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Chapitre XXIV. Une capitale

Chapitre XIII. Les Bas а jour | Chapitre XIV. Les Ciseaux anglais | Chapitre XV. Le Chant du coq | Chapitre XVI. Le Lendemain | Chapitre XVII. Le Premier Adjoint | Chapitre XVIII. Un roi а Verriиres | Chapitre XIX. Penser fait souffrir | Chapitre XX. Les Lettres anonymes | Chapitre XXI. Dialogue avec un maоtre | Chapitre XXII. Faзons d’agir en 1830 |


Читайте также:
  1. Chapitre I La ligne
  2. Chapitre II Les camarades
  3. Chapitre II. Entrйe dans le monde
  4. Chapitre II. Un maire
  5. Chapitre III L’Avion
  6. Chapitre III. Le Bien des pauvres
  7. Chapitre III. Les Premiers pas

 

Que de bruit, que de gens affairйs! que d’idйes pour l’avenir dans une tкte de vingt ans! quelle distraction pour l’amour!

 

BARNAVE.

 

Enfin il aperзut, sur une montagne lointaine, des murs noirs; c’йtait la citadelle de Besanзon. Quelle diffйrence pour moi, dit-il en soupirant, si j’arrivais dans cette noble ville de guerre pour кtre sous-lieutenant dans un des rйgiments chargйs de la dйfendre!

 

Besanзon n’est pas seulement une des plus jolies villes de France, elle abonde en gens de cњur et d’esprit. Mais Julien n’йtait qu’un petit paysan et n’eut aucun moyen d’approcher les hommes distinguйs.

 

Il avait pris chez Fouquй un habit bourgeois, et c’est dans ce costume qu’il passa les ponts-levis. Plein de l’histoire du siиge de 1674, il voulut voir, avant de s’enfermer au sйminaire, les remparts et la citadelle. Deux ou trois fois il fut sur le point de se faire arrкter par les sentinelles; il pйnйtrait dans des endroits que le gйnie militaire interdit au public, afin de vendre pour douze ou quinze francs de foin tous les ans.

 

La hauteur des murs, la profondeur des fossйs, l’air terrible des canons l’avaient occupй pendant plusieurs heures, lorsqu’il passa devant le grand cafй, sur le boulevard. Il resta immobile d’admiration; il avait beau lire le mot cafй, йcrit en gros caractиres au-dessus des deux immenses portes, il ne pouvait en croire ses yeux. Il fit effort sur sa timiditй; il osa entrer, et se trouva dans une salle longue de trente ou quarante pas, et dont le plafond est йlevй de vingt pieds au moins. Ce jour-lа, tout йtait enchantement pour lui.

 

Deux parties de billard йtaient en train. Les garзons criaient les points; les joueurs couraient autour des billards encombrйs de spectateurs. Des flots de fumйe de tabac, s’йlanзant de la bouche de tous, les enveloppaient d’un nuage bleu. La haute stature de ces hommes, leurs йpaules arrondies, leur dйmarche lourde, leurs йnormes favoris, les longues redingotes qui les couvraient, tout attirait l’attention de Julien. Ces nobles enfants de l’antique Bisontium ne parlaient qu’en criant; ils se donnaient les airs de guerriers terribles. Julien admirait immobile; il songeait а l’immensitй et а la magnificence d’une grande capitale telle que Besanзon. Il ne se sentait nullement le courage de demander une tasse de cafй а un de ces messieurs au regard hautain, qui criaient les points du billard.

 

Mais la demoiselle du comptoir avait remarquй la charmante figure de ce jeune bourgeois de campagne, qui, arrкtй а trois pas du poкle, et son petit paquet sous le bras, considйrait le buste du roi, en beau plвtre blanc. Cette demoiselle, grande Franc-Comtoise, fort bien faite, et mise comme il le faut pour faire valoir un cafй, avait dйjа dit deux fois, d’une petite voix qui cherchait а n’кtre entendue que de Julien: Monsieur! Monsieur! Julien rencontra de grands yeux bleus fort tendres, et vit que c’йtait а lui qu’on parlait.

