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Un document produit en version numйrique par Pierre Palpant, bйnйvole, 13 страница



 

III

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Par ce dйplacement et par cette soudure, elles deviennent des sciences. En histoire, tous les fondements sur lesquels nous construisons aujourd’hui sont posйs. Que l’on compare le Discours de Bossuet sur l’Histoire universelle, et l’ Essai de Voltaire sur les mњurs, on verra tout de suite combien ces fondements sont nouveaux et profonds. – Du premier coup, la critique a trouvй son principe: considйrant que les lois de la nature sont universelles et immuables, elle en conclut que, dans le monde moral, comme dans le monde physique, rien n’y dйroge, et que nulle intervention arbitraire et йtrangиre ne vient dйranger le cours rйgulier des choses, ce qui donne un moyen sыr de discerner le mythe de la vйritй [339]. De cette maxime naоt l’exйgиse biblique, non seulement celle que fait Voltaire, mais encore celle qu’on fera plus tard. En attendant, il court en sceptique а travers les annales de tous les peuples, tranche et retranche lйgиrement, trop vite, avec excиs, surtout lorsqu’il s’agit des anciens, parce que son expйdition historique n’est qu’un voyage de reconnaissance, mais avec un coup d’њil si juste que, de sa carte sommaire, nous pouvons garder presque tous les contours. L’homme primitif ne fut point un кtre supйrieur, йclairй d’en haut, mais un sauvage grossier, nu, misйrable, lent dans sa croissance, tardif dans son progrиs, le plus dйpourvu et le plus nйcessiteux de tous les animaux, а cause de cela sociable, nй comme l’abeille et le castor avec l’instinct de vivre en troupe, outre cela imitateur comme le singe, mais plus intelligent, capable de passer par degrйs du langage des gestes au langage articulй, ayant commencй par un idiome de monosyllabes, qui peu а peu s’est enrichi, prйcisй et nuancй [340]. Que de siиcles pour atteindre а ce premier langage! Combien d’autres siиcles ensuite pour l’invention des arts les plus nйcessaires, pour l’usage du feu, la fabrication des «haches de silex et de jade», la fonte et l’affinage des mйtaux, la domestication des animaux, l’йlevage et l’amйlioration des plantes comestibles, pour l’йtablissement des premiиres sociйtйs policйes et durables, pour la dйcouverte de l’йcriture, des chiffres, des pйriodes astronomiques [341]! Alors seulement, aprиs un crйpuscule d’une longueur indйfinie et йnorme, on voit en Chaldйe, en Chine, commencer l’histoire certaine et datйe. Il y a cinq ou six de ces grands centres de civilisation spontanйe, la Chine, Babylone, l’ancienne Perse, l’Inde, l’Йgypte, la Phйnicie, les deux empires d’Amйrique. Ramassons leurs dйbris, lisons ceux de leurs livres qui ont subsistй et que les voyageurs nous rapportent, les cinq Kings des Chinois, les Vйdas des Hindous, le Zend-Avesta des anciens Perses, et nous y trouverons des religions, des morales, des philosophies, des institutions aussi dignes d’attention que les nфtres. Encore aujourd’hui trois de ces Codes, ceux de l’Inde, de la Chine et des musulmans, gouvernent des contrйes aussi vastes que notre Europe et des peuples qui nous valent bien. N’allons pas, comme Bossuet, «oublier l’univers dans une histoire universelle», et subordonner le genre humain а un petit peuple confinй dans un canton pierreux auprиs de la mer Morte [342]. L’histoire humaine est chose naturelle comme le reste; sa direction lui vient de ses йlйments; il n’y a point de force extйrieure qui la mиne, mais des forces intйrieures qui la font; elle ne va pas vers un but, elle aboutit а un effet. Et cet effet principal est le progrиs de l’esprit humain. «Au milieu de tant de saccagements et de destruction, nous voyons un amour de l’ordre qui anime en secret le genre humain et qui a prйvenu sa ruine totale. C’est un des ressorts de la nature qui reprend toujours sa force; c’est lui qui a formй le code des nations, c’est par lui qu’on rйvиre la loi et les ministres de la loi dans le Tunquin et dans l’оle Formose comme а Rome.» Ainsi il y a dans l’homme «un principe de raison», c’est-а-dire un «instinct de mйcanique» qui lui suggиre les idйes utiles [343], et un instinct de justice qui lui suggиre les idйes morales. Ces deux instincts font partie de sa constitution; il les a de naissance, «comme les oiseaux ont leurs plumes, et comme les ours ont leur fourrure». C’est pourquoi il est perfectible par nature et ne fait que se conformer а la nature lorsqu’il amйliore son esprit et sa condition. Le sauvage, «le Brasilien est un animal qui n’a pas encore atteint le complйment de son espиce; c’est une chenille enfermйe dans sa fиve et qui ne sera papillon que dans quelques siиcles». Poussez plus loin cette idйe avec Turgot et Condorcet [344], et, а travers des exagйrations, vous verrez naоtre, avant la fin du siиcle, notre thйorie moderne du progrиs, celle qui fonde toutes nos espйrances sur l’avancement indйfini des sciences, sur l’accroissement du bien-кtre que leurs dйcouvertes appliquйes apportent incessamment dans la condition humaine, et, sur l’accroissement du bon sens que leurs dйcouvertes vulgarisйes dйposent lentement dans l’esprit humain.



