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II. — L'élaboration du corpus

1. Un corpus d'occurrences. — Élaborer un corpus, c'est transformer une cueillette en collection. Cueillette, parce qu'il ne faut pas craindre de s'attarder, de faire des détours, de relever des occurrences nombreuses: «Neuf fois sur dix, on néglige les textes et les emplois qui permettent de saisir sur le vif les circonstances et les causes précises» (R.-L. Wagner, 1967, p. 68). Les synopsis de significations ni aucun autre type de regroupement ne peuvent reposer sur des données fragmentaires ou impressionnistes. L'usage a besoin d'être «saisi sur le vif». La rigueur rationnelle des analyses repose moins sur la hâte du chercheur à conceptualiser que sur l'étendue, la justesse et la diversité des informations. Même les occurrences jugées plus tard inutiles auront contribué au travail. D'autre part, la cueillette ne devient pas collection ordonnée des faits par soudaine mutation. L'interaction continuelle de l'inventaire et de la description est ici l'interaction de la cueillette et de la collection, une interaction qui gouverne le traitement des occurrences.

En linguistique descriptive, le statut de l'occurrence est fondamental. L'occurrence doit absolument être de «première main». Toute occurrence donnée par un dictionnaire ou par un ouvrage d'histoire, un recueil de textes ou l'édition moderne d'un texte ancien doit absolument être vérifiée sur le document original: orthographe et contexte. Le coût en temps de recherche est parfois considérable, mais il n'y a aucun moyen d'y échapper.

Par exemple C. Ballot, dans L'introduction du machinisme dans l'industrie française (Lille, 0. Marquant, 1923, p. 438), cite une instruction administra-
tive du 5 juin 1764 où se lit le nom coucke, et qu'il attribue au commis Holker. Brunot (Histoire de la langue française, VI, A. Colin, p. 405) renvoie indirec-
tement à Ballot et écrit cocke. F. Mackensie, dans Les relations de l'Angleterre et de la France d'après le vocabulaire (Genève, Droz, 1939, p. 175), s'appuie sur Bru not pour donner 1764 comme date de la première attestation de coke en français. En réalité, la note de 1764 est rédigée par le chimiste Hellot qui, dans ses carnets, donnait déjà copie d'une lettre du 1er septembre 1738, d'un Français en voyage dans le Shropshire, lettre où se lisait coucke (Collections d'arts et de sciences. Bibliothèque municipale de Caen). L'intérêt n'est pas de simplement reculer une date de première attestation manuscrite mais de saisir, dès 1738, un point intéressant pour l'histoire de la sidérurgie française et... l'histoire des relations de vocabulaire entre l'Angleterre et la France (R. Eluerd, 1993, p. 171).

Une occurrence se relève avec son contexte. La définition grammaticale (syntagme ou phrase) de ce contexte est inopérante. Il faut toujours voir plus large. D'autant plus que, pour l'économie du travail, il est préférable de n'avoir pas à revenir au document. Rien ne remplace donc le contact direct avec le document. C'est sa lecture et sa lecture seule qui permet d'apprécier si l'occurrence mérite un environnement minimum ou réclame une page entière. Une place de choix est évidemment faite à l'occurrence où l'auteur lui-même exprime son attitude quant au mot qu'il emploie, qu'il ose créer ou remettre en usage. Enfin, pour saisir l'usage, l'environnement contextuel ne suffit évidemment pas: il faut toutes les lumières possibles sur la situation, le contexte mondain.

En pratique, ces contraintes signifient qu'on ne passe pas directement du document à la fiche. La première étape est celle du relevé des occurrences en
contexte
- un contexte qui a parfois la dimension du document. Ce relevé est ensuite soumis à analyse par criblage des unités utiles: elles sont détachées de leur
microcontexte exact mais encore réunies selon leur macrocontexte, c'est-à-dire selon les liens qui les unissent dans la page, le chapitre, voire l'ouvrage exa-
miné. Comme ces liens sont généralement schémati sables - que ce soit sur la base des mots ou sur celle de choses -, cette technique du criblage fournit une
sorte de «visuel» du document que la mémoire retient et confronte aisément à d'autres organisations.

La fiche peut alors être rédigée. Elle rassemble une concordance d'occurrences types. C'est à ce stade qu'on apprécie l'utilité des occurrences nouvelles, que
le tri est fait entre celles qui se répètent complètement (la fiche peut alors n'enregistrer que leurs références) et celles qui ne se répètent pas, qui demandent le
relevé du contexte, qui invitent peut-être à constituer une fiche différente. On voit que la fiche participe de l'élaboration du corpus et aussi de son analyse. Elle
est l'interface des deux aspects du travail. C'est particulièrement net dans les questions qu'elle pose, les compléments de recherche qu'elle appelle.

2. La synchronie-diachronie. — La lexicologie travaille sur des occurrences, elle est donc liée à des études diachroniques. L'étude d'un mot ou d'un vocabu-
laire ne peut être une étude purement synchronique. Les études synchroniques visent non pas une diachronie très brève mais une structuration opérée et opérative, décrite en faisant abstraction du temps, et nécessairement située dans le champ des faits relativement systématisables, celui des études de morphologie et de sémantique lexicales, études qui peuvent bien entendu devenir diachroniques. Pour autant, la lexicologie n'est pas ici en total désaccord avec Saussure: il s'agit de se situer non dans un certain état de langue mais dans un certain état de l'usage.