 

Il s’approcha vivement du comptoir et de la jolie fille, comme il eыt marchй а l’ennemi. Dans ce grand mouvement, son paquet tomba.

 

Quelle pitiй notre provincial ne va-t-il pas inspirer aux jeunes lycйens de Paris qui, а quinze ans, savent dйjа entrer dans un cafй d’un air si distinguй? Mais ces enfants, si bien stylйs а quinze ans, а dix-huit tournent au commun. La timiditй passionnйe que l’on rencontre en province se surmonte quelquefois et alors elle enseigne а vouloir. En s’approchant de cette jeune fille si belle, qui daignait lui adresser la parole, il faut que je lui dise la vйritй, pensa Julien, qui devenait courageux а force de timiditй vaincue.

 

– Madame, je viens pour la premiиre fois de ma vie а Besanзon; je voudrais bien avoir, en payant, un pain et une tasse de cafй.

 

La demoiselle sourit un peu et puis rougit; elle craignait, pour ce joli jeune homme, l’attention ironique et les plaisanteries des joueurs de billard. Il serait effrayй et ne reparaоtrait plus.

 

– Placez-vous ici prиs de moi, dit-elle en lui montrant une table de marbre, presque tout а fait cachйe par l’йnorme comptoir d’acajou qui s’avance dans la salle.

 

La demoiselle se pencha en dehors du comptoir, ce qui lui donna l’occasion de dйployer une taille superbe. Julien la remarqua; toutes ses idйes changиrent. La belle demoiselle venait de placer devant lui une tasse, du sucre et un petit pain. Elle hйsitait а appeler un garзon pour avoir du cafй, comprenant bien qu’а l’arrivйe de ce garзon, son tкte-а-tкte avec Julien allait finir.

 

Julien, pensif, comparait cette beautй blonde et gaie а certains souvenirs qui l’agitaient souvent. L’idйe de la passion dont il avait йtй l’objet lui фta presque toute sa timiditй. La belle demoiselle n’avait qu’un instant; elle lut dans les regards de Julien.

 

– Cette fumйe de pipe vous fait tousser, venez dйjeuner demain avant huit heures du matin: alors, je suis presque seule.

 

– Quel est votre nom? dit Julien, avec le sourire caressant de la timiditй heureuse.

 

– Amanda Binet.

 

– Permettez-vous que je vous envoie, dans une heure, un petit paquet gros comme celui-ci?

 

La belle Amanda rйflйchit un peu.

 

– Je suis surveillйe: ce que vous me demandez peut me compromettre; cependant, je m’en vais йcrire mon adresse sur une carte, que vous placerez sur votre paquet. Envoyez-le-moi hardiment.

 

– Je m’appelle Julien Sorel, dit le jeune homme; je n’ai ni parents, ni connaissance а Besanзon.

 

– Ah! je comprends, dit-elle avec joie, vous venez pour l’йcole de droit?

 

– Hйlas! non, rйpondit Julien; on m’envoie au sйminaire.

 

Le dйcouragement le plus complet йteignit les traits d’Amanda; elle appela un garзon: elle avait du courage maintenant. Le garзon versa du cafй а Julien, sans le regarder.

 

Amanda recevait de l’argent au comptoir; Julien йtait fier d’avoir osй parler: on se disputa а l’un des billards. Les cris et les dйmentis des joueurs, retentissant dans cette salle immense, faisaient un tapage qui йtonnait Julien. Amanda йtait rкveuse et baissait les yeux.

 

– Si vous voulez, Mademoiselle, lui dit-il tout а coup avec assurance, je dirai que je suis votre cousin.

 

Ce petit air d’autoritй plut а Amanda. Ce n’est pas un jeune homme de rien, pensa-t-elle. Elle lui dit fort vite, sans le regarder, car son њil йtait occupй а voir si quelqu’un s’approchait du comptoir:

 

– Moi, je suis de Genlis, prиs de Dijon; dites que vous кtes aussi de Genlis, et cousin de ma mиre.