Reste un second principe а poser pour achever la fondation de l’histoire. Dйcouvert par Montesquieu, aujourd’hui encore il nous sert d’appui pour construire, et, si nous devons reprendre en sous-њuvre l’йdifice du maоtre, c’est seulement parce que l’йrudition accrue a mis entre nos mains des matйriaux plus solides et plus nombreux. Dans une sociйtй humaine, toutes les parties se tiennent; on n’en peut altйrer une sans introduire par contre-coup dans les autres une altйration proportionnйe. Les institutions, les lois, les mњurs n’y sont point juxtaposйes comme dans un amas, par hasard ou caprice, mais liйes entre elles, par convenance ou nйcessitй, comme dans un concert [345]. Selon que l’autoritй est aux mains de tous, ou de plusieurs, ou d’un seul, selon que le prince admet ou n’admet pas au-dessus de lui des lois fixes et au-dessous de lui des pouvoirs intermйdiaires, tout diffиre ou tend а diffйrer dans un sens prйvu et d’une quantitй constante, l’esprit public, l’йducation, la forme des jugements, la nature et le degrй des peines, la condition des femmes, l’institution militaire, la nature et la grandeur de l’impфt. Du grand rouage central dйpendent une multitude de rouages secondaires. Car, si l’horloge marche, c’est par l’accord de ses diverses piиces, d’oщ il suit que, si l’accord cesse, l’horloge se dйtraquera. Mais, outre le ressort principal, il y en a d’autres qui, agissant sur lui ou combinant leur action avec la sienne, impriment а chaque horloge un tour propre et une marche particuliиre. Tel est d’abord le climat, c’est-а-dire le degrй du chaud et du froid, du sec et de l’humide, avec ses consйquences infinies sur le physique et sur le moral de l’homme, par suite sur la servitude ou la libertй politique, civile et domestique. Tel est aussi le terrain, selon sa fertilitй, sa position et sa grandeur. Tel est le rйgime physique, selon que le peuple est chasseur, pasteur ou agriculteur. Telle est la fйconditй de la race, par suite la multiplication lente ou rapide de la population, et aussi le nombre excessif tantфt des mвles, tantфt des femelles. Tels sont enfin le caractиre national et la religion. — Toutes ces causes ajoutйes l’une а l’autre ou limitйes l’une par l’autre contribuent ensemble а un effet total, qui est la sociйtй. Simple ou compliquйe, stable ou changeante, barbare ou civilisйe, cette sociйtй a en elle-mкme ses raisons d’кtre. On peut expliquer sa structure, si bizarre qu’elle soit, ses institutions, si contradictoires qu’elles paraissent. Ni la prospйritй, ni la dйcadence, ni le despotisme, ni la libertй ne sont des coups de dйs amenйs par les vicissitudes de la chance, ou des coups de thйвtre improvisйs par l’arbitraire d’un homme. Elles ont des conditions auxquelles nous ne pouvons nous soustraire. En tout cas, il nous est utile de connaоtre ces conditions, soit pour amйliorer notre йtat, soit pour le prendre en patience, tantфt pour exйcuter les rйformes opportunes, tantфt pour renoncer aux rйformes impraticables, tantфt pour avoir l’habiletй qui rйussit, tantфt pour acquйrir la prudence qui s’abstient.

