Студопедия
Случайная страница | ТОМ-1 | ТОМ-2 | ТОМ-3
АрхитектураБиологияГеографияДругоеИностранные языки
ИнформатикаИсторияКультураЛитератураМатематика
МедицинаМеханикаОбразованиеОхрана трудаПедагогика
ПолитикаПравоПрограммированиеПсихологияРелигия
СоциологияСпортСтроительствоФизикаФилософия
ФинансыХимияЭкологияЭкономикаЭлектроника

Un document produit en version numйrique par Pierre Palpant, bйnйvole, 27 страница



 

III

@

C’est que les conducteurs lui manquent, et que, faute d’organisation, une multitude n’est qu’un troupeau. Contre tous ses chefs naturels, contre les grands, les riches, les gens en place et revкtus d’autoritй, sa dйfiance est invйtйrйe et incurable. Ils ont beau lui vouloir du bien et lui en faire, elle refuse de croire а leur humanitй et а leur dйsintйressement. Elle a йtй trop foulйe; elle a des prйventions contre toutes les mesures qui viennent d’eux, mкme les plus salutaires, mкme les plus libйrales. «Au seul nom des nouvelles assemblйes, dit une commission provinciale en 1787 [745], nous avons entendu un pauvre laboureur s’йcrier: Hй quoi! Encore de nouvelles orangeries!» – Tous leurs supйrieurs leur sont suspects, et du soupзon а l’hostilitй il n’y a pas loin. En 1788 [746], Mercier dйclare que, «depuis quelques annйes, l’insubordination est visible dans le peuple, et surtout dans les mйtiers.... Jadis, lorsque j’entrais dans une imprimerie, les garзons фtaient leurs chapeaux. Aujourd’hui ils se contentent de vous regarder et ricanent: а peine кtes-vous sur le seuil, que vous les entendez parler de vous d’une maniиre plus leste que si vous йtiez leur camarade». – Aux environs de Paris, mкme attitude chez les paysans, et Mme Vigйe-Lebrun [747] allant а Romainville chez le marйchal de Sйgur, en fait la remarque: «Non seulement ils ne nous фtaient plus leurs chapeaux, mais ils nous regardaient avec insolence; quelques-uns mкme nous menaзaient avec leurs gros bвtons.» – Au mois de mars ou d’avril suivant, а un concert qu’elle donne, ses invitйs arrivent consternйs. «Le matin, а la promenade de Longchamps, la populace, rassemblйe а la barriиre de l’Йtoile, a insultй de la faзon la plus effrayante les gens qui passaient en voiture; des misйrables montaient sur les marchepieds en criant: L’annйe prochaine, vous serez derriиre vos carrosses et nous serons dedans.» – А la fin de 1788, le fleuve est devenu torrent, et le torrent devient cataracte. Un intendant [748] йcrit que, dans sa province, le gouvernement doit opter, et opter dans le sens populaire, se dйtacher des privilйgiйs, abandonner les vieilles formes, donner au Tiers double vote. Clergй et noblesse sont dйtestйs, leur suprйmatie semble un joug. «Au mois de juillet dernier, dit-il, on eыt reзu les (anciens) Йtats avec transport, et leur formation n’eыt trouvй que peu d’obstacles. Depuis cinq mois, les esprits se sont йclairйs, les intйrкts respectifs ont йtй discutйs, les ligues se sont formйes. On vous a laissй ignorer que, dans toutes les classes du Tiers-йtat, la fermentation est au comble, qu’une йtincelle suffit pour allumer l’incendie.... Si la dйcision du roi est favorable aux deux premiers ordres, insurrection gйnйrale dans toutes les parties de la province, 600 000 hommes en armes et toutes les horreurs de la Jacquerie.» – Le mot est prononcй et l’on aura la chose. Quand une multitude soulevйe repousse ses conducteurs naturels, il faut qu’elle en prenne ou subisse d’autres. De mкme une armйe qui, entrant en campagne, casserait tous ses officiers; les nouveaux grades sont pour les plus hardis, les plus violents, les plus opprimйs, pour ceux qui, ayant le plus souffert du rйgime antйrieur, crient «en avant», marchent en tкte et font les premiиres bandes. En 1789, les bandes sont prкtes; car, sous le peuple qui pвtit, il est un autre peuple qui pвtit encore davantage, dont l’insurrection est permanente, et qui, rйprimй, poursuivi, obscur, n’attend qu’une occasion pour sortir de ses cachettes et se dйchaоner au grand jour.

