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Chapitre XLIV

Chapitre XXXIII. L’Enfer de la faiblesse | Chapitre XXXIV. Un homme d’esprit | Chapitre XXXV. Un orage | Chapitre XXXVI. Dйtails tristes | Chapitre XXXVII. Un donjon | Chapitre XXXVIII. Un homme puissant | Chapitre XXXIX. L’Intrigue | Chapitre XL. La Tranquillitй | Chapitre XLI. Le Jugement | Chapitre XLII |


Читайте также:
  1. Chapitre I La ligne
  2. Chapitre II Les camarades
  3. Chapitre II. Entrйe dans le monde
  4. Chapitre II. Un maire
  5. Chapitre III L’Avion
  6. Chapitre III. Le Bien des pauvres
  7. Chapitre III. Les Premiers pas

 

Dиs qu’il fut sorti, Julien pleura beaucoup et pleura de mourir. Peu а peu il se dit que, si Mme de Rкnal eыt йtй а Besanзon, il lui eыt avouй sa faiblesse…

 

Au moment oщ il regrettait le plus l’absence de cette femme adorйe, il entendit le pas de Mathilde.

 

Le pire des malheurs en prison, pensa-t-il, c’est de ne pouvoir fermer sa porte. Tout ce que Mathilde lui dit ne fit que l’irriter.

 

Elle lui raconta que, le jour du jugement, M. de Valenod ayant en poche sa nomination de prйfet, il avait osй se moquer de M. de Frilair et se donner le plaisir de le condamner а mort.

 

«Quelle idйe a eue votre ami, vient de me dire M. de Frilair, d’aller rйveiller et attaquer la petite vanitй de cette aristocratie bourgeoise! Pourquoi parler de caste? Il leur a indiquй ce qu’ils devaient faire dans leur intйrкt politique: ces nigauds n’y songeaient pas et йtaient prкts а pleurer. Cet intйrкt de caste est venu masquer а leurs yeux l’horreur de condamner а mort. Il faut avouer que M. Sorel est bien neuf aux affaires. Si nous ne parvenons а le sauver par le recours en grвce, sa mort sera une sorte de suicide…»

 

Mathilde n’eut garde de dire а Julien ce dont elle ne se doutait pas encore: c’est que l’abbй de Frilair, voyant Julien perdu, croyait utile а son ambition d’aspirer а devenir son successeur.

 

Presque hors de lui а force de colиre impuissante et de contrariйtй: – Allez йcouter une messe pour moi, dit-il а Mathilde, et laissez-moi un instant de paix. Mathilde, dйjа fort jalouse des visites de Mme de Rкnal, et qui venait d’apprendre son dйpart, comprit la cause de l’humeur de Julien et fondit en larmes.

 

Sa douleur йtait rйelle, Julien le voyait et n’en йtait que plus irritй. Il avait un besoin impйrieux de solitude, et comment se la procurer?

 

Enfin, Mathilde, aprиs avoir essayй de tous les raisonnements pour l’attendrir, le laissa seul, mais presque au mкme instant Fouquй parut.

 

– J’ai besoin d’кtre seul, dit-il а cet ami fidиle… Et comme il le vit hйsiter: Je compose un mйmoire pour mon recours en grвce… du reste… fais-moi un plaisir, ne me parle jamais de la mort. Si j’ai besoin de quelques services particuliers ce jour-lа, laisse-moi t’en parler le premier.

 

Quand Julien se fut enfin procurй la solitude, il se trouva plus accablй et plus lвche qu’auparavant. Le peu de forces qui restait а cette вme affaiblie avait йtй йpuisй а dйguiser son йtat а Mlle de La Mole et а Fouquй.

 

Vers le soir, une idйe le consola:

 

Si ce matin, dans le moment oщ la mort me paraissait si laide, on m’eыt averti pour l’exйcution, l’њil du public eыt йtй aiguillon de gloire, peut-кtre ma dйmarche eыt-elle eu quelque chose d’empesй, comme celle d’un fat timide qui entre dans un salon. Quelques gens clairvoyants, s’il en est parmi ces provinciaux, eussent pu deviner ma faiblesse… mais personne ne l’eыt vue.

