Diderot, avouant lui-mкme «que ses idйes s’arrangent dans sa tкte avec la plus incroyable difficultй, que telle de ses pйriodes a йtй tournйe et retournйe cinq ou six nuits dans sa tкte avant qu’elle fыt en йtat d’кtre mise sur le papier, qu’une lettre sur les moindres sujets lui coыte des heures de fatigue», qu’il ne peut attraper le ton agrйable et lйger, ni rйussir ailleurs que «dans les ouvrages qui demandent du travail [482]». – Par contre, dans ce foyer brыlant, sous les prises de cette mйditation prolongйe et intense, le style, incessamment forgй et reforgй, prend une densitй et une trempe qu’il n’a pas ailleurs. On n’a point vu depuis La Bruyиre une phrase si pleine, si mвle, oщ la colиre, l’admiration, l’indignation, la passion, rйflйchies et concentrйes, fassent saillie avec une prйcision plus rigoureuse et un relief plus fort. Il est presque l’йgal de La Bruyиre pour la conduite des effets mйnagйs, pour l’artifice calculй des dйveloppements, pour la briиvetй des rйsumйs poignants, pour la raideur assommante des ripostes inattendues, pour la multitude des rйussites littйraires, pour l’exйcution de tous ces morceaux de bravoure, portraits, descriptions, parallиles, invectives, oщ, comme dans un crescendo musical, la mкme idйe, diversifiйe par une sйrie d’expressions toujours plus vives, atteint ou dйpasse dans la note finale tout ce qu’elle comporte d’йnergie et d’йclat. Enfin, ce qui manque а La Bruyиre, ses morceaux s’enchaоnent; il йcrit, non seulement des pages, mais encore des livres; il n’y a pas de logicien plus serrй. Sa dйmonstration se noue, maille а maille, pendant un, deux, trois volumes, comme un йnorme filet sans issue, oщ, bon grй, mal grй, on reste pris. C’est un systйmatique qui, repliй sur lui-mкme et les yeux obstinйment fixйs sur son rкve ou sur son principe, s’y enfonce chaque jour davantage, en dйvide une а une les consйquences, et tient toujours sous sa main le rйseau entier. N’y touchez pas. Comme une araignйe effarouchйe et solitaire, il a tout ourdi de sa propre substance, avec les plus chиres convictions de son esprit, avec les plus intimes йmotions de son cњur. Au moindre choc, il frйmit, et, dans la dйfense, il est terrible [483], hors de lui [484], venimeux mкme, par exaspйration contenue, par sensibilitй blessйe, acharnй sur l’adversaire qu’il йtouffe dans les fils tenaces et multipliйs de sa toile, mais plus redoutable encore а lui-mкme qu’а ses ennemis, bientфt enlacй dans son propre rets [485], persuadй que la France et l’univers sont conjurйs contre lui, dйduisant avec une subtilitй prodigieuse toutes les preuves de cette conspiration chimйrique, а la fin dйsespйrй par son roman trop plausible, et s’йtranglant dans le lacs admirable qu’а force de logique et d’imagination il s’est construit.