L'important est en effet d'avoir un cadrage temporel, une synchronie-diachronie éclairante et pourvue d'un avant comme d'un après. Ce cadrage que dessinent souvent des dates limites peut aussi procéder d'une date pivot. C'est sur les deux versants d'un avant-1620 et d'un après-1620 que F. Berlan (1994) montre comment ingénuité et naïveté perdent leur sens positifs de «noble franchise» et «Fidélité au réel» pour devenir péjoratifs sous le sens de «crédulité, niaiserie». Mais, dates limites ou date pivot, ce qui se joue là aussi, c'est le statut de la preuve: le moment retenu doit avoir la dimension requise pour que les mots puissent assumer leur rôle d'actants, pour que l'interaction du langage et du monde soit effective, pour que, par exemple, dans l'apparition, l'adoption ou l'expulsion d'une acception nouvelle jouent pleinement et la liberté du nouvel emploi, et ce qu'il doit aux emplois établis.

Rédiger une monographie sur les emplois de gauche et droite dans le Bloc-notes de Mauriac en mai 1958 semble d'emblée dessiner des limites précises. Mais ces limites sont celles du document et du corpus fini qui en résulte: l'horizon de l'étude est nécessairement plus large (R. Eluerd, in Mauriac entre la gauche et la droite, Klincksieck, 1995, p. 67). Il le faut pour comprendre gauche dans ces phrases de la nuit du 13 au 14 mai 1958: «Et, maintenant, face au pronunciamiento, il faut que la gauche française ressuscite [...]. Il faut que le ministère ainsi revivifié gouverne, appuyé sur toute la gauche, sans rien concéder aux factieux» (Bloc-notes, II, éd. Jean Touzot. Éd. du Seuil, 1993, p. 70).

Même remarque de M. Tournier étudiant un corpus de discours syndical: «Classe est sans doute encore senti comme signe marxiste et surtout partisan: masse peut-être encore comme héritage anarcho-syndicaliste ou socialiste-révolutionnaire» (in Meta, 1994, p. 805).

Il peut aussi y avoir un décalage sensible entre l'unité et le monde. D'une certaine manière, c'est-à-dire d'une manière aussi fonctionnelle qu'imprécise, haut fourneau est employé concurremment avec fourneau pendant tout le XVIIIe siècle sans que la hauteur n’apparaisse jamais comme un élément déterminant. Mais au siècle suivant, quand le fourneau devient vraiment haut, le mot est disponible ( R. Eluerd, 1993, p.185). C'est ce décalage que met en relief tout le travail de L. Guilbert, La formation du vocabulaire de l’aviation1:

«La période étudiée a été délimitée par l'apparition du signe hélicoptère (1861) et celle d'avion (1890); mais l'expérience de 1'"aviation", riche d'abord de projets, de recherches, de brevets d'invention même, à travers lesquels s'est formé un premier vocabulaire, n'a abouti à un acte d'aviation proprement dit, l'enlèvement d'un appareil plus lourd que l'air monté par un homme, qu'à l'extrême limite de ces trois décennies, en 1890» (1965, p. 330).

Cette perspective ne concerne pas que le cadre général de l'analyse, elle se retrouve au niveau de toutes les unités envisagées. Chaque article du glossaire
élaboré par J. Dubois sur Le vocabulaire politique et social en France de 1869 à 1872 (1962) comporte une face synchronique et une face diachronique: la première reprend les témoignages linguistiques de l'utilisation de l'unité dans la période considérée, la seconde donne les documents, dictionnaires et études qui éclairent cette utilisation.

Il en résulte une clôture du corpus en surface qui est visible, artificielle et très utile. Visible parce qu'elle se lit dans le titre de l'étude: Tel(s) mot(s) ou tel vocabulaire dans tel(s) texte(s) ou de telle date à telle autre. Artificielle parce que, comme nous l'avons déjà dit, le lexicologue et ses lecteurs savent très bien que
les textes et les dates non seulement ont mais doivent avoir un avant et un après. Très utile parce qu'il faut bien terminer le travail, il faut bien trouver les bornes
avant ou après quoi l'enquête se fera en perspective, juste pour éclairer la surface retenue. Ce bornage indispensable n'est pas toujours facile. Les premières
pages des travaux en témoignent.

J. Dubois, dans Le vocabulaire politique et social en France de 1869 à 1872, justifie le choix des dates dans le point III de son introduction («Le moment historique», p. 3-4): «"L'année 1869, écrit G. Bourgin, est un carrefour où se mêlent et se heurtent des courants variés" (in La Commune, p. 15)», la fin de
l'année 1871 voit 1' «installation progressive des premières institutions républicaines sous l'impulsion prudente de Thiers». Mais il souligne aussi l'importance des périodes 1830-1832 et surtout 1840-1848, «pratiquement inexplorée» (ibid., «Perspectives diachroniques»). Il sonde enfin l'avenir en attirant l'attention sur les dates de 1880, de 1923 et par l'étude de quelques termes

1. C'est peut-être ce décalage qui il conduit L. Guilbert a insister sur le fait qu'on peut conduire une étude structurale du lexique «à condition qu'on définisse le système formé par les unités lexicales d'un lexique à partir du fonctionnement réel de la langue dans une période donnée, dans un milieu social donné» (1965. p. 333). Nous pensons qu'une prise en compte plus affirmée des realia, même encore inexistantes, reste cependant possible et nécessaire. Si te lexique «ne naît pas directement de la réalité objective, mais [de] la gestation de cette réalité à travers toute une série de recherches» (ibid., p. 330), c'est aussi parce qu'il participe à cette gestation, qu'il n'en est pas un simple témoin. En substituant unité de signification à unité lexicale (voir chap. III), L. Guilbert lui-même laisse entendre quelque chose de ce genre.