 

IV

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Nous voici arrivйs au centre des sciences morales, il s’agit de l’homme en gйnйral. Nous avons а faire l’histoire naturelle de l’вme, et nous la ferons comme toutes les autres, en йcartant les prйjugйs, en ne tenant compte que des faits, en prenant pour guide l’analogie, en commenзant par les origines, en suivant pas а pas le dйveloppement qui, d’un enfant, d’un sauvage, d’un homme inculte et primitif, fait l’homme raisonnable et cultivй. Considйrons les dйbuts de la vie, l’animal au plus bas degrй de l’йchelle, l’homme а l’instant qui suit sa naissance. Ce que nous trouvons d’abord en lui, c’est la sensation, de telle ou telle espиce, agrйable ou pйnible, par suite un besoin, tendance ou dйsir, par suite enfin, grвce а un mйcanisme physiologique, des mouvements volontaires ou involontaires, plus ou moins exactement et plus ou moins vite appropriйs et coordonnйs. Et ce fait йlйmentaire n’est pas seulement primitif; il est encore incessant et universel, puisqu’on le rencontre а chaque moment de chaque vie, dans la plus compliquйe comme dans la plus simple. Cherchons donc s’il n’est pas le fil dont toute notre trame mentale est tissйe, et si le dйroulement spontanй qui le noue maille а maille n’aboutit pas а fabriquer le rйseau entier de nos pensйes et de nos passions. – Sur cette idйe, un esprit d’une prйcision et d’une luciditй incomparables, Condillac donne а presque toutes les grandes questions les rйponses que le prйjugй thйologique renaissant et l’importation de la mйtaphysique allemande devaient discrйditer chez nous au commencement du dix-neuviиme siиcle, mais que l’observation renouvelйe, la pathologie mentale instituйe et les vivisections multipliйes viennent aujourd’hui ranimer, justifier et complйter [346]. Dйjа Locke avait dit que toutes nos idйes ont pour source premiиre l’expйrience externe ou interne. Condillac montre en outre que toute perception, souvenir, idйe, imagination, jugement, raisonnement, connaissance, a pour йlйments actuels des sensations proprement dites ou des sensations renaissantes; nos plus hautes idйes n’ont pas d’autres matйriaux; car elles se rйduisent а des signes qui sont eux-mкmes des sensations d’un certain genre. Ainsi les sensations sont la substance de l’intelligence humaine comme de l’intelligence animale; mais la premiиre dйpasse infiniment la seconde, en ceci que, par la crйation des signes, elle parvient а isoler, extraire et noter des fragments de ses sensations, c’est-а-dire а former, combiner et manier des notions gйnйrales. – Cela posй, nous pouvons vйrifier toutes nos idйes; car nous pouvons toutes les refaire, et reconstruire avec rйflexion ce que sans rйflexion nous avions construit. Au commencement, point de dйfinitions abstraites: l’abstrait est ultйrieur et dйrivй; ce qu’il faut mettre en tкte de chaque science, ce sont des exemples, des expйriences, des faits sensibles; c’est de lа que nous extrairons notre idйe gйnйrale. Pareillement, de plusieurs idйes gйnйrales du mкme degrй, nous en extrairons une autre plus gйnйrale, et ainsi de suite, pas а pas, en cheminant toujours selon l’ordre naturel, par une analyse continue, avec des notations expressives, а l’exemple des mathйmatiques qui passent du calcul par les doigts au calcul par les chiffres, puis de lа au calcul par les lettres, et qui, appelant les yeux au secours de la raison, peignent l’analogie intime des quantitйs par l’analogie extйrieure des symboles. De cette faзon la science parfaite s’achиvera par une langue bien faite [347]. – Grвce а ce renversement du procйdй ordinaire, nous coupons court а toutes les disputes de mots, nous йchappons aux illusions de la parole humaine, nous simplifions l’йtude, nous refaisons l’enseignement, nous assurons la dйcouverte, nous soumettons toute assertion au contrфle, et nous mettons toute vйritй а la portйe de tout esprit.