Avec de telles armes on court risque de se tuer, mais on est bien puissant. Rousseau l’a йtй, autant que Voltaire, et l’on peut dire que la seconde moitiй du siиcle lui appartient. Йtranger, protestant, original de tempйrament, d’йducation, de cњur, d’esprit et de mњurs, а la fois philanthrope et misanthrope, habitant d’un monde idйal qu’il a bвti а l’inverse du monde rйel, il se trouve а un point de vue nouveau. Nul n’est si sensible aux vices et aux maux de la sociйtй prйsente. Nul n’est si touchй du bonheur et des vertus de la sociйtй future. C’est pourquoi il a deux prises sur l’esprit public, l’une par la satire, l’autre par l’idylle. – Sans doute aujourd’hui ces deux prises sont moindres; la substance qu’elles saisissaient s’est dйrobйe; nous ne sommes plus les auditeurs auxquels il s’adressait. Les cйlиbres discours sur l’influence des lettres et sur l’origine de l’inйgalitй nous semblent des amplifications de collиge; il nous faut un effort de volontй pour lire la Nouvelle Hйloпse. L’auteur nous rebute par la continuitй de son aigreur ou par l’exagйration de son enthousiasme. Il est toujours dans les extrкmes, tantфt maussade et le sourcil froncй, tantфt la larme а l’њil et levant de grands bras au ciel. L’hyperbole, la prosopopйe et les autres machines littйraires jouent chez lui trop souvent et de parti pris. Nous sommes tentйs de voir en lui tantфt un sophiste qui s’ingйnie, tantфt un rhйteur qui s’йvertue, tantфt un prйdicateur qui s’йchauffe, c’est-а-dire, dans tous les cas, un acteur qui soutient une thиse, prend des attitudes et cherche des effets. Enfin, sauf dans les Confessions, son style nous fatigue vite; il est trop йtudiй, incessamment tendu. L’auteur est toujours auteur, et communique son dйfaut а ses personnages; sa Julie plaide et disserte pendant vingt pages de suite sur le duel, sur l’amour, sur le devoir, avec une logique, un talent et des phrases qui feraient honneur а un acadйmicien moraliste. Partout des lieux communs, des thиmes gйnйraux, des enfilades de sentences et de raisonnements abstraits, c’est-а-dire des vйritйs plus ou moins vides et des paradoxes plus ou moins creux. Le moindre fait circonstanciй, des anecdotes, des traits de mњurs, feraient bien mieux notre affaire; c’est qu’aujourd’hui nous prйfйrons l’йloquence prйcise des choses а l’йloquence lвche des mots. Au dix-huitiиme siиcle, il en йtait autrement, et, pour tout йcrivain, ce style oratoire йtait justement le costume de cйrйmonie, l’habit habillй qu’il fallait endosser pour кtre admis dans la compagnie des honnкtes gens. Ce qui nous semble de l’apprкt n’йtait alors que de la tenue; en un siиcle classique, la pйriode parfaite et le dйveloppement soutenu sont des convenances et par suite des obligations. — Notez d’ailleurs que cette draperie littйraire qui nous cache aujourd’hui la vйritй ne la cachait pas aux contemporains; ils voyaient sous elle le trait exact, le dйtail sensible que nous ne voyons plus. Tous les abus, tous les vices, tous les excиs de raffinement et de culture, toute cette maladie sociale et morale que Rousseau flagellait en phrases d’auteur, йtaient lа sous leurs yeux, dans leurs cњurs, visible et manifestйe par des milliers d’exemples quotidiens et domestiques. Pour appliquer la satire, ils n’avaient qu’а regarder ou а se souvenir. Leur expйrience complйtait le livre, et, par la collaboration de ses lecteurs, l’auteur avait la puissance qui lui manque aujourd’hui. Mettons-nous а leur place, et nous retrouverons leurs impressions. Ses boutades, ses sarcasmes, les duretйs de toute espиce qu’il adresse aux grands, aux gens а la mode et aux femmes, son ton raide et tranchant font scandale, mais ne dйplaisent pas. Au contraire, aprиs tant de compliments, de fadeurs et de petits vers, tout cela rйveille le palais blasй; c’est la sensation d’un vin fort et rude, aprиs un long rйgime