 

des œuvres de Zola et Vallès pris comme «témoins de l'évolution linguistique» (ibid., p. 9). M.-F. Piguet, dans «Classe» Histoire du mot et genèse du concept, des Physiocrafes aux historiens de la Restauration, aborde le discours physiocratique dans son chapitre II et consacre légitimement le premier à classe et ordre au XVIII e siècle.

Notre travail. Les mots du fer et des Lumières, contribution à l'histoire du vocabulaire de la sidérurgie française (1722-1812), ne pouvait commencer
qu'en 1722, année de publication de L'art de convertir le fer forgé en acier où Réaumur, le premier, comprend que l'acier est un état intermédiaire entre la
fonte et le fer pur - ce qui impose qu'on souligne les différences avec les conceptions précédentes. Comme il ne pouvait se clore en 1786, date où Vandermonde, Monge et Berthollet donnent la première définition moderne d'acier, mais sans impact industriel immédiat, il fallut aller jusqu'en 1812 et retenir l'ouvrage d'un ingénieur, professeur à Polytechnique, Hassenfratz, ouvrage de compilation certes, mais de ces compilations qui sont de bons bilans - ce qui signifie qu'on y perçoit les lignes directrices de l'avenir.

Comme pour le domaine, la question des limites de la synchronie-diachronie ne peut donc être tranchée d'avance. C'est pendant le travail lui-même que le
cadrage temporel apparaît ou pour confirmer des dates que l'histoire générale avait indiquées ou pour les infléchir en fonction d'un document essentiel pour
l'étude du vocabulaire examiné.

3. La «profondeur» du corpus. — Gouvernée par les objectifs du domaine et de la synchronie diachronie, la profondeur d'un corpus n'est pas une donnée initiale de l'étude: elle résulte, elle aussi, de décisions prises au long du travail. Il ne s'agit pas pour autant de bâtir un corpus ad hoc. Il s'agit de le garder ouvert à toutes les nécessités de l'enquête. Même dans le cas déjà examiné de l'étude d'un mot dans l'ensemble fini d'un document, il faut ménager les ouvertures nécessaires. Le corpus fini qui fonde l'étude ouvre en effet sur un corpus plus large qui l'éclaire. S'enfermer dans l'immanence du corpus fini est impossible, c'est passer sous silence l'usage, non pas en l'ignorant - comment ignorer les «principes accoutumés»? - mais en faisant comme si l'on n'en tenait pas compte.

Il en résulte une clôture en profondeur à propos de laquelle le mieux est... de ne pas clore. Ce point est essentiel: c'est ici que se joue vraiment la saisie de l'usage. «A quelle profondeur forer le puits?», demandait G. Matoré (1953, p. 74). On peut aujourd'hui répondre: à la profondeur où le souci d'exhaustivité rencontre l’ archive. Ce concept est ici emprunté aux historiens qui, pour reprendre un titre de Jacques Guilhaumou et Denise Maldidier, envisagent l'«analyse de discours du côté de l'histoire»1. Eux-mêmes le doivent à Michel Foucault2. J. Guilhaumou souligne comment l'historien du discours se démarque de l'historien classique «pour qui le texte n'est qu'un moyen d'atteindre un sens caché, un réfèrent pris dans l'évidence du sens». En revanche, «décrire l'itinéraire d'un sujet, l'organisation d'un thème, la formation d'un concept, un dispositif événemen-tiel à partir de configuration d'énoncés attestés dans l'archive, c'est rendre compte en même temps

1. Article paru dans Langages, 81, 1986. Repris dans J. Guilhaumou, D. Maldidier et R. Robin, Discours et archive, Liège, Mardaga,1994.

2. J. Guilhaumou, L’avènement des porte-parole de la République (1789-1792),
Villeneuve-d'Ascq, PU du Septentrion, 1998, p. 272.

 

de leur dimension interprétative»1 Dominique Maingueneau précise les enjeux: «II s'agit de considérer des positions énonciatives qui nouent un fonctionnement textuel à l'identité d'un groupe.»2 On voit donc combien cet opérateur épisté-mologique est utile. Tout en respectant l'autonomie des disciplines et leurs contacts, il épargne à l'analyse la prise en compte du «sujet cartésien, sans inconscient, sans appartenance de classe, sans idéologie» (R. Robin, Histoire et linguistique, o.c., p. 36), il donne à l'échange langagier sa dimension collective, recoupe ainsi la prise en compte de l'usage et justifie l'approche de cet usage dans la profondeur d'un corpus non fini.

Cette profondeur peut être balisée de différentes façons. R.-L. Wagner distinguait trois niveaux de sources: le niveau technique, niveau des spécialistes,
le niveau des textes d'information qui atteignent un public plus large et celui des textes dits littéraires pris comme témoins. Mais plus que sur les limites, il insis-
tait sur les «sas» qui relient les niveaux: «Un des buts du travail est en effet de déterminer le nombre et la qualité des signes qui franchissent ces sas ainsi que
les voies empruntés par eux» (1970, p. 37-39). Et il insistait aussi sur l'utilité du dépouillement des documents classés dans les pièces diverses, des périodiques
de toutes sortes, des journaux intimes, des observations ou récits de voyage, etc.