 

IV

@

Gens sans aveu, rйfractaires de tout genre, gibier de justice ou de police, besaciers, porte-bвtons, rogneux, teigneux, hвves et farouches, ils sont engendrйs par les abus du systиme, et, sur chaque plaie sociale, ils pullulent comme une vermine. – Quatre cents lieues de capitaineries gardйes et la sйcuritй du gibier innombrable qui broute les rйcoltes sous les yeux du propriйtaire, provoquent au braconnage des milliers d’hommes d’autant plus dangereux qu’ils bravent des lois terribles et sont armйs. Dйjа en 1752 [749], autour de Paris, on en voit «des rassemblements de cinquante а soixante, tous armйs en guerre, se comportant comme а un fourrage bien ordonnй, infanterie au centre et cavalerie aux ailes.... Ils habitent les forкts, ils y ont fait une enceinte retranchйe et gardйe, et payent exactement ce qu’ils prennent pour vivre». En 1777 [750], prиs de Sens en Bourgogne, le procureur gйnйral M. Terray, chassant sur sa terre avec deux officiers, rencontre sept braconniers qui tirent sur le gibier а leurs yeux et bientфt tirent sur eux-mкmes: M. Terray est blessй, l’un des officiers a son habit percй. Arrive la marйchaussйe, les braconniers font ferme et la repoussent. On fait venir les dragons de Provins, les braconniers en tuent un, abattent trois chevaux, sont sabrйs; quatre d’entre eux restent sur la place et sept sont pris. — On voit par les cahiers des Йtats Gйnйraux que, chaque annйe, dans chaque grande forкt, tantфt par le fusil d’un braconnier, tantфt et bien plus souvent par le fusil d’un garde, il y a des meurtres d’hommes. – C’est la guerre а demeure et а domicile; tout vaste domaine recиle ainsi ses rйvoltйs qui ont de la poudre, des balles et qui savent s’en servir.