d’orgeat et de cйdrats confits. Aussi son premier discours contre les arts et les lettres «prend tout de suite par-dessus les nues». Mais son idylle touche les cњurs encore plus fortement que ses satires. Si les hommes йcoutent le moraliste qui gronde, ils se prйcipitent sur les pas du magicien qui les charme; les femmes surtout, les jeunes gens sont а celui qui leur fait voir la terre promise. Tous les mйcontentements accumulйs, la fatigue du prйsent, l’ennui, le dйgoыt vague, une multitude de dйsirs enfouis jaillissent, pareils а des eaux souterraines sous le coup de sonde qui pour la premiиre fois les appelle au jour. Ce coup de sonde, Rousseau l’a donnй juste et а fond, par rencontre et par gйnie. Dans une sociйtй tout artificielle, oщ les gens sont des pantins de salon et oщ la vie consiste а parader avec grвce d’aprиs un modиle convenu, il prкche le retour а la nature, l’indйpendance, le sйrieux, la passion, les effusions, la vie mвle, active, ardente, heureuse et libre en plein soleil et au grand air. Quel dйbouchй pour les facultйs comprimйes, pour la riche et large source qui coule toujours au fond de l’homme et а qui ce joli monde ne laisse pas d’issue! – Une femme de la cour a vu prиs d’elle l’amour tel qu’on le pratique alors, simple goыt, parfois simple passe-temps, pure galanterie, dont la politesse exquise recouvre mal la faiblesse, la froideur et parfois la mйchancetй, bref des aventures, des amusements et des personnages comme en dйcrit Crйbillon fils. Un soir, au moment de partir pour le bal de l’Opйra, elle trouve sur la toilette la Nouvelle Hйloпse [486], je ne m’йtonne point si elle fait attendre d’heure en heure ses chevaux et ses gens, si, а quatre heures du matin, elle ordonne de dйteler, si elle passe le reste de la nuit а lire, si elle est йtouffйe par ses larmes; pour la premiиre fois, elle vient de voir un homme qui aime. – Pareillement, si vous voulez comprendre le succиs de l’ Йmile, rappelez-vous les enfants que nous avons dйcrits, de petits Messieurs brodйs, dorйs, pomponnйs, poudrйs а blanc, garnis d’une йpйe а nњud, le chapeau sous le bras, faisant la rйvйrence, offrant la main, йtudiant devant la glace les attitudes charmantes, rйpйtant des compliments appris, jolis mannequins en qui tout est l’њuvre du tailleur, du coiffeur, du prйcepteur et du maоtre а danser; а cфtй d’eux, de petites Madames de six ans, encore plus factices, serrйes dans un corps de baleine, enharnachйes d’un lourd panier rempli de crin et cerclй de fer, affublйes d’une coiffure haute de deux pieds, vйritables poupйes auxquelles on met du rouge et dont chaque matin la mиre s’amuse un quart d’heure pour les laisser toute la journйe aux femmes de chambre [487]. Cette mиre vient de lire l’ Йmile; rien d’йtonnant si tout de suite elle dйshabille la pauvrette, et fait le projet de nourrir elle-mкme son prochain enfant. — C’est par ces contrastes que Rousseau s’est trouvй si fort. Il faisait voir l’aurore а des gens qui ne s’йtaient jamais levйs qu’а midi, le paysage а des yeux qui ne s’йtaient encore arrкtйs que sur des salons et des palais, le jardin naturel а des hommes qui ne s’йtaient jamais promenйs qu’entre des charmilles tondues et des plates-bandes rectilignes, la campagne, la solitude, la famille, le peuple, les plaisirs affectueux et simples а des citadins lassйs par la sйcheresse du monde, par l’excиs et les complications du luxe, par la comйdie uniforme que, sous cent bougies, ils jouaient tous les soirs chez eux ou chez autrui [488]. Des auditeurs ainsi disposйs ne distinguent pas nettement entre l’emphase et la sincйritй, entre la sensibilitй et la sensiblerie. Ils suivent leur auteur, comme un rйvйlateur, comme un prophиte, jusqu’au bout de son monde idйal, encore plus pour ses exagйrations que pour ses dйcouvertes, aussi loin sur la route de l’erreur que dans la voie de la vйritй.