Les auteurs de Linguistiques de corpus empruntent à D. Biber une typologie de la situation d'un document qui n'est pas utile que pour la normalisation.
Elle énumère: 1 / le canal; 2 / la publication; 3 / le cadre institutionnel ou privé; 4 / le destinataire envisagé dans son nombre, sa présence, son interaction,
les connaissances partagées; 5 / le destinateur envisagé selon son état civil, son statut social et professionnel; 6 / une échelle qui va de l'informatif à l'imaginaire; 7 / les actes de langage poursuivis; 8 / les thèmes3.

De fait, les coins et recoins des enquêtes sont nombreux. Pour nous en tenir à l'examen d'un vocabulaire spécialisé, sous le niveau immédiatement visible
des dictionnaires ou encyclopédies, il y a celui des vocabulaires ou glossaires qui accompagnent souvent les ouvrages antérieurs, puis celui des périodiques, des

brevets, des notes ou circulaires administratives. Dans tous les pays et à toutes les époques, la collecte des impôts, taxes et autres péages a toujours fait l'objet
de listes précieuses pour l'historien des vocabulaires, du Livre des métiers

d'Étienne Boileau (XIIIe siècle) aux directives de l'Union européenne. Plus profond, se trouvent les archives des entreprises, leurs carnets de commande, les pièces comptables, les contrats et surtout les inventaires établis pour une vente, un héritage ou une saisie. Plus bas encore, les notes manuscrites, les brouillons, deux mots et un croquis sur un carnet de voyage, dans la marge d'une lettre..., tous «les

1. Ibid., p. 272 et 273: J. Guilhaumou fait le départ entre la démarche de l'histo-rien du discours el celle du lexicologue. Mais la lexicologie qu'il prend en compte s'intéresse «prioritairement à des unités lexicales, le plus souvent présentes dans les dictionnaires des formes, [...] qu'il s'agit de décrire dans leurs diverses concrétisa-tions historiques sur la base d'un dépouillement archivistique de sources essentiel-lement imprimées» (p. 15). On voit que la lexicologie, étude du vocabulaire d'un domaine d'usage, ne relève pas de cette approche.

2. D. Maingueneau, Analyse du discours, introduction aux lectures de l’archive, Hachette, 1991, p. 23.

3. Voir B. Habert, A. Nazarenko. A. Salem. 1997, p. 1 52; renvoi à D. Biber. Representativeness in corpus design, Linguistica Computazionale!, IX-X, 1994.

documents directs et indirects susceptibles d'être ramenés des profondeurs de l'histoire» (J.-P. Saint-Gérand, L'Information grammaticale, no 83, p. 12), tout un «murmure» qu'il est impossible de saisir et qu'on ne peut cependant ignorer.

4. Les données numérisées. — L'histoire, l'état actuel et l'utilisation des données langagières numérisées mériteraient à elles seules plus d'un «Que sais-je?». La bibliographie ouverte autour de 1960 par les dépouillements manuels de P. Guiraud, R.-L. Wagner ou de J. de Bazin, par la publication des Index du Centre d'étude du vocabulaire français de l'Université de Besançon, sous la direction de B. Quemada, par les travaux de statistique lexicale de C. Muller puis les travaux de l'équipe de i'ens de Saint-Cloud comporte aujourd'hui des centaines de titres et s'enrichit continuellement. En linguistique de corpus, les vastes échantillons de langage retenus, annotés et pourvus d’outils d'interrogation «renouvellent la dimension empirique et expérimentale de la linguistique» et font que les «faits deviennent un peu plus têtus» B. Habert, A. Nazarenko, A. Salem, 1997, p. 216). Il est regrettable que ces grands corpus concernent beaucoup plus l'anglais que le français.

A juste titre, les enquêtes sur un vocabulaire doivent faire état de l'auteur du logiciel exploité. Par exemple, telle étude que M. Tournier consacre à la «sloganisation» s'appuie sur un logiciel de P. Lafon qui permet de «saisir et probabiliser les phénomènes de cooccurrence et d'enchaînement de cooccurrences, y compris à distance» (in Les mots de la nation, 1996, p. 71). Pour ces travaux, comme pour ceux de J. Guilhaumou, M.-F. Piguet (ouvr. cités), voir cnrs-inalf, Laboratoire de lexicométrie, ENS, Grille d'honneur. Le Parc, F-9221l Saint-Cloud;

lafon@ens-fcl.fr.

Quant aux contextes des données numérisées, ils sont soumis à des contraintes pratiques et légales. Le chercheur ne peut pas choisir les contextes, et encore moins les adapter aux occurrences. Ainsi, sur la base FRANTEXT, il reçoit des contextes calibrés au maximum à 300 caractères si les textes sont sous droits et
qui, par un effet de zoom, peuvent être agrandis à trois pages si les textes sont du domaine public (http:/7www.ciril.fr/~mastina/FRANTEXT).