p.283 Autre recrue d’йmeute, les contrebandiers et les faux sauniers [751]. Dиs qu’une taxe est exorbitante, elle invite а la fraude, et suscite un peuple de dйlinquants contre son peuple de commis. Jugez ici du nombre des fraudeurs par le nombre des surveillants: douze cents lieues de douanes intйrieures sont gardйes par 50 000 hommes, dont 23 000 soldats sans uniforme [752]. «Dans les pays de grande gabelle et dans les provinces des cinq grosses fermes, а quatre lieues de part et d’autre de long de la ligne de dйfense,» la culture est abandonnйe; tout le monde est douanier ou fraudeur [753]. Plus l’impфt est excessif, plus la prime offerte aux violateurs de la loi devient haute, et, sur tous les confins par lesquels la Bretagne touche а la p.283 Normandie, au Maine et а l’Anjou, quatre sous pour livre ajoutйs а la gabelle multiplient au delа de toute croyance le nombre dйjа йnorme des faux sauniers. «Des bandes nombreuses [754] d’hommes, armйs de frettes ou longs bвtons ferrйs et quelquefois de pistolets ou de fusils, tentent par force de s’ouvrir un passage. Une multitude de femmes et d’enfants de l’вge le plus tendre franchissent les lignes des brigades, et, d’un autre cфtй, des troupeaux de chiens conduits dans le pays libre, aprиs y avoir йtй enfermйs quelque temps sans aucune nourriture, sont chargйs de sel, que, pressйs par la faim, ils rapportent promptement chez leurs maоtres.» – Vers ce mйtier si lucratif, les vagabonds, les dйsespйrйs, les affamйs accourent de loin comme une meute. «Toute la lisiиre de Bretagne n’est peuplйe que d’йmigrants, la plupart proscrits de leur patrie, et qui, aprиs un an de domicile, jouissent de tous les privilиges bretons: leur unique occupation se borne а faire des amas de sel pour les revendre aux faux sauniers.» On aperзoit comme dans un йclair d’orage ce long cordon de nomades inquiets, nocturnes et traquйs, toute une population mвle et femelle de rфdeurs sauvages, habituйs aux coups de main, endurcis aux intempйries, dйguenillйs, «presque tous attaquйs d’une gale opiniвtre», et j’en trouve de pareils aux environs de Morlaix, de Lorient et des autres ports, sur les frontiиres des autres provinces et sur les frontiиres du royaume. De 1783 а 1787, dans le Quercy, deux bandes alliйes de soixante а quatre-vingts contrebandiers fraudent la ferme de quarante milliers de tabac, tuent deux douaniers et dйfendent, fusil en main, leur entrepфt de la montagne; il faudrait pour les rйprimer des soldats que les commandants militaires ne donnent pas. En 1789 [755], une grosse troupe de contrebandiers travaille en permanence sur la frontiиre du Maine et de l’Anjou; le commandant militaire йcrit que «leur chef est un bandit intelligent et redoutable, qu’il a dйjа avec lui cinquante-quatre hommes, qu’il aura bientфt avec lui un corps embarrassant par la disposition des esprits et la misиre»; il serait peut-кtre а propos de corrompre quelques-uns de ses hommes, et de se le faire livrer puisqu’on ne peut le prendre. Ce sont lа les procйdйs des pays oщ le brigandage est endйmique. – Ici en effet, comme dans les Calabres, le peuple est pour les brigands contre les gendarmes. On rappelle les exploits de Mandrin en 1754 [756], sa troupe de cent cinquante hommes qui apporte des ballots de contrebande et ne ranзonne que les commis, ses quatre expйditions qui durent sept mois а travers la Franche-Comtй, le Lyonnais, le Bourbonnais, l’Auvergne et la Bourgogne, les vingt-sept villes oщ il entre sans rйsistance, dйlivre les dйtenus et vend ses marchandises; il fallut, pour le vaincre, former un camp devant Valence et envoyer 2 000 hommes; on ne le prit que par trahison, et encore aujourd’hui des familles du pays s’honorent de sa parentй, disant qu’il fut un libйrateur. – Nul symptфme plus grave: quand le peuple prйfиre les ennemis de la loi aux dйfenseurs de la loi, la sociйtй se dйcompose et les vers s’y mettent. – Ajoutez а ceux-ci les vrais brigands, assassins et voleurs. «En 1782, la justice prйvфtale de Montargis instruit le procиs de Hulin et de plus de 200 de ses complices qui, depuis dix ans, par des entreprises combinйes, dйsolaient une partie du royaume [757].» – Mercier compte en France «une armйe de plus de 10 000 brigands et vagabonds», contre lesquels la marйchaussйe, composйe de 3 756 hommes, est toujours en marche. «Tous les jours on se plaint, dit l’assemblйe provinciale de la Haute-Guyenne, qu’il n’y ait aucune police dans la campagne.» Le seigneur absent n’y veille pas; ses juges et officiers de justice se gardent bien d’instrumenter gratuitement contre un criminel insolvable, et «ses terres deviennent l’asile de tous les scйlйrats du canton [758]». – Ainsi chaque abus enfante un danger, la nйgligence mal placйe comme la rigueur excessive, la fйodalitй relвchйe comme la monarchie trop tendue. Toutes les institutions semblent d’accord pour multiplier ou tolйrer les fauteurs de dйsordre, et pour prйparer, hors de l’enceinte sociale, les hommes d’exйcution qui viendront la forcer.