 

V

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C’est ainsi qu’il faut procйder dans toutes les sciences, et notamment dans les sciences morales et politiques. Considйrer tour а tour chaque province distincte de l’action humaine, dйcomposer les notions capitales sous lesquelles nous la concevons, celles de religion, de sociйtй et de gouvernement, celles d’utilitй, de richesse et d’йchange, celles de justice, de droit et de devoir; remonter jusqu’aux faits palpables, aux expйriences premiиres, aux йvйnements simples dans lesquels les йlйments de la notion sont inclus; en retirer ces prйcieux filons sans omission ni mйlange; recomposer avec eux la notion, fixer son sens, dйterminer sa valeur; remplacer l’idйe vague et vulgaire de laquelle on est parti par la dйfinition prйcise et scientifique а laquelle on aboutit et le mйtal impur qu’on a reзu par le mйtal affinй qu’on obtient: voilа la mйthode gйnйrale que les philosophes enseignent alors sous le nom d’analyse et qui rйsume tout le progrиs du siиcle. – Jusqu’ici et non plus loin ils ont raison: la vйritй, toute p.139 vйritй est dans les choses observables et c’est de lа uniquement qu’on peut la tirer; il n’y a pas d’autre voie qui conduise aux dйcouvertes. — Sans doute l’opйration n’est fructueuse que si la gangue est abondante et si l’on possиde les procйdйs d’extraction; pour avoir une notion juste de l’Йtat, de la religion, du droit, de la richesse, il faut кtre au prйalable historien, jurisconsulte, йconomiste, avoir recueilli des myriades de faits et possйder, outre une vaste йrudition, une finesse trиs exercйe et toute spйciale. Sans doute encore, si ces conditions ne sont qu’а demi remplies, l’opйration ne donne que des produits incomplets ou d’aloi douteux, des йbauches de sciences, les rudiments de la pйdagogie avec Rousseau, de l’йconomie politique avec Quesnay, Smith et Turgot, de la linguistique avec le prйsident de Brosses, de l’arithmйtique morale et de la lйgislation pйnale avec Bentham. Sans doute enfin, si aucune de ces conditions n’est remplie, la mкme opйration, exйcutйe par des spйculatifs de cabinet, par des amateurs de salon et par des charlatans de place publique, n’aboutit qu’а des composйs malfaisants et а des explosions meurtriиres. — Mais une bonne rиgle demeure bonne, mкme aprиs que l’ignorance et la prйcipitation en ont fait mauvais usage, et, si aujourd’hui nous reprenons l’њuvre manquйe du dix-huitiиme siиcle, c’est dans les cadres qu’il nous a transmis.

 

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CHAPITRE II

DEUXIИME ЙLЙMENT, L’ESPRIT CLASSIQUE

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I. Ses indices, sa durйe, sa puissance. — Ses origines et son public. — Son vocabulaire, sa grammaire, son style. — Son procйdй, ses mйrites, ses dйfauts. — II. Sa lacune originelle. — Signes de cette lacune au dix-septiиme siиcle. — Elle s’accroоt avec le temps et le succиs. — Preuves de cet accroissement au dix-huitiиme siиcle. — Poиmes sйrieux, thйвtre, histoire, romans. — Conception йcourtйe de l’homme et de la vie humaine. — III. Conformitй de la mйthode philosophique. — L’idйologie. — Abus du procйdй mathйmati­que. — Condillac, Rousseau, Mably, Condorcet, Volney, Siйyиs, Cabanis, Tracy. — Excиs des simplifications et tйmйritй des constructions.