 

Et il se sentit dйlivrй d’une partie de son malheur. Je suis un lвche en ce moment, se rйpйtait-il en chantant, mais personne ne le saura.

 

Un йvйnement presque plus dйsagrйable encore l’attendait pour le lendemain. Depuis longtemps, son pиre annonзait sa visite; ce jour-lа, avant le rйveil de Julien, le vieux charpentier en cheveux blancs parut dans son cachot.

 

Julien se sentit faible, il s’attendait aux reproches les plus dйsagrйables. Pour achever de complйter sa pйnible sensation, ce matin-lа il йprouvait vivement le remords de ne pas aimer son pиre.

 

Le hasard nous a placйs l’un prиs de l’autre sur la terre, se disait-il pendant que le porte-clefs arrangeait un peu le cachot, et nous nous sommes fait а peu prиs tout le mal possible. Il vient au moment de ma mort me donner le dernier coup.

 

Les reproches sйvиres du vieillard commencиrent dиs qu’ils furent sans tйmoin.

 

Julien ne put retenir ses larmes. Quelle indigne faiblesse! se dit-il avec rage. Il ira partout exagйrer mon manque de courage; quel triomphe pour les Valenod et pour tous les plats hypocrites qui rиgnent а Verriиres! Ils sont bien grands en France, ils rйunissent tous les avantages sociaux. Jusqu’ici je pouvais au moins me dire: Ils reзoivent de l’argent, il est vrai, tous les honneurs s’accumulent sur eux, mais moi j’ai la noblesse du cњur.

 

Et voilа un tйmoin que tous croiront, et qui certifiera а tout Verriиres, et en l’exagйrant, que j’ai йtй faible devant la mort! J’aurai йtй un lвche dans cette йpreuve que tous comprennent!

 

Julien йtait prиs du dйsespoir. Il ne savait comment renvoyer son pиre. Et feindre de maniиre а tromper ce vieillard si clairvoyant se trouvait en ce moment tout а fait au-dessus de ses forces.

 

Son esprit parcourait rapidement tous les possibles.

 

– J’ai fait des йconomies! s’йcria-t-il tout а coup.

 

Ce mot de gйnie changea la physionomie du vieillard et la position de Julien.

 

– Comment dois-je en disposer? continua Julien plus tranquille: l’effet produit lui avait фtй tout sentiment d’infйrioritй.

 

Le vieux charpentier brыlait du dйsir de ne pas laisser йchapper cet argent, dont il semblait que Julien voulait laisser une partie а ses frиres. Il parla longtemps et avec feu. Julien put кtre goguenard.

 

– Eh bien! le Seigneur m’a inspirй pour mon testament. Je donnerai mille francs а chacun de mes frиres et le reste а vous.

 

– Fort bien, dit le vieillard, ce reste m’est dы; mais puisque Dieu vous a fait la grвce de toucher votre cњur, si vous voulez mourir en bon chrйtien, il convient de payer vos dettes. Il y a encore les frais de votre nourriture et de votre йducation que j’ai avancйs, et auxquels vous ne songez pas…

 

Voilа donc l’amour de pиre! se rйpйtait Julien l’вme navrйe, lorsque enfin il fut seul. Bientфt parut le geфlier.

 

– Monsieur, aprиs la visite des grands parents, j’apporte toujours а mes hфtes une bouteille de bon vin de Champagne. Cela est un peu cher, six francs la bouteille, mais cela rйjouit le cњur.

 

– Apportez trois verres, lui dit Julien avec un empressement d’enfant, et faites entrer deux des prisonniers que j’entends se promener dans le corridor.

 

Le geфlier lui amena deux galйriens tombйs en rйcidive et qui se prйparaient а retourner au bagne. C’йtaient des scйlйrats fort gais et rйellement trиs remarquables par la finesse, le courage et le sang-froid.

 

– Si vous me donnez vingt francs, dit l’un d’eux а Julien, je vous conterai ma vie en dйtail. C’est du chenu.

 

– Mais vous allez me mentir? dit Julien.

 

– Non pas, rйpondit-il; mon ami que voilа, et qui est jaloux de mes vingt francs, me dйnoncera si je dis faux.