Mais leur effet d’ensemble est plus pernicieux encore; car, de tant de travailleurs qu’elles ruinent, elles font des mendiants qui ne veulent plus travailler, des fainйants dangereux qui vont quкtant ou extorquant leur pain chez des paysans qui n’en ont pas trop peur pour eux-mкmes. «Les vagabonds, dit Letrosne [759], sont pour la campagne le flйau le plus terrible; ce sont des troupes ennemies qui, rйpandues sur le territoire, y vivent а discrйtion et y lиvent des contributions vйritables.... Ils rфdent continuellement dans les campagnes, ils examinent les approches des maisons et s’informent des personnes qui les habitent et des facultйs du maоtre. – Malheur а ceux qui ont la rйputation d’avoir quelque argent!... Combien de vols de grand chemin et de vols avec effraction! Combien de voyageurs assassinйs, de maisons et de portes enfoncйes! Combien d’assassinats de curйs, de laboureurs, de veuves qu’ils ont tourmentйs pour savoir oщ йtait leur argent et qu’ils ont tuйs ensuite!» Vingt-cinq ans avant la Rйvolution, il n’йtait pas rare d’en voir quinze ou vingt «tomber dans une ferme pour y coucher, intimider les fermiers, et en exiger tout ce qu’il leur plaisait». – En 1764, le gouvernement prend contre eux des mesures qui tйmoignent de l’excиs du mal [760]: «Sont rйputйs vagabonds et gens sans aveu, et condamnйs comme tels, ceux qui, depuis six mois rйvolus, n’auront exercй ni profession ni mйtier, et qui, n’ayant aucun йtat ni aucun bien pour subsister, ne pourront кtre avouйs ni faire certifier de leurs bonnes vies et mњurs par personnes dignes de foi.... L’intention de Sa Majestй n’est pas seulement qu’on arrкte les vagabonds qui courent les campagnes, mais encore tous les mendiants, lesquels, n’ayant point de profession, peuvent кtre regardйs comme suspects de vagabondage.» Pour les valides, trois ans de galиres; en cas de rйcidive, neuf ans; а la seconde rйcidive, les galиres а perpйtuitй. Pour les invalides, trois ans de prison; en cas de rйcidive, neuf ans; а la seconde rйcidive, la prison perpйtuelle. Au-dessous de seize ans, les enfants iront а l’hфpital. «Un mendiant qui s’est exposй а кtre arrкtй par la marйchaussйe, dit la circulaire, ne doit кtre relвchй qu’avec la plus grande certitude qu’il ne mendiera plus; on ne s’y dйterminera donc que dans le cas oщ des personnes dignes de foi et solvables rйpondraient du mendiant, s’engageraient а lui donner de l’occupation ou а le nourrir, et indiqueraient les moyens qu’elles ont pour l’empкcher de mendier.»

Tout cela fourni, il faut encore, par surcroоt, l’autorisation spйciale de l’intendant. En vertu de cette loi, 50 000 mendiants, dit-on, furent arrкtйs tout d’un coup, et, comme les hфpitaux et prisons ordinaires ne suffisaient pas а les contenir, il fallut construire des maisons de force. Jusqu’а la fin de l’ancien rйgime, l’opйration se poursuit avec des intermittences: dans le Languedoc, en 1768, on en arrкtait encore 433 en six mois, et, en 1787, 205 en quatre mois [761]. Vers la mкme йpoque, il y en avait 300 au dйpфt de Besanзon, 500 au dйpфt de Rennes, 650 au dйpфt de Saint-Denis. Leur entretien coыtait au roi un million par an, et Dieu sait comment ils йtaient entretenus! De l’eau, de la paille, du pain, deux onces de graisse salйe, en tout cinq sous par jour; et, comme depuis vingt ans le prix des denrйes avait augmentй d’un tiers, il fallait que le concierge chargй de la nourriture les fit jeыner ou se ruinвt. – Quant а la faзon de remplir les dйpфts, la police est turque а l’endroit des gens du peuple; elle frappe dans le tas, et ses coups de balai brisent autant qu’ils nettoient. Par l’ordonnance de 1778, йcrit un intendant [762], «les cavaliers de la marйchaussйe doivent arrкter, non seulement les mendiants et vagabonds qu’ils rencontrent, mais encore ceux qu’on leur dйnonce comme tels ou comme personnes suspectes. Le citoyen le plus irrйprochable dans sa conduite et le moins suspect de vagabondage ne peut donc se promettre de ne pas кtre enfermй au dйpфt, puisque sa libertй est а la merci d’un cavalier de la marйchaussйe constamment susceptible d’кtre trompй par une fausse dйnonciation ou corrompu а prix d’argent. J’ai vu dans le dйpфt de Rennes plusieurs maris arrкtйs sur la seule dйnonciation de leurs femmes, et autant de femmes sur celle de leurs maris; plusieurs enfants du premier lit а la sollicitation de leur belle-mиre; beaucoup de servantes grosses des њuvres du maоtre qu’elles servaient, enfermйes sur sa dйnonciation, et des filles dans le mкme cas, sur la dйnonciation de leur sйducteur; des enfants sur la dйnonciation de leur pиre, et des pиres sur la dйnonciation de leurs enfants: tous sans la moindre preuve de vagabondage et de mendicitй... Il n’existe pas un seul jugement prйvфtal qui ait rendu la libertй aux dйtenus, malgrй le nombre infini de ceux qui ont йtй arrкtйs injustement.» – Supposons qu’un intendant humain, comme celui-ci, les йlargisse: les voilа sur le pavй, mendiants par la faute de la loi qui poursuit la mendicitй et qui ajoute aux misйrables qu’elle poursuit les misйrables qu’elle fait, aigris de plus, gвtйs de corps et d’вme. «Il arrive presque toujours, dit encore l’intendant, que les dйtenus, arrкtйs а vingt-cinq ou trente lieues du dйpфt, n’y sont renfermйs que trois ou quatre mois aprиs leur arrestation, et quelquefois plus longtemps. En attendant, ils sont transfйrйs de brigade en brigade dans les prisons qui se trouvent sur la route, oщ ils sйjournent jusqu’а ce qu’il en soit arrivй un assez grand nombre pour former un convoi. Les hommes et les femmes sont renfermйs dans la mкme prison, et il en rйsulte toujours que celles qui n’йtaientpas grosses quand elles ont йtй arrкtйes le sont toujours quand elles arrivent au dйpфt. Les prisons sont ordinairement malsaines; souvent la plupart des dйtenus en sortent malades;» plusieurs, au contact des scйlйrats, en sortent scйlйrats. Contagion morale et contagion physique: l’ulcиre grandit ainsi par le remиde, et les centres de rйpression deviennent des foyers de corruption.