La position du chercheur à l'égard de ces données a été décrite en 1969 par C. Muller: «Tantôt il s'agit d'une recherche fondamentale, qui pose ses propres problèmes et crée ses propres méthodes; tantôt ce n'est qu'un outil que l'on manie, à un moment précis d'une recherche ou d'une démonstration» (Langue française, n° 2, p. 43). Deux principaux types de résultats sont mis à la disposition du lexicologue: des index, listes de mots accompagnés de leurs références, donnés dans l'ordre alphabétique ou par fréquences décroissantes - ils permettent d'apprécier rapidement non seulement les fréquences mais aussi les absences -, et des concordances, listes alphabétiques de mots donnés avec un contexte. «L'avenir appartient aux concordances», écrivait R.-L. Wagner (1970, p. 42). Elles permettent en effet d'apprécier toutes les occurrences d'un corpus fini, de saisir les relations sémantiques, les esquisses de figements ou les figements qui accompagnent tous les types de discours. Pour autant, le travail ne s'arrête pas aux données fournies par les machines et les calculs. C. Muller l'a souligné de belle manière: «C'est au chercheur de décider quelles sont les comparaisons les plus valables, et quelles sont les données quantitatives dignes d'enquête. Et c'est à lui, surtout, qu'appartient la partie divine de l'enquête: l'interprétation des faits, et la synthèse» (Langue française. Débats et bilans, H. Champion, 1993, p. 60).

III. — L'analyse du vocabulaire

1. La situation de l'observateur. — L'objectif est d'approcher au plus près de l'énonciateur et du récepteur. La question de la concordance des définitions et
des jugements prend alors toute son ampleur: celle de la saisie de l'usage examiné. Elle a deux axes, le déploiement des énoncés porteurs des occurrences et la
compréhension des «principes accoutumés», et les deux doivent concorder dans l'explication de la signification, laquelle est la signification elle-même. Or, si le
sens s'exprime dans l'usage et les explications que nous pouvons en donner, l'écart temporel creuse le problème et le creuse vite, en à peine une génération parfois. Dès lors, comment saisir, par-dessus le temps écoulé, les «principes accoutumés», la rotondité de la Terre, cet «avoir un monde [qui] signifie avoir un comportement à l'égard du monde» (H.-G. Gadamer, Vérité et méthode, 1960, Éd. du Seuil, p. 295)? Dans un échange hic et nunc, il n'est pas question d'interpréter ce «comportement à l'égard du monde»: l’horizon partagé est justement ce qui ne relève pas d'une interprétation. Wittgenstein insiste sur le fait que la compréhension est directe, qu'elle ne passe pas par un déchiffrement, une interprétation: «Tu dois avoir présent à l'esprit que le jeu de langage est pour ainsi dire quelque chose d'imprévisible. J'entends par là: II n'est pas fondé. Ni raisonnable (ni non plus non raisonnable). Il est là - comme notre vie» (De la certitude, o.c., 559). En revanche, pour un échange passé, une interprétation est indispensable, mais son objectif paradoxal est de prétendre accéder à une compréhension aussi directe que possible de l'occurrence.

Ici encore, l'expérience des historiens du discours est précieuse au lexicologue1. Il partage avec eux, et avec la rationalité épistémologique, l'idée que le contexte de production du fait passé n'est pas séparable des ressources que fournit sa description présente. Mais il doit éprouver une grande méfiance devant l'idée d'une continuité entre la compréhension des acteurs et celle de l'historien, au nom justement de ce qui échappe à l'interprétation dans la compréhension. Pour entrer autant que possible dans cette donne, le lexicologue, tout en ne pouvant évidemment pas échapper à son époque, doit prendre - un peu comme le narrateur subjectif d'un récit? - une position d'observateur au carrefour des structures du vocabulaire considéré systématisables à l'époque, des processus, pratiques ou savoirs alors impliqués, du siècle qui les enveloppait et des pratiques langagières qui liaient le tout.

Pratiquement, cela correspond à des conseils de méthode qui n'épuisent certes pas la question – elle n'a pas de «solution» - mais qu'il est toujours utile de rappeler:

1 / Eviter l'évidence du point de vue a posteriori, particulièrement redoutable quand on passe de l'analyse d'un mot à celle d'un concept.

2 / Traiter tout document comme une archive, jamais comme une réponse; même, et surtout, les dictionnaires où la présence d'une unité «indique seulement un statut d'enregistrement» (L. Guilbert, 1965, P. 29)2.

1. Voir J. Guilhaumou, L'avènement.... o.c., p. 278-279.

2.Ce statut d'enregistrement n'en mérite pas moins les travaux de dictionnairique inaugurés par B. Quemada, Histoire des dictionnaires du français moderne (1539-1863), Didier. 1968. Voir J. Rey-Debove, Élude linguistique et sémiotique des dictionnaires français contemporains. Paris/La Haye, Mouton. 1971; T. R. Wooldridge. Les débuts de la lexicographie française. University of Toronto Press. 1977; Autour de Féraud, la lexicographie en France de 1762 à I835. ENS de jeunes filles, 1986;A. Collinot, F. Mazière. Un prêt à parler: le dictionnaire. PUF, 1997; Le dictionnaire de l'Académie française et la lexicographie institutionnelle européenne, éd. B. Quemada et J. Pruvost, H. Champion, 1998:M. Glatigny, Les marques d'usage dans les dictionnaires français monolingues du XIXe siècle. Tübingen. Max Niemeyer Verlag. 1998.

3 / Et - péril plus subtil - «contrôler l'usage du français moderne dans l'explicitation du sens» (F. Berlan, 1994, p. 16).