 

Son histoire йtait abominable. Elle montrait un cњur courageux, oщ il n’y avait plus qu’une passion, celle de l’argent.

 

Aprиs leur dйpart, Julien n’йtait plus le mкme homme. Toute sa colиre contre lui-mкme avait disparu. La douleur atroce, envenimйe par la pusillanimitй, а laquelle il йtait en proie depuis le dйpart de Mme de Rкnal, s’йtait tournйe en mйlancolie.

 

А mesure que j’aurais йtй moins dupe des apparences, se disait-il, j’aurais vu que les salons de Paris sont peuplйs d’honnкtes gens tels que mon pиre, ou de coquins habiles tels que ces galйriens. Ils ont raison, jamais les hommes de salon ne se lиvent le matin avec cette pensйe poignante: Comment dоnerai-je? Et ils vantent leur probitй! et, appelйs au jury, ils condamnent fiиrement l’homme qui a volй un couvert d’argent parce qu’il se sentait dйfaillir de faim.

 

Mais y a-t-il une cour, s’agit-il de perdre ou de gagner un portefeuille, mes honnкtes gens de salon tombent dans des crimes exactement pareils а ceux que la nйcessitй de dоner a inspirйs а ces deux galйriens…

 

Il n’y a point de droit naturel: ce mot n’est qu’une antique niaiserie bien digne de l’avocat gйnйral qui m’a donnй chasse l’autre jour, et dont l’aпeul fut enrichi par une confiscation de Louis XIV. Il n’y a de droit que lorsqu’il y a une loi pour dйfendre de faire telle chose, sous peine de punition. Avant la loi, il n’y a de naturel que la force du lion, ou le besoin de l’кtre qui a faim, qui a froid, le besoin en un mot… non, les gens qu’on honore ne sont que des fripons qui ont eu le bonheur de n’кtre pas pris en flagrant dйlit. L’accusateur que la sociйtй lance aprиs moi a йtй enrichi par une infamie… J’ai commis un assassinat, et je suis justement condamnй, mais, а cette seule action prиs, le Valenod qui m’a condamnй est cent fois plus nuisible а la sociйtй.

 

Eh bien! ajouta Julien tristement, mais sans colиre, malgrй son avarice, mon pиre vaut mieux que tous ces hommes-lа. Il ne m’a jamais aimй. Je viens combler la mesure en le dйshonorant par une mort infвme. Cette crainte de manquer d’argent, cette vue exagйrйe de la mйchancetй des hommes qu’on appelle avarice, lui fait voir un prodigieux motif de consolation et de sйcuritй dans une somme de trois ou quatre cents louis que je puis lui laisser. Un dimanche aprиs dоner, il montrera son or а tous ses envieux de Verriиres. А ce prix, leur dira son regard, lequel d’entre vous ne serait pas charmй d’avoir un fils guillotinй?

 

Cette philosophie pouvait кtre vraie, mais elle йtait de nature а faire dйsirer la mort. Ainsi se passиrent cinq longues journйes. Il йtait poli et doux envers Mathilde qu’il voyait exaspйrйe par la plus vive jalousie. Un soir Julien songeait sйrieusement а se donner la mort. Son вme йtait йnervйe par le malheur profond oщ l’avait jetй le dйpart de Mme de Rкnal. Rien ne lui plaisait plus, ni dans la vie rйelle, ni dans l’imagination. Le dйfaut d’exercice commenзait а altйrer sa santй et а lui donner le caractиre exaltй et faible d’un jeune йtudiant allemand. Il perdait cette mвle hauteur qui repousse par un йnergique jurement certaines idйes peu convenables, dont l’вme des malheureux est assaillie.

 

J’ai aimй la vйritй… Oщ est-elle?… Partout hypocrisie, ou du moins charlatanisme, mкme chez les plus vertueux, mкme chez les plus grands; et ses lиvres prirent l’expression du dйgoыt… Non, l’homme ne peut pas se fier а l’homme.