 

Ce grand et magnifique йdifice de vйritйs nouvelles ressemble а une tour dont le premier йtage, subitement achevй, devient tout d’un coup accessible au public. Le public y monte, et les constructeurs lui disent de regarder, non pas au ciel et dans les espaces, mais devant lui, autour de lui, du cфtй de la terre, pour connaоtre enfin le pays qu’il habite. Certainement, le point de vue est bon et le conseil est judicieux. Mais on en conclurait а tort que le public verra juste; car il reste encore а examiner l’йtat de ses yeux, s’il est presbyte ou myope, si, par habitude ou par nature, sa rйtine n’est pas impropre а sentir certaines couleurs. Pareillement il nous reste а considйrer les Franзais du dix-huitiиme siиcle, la structure de leur њil intйrieur, je veux dire la forme fixe d’intelligence qu’ils emportent avec eux, sans le savoir et sans le vouloir, sur leur nouvelle tour.

 

I

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Cette forme fixe est l’esprit classique, et c’est elle qui, appliquйe а l’acquis scientifique du temps, a produit la philosophie du siиcle et les doctrines de la Rйvolution. On reconnaоt sa prйsence а divers indices, notamment au rиgne du style oratoire, rйgulier, correct, tout composй d’expressions gйnйrales et d’idйes contiguлs. Elle dure deux siиcles, depuis Malherbe et Balzac jusqu’а Delille et M. de Fontanes; pendant cette pйriode si longue, nulle intelligence, sauf deux ou trois, et encore dans des mйmoires secrets comme Saint-Simon, dans des lettres familiиres comme le marquis et le bailli de Mirabeau, n’ose et ne peut se soustraire а son empire. Bien loin de finir avec l’ancien rйgime, elle est le moule d’oщ sortent tous les discours, tous les йcrits, jusqu’aux phrases et au vocabulaire de la Rйvolution. Or, quoi de plus efficace qu’un moule prйalable, imposй, acceptй, dans lequel, en vertu du naturel, de la tradition et de l’йducation, tout esprit s’enferme pour penser? Celui-ci est donc une force historique et de premier ordre. Pour le bien connaоtre, voyons-le se former. — Il s’йtablit en mкme temps que la monarchie rйguliиre et la conversation polie, et il les accompagne non par accident, mais par nature. Car il est justement l’њuvre de ce public nouveau que forment alors le nouveau rйgime et les nouvelles mњurs: je veux dire de l’aristocratie dйsњuvrйe par la monarchie envahissante, des gens bien nйs, bien йlevйs, qui, йcartйs de l’action, se rejettent vers la conversation et occupent leur loisir а goыter tous les plaisirs sйrieux ou dйlicats de l’esprit [348]. Аla fin, ils n’auront plus d’autre emploi ni d’autre intйrкt: causer, йcouter, s’entretenir avec agrйment et avec aisance de tous les sujets, graves ou lйgers, qui peuvent intйresser des hommes ou mкme des femmes du monde, voilа leur grande affaire. Au dix-septiиme siиcle, on les appelle «les honnкtes gens», et c’est а eux dйsormais