 

– Je n’y manquerai pas.

 

– Tous les jeudis, а cinq heures, en йtй, MM. les sйminaristes passent ici devant le cafй.

 

– Si vous pensez а moi, quand je passerai, ayez un bouquet de violettes а la main.

 

Amanda le regarda d’un air йtonnй; ce regard changea le courage de Julien en tйmйritй; cependant il rougit beaucoup en lui disant:

 

– Je sens que je vous aime de l’amour le plus violent.

 

– Parlez donc plus bas, lui dit-elle d’un air effrayй.

 

Julien songeait а se rappeler les phrases d’un volume dйpareillй de La Nouvelle Hйloпse, qu’il avait trouvй а Vergy. Sa mйmoire le servit bien; depuis dix minutes, il rйcitait La Nouvelle Hйloпse а Mlle Amanda, ravie, il йtait heureux de sa bravoure, quand tout а coup la belle Franc-Comtoise prit un air glacial. Un de ses amants paraissait а la porte du cafй.

 

Il s’approcha du comptoir, en sifflant et marchant des йpaules; il regarda Julien. А l’instant, l’imagination de celui-ci, toujours dans les extrкmes, ne fut remplie que d’idйes de duel. Il pвlit beaucoup, йloigna sa tasse, prit une mine assurйe, et regarda son rival fort attentivement. Comme ce rival baissait la tкte en se versant familiиrement un verre d’eau-de-vie sur le comptoir, d’un regard Amanda ordonna а Julien de baisser les yeux. Il obйit, et, pendant deux minutes, se tint immobile а sa place, pвle, rйsolu et ne songeant qu’а ce qui allait arriver; il йtait vraiment bien en cet instant. Le rival avait йtй йtonnй des yeux de Julien; son verre d’eau-de-vie avalй d’un trait, il dit un mot а Amanda, plaзa ses deux mains dans les poches latйrales de sa grosse redingote et s’approcha d’un billard en soufflant et regardant Julien. Celui-ci se leva transportй de colиre; mais il ne savait comment s’y prendre pour кtre insolent. Il posa son petit paquet, et, de l’air le plus dandinant qu’il put, marcha vers le billard.

 

En vain la prudence lui disait: Mais avec un duel dиs l’arrivйe а Besanзon, la carriиre ecclйsiastique est perdue.

 

– Qu’importe, il ne sera pas dit que je manque un insolent.

 

Amanda vit son courage; il faisait un joli contraste avec la naпvetй de ses maniиres; en un instant, elle le prйfйra au grand jeune homme en redingote. Elle se leva, et, tout en ayant l’air de suivre de l’њil quelqu’un qui passait dans la rue, elle vint se placer rapidement entre lui et le billard:

 

– Gardez-vous de regarder de travers ce monsieur, c’est mon beau-frиre.

 

– Que m’importe? il m’a regardй.

 

– Voulez-vous me rendre malheureuse? Sans doute, il vous a regardй, peut-кtre mкme il va venir vous parler. Je lui ai dit que vous кtes un parent de ma mиre, et que vous arrivez de Genlis. Lui est Franc-Comtois et n’a jamais dйpassй Dфle, sur la route de la Bourgogne; ainsi dites ce que vous voudrez, ne craignez rien.

 

Julien hйsitait encore; elle ajouta bien vite, son imagination de dame de comptoir lui fournissant des mensonges en abondance:

 

– Sans doute il vous a regardй, mais c’est au moment oщ il me demandait qui vous кtes; c’est un homme qui est manant avec tout le monde, il n’a pas voulu vous insulter.

 

L’њil de Julien suivait le prйtendu beau-frиre; il le vit acheter un numйro а la poule que l’on jouait au plus йloignй des deux billards. Julien entendit sa grosse voix qui criait d’un ton menaзant: Je prends а faire. Il passa vivement derriиre Mlle Amanda, et fit un pas vers le billard. Amanda le saisit par le bras:

 

– Venez me payer d’abord, lui dit-elle.