 

Mme de ***, faisant une quкte pour ses pauvres orphelins, me disait que tel prince venait de donner dix louis; mensonge. Mais que dis-je? Napolйon а Sainte-Hйlиne!… Pur charlatanisme, proclamation en faveur du roi de Rome.

 

Grand Dieu! si un tel homme, et encore quand le malheur doit le rappeler sйvиrement au devoir, s’abaisse jusqu’au charlatanisme, а quoi s’attendre du reste de l’espиce?…

 

Oщ est la vйritй? Dans la religion… Oui, ajouta-t-il avec le sourire amer du plus extrкme mйpris, dans la bouche des Maslon, des Frilair, des Castanиde… Peut-кtre dans le vrai christianisme, dont les prкtres ne seraient pas plus payйs que les apфtres ne l’ont йtй?… Mais saint Paul fut payй par le plaisir de commander, de parler, de faire parler de soi…

 

Ah! s’il y avait une vraie religion… Sot que je suis! je vois une cathйdrale gothique, des vitraux vйnйrables; mon cњur faible se figure le prкtre de ces vitraux… Mon вme le comprendrait, mon вme en a besoin… Je ne trouve qu’un fat avec des cheveux sales… aux agrйments prиs, un chevalier de Beauvoisis.

 

Mais un vrai prкtre, un Massillon, un Fйnelon… Massillon a sacrй Dubois. Les Mйmoires de Saint-Simon m’ont gвtй Fйnelon; mais enfin un vrai prкtre… Alors les вmes tendres auraient un point de rйunion dans le monde… Nous ne serions pas isolйs… Ce bon prкtre nous parlerait de Dieu. Mais quel Dieu? Non celui de la Bible, petit despote cruel et plein de la soif de se venger… mais le Dieu de Voltaire, juste, bon, infini…

 

Il fut agitй par tous les souvenirs de cette Bible qu’il savait par cњur… Mais comment, dиs qu’on sera trois ensemble, croire а ce grand nom, Dieu, aprиs l’abus effroyable qu’en font nos prкtres?

 

Vivre isolй!… Quel tourment!…

 

Je deviens fou et injuste, se dit Julien en se frappant le front. Je suis isolй ici dans ce cachot; mais je n’ai pas vйcu isolй sur la terre; j’avais la puissante idйe du devoir. Le devoir que je m’йtais prescrit, а tort ou а raison… a йtй comme le tronc d’un arbre solide auquel je m’appuyais pendant l’orage; je vacillais, j’йtais agitй. Aprиs tout je n’йtais qu’un homme… Mais je n’йtais pas emportй.

 

C’est l’air humide de ce cachot qui me fait penser а l’isolement…

 

Et pourquoi кtre encore hypocrite en maudissant l’hypocrisie? Ce n’est ni la mort, ni le cachot, ni l’air humide, c’est l’absence de Mme de Rкnal qui m’accable. Si, а Verriиres, pour la voir, j’йtais obligй de vivre des semaines entiиres cachй dans les caves de sa maison, est-ce que je me plaindrais?

 

L’influence de mes contemporains l’emporte, dit-il tout haut et avec un rire amer. Parlant seul avec moi-mкme, а deux pas de la mort, je suis encore hypocrite… O dix-neuviиme siиcle!

 

…Un chasseur tire un coup de fusil dans une forкt, sa proie tombe, il s’йlance pour la saisir. Sa chaussure heurte une fourmiliиre haute de deux pieds, dйtruit l’habitation des fourmis, sиme au loin les fourmis, leurs њufs… Les plus philosophes parmi les fourmis ne pourront jamais comprendre ce corps noir, immense, effroyable: la botte du chasseur, qui tout а coup a pйnйtrй dans leur demeure avec une incroyable rapiditй, et prйcйdйe d’un bruit йpouvantable, accompagnй de gerbes d’un feu rougeвtre…

 

…Ainsi la mort, la vie, l’йternitй, choses fort simples pour qui aurait les organes assez vastes pour les concevoir…

 

Une mouche йphйmиre naоt а neuf heures du matin dans les grands jours d’йtй, pour mourir а cinq heures du soir; comment comprendrait-elle le mot nuit?

 

Donnez-lui cinq heures d’existence de plus, elle voit et comprend ce que c’est que la nuit.