que s’adresse l’йcrivain, mкme le plus abstrait. «L’honnкte homme, dit Descartes, n’a pas besoin d’avoir lu tous les livres ni d’avoir appris soigneusement tout ce qu’on enseigne dans les йcoles»; et il intitule son dernier traitй «Recherche de la vйritй selon les lumiиres naturelles qui, а elles seules et sans le secours de la religion et de la philosophie, dйterminent les opinions que doit avoir un honnкte homme sur toutes les choses qui doivent faire l’objet de ses pensйes [349]». En effet, d’un bout а l’autre de sa philosophie, pour toute prйparation il ne demande а ses lecteurs que «le bon sens naturel», joint а cette provision d’expйrience courante que donne la pratique du monde. — Comme ils sont l’auditoire, ils sont les juges. «C’est le goыt de la cour qu’il faut йtudier, dit Moliиre [350], il n’y a point de lieu oщ les dйcisions soient si justes... Du simple bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde, on s’y fait une maniиre d’esprit qui, sans comparaison, juge plus finement les choses que tout le savoir enrouillй des pйdants.» — А partir de ce moment, on peut dire que l’arbitre de la vйritй et du goыt n’est plus, comme auparavant, l’йrudit, Scaliger par exemple, mais l’homme du monde, un La Rochefoucauld, un Trйville [351]. Le pйdant, et а sa suite le savant, l’homme spйcial est йcartй. «Les vrais honnкtes gens, dit Nicole d’aprиs Pascal, ne veulent point d’enseigne. On ne les devine point, ils parleront des choses dont on parlait quand ils sont entrйs. Ils ne sont point appelйs poиtes ni gйomиtres, mais ils jugent de tous ceux-lа [352].» — Au dix-huitiиme siиcle, leur autoritй est souveraine. Dans la grande foule composйe «d’imbйciles» et parsemйe de cuistres, il y a, dit Voltaire, «un petit troupeau sйparй qu’on appelle la bonne compagnie; ce petit troupeau, йtant riche, bien йlevй, instruit, poli, est comme la fleur du genre humain; c’est pour lui que les plus grands hommes ont travaillй; c’est lui qui donne la rйputation [353]». L’admiration, la faveur, l’importance appartiennent, non а ceux qui en sont dignes, mais а ceux qui s’adressent а lui. «En 1789, disait l’abbй Maury, l’Acadйmie franзaise йtait seule considйrйe en France et donnait rйellement un йtat. Celle des Sciences ne signifiait rien dans l’opinion, non plus que celle des Inscriptions... Les langues sont la science des sots. D’Alembert avait honte d’кtre de l’Acadйmie des Sciences. Un mathйmaticien, un chimiste, etc., ne sont entendus que par une poignйe de gens; le littйrateur, l’orateur s’adressent а l’univers [354].» — Sous une pression si forte, il faut bien que l’esprit prenne le tour oratoire et littйraire, et s’accommode aux exigences, aux convenances, aux goыts, au degrй d’attention et d’instruction de son public. De lа le moule classique: il est formй par l’habitude de parler, d’йcrire et de penser en vue d’un auditoire de salon.