 

C’est juste, pensa Julien; elle a peur que je ne sorte sans payer. Amanda йtait aussi agitйe que lui et fort rouge; elle lui rendit de la monnaie le plus lentement qu’elle put, tout en lui rйpйtant а voix basse:

 

– Sortez а l’instant du cafй, ou je ne vous aime plus; et cependant je vous aime bien.

 

Julien sortit en effet, mais lentement. N’est-il pas de mon devoir, se rйpйtait-il, d’aller regarder а mon tour en soufflant ce grossier personnage? Cette incertitude le retint une heure sur le boulevard devant le cafй; il regardait si son homme sortait. Il ne parut pas, et Julien s’йloigna.

 

Il n’йtait а Besanзon que depuis quelques heures et dйjа il avait conquis un remords. Le vieux chirurgien-major lui avait donnй autrefois, malgrй sa goutte, quelques leзons d’escrime; telle йtait toute la science que Julien trouvait au service de sa colиre. Mais cet embarras n’eыt rien йtй s’il eыt su comment se fвcher autrement qu’en donnant un soufflet; et, si l’on en venait aux coups de poings, son rival, homme йnorme, l’eыt battu et puis plantй lа.

 

Pour un pauvre diable comme moi, se dit Julien, sans protecteurs et sans argent, il n’y aura pas grande diffйrence entre un sйminaire et une prison; il faut que je dйpose mes habits bourgeois dans quelque auberge, oщ je reprendrai mon habit noir. Si jamais je parviens а sortir du sйminaire pour quelques heures, je pourrai fort bien, avec mes habits bourgeois, revoir Mlle Amanda. Ce raisonnement йtait beau; mais Julien, passant devant toutes les auberges, n’osait entrer dans aucune.

 

Enfin, comme il repassait devant l’hфtel des Ambassadeurs, ses yeux inquiets rencontrиrent ceux d’une grosse femme, encore assez jeune, haute en couleur, а l’air heureux et gai. Il s’approcha d’elle et lui raconta son histoire.

 

– Certainement, mon joli petit abbй, lui dit l’hфtesse des Ambassadeurs, je vous garderai vos habits bourgeois et mкme les ferai йpousseter souvent. De ce temps-ci, il ne fait pas bon laisser un habit de drap sans le toucher. Elle prit une clef et le conduisit elle-mкme dans une chambre, en lui recommandant d’йcrire la note de ce qu’il laissait.

 

– Bon Dieu! que vous avez bonne mine comme зa, M. l’abbй Sorel, lui dit la grosse femme quand il descendit а la cuisine, je m’en vais vous faire servir un bon dоner; et, ajouta-t-elle а voix basse, il ne vous coыtera que vingt sols, au lieu de cinquante que tout le monde paye; car il faut bien mйnager votre petit boursicot.

 

– J’ai dix louis, rйpliqua Julien avec une certaine fiertй.

 

– Ah! bon Dieu! rйpondit la bonne hфtesse alarmйe, ne parlez pas si haut; il y a bien des mauvais sujets dans Besanзon. On vous volera cela en moins de rien. Surtout n’entrez jamais dans les cafйs, ils sont remplis de mauvais sujets.

 

– Vraiment! dit Julien, а qui ce mot donnait а penser.

 

– Ne venez jamais que chez moi, je vous ferai faire du cafй. Rappelez-vous que vous trouverez toujours ici une amie et un bon dоner а vingt sols; c’est parler зa, j’espиre. Allez vous mettre а table, je vais vous servir moi-mкme.

 

– Je ne saurais manger, lui dit Julien, je suis trop йmu, je vais entrer au sйminaire en sortant de chez vous.

 

La bonne femme ne le laissa partir qu’aprиs avoir empli ses poches de provisions. Enfin Julien s’achemina vers le lieu terrible; l’hфtesse, de dessus sa porte, lui en indiquait la route.


Дата добавления: 2015-11-14; просмотров: 42 | Нарушение авторских прав


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