Et cependant, avec toutes ses rigueurs, la loi n’atteint pas son objet. «Nos villes, dit le parlement de Bretagne [763], sont tellement peuplйes de mendiants, qu’il semble que tous les projets formйs pour bannir la mendicitй n’ont fait que l’accroоtre.» – «Les grands chemins, йcrit l’intendant, sont infestйs de vagabonds dangereux, de gens sans aveu et de vйritables mendiants que la marйchaussйe n’arrкte pas, soit par nйgligence, soit parce que son ministиre n’est point provoquй par des sollicitations particuliиres.» Qu’en ferait-on, si elle les arrкtait? Il y en a trop, on ne saurait oщ les mettre. Et d’ailleurs comment empкcher des gens а l’aumфne de demander l’aumфne? – Sans doute l’effet en est lamentable, mais il est infaillible. Аun certain degrй, la misиre est une gangrиne lente oщ la partie malade mange la partie saine, et l’homme qui subsiste а peine est rongй vif par l’homme qui n’a pas de quoi subsister. «Le paysan est ruinй, il pйrit victime de l’oppression de la multitude des pauvres qui dйsolent les campagnes et se rйfugient dans les villes. De lа ces attroupements dangereux а la sыretй publique; de lа cette foule de fraudeurs, de vagabonds; de lа cette multitude d’hommes devenus voleurs et assassins uniquement parce qu’ils manquent de pain. Ce n’est lа encore qu’une lйgиre idйe des dйsordres que j’ai vus sous mes yeux [764].» – «Excessive en elle-mкme, la misиre des campagnes l’est encore dans les dйsordres qu’elle entraоne; il ne faut point chercher ailleurs la source effrayante de la mendicitй et de tous ses vices [765].» – А quoi bon des palliatifs ou des opйrations violentes contre un mal qui est dans le sang et qui tient а la constitution mкme du corps social? Quelle police peut кtre efficace dans une paroisse oщ le quart, le tiers des habitants n’ontpour manger que ce qu’ils vont quкter de porte en porte? А Argentrй, en Bretagne [766], «sur 2 300 habitants sans industrie ni commerce, plus de la moitiй ne sont rien moins qu’а l’aise et plus de 500 sont rйduits а la mendicitй». А Dainville, en Artois, «sur 130 maisons, 60 sont sur la table des pauvres [767]». En Normandie, d’aprиs les dйclarations des curйs, «sur 900 paroissiens de Saint-Malo, les trois quarts peuvent vivre, le reste est malheureux». – «Sur 1 500 habitants de Saint-Patrice, 400 sont а l’aumфne; sur 500 habitants de Saint-Laurent, les trois quarts sont а l’aumфne.» А Marbњuf, dit le cahier, «sur 500 personnes qui habitent notre paroisse, 100 sont rйduites а la mendicitй, et en outre nous voyons venir des paroisses voisines 30 ou 40 pauvres par jour [768]». АBoulbonne [769], dans le Languedoc, il y a tous les jours aux portes du couvent «une aumфne gйnйrale а laquelle assistent 300 ou 400 pauvres, indйpendamment de celle qu’on fait aux vieillards et aux malades, qui est la plus abondante». АLyon, en 1787, «30 000 ouvriers attendent leur subsistance de la charitй publique»; а Rennes, en 1788, aprиs une inondation, «les deux tiers des habitants sont dans la misиre [770]»; а Paris, sur 650 000 habitants, le recensement de 1791 comptera 118 784 indigents [771]. – Vienne une gelйe et une grкle comme en 1788, que la rйcolte manque, que le pain soit а quatre sous la livre, et qu’aux ateliers de charitй l’ouvrier ne gagne que douze sous par jour [772]; croyez-vous que ces gens-lа se rйsigneront а mourir de faim? Autour de Rouen, pendant l’hiver de 1788, les forкts sont saccagйes en plein jour, le bois de Bagnиres est coupй tout entier, les arbres abattus sont vendus publiquement par les maraudeurs [773]. Affamйs et maraudeurs, tous marchent ensemble, et le besoin se fait le complice du crime. De province en province, on les suit а la trace: quatre mois plus tard, aux environs d’Йtampes, quinze brigands forcent trois fermes avant la nuit, et les fermiers, menacйs d’incendie, sont obligйs de donner, l’un trois cents francs, l’autre cent cinquante, probablement tout l’argent qu’ils ont en coffre [774]. «Voleurs, galйriens, mauvais sujets de toute espиce», ce sont eux qui, dans les insurrections, feront l’avant-garde, «et pousseront le paysan aux derniиres violences [775]». Aprиs le sac de la maison Rйveillon а Paris, on remarque que, «sur une quarantaine de mutins arrкtйs, il n’en est presque point qui n’aient йtй prйcйdemment des repris de justice, fouettйs ou marquйs [776]». En toute rйvolution, la lie d’une sociйtй monte а la surface. On ne les avait jamais vus; comme des blaireaux de forкt ou comme des rats d’йgout, ils restaient dans leurs taniиres ou dans leurs bouges. Ils en sortent par troupes, et tout d’un coup, dans Paris, quelles figures [777] «On ne se souvient pas d’en avoir rencontrй de pareilles en plein jour.... D’oщ sortent-ils? Qui les a tirйs de leurs rйduits tйnйbreux?... Etrangers de tous pays, armйs de grands bвtons, dйguenillйs,... les uns presque nus, les autres bizarrement vкtus» de loques disparates, «affreux а voir», voilа les chefs ou comparses d’йmeute, а six francs par tкte, derriиre lesquels le peuple va marcher.