La chose est visible, et du premier coup d’њil, pour la langue et le style. Entre Amyot, Rabelais, Montaigne d’un cфtй, et Chateaubriand, Victor Hugo, Honorй de Balzac de l’autre, naоt et finit le franзais classique. Dиs l’origine il a son nom: c’est la langue des honnкtes gens; il est fait, non seulement pour eux, mais par eux [355], et Vaugelas, leur secrйtaire, ne s’applique pendant trente ans qu’а enregistrer les dйcisions «du bon usage». C’est pourquoi, dans toutes ses parties, vocabulaire et grammaire, la langue se rйforme et se reforme sur le modиle de leur esprit, qui est l’esprit rйgnant. – En premier lieu, le vocabulaire s’allиge. On exclut du discours la plupart des mots qui servent а l’йrudition spйciale et а l’expйrience technique, les expressions trop latines ou trop grecques, les termes propres d’йcole, de science, de mйtier, de mйnage, tout ce qui sent de trop prиs une occupation ou profession particuliиre et n’est pas de mise dans la conversation gйnйrale. On en фte quantitй de mots expressifs et pittoresques, tous ceux qui sont crus, gaulois ou naпfs, tous ceux qui sont locaux et provinciaux ou personnels et forgйs, toutes les locutions familiиres et proverbiales [356], nombre de tours familiers, brusques et francs, toutes les mйtaphores risquйes et poignantes, presque toutes ces faзons de parler inventйes et primesautiиres qui, par leur йclair soudain, font jaillir dans l’imagination la forme colorйe, exacte et complиte des choses, mais dont la trop vive secousse choquerait les biensйances de la conversation polie. «Il ne faut qu’un mauvais mot, disait Vaugelas, pour faire mйpriser une personne dans une compagnie», et, а la veille de la Rйvolution, un mauvais mot dйnoncй par Mme de Luxembourg rejette encore un homme au rang des «espиces», parce que le bon langage est toujours une partie des bonnes faзons. – Par ce grattage incessant la langue se rйduit et se dйcolore: Vaugelas juge dйjа qu’on a retranchй la moitiй des phrases et des mots d’Amyot [357]. Sauf chez La Fontaine, un gйnie spontanй et isolй qui rouvre les sources anciennes, sauf chez La Bruyиre, un chercheur hardi qui ouvre une source nouvelle, sauf chez Voltaire, un dйmon incarnй qui, dans ses йcrits anonymes ou pseudonymes, lвche la bride aux violences et а la cruditй de sa verve [358], les mots propres tombent en dйsuйtude. Un jour, а l’Acadйmie, Gresset, dans un discours, en osa lвcher cinq ou six [359]: il s’agissait, je crois, de voitures et de coiffures; des murmures йclatиrent; pendant sa longue retraite, il йtait devenu provincial et avait perdu le ton. – Par degrйs, on en vient а ne plus composer le discours que «d’expressions gйnйrales». Mкme, selon le prйcepte de Buffon, on les emploie pour dйsigner les choses particuliиres. Cela est plus conforme а l’urbanitй, qui efface, qui attйnue, qui йvite les accents brusques et familiers, а qui nombre d’idйes sembleraient grossiиres ou triviales, si on ne les enveloppait d’un demi-voile. Cela est plus commode pour l’attention paresseuse; il n’y a que les termes gйnйraux de la conversation pour rйveiller а l’instant les idйes courantes et communes; tout homme les entend par cela seul qu’il est du salon; au contraire, des termes particuliers demanderaient un effort de mйmoire ou d’imagination; si, а propos des sauvages ou des anciens Francs, je dis «la hache de guerre», tous comprennent du premier coup; si je dis «le tomahawk», ou «la francisque», plusieurs supposeront que je parle teuton ou iroquois [360]. Аcet йgard, plus le genre est йlevй, plus le scrupule est fort; tout mot propre est banni de la poйsie; quand on en rencontre un, il faut l’esquiver ou le remplacer par une pйriphrase. Un poиte du dix-huitiиme siиcle n’a guиre а sa disposition que le tiers environ du dictionnaire, et la langue poйtique а la fin sera si restreinte que, lorsqu’un homme aura quelque chose а dire, il ne pourra plus le dire en vers.