En un mot, pour reprendre l'image de Wittgenstein, ne pas oublier qu'appliquer une règle sur un objet, c'est appliquer toutes les graduations de la règle et que la règle d'hier n'est pas forcément tout à fait la même que celle d'aujourd'hui.

Risques de l'a posteriori: reprocher à Vigny l'usage des métaphores ferroviaires dans La Maison du Berger. Exemples: «ce taureau de fer qui fume, souffle et beugle», «ce dragon mugissant». Mais entre les métaphores et les noms en usage en 1842, quelles raisons aurait-il eues de préférer locomotive à remorqueur, taureau de fer à locomobile ou machine locomotive... (voir P. J. Wexler, 1955, p. 102)? Comment jugerions-nous les vers avec remorqueur? Le poète tire tout autant parti des métaphores en usage que de celles qu'il invente: l’ Ange aux yeux bleus n'est pas qu'un mécanicien de locomotive! (voir J.-P. Saint-Gérand, Les destinées d'un style, Minard, 1973, p. 189).

Risques de «se tromper de règle»: que l'on considère les normalisations. Elles sont une conséquence claire, et envahissante, de la société scientifique et
technique. Qui s'aviserait de soutenir qu'elles ne sont pas nécessaires, indispensables, doit se préparer à de rudes joutes! Il faut cependant considérer cette nécessité à la lumière de ce que J. Bouveresse appelle l'«invention de la nécessité», formule qui résume «ce qu'il y a à la fois de spécifique et de tout à fait paradoxal et provocant dans la conception wittgensteinienne de la nécessité, à savoir l'idée que la nécessité ne nous est pas imposée par une nature des choses à laquelle nos systèmes de représentation ont ou auraient dû se conformer, mais uniquement par la manière dont nous avons choisi les systèmes en question» (La force de la règle. Éd. de Minuit, 1987, p. 14). Nous ne devons pas trancher des normes ou non-normes anciennes avec nos règles d'aujourd'hui. Les anciens systèmes non normalisés nous semblent compliqués, mais les usagers s'y retrouvaient fort bien entre les rasse, muid, van, basche, panier, cuveau, banne et autres mesures de charbon. Et ils savaient aussi bien que nous qui volait qui (R. Eluerd, 1993,p. 178-181, 295-304). Autre exemple: «L'obligation d'évaluer les distances en kilomètres et non plus en lieues eut pour effet d'augmenter le prix des transports. Cela ne plut guère; [d'où] l'hostilité qu'on manifeste couramment en 1840 pour le mot kilomètre» (R.-L. Wagner, 1970, p. 87).

2. Les unités. — La prise en compte de l'usage empêche que les unités considérées puissent être ramenées au couple lexème/vocable. Cela reviendrait à choisir entre la langue et le monde. L'analyse d'un vocabulaire ne peut s'organiser autour d'un déjà-là langagier, qu'on l'appelle langue, système ou lexique, selon un trajet aller-retour entre ce déjà-là et les unités réelles de l'échange langagier. Ce n'est évidemment pas nier la part du déjà-là, c'est le placer en horizon des échanges et le tenir en suspicion dans toutes les analyses.

a) Le point de départ des analyses lexicologiques est un corpus de mots-occurrences, c'est-à-dire de formes sensibles et signifiantes, orales ou écrites. Dans la terminologie de Peirce, ce sont des tokens ou répliques d'un légisigne (il relève d'une loi) symbolique (par rapport à son objet), rhématique (comme mot, plus exactement comme prédicat insaturé, son interprétant est un autre mot). Tokens et répliques sont des signes à part entière: ils portent avec eux l'ensemble de la
sémiose dont ils participent, et, rappelons-le une fois encore, c'est l'ensemble des pratiques signifiantes de l'usage qui les fonde comme signes. Ils ne tombent
pas du ciel sur une planète vierge et muette. Tout au long du travail, ce signe dans son intégralité est l'objet d'étude. Les questions de morphologie et de sémantique retenues à ce premier stade sont l'identification de la trace sensible, sa séparabilité du contexte. Comme nous l'avons déjà indiqué, les occurrences sont relevées avec des contextes assez larges pour les situer dans les énoncés et avec une enquête sur les conditions sociales, culturelles, professionnelles... de production et de réception pour les situer dans l'usage effectif. On traite donc bien du signe dans sa totalité, mais le travail est focalisé sur ce qu'on pourrait appeler l'occurrence du mot-occurrence (token du rhème en terminologie peircienne).

b) Des mots-occurrences on passe aux fiches. Il s'agit de voir, par convergence des formes et des emplois identifiés, quelles occurrences peuvent relever d'une
même forme. L'identification de cette forme comme mot simple, mot dérivé, composé ou figement intervient à ce stade. Mais la lemmatisation doit être très
prudente. L'importance de la fiche comme concordance d'occurrences types a déjà été soulignée: le tri des occurrences participe de l'élaboration et de l'analyse du corpus lui-même. C'est encore le signe dans la totalité de la sémiose qui est traité, mais la focalisation porte maintenant sur le mot-occurrence en tant qu'il participe de propositions diverses (token du légisigne symbolique dicent dans la terminologie peircienne, avec l'accent mis sur le dicisigne, ici propositionnel).