 

Ainsi moi, je mourrai а vingt-trois ans. Donnez-moi cinq annйes de vie de plus pour vivre avec Mme de Rкnal.

 

Et il se mit а rire comme Mйphistophйlиs. Quelle folie de discuter ces grands problиmes!

 

I° Je suis hypocrite comme s’il y avait lа quelqu’un pour m’йcouter.

 

2° J’oublie de vivre et d’aimer, quand il me reste si peu de jours а vivre… Hйlas! Mme de Rкnal est absente; peut-кtre son mari ne la laissera plus revenir а Besanзon, et continuer а se dйshonorer.

 

Voilа ce qui m’isole, et non l’absence d’un Dieu juste, bon, tout-puissant, point mйchant, point avide de vengeance.

 

Ah! s’il existait… Hйlas! je tomberais а ses pieds. J’ai mйritй la mort, lui dirais-je; mais, grand Dieu, Dieu bon, Dieu indulgent, rends-moi celle que j’aime!

 

La nuit йtait alors fort avancйe. Aprиs une heure ou deux d’un sommeil paisible, arriva Fouquй.

 

Julien se sentait fort et rйsolu comme l’homme qui voit clair dans son вme.

Chapitre XLV

 

Je ne veux pas jouer а ce pauvre abbй Chas-Bernard le mauvais tour de le faire appeler, dit-il а Fouquй; il n’en dоnerait pas de trois jours. Mais tвche de me trouver un jansйniste, ami de M. Pirard et inaccessible а l’intrigue.

 

Fouquй attendait cette ouverture avec impatience. Julien s’acquitta avec dйcence de tout ce qu’on doit а l’opinion, en province. Grвce а M. l’abbй de Frilair, et malgrй le mauvais choix de son confesseur, Julien йtait dans son cachot le protйgй de la congrйgation; avec plus d’esprit de conduite, il eыt pu s’йchapper. Mais le mauvais air du cachot produisant son effet, sa raison diminuait. Il n’en fut que plus heureux au retour de Mme de Rкnal.

 

– Mon premier devoir est envers toi, lui dit-elle en l’embrassant; je me suis sauvйe de Verriиres…

 

Julien n’avait point de petit amour-propre а son йgard, il lui raconta toutes ses faiblesses. Elle fut bonne et charmante pour lui.

 

Le soir, а peine sortie de sa prison, elle fit venir chez sa tante le prкtre qui s’йtait attachй а Julien comme а une proie; comme il ne voulait que se mettre en crйdit auprиs des jeunes femmes appartenant а la haute sociйtй de Besanзon, Mme de Rкnal l’engagea facilement а aller faire une neuvaine а l’abbaye de Bray-le-Haut.

 

Aucune parole ne peut rendre l’excиs et la folie de l’amour de Julien.

 

А force d’or, et en usant et abusant du crйdit de sa tante, dйvote cйlиbre et riche, Mme de Rкnal obtint de le voir deux fois par jour.

 

А cette nouvelle, la jalousie de Mathilde s’exalta jusqu’а l’йgarement. M. de Frilair lui avait avouй que tout son crйdit n’allait pas jusqu’а braver toutes les convenances au point de lui faire permettre de voir son ami plus d’une fois chaque jour. Mathilde fit suivre Mme de Rкnal afin de connaоtre ses moindres dйmarches. M. de Frilair йpuisait toutes les ressources d’un esprit fort adroit pour lui prouver que Julien йtait indigne d’elle.

 

Au milieu de tous ces tourments elle ne l’en aimait que plus, et presque chaque jour, lui faisait une scиne horrible.

 

Julien voulait а toute force кtre honnкte homme jusqu’а la fin envers cette pauvre jeune fille qu’il avait si йtrangement compromise; mais, а chaque instant, l’amour effrйnй qu’il avait pour Mme de Rкnal l’emportait. Quand, par de mauvaises raisons, il ne pouvait venir а bout de persuader Mathilde de l’innocence des visites de sa rivale: dйsormais, la fin du drame doit кtre bien proche, se disait-il; c’est une excuse pour moi si je ne sais pas mieux dissimuler.