Ce sont lа les grandes puissances littйraires du siиcle. Avec des rйussites moindres, et par des combinaisons de toute sorte, les йlйments qui ont formй les talents principaux forment aussi les talents secondaires: au-dessous de Rousseau, les йcrivains йloquents et sensibles, Bernardin de Saint-Pierre, Raynal, Thomas, Marmontel, Mably, Florian, Dupaty, Mercier, Mme de Staлl; au-dessous de Voltaire, les gens d’esprit vif et piquant, Duclos, Piron, Galiani, le prйsident de Brosses, Rivarol, Chamfort, et, а parler exactement, tout le monde. Chaque fois qu’une veine de talent, si mince qu’elle soit, jaillit de terre, c’est pour propager, porter plus avant la doctrine nouvelle; on trouverait а peine deux ou trois petits ruisseaux qui coulent en sens contraire, le journal de Frйron, une comйdie de Palissot, une satire de Gilbert.

La philosophie s’insinue et dйborde par tous les canaux publics et secrets, par les manuels d’impiйtй, les Thйologies portatives et les romans lascifs qu’on colporte sous le manteau, par les petits vers malins, les йpigrammes et les chansons qui chaque matin sont la nouvelle du jour, par les parades de la foire [489] et les harangues d’acadйmie, par la tragйdie et par l’opйra, depuis le commencement jusqu’а la fin du siиcle, depuis l’ Њdipe de Voltaire jusqu’au Tarare de Beaumarchais. Il semble qu’il n’y ait plus qu’elle au monde; du moins elle est partout et elle inonde tous les genres littйraires; on ne s’inquiиte pas si elle les dйforme, il suffit qu’ils lui servent de conduits. En 1763, dans la tragйdie de Manco-Capac [490] , «le principal rфle, йcrit un contemporain, est celui d’un sauvage qui dйbite en vers tout ce que nous avons lu йpars dans l’ Йmile et le Contrat social sur les rois, sur la libertй, sur les droits de l’homme, sur l’inйgalitй des conditions». Ce vertueux sauvage sauve le fils du roi sur lequel un grand-prкtre levait le poignard, puis, dйsignant tour а tour le grand-prкtre et lui-mкme, il s’йcrie: «Voilа l’homme civil; voici l’homme sauvage.» Sur ce vers, applaudissements, grand succиs, tellement que la piиce est demandйe а Versailles et jouйe devant la cour.