c) En usant toujours avec la plus grande prudence de la lemmatisation, on passe des fiches à une unité englobante qui réunit plusieurs formes. Qu'il s'agisse d'une unité discursive est une évidence, l'important est que la discursivité tienne compte de l'usage. Ici, et d'une manière systèmatique dans l'exploitation des énoncés et des enquêtes, la prise en compte de l'usage doit gouverner les comparaisons sémantiques (ressemblances, oppositions): on ne cherche pas seulement ce que l'unité signifie mais la conscience qu'en ont les locuteurs, non pas uniquement ce qu'ils disent en l'employant, mais aussi ce qu'ils font1. Cette unité englobante est la véritable unité d'usage. L'essentiel de la description d'un vocabulaire repose sur ces unités d'usage. Chacune est un aspect du synopsis de significations. En termes peirciens, la focalisation implique désormais non seulement l'occurrence du mot-occurrence (token du rhème) et le mot-occurrence en tant qu'existant réel dans des propositions diverses (tokens de dicisignes), mais aussi le mot-occurrence comme système argumentai (légisigne symbolique argumental) de tous les raisonnements et systèmes opératoires intéressés, les «principes accoutumés» de Pascal, la rotondité de la Terre de Wittgenstein compris. C'est à ce stade que l'interprétant peut être le plus complètement analysé.

d) Enfin, à l'horizon de l'unité d'usage, le signe en tant que loi, le légisigne peircien. En logique, il est présent dès le début: l'occurrence est signe à part entière. Mais passer directement de l'occurrence au légisigne ramène au dualisme, un dualisme qu'entretient souvent la distinction type/token. On ne peut pas situer le type au niveau du légisigne et le token à celui de l'occurrence: nous venons de voir qu'il y a plusieurs niveaux de token. Le synopsis de significations se dessine au

1.Point important: «L'effectivité du langage ne se limite pas à l'assertion du linguiste, "Quand dire. c'est faire" (Austin, 1970), elle procède également de la rationalité propre à l'événement» (J. Guilhaumou, L’avènement..., o.c., p. 281, n. 5) Que le lecteur du Baiser au lépreux de Mauriac y relève les emplois du verbe vouloir: il s'apercevra que seul le curé l'utilise vraiment mais que la narration lui en refuse 1’expression directe parce que l'important n'est pas l'objet de la volonté mais l'orgueil d'un sujet qui, en disant Je veux, pense s'égaler à Dieu (R, Eluerd. in Mauriac devant le problème du mal, Klincksieck, 1994).

niveau du légisigne. C'est une construction modulable, ce n'est pas un fait. Les seuls faits sont les traces et les usages. L'unité de vocabulaire est l'unité d'usage.

Pour désigner les déchets de la fabrication du fer au XVIIIe siècle, le vocabulaire de ce métier donne de rares occurrences de scorie et des occurrences plus
nombreuses de scories. Quelques énoncés expriment la valeur générique du mot: ils emploient généralement le pluriel mais aussi parfois le singulier ou le
latin scoria. La piste qu'indiquent les occurrences est celle de la distinction entre les scories qui résultent de l'affinage du minerai et celles qui résultent du forgeage. Trois fiches peuvent être établies: scorie(s)scories (d'affinage), scories (de forgeage). Mais scories (d'affinage) subit la concurrence de laitier. Ce dernier mot est intéressant: il désigne par métaphore l'écume qui résulte de la fusion de la gangue et des fondants qui surnage la fonte en fusion et qu'on fait couler avant la coulée de fonte proprement dite. Tout montre qu'au début du siècle le mot appartient au vocabulaire des ouvriers. C'est Réaumur qui le fait entrer dans l'usage «savant». Et il l'utilise pour ne pas utiliser scories parce que ce mot, en désignant une «ordure de métal», identifie le travail à une purification proche des conceptions alchimiques. Pour Réaumur, au contraire, il s'agit de passer d'une miétallurgie du pur et de l'impur à une métallurgie de la séparation ou de l'élaboration de composants. C'est la chimie nouvelle qui confirmera son intuition.

Il en résulte que les deux fiches élaborées ne correspondent pas aux deux unités d'usage triais que leurs occurrences y sont réparties. La premilère unité d'usage de scories est proche de l'alchimie: scories (interprétant possible: impur) comme crasses, mâche-fer ou récréments se répartit sur l'affinage et le forgeage. La deuxième unité d'usage, tout à la fois plus pratique et plus rationnelle, renvoie à laitien- la désignation des scories de la fusion, et affecte scories
(interprétant: forge) au seul forgeage.

Le synopsis de significations doit donc retenir et distinguer les deux unités d'usage sans pour autant faire prévaloir la seconde. Quand Stendhal écrit, lors de la visite d'une mine du Hartz, en 1808, qu'il craint de descendre aux échelles: «Si la main vous manque, vous devenez une scorie», on ne peut impliquer la seule scorie de forgeage, ni un déchet impur, mais un fragment détachable et inutile ainsi nommé dans le contexte de la visite et l'ironie du locuteur.