 

Mlle de La Mole apprit la mort du marquis de Croisenois. M. de Thaler, cet homme si riche, s’йtait permis des propos dйsagrйables sur la disparition de Mathilde; M. de Croisenois alla le prier de les dйmentir: M. de Thaler lui montra des lettres anonymes а lui adressйes, et remplies de dйtails rapprochйs avec tant d’art qu’il fut impossible au pauvre marquis de ne pas entrevoir la vйritй.

 

M. de Thaler se permit des plaisanteries dйnuйes de finesse. Ivre de colиre et de malheur, M. de Croisenois exigea des rйparations tellement fortes, que le millionnaire prйfйra un duel. La sottise triompha; et l’un des hommes de Paris les plus dignes d’кtre aimйs, trouva la mort а moins de vingt-quatre ans.

 

Cette mort fit une impression йtrange et maladive sur l’вme affaiblie de Julien.

 

– Le pauvre Croisenois, disait-il а Mathilde, a йtй rйellement bien raisonnable et bien honnкte homme envers nous; il eыt dы me haпr lors de vos imprudences dans le salon de Mme votre mиre, et me chercher querelle; car la haine qui succиde au mйpris est ordinairement furieuse…

 

La mort de M. de Croisenois changea toutes les idйes de Julien sur l’avenir de Mathilde; il employa plusieurs journйes а lui prouver qu’elle devait accepter la main de M. de Luz. C’est un homme timide, point trop jйsuite, lui disait-il, et qui, sans doute, va se mettre sur les rangs. D’une ambition plus sombre et plus suivie que le pauvre Croisenois, et sans duchй dans sa famille, il ne fera aucune difficultй d’йpouser la veuve de Julien Sorel.

 

– Et une veuve qui mйprise les grandes passions, rйpliqua froidement Mathilde; car elle a assez vйcu pour voir, aprиs six mois, son amant lui prйfйrer une autre femme, et une femme origine de tous leurs malheurs.

 

– Vous кtes injuste; les visites de Mme de Rкnal fourniront des phrases singuliиres а l’avocat de Paris chargй de mon recours en grвce; il peindra le meurtrier honorй des soins de sa victime. Cela peut faire effet, et peut-кtre un jour vous me verrez le sujet de quelque mйlodrame, etc., etc.

 

Une jalousie furieuse et impossible а venger, la continuitй d’un malheur sans espoir (car, mкme en supposant Julien sauvй, comment regagner son cњur?), la honte et la douleur d’aimer plus que jamais cet amant infidиle, avaient jetй Mlle de La Mole dans un silence morne, et dont les soins empressйs de M. de Frilair, pas plus que la rude franchise de Fouquй, ne pouvaient la faire sortir.

 

Pour Julien, exceptй dans les moments usurpйs par la prйsence de Mathilde, il vivait d’amour et sans presque songer а l’avenir. Par un йtrange effet de cette passion, quand elle est extrкme et sans feinte aucune, Mme de Rкnal partageait presque son insouciance et sa douce gaietй.

 

– Autrefois, lui disait Julien, quand j’aurais pu кtre si heureux pendant nos promenades dans les bois de Vergy, une ambition fougueuse entraоnait mon вme dans les pays imaginaires. Au lieu de serrer contre mon cњur ce bras charmant qui йtait si prиs de mes lиvres, l’avenir m’enlevait а toi; j’йtais aux innombrables combats que j’aurais а soutenir pour bвtir une fortune colossale… Non, je serais mort sans connaоtre le bonheur, si vous n’йtiez venue me voir dans cette prison.

 

Deux йvйnements vinrent troubler cette vie tranquille. Le confesseur de Julien, tout jansйniste qu’il йtait, ne fut point а l’abri d’une intrigue de jйsuites, et, а son insu, devint leur instrument.