«А Paris, dit Mercier [778], il est mou, pвle, petit, rabougri, maltraitй, et semble un corps sйparй des autres ordres de l’Йtat. Les riches et les grands qui ont йquipage ont le droit barbare de l’йcraser ou de le mutiler dans les rues.... Aucune commoditй pour les gens de pied, point de trottoirs. Cent victimes expirent par an sous les roues des voitures.» — «Un pauvre enfant, dit Arthur Young, a йtй йcrasй sous nos yeux et plusieurs fois j’ai йtй couvert de la tкte aux pieds par l’eau du ruisseau. Si nos jeunes nobles allaient а Londres, dans les rues sans trottoir, du mкme train que leurs frиres de Paris, ils se verraient bientфt et justement rossйs de la bonne maniиre et traоnйs dans le ruisseau.» — Mercier s’inquiиte en face de ce populaire immense. «Il y a peut-кtre а Paris deux cent mille individus qui n’ont pas en propriйtй absolue la valeur intrinsиque de cinquante йcus; et la citй subsiste!» Aussi bien l’ordre n’est maintenu que par la force et la crainte, grвce aux soldats du guet que la multitude appelle tristes-а-patte. «Ce sobriquet met en fureur cette espиce de milice, qui appesantit alors les coups de bourrade et qui blesse indistinctement tout ce qu’elle rencontre. Le petit peuple est toujours sur le point de lui faire la guerre, parce qu’il n’en a jamais йtй mйnagй.» А la vйritй, «une escouade du guet dissipe souvent sans peine des pelotons de cinq а six cents hommes qui paraissent d’abord fort йchauffйs, mais qui se fondent en un clin-d’њil dиs que les soldats ont distribuй quelques bourrades et gantelй deux ou trois mutins.» — Nйanmoins, «si l’on abandonnait le peuple de Paris а son premier transport, s’il ne sentait plus derriиre lui le guet а pied et а cheval, le commissaire et l’exempt, il ne mettrait aucune mesure dans son dйsordre. La populace, dйlivrйe du frein auquel elle est accoutumйe, s’abandonnerait а des violences d’autant plus cruelles qu’elle ne saurait elle-mкme oщ s’arrкter... Tant que le pain de Gonesse ne manquera pas, la commotion ne sera pas gйnйrale; il faut que la halle [779] y soit intйressйe, sinon les femmes demeureront calmes.... Mais si le pain de Gonesse venait а manquer pendant deux marchйs de suite, le soulиvement serait universel, et il est impossible de calculer а quoi se porterait cette grande multitude aux abois, qui voudrait se dйlivrer de la famine, elle et ses enfants.» — En 1789, le pain manque а Gonesse et dans toute la France.