Il reste а dire la mкme chose avec adresse, йclat, gaietй, verve et scandale: ce sera le Mariage de Figaro. Jamais la pensйe du siиcle ne s’est montrйe sous un dйguisement qui la rendоt plus visible, ni sous une parure qui la rendоt plus attrayante. Le titre est la Folle journйe, et en effet c’est une soirйe de folie, un aprиs-souper comme il y en avait alors dans le beau monde, une mascarade de Franзais en habits d’Espagnols, avec un dйfilй de costumes, des dйcors changeants, des couplets, un ballet, un village qui danse et qui chante, une bigarrure de personnages, gentilshommes, domestiques, duиgnes, juges, greffiers, avocats, maоtres de musique, jardiniers, pвtoureaux, bref un spectacle pour les oreilles, pour les yeux, pour tous les sens, le contraire de la comйdie rйgnante, oщ trois personnages de carton, assis sur des fauteuils classiques, йchangent des raisonnements didactiques dans un salon abstrait. Bien mieux, c’est un imbroglio oщ l’action surabonde, parmi des intrigues qui se croisent, se cassent et se renouent, а travers un pкle-mкle de travestissements, de reconnaissances, de surprises, de mйprises, de sauts par la fenкtre, de prises de bec et de soufflets, tout cela dans un style йtincelant oщ chaque phrase scintille par toutes ses facettes, oщ les rйpliques semblent taillйes par une main de lapidaire, oщ les yeux s’oublieraient а contempler les brillants multipliйs du langage, si l’esprit n’йtait entraоnй par la rapiditй du dialogue et par la pйtulance de l’action. Mais voici un bien autre attrait, le plus pйnйtrant de tous pour un monde qui raffole de Parny; selon le comte d’Artois dont je n’ose citer le mot, c’est l’appel aux sens, l’йveil des sens qui fait toute la verdeur et toute la saveur de la piиce. Le fruit mыrissant, savoureux, suspendu а la branche, n’y tombe pas, mais semble toujours sur le point de tomber; toutes les mains se tendent pour le cueillir, et la voluptй un peu voilйe, mais d’autant plus provocante, pointe, de scиne en scиne, dans la galanterie du comte, dans le trouble de la comtesse, dans la naпvetй de Fanchette, dans les gaillardises de Figaro, dans les libertйs de Suzanne, pour s’achever dans la prйcocitй de Chйrubin. Joignez а cela un double sens perpйtuel, l’auteur cachй derriиre ses personnages, la vйritй mise dans la bouche d’un grotesque, des malices enveloppйes dans des naпvetйs, le maоtre dupй, mais sauvй du ridicule par ses belles faзons, le valet rйvoltй, mais prйservй de l’aigreur par sa gaietй, et vous comprendrez comment Beaumarchais a pu jouer l’ancien rйgime devant les chefs de l’ancien rйgime, mettre sur la scиne la satire politique et sociale, attacher publiquement sous chaque abus un mot qui devient proverbe et qui fait pйtard [491], ramasser en quelques traits toute la polйmique des philosophes contre les prisons d’Йtat, contre la censure des йcrits, contre la vйnalitй des charges, contre les privilиges de naissance, contre l’arbitraire des ministres, contre l’incapacitй des gens en place, bien mieux, rйsumer en un seul personnage toutes les rйclamations publiques, donner le premier rфle а un plйbйien, bвtard, bohиme et valet, qui, а force de dextйritй, de courage et de bonne humeur, se soutient, surnage, remonte le courant, file en avant sur sa petite barque, esquive le choc des gros vaisseaux, et devance mкme celui de son maоtre en lanзant а chaque coup de rames une pluie de bons mots sur tous ses rivaux. – Aprиs tout, en France du moins, l’esprit est la premiиre puissance. Il suffit toujours que la littйrature se mette au service de la philosophie. Devant leur complicitй, le public ne fait guиre de rйsistance, et la maоtresse n’a pas de peine а convaincre ceux que la servante a dйjа sйduits.

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CHAPITRE II

LE PUBLIC EN FRANCE

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I. L’aristocratie. — Ordinairement elle rйpugne aux nouveautйs. — Conditions de cette rйpugnance. — Exemple en Angleterre. — II. Les conditions contraires se rencontrent en France. — Dйsњuvrement de la haute classe. — La philosophie semble un exercice d’esprit. — De plus, elle est l’aliment de la conversation. — La conversation philosophique au XVIIIe siиcle. — Sa supйrioritй et son charme. — Attrait qu’elle exerce. — III. Autre effet du dйsњuvrement. — L’esprit sceptique, libertin et frondeur. — Anciens ressentiments et mйcontentements nouveaux contre l’ordre йtabli. — Sympa­thies pour les thйories qui l’attaquent. — Jusqu’а quel point elles sont adoptйes. — IV. Leur propagation dans la haute classe. — Progrиs de l’incrйdulitй en religion. — Ses origines. — Elle йclate sous la Rйgence. — Irritation croissante contre le clergй. — Le matйrialisme dans les salons. — Vogue des sciences. — Opinion finale sur la religion. — Scepticisme du haut clergй. — V. Progrиs de l’opposition en politique. — Ses origines. — Les йconomistes et les parlementaires. — Ils frayent la voie aux philosophes. — Fronde des salons. — Libйralisme des femmes. — VI. Espйrances infinies et vagues. — Gйnйrositй des sentiments et de la conduite. — Douceur et bonnes intentions du gouvernement. — Aveuglement et optimisme.


Дата добавления: 2015-09-30; просмотров: 21 | Нарушение авторских прав







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