En revanche, plus on йlague et plus on йclaircit. Rйduit а un vocabulaire de choix, le franзais dit moins de choses, mais il les dit avec plus de justesse et d’agrйment. «Urbanitй, exactitude», ces deux mots qui naissent en mкme temps que l’Acadйmie franзaise sont l’abrйgй de la rйforme dont elle est l’organe et que les salons, par elle et а cotй d’elle, imposent au public. De grands seigneurs retirйs, de belles dames oisives s’amusent а dйmкler les nuances des termes pour en composer des maximes, des dйfinitions et des portraits. Avec un scrupule admirable et une dйlicatesse de tact infinie, йcrivains et gens du monde s’appliquent а peser chaque mot et chaque locution, pour en fixer le sens, pour en mesurer la force et la portйe, pour en dйterminer les affinitйs, l’usage et les alliances, et ce travail de prйcision se poursuit depuis les premiers acadйmiciens, Vaugelas, Chapelain et Conrart, jusqu’а la fin de l’вge classique, par les Synonymes de Beauzйe et de Girard, par les Remarques de Duclos, par le Commentaire de Voltaire sur Corneille, par le Lycйe de Laharpe [361], par l’effort, l’exemple, la pratique et l’autoritй des grands et petits йcrivains qui sont tous corrects. Jamais architectes, obligйs de n’employer pour bвtir que les pavйs de la grande route publique, n’ont si bien connu chacune de leurs pierres, ses dimensions, sa coupe, sa rйsistance, ses attaches possibles, sa place convenable. – Cela fait, il s’agit de construire avec le moins de peine et le plus de soliditй qu’il se pourra, et la grammaire se rйforme en mкme temps et dans le mкme sens que le dictionnaire. Elle ne permet plus aux mots de se suivre selon l’ordre variable des impressions et des йmotions; elle les dispose rйguliиrement et rigoureusement selon l’ordre immuable des idйes. L’йcrivain perd le droit de mettre en tкte et en vedette l’objet ou le trait qui le frappe le plus vivement et d’abord: le cadre est fait, les places sont dйsignйes d’avance. Chaque partie du discours a la sienne: dйfense d’en omettre ou d’en transposer une seule, comme on faisait au seiziиme siиcle [362]; il les faut toutes et aux endroits marquйs, d’abord le sujet avec ses appendices, puis le verbe, puis le rйgime direct, enfin le complйment indirect. De cette faзon, la phrase est un йchafaudage graduй, oщ l’esprit place d’abord la substance, puis la qualitй, puis les maniиres d’кtre de la qualitй, comme un bon architecte qui pose en premier lieu le fondement, puis la bвtisse, puis les accessoires, par йconomie et par prudence, afin de prйparer dans chaque morceau de son йdifice un support pour le morceau qui suit. Il n’y a pas de phrase qui demande une moindre dйpense d’attention, ni oщ l’on puisse, а chaque pas, constater plus sыrement l’attache ou l’incohйrence des parties [363]. – La mйthode qui arrange la phrase simple arrange aussi la pйriode, le paragraphe et la sйrie des paragraphes; elle fait le style, comme elle a fait la syntaxe. Dans le grand йdifice total, il y a, pour chaque petit йdifice partiel, un lieu distinct, et il n’y en a qu’un. Аmesure que le discours avance, chaque emplacement doit se remplir а son tour, jamais avant, jamais aprиs, sans que jamais un membre parasite soit introduit, sans que jamais un membre lйgitime usurpe sur son voisin; et tous ces membres, liйs entre eux par leur position mкme, doivent concourir de toutes leurs forces а un seul objet. Enfin, pour la premiиre fois, voici dans un йcrit des groupes naturels et distincts, des ensembles clos et complets, dont aucun n’empiиte ni ne subit d’empiиtement. Il n’est plus permis d’йcrire au hasard et selon le caprice de la verve, de jeter ses idйes par paquets, de s’interrompre par des parenthиses, d’enfiler l’enfilade interminable des citations et des йnumйrations. Un but est donnй: il y a quelque vйritй а prouver, quelque dйfinition а trouver, quelque persuasion а produire; pour cela, il faut marcher toujours, et toujours droit. Ordonnance, suite, progrиs, transitions mйnagйes, dйveloppement continu, tels sont les caractиres de ce style. Cela va si loin qu’а l’origine [364] les lettres familiиres, les romans, les plaisanteries de sociйtй, les piиces de galanterie et de badinage sont des morceaux d’йloquence mйthodique. Аl’hфtel de Rambouillet, la pйriode explicative s’йtale avec autant d’ampleur et de raideur que chez Descartes lui-mкme. Un des mots les plus frйquents chez Mlle de Scudйry est la conjonction car. On dйduit sa passion en raisonnements bien liйs. Des gentillesses de salon s’allongent en phrases aussi concertйes qu’une dissertation acadйmique. L’instrument а peine formй manifeste dйjа ses aptitudes; on sent qu’il est fait pour expliquer, dйmontrer, persuader et vulgariser; un siиcle plus tard, Condillac aura raison de dire qu’il est par lui-mкme un procйdй systйmatique de dйcomposition et de recomposition, une mйthode scientifique analogue а l’arithmйtique et а l’algиbre. Аtout le moins, il a cet avantage incontestй, qu’en partant de quelques termes usuels il conduit aisйment et promptement tout lecteur, par une sйrie de combinaisons simples, jusqu’aux combinaisons les plus hautes [365]. Аce titre, en 1789, la langue franзaise est la premiиre de toutes. L’Acadйmie de Berlin propose en concours l’explication de sa prййminence. On la parle dans toute l’Europe. On ne parle qu’elle dans la diplomatie. Elle est internationale comme autrefois le latin, et il semble qu’elle soit dйsormais l’organe prйfйrй de la raison.


Дата добавления: 2015-09-30; просмотров: 25 | Нарушение авторских прав







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