 

Il vint lui dire un jour qu’а moins de tomber dans l’affreux pйchй du suicide, il devait faire toutes les dйmarches possibles pour obtenir sa grвce. Or, le clergй ayant beaucoup d’influence au ministиre de la justice а Paris, un moyen facile se prйsentait: il fallait se convertir avec йclat…

 

– Avec йclat! rйpйta Julien. Ah! je vous y prends vous aussi, mon pиre, jouant la comйdie comme un missionnaire…

 

– Votre вge, reprit gravement le jansйniste, la figure intйressante que vous tenez de la Providence, le motif mкme de votre crime, qui reste inexplicable, les dйmarches hйroпques que Mlle de La Mole prodigue en votre faveur, tout enfin, jusqu’а l’йtonnante amitiй que montre pour vous votre victime, tout a contribuй а vous faire le hйros des jeunes femmes de Besanзon. Elles ont tout oubliй pour vous, mкme la politique…

 

Votre conversion retentirait dans leurs cњurs et y laisserait une impression profonde. Vous pouvez кtre d’une utilitй majeure а la religion, et moi j’hйsiterais par la frivole raison que les jйsuites suivraient la mкme marche en pareille occasion! Ainsi, mкme dans ce cas particulier qui йchappe а leur rapacitй, ils nuiraient encore! Qu’il n’en soit pas ainsi… Les larmes que votre conversion fera rйpandre annuleront l’effet corrosif de dix йditions des њuvres impies de Voltaire.

 

– Et que me restera-t-il, rйpondit froidement Julien, si je me mйprise moi-mкme? J’ai йtй ambitieux, je ne veux point me blвmer; alors, j’ai agi suivant les convenances du temps. Maintenant, je vis au jour le jour. Mais а vue de pays, je me ferais fort malheureux, si je me livrais а quelque lвchetй…

 

L’autre incident, qui fut bien autrement sensible а Julien, vint de Mme de Rкnal. Je ne sais quelle amie intrigante йtait parvenue а persuader а cette вme naпve et si timide qu’il йtait de son devoir de partir pour Saint-Cloud, et d’aller se jeter aux genoux du roi Charles X.

 

Elle avait fait le sacrifice de se sйparer de Julien et aprиs un tel effort, le dйsagrйment de se donner en spectacle, qui en d’autres temps lui eыt semblй pire que la mort, n’йtait plus rien а ses yeux.

 

– J’irai au roi, j’avouerai hautement que tu es mon amant: la vie d’un homme et d’un homme tel que Julien doit l’emporter sur toutes les considйrations. Je dirai que c’est par jalousie que tu as attentй а ma vie. Il y a de nombreux exemples de pauvres jeunes gens sauvйs dans ce cas par l’humanitй du jury, ou celle du roi…

 

– Je cesse de te voir, je te fais fermer ma prison, s’йcria Julien, et bien certainement le lendemain je me tue de dйsespoir, si tu ne me jures de ne faire aucune dйmarche qui nous donne tous les deux en spectacle au public. Cette idйe d’aller а Paris n’est pas de toi. Dis-moi le nom de l’intrigante qui te l’a suggйrйe…

 

Soyons heureux pendant le petit nombre de jours de cette courte vie. Cachons notre existence; mon crime n’est que trop йvident. Mlle de La Mole a tout crйdit а Paris, crois bien qu’elle fait ce qui est humainement possible. Ici en province, j’ai contre moi tous les gens riches et considйrйs. Ta dйmarche aigrirait encore ces gens riches et surtout modйrйs, pour qui la vie est chose si facile… N’apprкtons point а rire aux Maslon, aux Valenod et а mille gens qui valent mieux.

 

Le mauvais air du cachot devenait insupportable а Julien. Par bonheur, le jour oщ on lui annonзa qu’il fallait mourir, un beau soleil rйjouissait la nature, et Julien йtait en veine de courage. Marcher au grand air fut pour lui une sensation dйlicieuse, comme la promenade а terre pour le navigateur qui longtemps a йtй а la mer. Allons, tout va bien, se dit-il, je ne manque point de courage.

 

Jamais cette tкte n’avait йtй aussi poйtique qu’au moment oщ elle allait tomber. Les plus doux moments qu’il avait trouvйs jadis dans les bois de Vergy revenaient en foule а sa pensйe et avec une extrкme йnergie.

 

Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation.