 

@


CHAPITRE IV

@

I. La force armйe se dissout. — Comment l’armйe est recrutйe. — Comment le soldat est traitй. — II. L’organisation sociale est dissoute. — Nul centre de ralliement. — Inertie de la province. — Ascendant de Paris. — III. Direc­tion du courant. — L’homme du peuple conduit par l’avocat. — Les seuls pouvoirs survivants sont la thйorie et les piques. — Suicide de l’ancien rйgime.

 

I

 

p.289 Contre la sйdition universelle, oщ est la force? — Dans les cent cinquante mille hommes qui maintiennent l’ordre, les dispositions sont les mкmes que dans les vingt-six millions d’hommes qui le subissent, et les abus, la dйsaffection, toutes les causes qui dissolvent la nation dissolvent aussi l’armйe. Sur quatre-vingt-dix millions [780] de solde que chaque annйe elle coыte au Trйsor, il y a 46 millions pour les officiers, 44 seulement pour les soldats, et l’on sait qu’une ordonnance nouvelle rйserve tous les grades aux nobles vйrifiйs. Nulle part cette inйgalitй, contre laquelle l’opinion publique se rйvolte, n’йclate en traits si forts: d’un cфtй, pour le petit nombre, l’autoritй, les honneurs, l’argent, le loisir, la bonne chиre, les plaisirs du monde, les comйdies de sociйtй; de l’autre, pour le grand nombre, l’assujettissement, l’abjection, la fatigue, l’enrфlement par contrainte ou surprise, nul espoir d’avancement, six sous par jour [781], un lit йtroit pour deux, du pain de chien, et, depuis quelques annйes, des coups comme а un chien [782]; d’un cфtй est la plus haute noblesse, de l’autre est la derniиre populace. On dirait d’un fait exprиs pour assembler les contrastes et aigrir l’irritation. «La mйdiocritй de la solde du soldat, dit un йconomiste, la maniиre dont il est habillй, couchй et nourri, son entiиre dйpendance, rendraient trop cruel de prendre un autre homme qu’un homme du bas peuple [783]». En effet, on ne va le chercher que dans les bas-fonds. Sont exempts du tirage, non seulement tous les nobles et bourgeois, mais encore tous les employйs de l’administration des fermes et des ponts et chaussйes, «tous les garde-chasse, garde-bois, domestiques et valets а gages des ecclйsiastiques, des communautйs, des maisons religieuses, des gentilshommes, des nobles [784]», et mкme des bourgeois vivant noblement, bien mieux, les fils des cultivateurs aisйs, et, en gйnйral, tous ceux qui ont un crйdit ou un protecteur quelconque. — Il ne reste donc pour la milice que les plus pauvres, et ce n’est pas de bon cњur qu’ils y entrent. Au contraire, le service leur est si odieux, que souvent ils se sauvent dans les bois, oщ il faut les poursuivre а main armйe: dans tel canton qui, trois ans plus tard, fournira en un jour de cinquante а cent volontaires, les garзons se coupent le pouce pour кtre exempts du tirage [785]. А cette vase de la sociйtй, on ajoute la balayure des dйpфts et maisons de force. Parmi les vagabonds qui les remplissent, lorsqu’on a йvacuй ceux qui peuvent faire connaоtre leur famille ou trouver des rйpondants, «il n’y a plus, dit un intendant, que des gens absolument inconnus ou dangereux; dans ce nombre on prend ceux qu’on p.290 regarde comme les moins vicieux, et l’on cherche а les faire passer dans les troupes [786]». — p.290 Dernier affluent, l’embauchement demi-forcй, demi-volontaire, qui le plus souvent ne verse dans les cadres que l’йcume des grandes villes, aventuriers, apprentis renvoyйs, fils de famille chassйs, gens sans asile et sans aveu. L’embaucheur, payй а tant par homme qu’il recrute et а tant par pouce de taille au-dessus de cinq pieds, «tient ses assises dans un cabaret, rйgale» et fait l’article: «Mes amis, la soupe, l’entrйe, le rфti, la salade, voilа l’ordinaire du rйgiment;» rien de plus, je ne vous trompe pas, le pвtй et le vin d’Arbois sont l’extraordinaire [787].» Il fait boire, il paye le vin, au besoin il cиde sa maоtresse: «aprиs quelques jours de dйbauche, le jeune libertin qui n’a pas de quoi s’acquitter est obligй de se vendre, et l’ouvrier, transformй en soldat, va faire l’exercice sous le bвton». — Йtranges recrues pour garder une sociйtй, toutes choisies dans la classe qui l’attaque, paysans foulйs, vagabonds emprisonnйs, gens dйclassйs,; endettйs, dйsespйrйs, pauvres diables aisйment tentйs et de cervelle chaude, qui, selon les circonstances, deviennent tantфt des rйvoltйs et tantфt des soldats.