 

L’avant-veille, il avait dit а Fouquй:

 

– Pour de l’йmotion, je ne puis en rйpondre; ce cachot si laid, si humide, me donne des moments de fiиvre oщ je ne me reconnais pas; mais de la peur, non, on ne me verra point pвlir.

 

Il avait pris ses arrangements d’avance pour que, le matin du dernier jour, Fouquй enlevвt Mathilde et Mme de Rкnal.

 

– Emmиne-les dans la mкme voiture, lui avait-il dit. Arrange-toi pour que les chevaux de poste ne quittent pas le galop. Elles tomberont dans les bras l’une de l’autre, ou se tйmoigneront une haine mortelle. Dans les deux cas, les pauvres femmes seront un peu distraites de leur affreuse douleur.

 

Julien avait exigй de Mme de Rкnal le serment qu’elle vivrait pour donner des soins au fils de Mathilde.

 

– Qui sait? peut-кtre avons-nous encore des sensations aprиs notre mort, disait-il un jour а Fouquй. J’aimerais assez а reposer, puisque reposer est le mot, dans cette petite grotte de la grande montagne qui domine Verriиres. Plusieurs fois, je te l’ai contй, retirй la nuit dans cette grotte, et ma vue plongeant au loin sur les plus riches provinces de France, l’ambition a enflammй mon cњur: alors c’йtait ma passion… Enfin, cette grotte m’est chиre et l’on ne peut disconvenir qu’elle ne soit situйe d’une faзon а faire envie а l’вme d’un philosophe… Eh bien! ces bons congrйganistes de Besanзon font argent de tout; si tu sais t’y prendre, ils te vendront ma dйpouille mortelle…

 

Fouquй rйussit dans cette triste nйgociation. Il passait la nuit seul dans sa chambre, auprиs du corps de son ami, lorsqu’а sa grande surprise, il vit entrer Mathilde. Peu d’heures auparavant il l’avait laissйe а dix lieues de Besanзon. Elle avait le regard et les yeux йgarйs.

 

– Je veux le voir, lui dit-elle.

 

Fouquй n’eut pas le courage de parler ni de se lever. Il lui montra du doigt un grand manteau bleu sur le plancher; lа йtait enveloppй ce qui restait de Julien.

 

Elle se jeta а genoux. Le souvenir de Boniface de La Mole et de Marguerite de Navarre lui donna sans doute un courage surhumain. Ses mains tremblantes ouvrirent le manteau. Fouquй dйtourna les yeux.

 

Il entendit Mathilde marcher avec prйcipitation dans la chambre. Elle allumait plusieurs bougies. Lorsque Fouquй eut la force de la regarder, elle avait placй sur une petite table de marbre, devant elle, la tкte de Julien, et la baisait au front…

 

Mathilde suivit son amant jusqu’au tombeau qu’il s’йtait choisi. Un grand nombre de prкtres escortaient la biиre et, а l’insu de tous, seule dans sa voiture drapйe, elle porta sur ses genoux la tкte de l’homme qu’elle avait tant aimй.

 

Arrivйs ainsi vers le point le plus йlevй d’une des hautes montagnes du Jura, au milieu de la nuit, dans cette petite grotte magnifiquement illuminйe d’un nombre infini de cierges, vingt prкtres cйlйbrиrent le service des morts. Tous les habitants des petits villages de montagne, traversйs par le convoi, l’avaient suivi, attirйs par la singularitй de cette йtrange cйrйmonie.

 

Mathilde parut au milieu d’eux en longs vкtements de deuil, et, а la fin du service, leur fit jeter plusieurs milliers de piиces de cinq francs.

 

Restйe seule avec Fouquй, elle voulut ensevelir de ses propres mains la tкte de son amant. Fouquй faillit en devenir fou de douleur.

 

Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut ornйe de marbres sculptйs а grands frais en Italie.

 

Mme de Rкnal fut fidиle а sa promesse. Elle ne chercha en aucune maniиre а attenter а sa vie; mais, trois jours aprиs Julien, elle mourut en embrassant ses enfants.

 

FIN


Дата добавления: 2015-11-14; просмотров: 31 | Нарушение авторских прав


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Chapitre XLIII| AVERTISSEMENT

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