Qui des deux a le meilleur lot? Le pain du soldat n’est pas plus abondant que celui du dйtenu, et il est pire; car on фte le son pour faire le pain du vagabond enfermй, et on le laisse pour faire le pain du soldat qui l’enferme. — En cet йtat de choses, il ne faudrait pas que le soldat rйflйchоt, et voilа justement que ses officiers l’invitent а rйflйchir. Eux aussi, ils sont devenus politiques et frondeurs. Quelques annйes avant la Rйvolution [788], «on parlait dйjа» dans l’armйe, «on raisonnait, on se plaignait, et, les idйes nouvelles fermentant dans les tкtes, une correspondance s’йtablit entre deux rйgiments. On recevait de Paris des nouvelles йcrites а la main; elles йtaient autorisйes par le ministre de la guerre, et coыtaient, je crois, douze louis par an. Bientфt elles prirent un ton philosophique, elles dissertиrent, elles parlиrent des ministres, du gouvernement, des changements dйsirйs, et n’en furent que plus rйpandues». Certainement, des sergents comme Hoche, des maоtres d’armes comme Augereau, ont lu plus d’une fois ces nouvelles oubliйes sur la table, et les ont commentйes le soir mкme dans les chambrйes de soldats. Le mйcontentement est ancien, et dйjа а la fin du dernier rиgne des mots accablants ont йclatй. Dans un festin donnй par un prince du sang [789], la table de cent couverts, dressйe sous une tente immense, йtait servie par les grenadiers, et l’odeur qu’ils rйpandaient offusqua la dйlicatesse du prince. «Ces braves gens, dit-il un peu trop haut, sentent diablement le chausson.» Un grenadier rйpondit brusquement: «C’est parce que nous n’en avons pas», et «un profond silence suivit cette rйponse». — Pendant les vingt ans qui suivent, l’irritation couve et grandit: les soldats de Rochambeau ont combattu cфte а cфte avec les libres milices de l’Amйrique et s’en souviennent. En 1788 [790], le marйchal de Vaux, devant le soulиvement du Dauphinй, йcrit au ministre «qu’il est impossible de compter sur les troupes», et, quatre mois aprиs l’ouverture des Йtats Gйnйraux, seize mille dйserteurs, rфdant autour de Paris, conduiront les йmeutes au lieu de les rйprimer [791].


Дата добавления: 2015-09-30; просмотров: 26 | Нарушение авторских прав







mybiblioteka.su - 2015-2024 год. (0.01 сек.)







<== предыдущая лекция | следующая лекция ==>