3. Les regroupements d'unités. — Le terme regroupement manque de rigueur, une rigueur que l'emploi de structure apporterait plus sûrement. Mais si les structures sont indubitablement présentes dans les analyses du lexique, il est infiniment moins sûr qu'elles le soient dans les «transactions linguistiques réelles». Si dans la langue il n'y a que des différences, ces différences, calculées au plus juste en sémantique lexicale, sont distendues dans l'usage. Le technicien a toujours l'outil qui convient pour la tâche à accomplir, le commun des mortels use souvent d'un outil mal adapté et il «fait avec». Avec des structures et des mots parfaitement adaptés nous ne pourrions presque rien dire. Fort heureusement toutes les facettes de l’ anomalia nous épargnent ce risque et c'est pourquoi nous pouvons parler. Regroupement n'est donc pas choisi par prudence mais par réalisme. D'autant plus que les regroupements opérés ne sont pas neutres: ils conditionnent l'analyse.

a) Les premiers types de regroupement résultent des analyses morphologiques et sémantiques de la part systématisable des vocabulaires. Nous avons vu que certaines analyses gouvernent une morphologie lexicale ou une sémantique lexicale qui procède par structures, modèles et hypothèses de performance. Mais nous avons aussi rencontré des démarches plus descriptives que prescriptives (C. Delhay, 1996,
p. 372). L'étude des vocabulaires peut user des outils et des résultats obtenus pour évaluer les occurrences et les convergences qui conduisent aux unités d'usage, pour donner des bilans des unités du corpus.

b) D'autres types de regroupement procèdent du rapprochement des vocabulaires et de leurs domaines d'usage. L'étude du vocabulaire d'une manière d'être
individuelle ou sociale demande une démarche plutôt sémasiologique - «des mots vers les choses». L'étude du vocabulaire d'une activité pratique ou technique
relève plutôt d'une démarche onomasiologique - «des choses vers les mots». Pour autant, les frontières ne sont pas étanches. S'il est admis qu'une étude onoma-
siologique ne peut évidemment pas ignorer des cadres linguistiques comme par exemple la suffixation ou l'antonymie, il doit être également admis que les analyses sémasiologiques ne peuvent pas ignorer les classements pratiques que montrent les realia. Mais au delà de cette simple contrepartie, l'essentiel est de souligner qu'aucune étude de vocabulaire ne peut ignorer les «principes accoutumés», la rotondité de la Terre, les conditions sociales, institutionnelles, didactiques qui accompagnent la validité du vocabulaire considéré, ni le fait que l'usage de tout vocabulaire, fût-il très technique, inclut des pratiques de pouvoir et de persuasion, des émotions et des intérêts divers. Faut-il répéter que ce n'est pas un défaut de méthode mais le refus du dilemme réalisme ou idéalisme pour tenir compte de la nécessaire concordance dans les définitions et dans les jugements?

c) Cette concordance est également engagée dans l'analyse des cooccurrences et des corrélations. Les cooccurrences correspondent à des constructions syntaxiques; les corrélations, à des associations sans contraintes syntaxiques. Dans les deux cas, les premiers stades de l'analyse sont inscrits dans le corpus. Par exemple, la numérisation permet d'identifier rapidement les chaînes de cooccurrences et rend compte de leur prévisibilité: des clichés à la langue de bois. Mais la suite de l'analyse ouvre nécessairement sur l'usage.

Au début du XIXe siècle, l'évolution des techniques sidérurgiques remplace le forgeage par le laminage. Elle aurait dû logiquement entraîner la disparition de
forge au sens d' «atelier de forgeage». Mais à un moment où la métallurgie du fer voulait s'affirmer comme une industrie capitale dans l'économie nationale, pourquoi aurait-elle abandonné la forme forge alors qu'il suffisait d'employer forges au sens d'usine sidérurgique à côté de maître de forges? Les raisons sociales des nouvelles entreprises furent donc Forges de X, Société des forges de X ou, cooccurrence associant tradition et modernité. Forges et aciéries de X (R. Eluerd, 1993, p. 342). Une concordance en sommeil peut même être réactivée. Ainsi, la privatisation d'Usinor-Sacilor s'est accompagnée d'arguments de modernité: «Des technologies ultramodernes sans lesquelles Ariane, le tgv ou Airbus n'auraient pu voir le jour», mais aussi d'un bon slogan quasi épique: «Nous forgeons le IIIe millénaire.»

En analysant comment des unités différentes se distribuent le long d'un énoncé pour renvoyer à un même réfèrent, M.-F. Mortureux se place «entre lexique et
discours». La liste forme un paradigme désignationnel. Par exemple, au début de La Duchesse de Langeais, Balzac désigne l'héroïne éponyme du roman: la sœur,
la religieuse, cette femme, la musicienne, sa maîtresse, la personne qu 'il adorait, la sœur Thérèse, la duchesse...
Cette liste est gouvernée par des relations internes de synonymie, d'hyperonymie et aussi par la narration: le général de Montriveau reconnaît «dans la religieuse musicienne sa maîtresse, la duchesse de Langeais»
(1997, p. 100). Mais on peut ne pas partager l'avis de M.-F. Mortureux qui tient ces paradigmes pour peu importants en perspective lexicologique. En tait, chaque mot ne participe-t-il pas d'interprétants qui mettent en jeu un monde différent du nôtre, un monde que nous ne pouvons mesurer avec les règles auxquelles nous sommes accoutumés1? De plus, pour reprendre une remarque déjà formulée: quelle preuve avons-nous que le réfèrent est le même? S'il l'est dans le paradigme qu'énumère Homais pour désigner le Dieu auquel il croit: de 1' «Être suprême» au «Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire et de Béranger», c'est parce que le propos tourne sur lui-même et que la place du réfèrent est parfaitement vide (Madame Bovary, II, 1). Mais quand le même Homais, quelques instants auparavant, proposait qu'on «saignât» les prêtres tous les mois, une «large phlébotomie», si le coup de lancette est le même, les deux désignations confrontent des univers différents et la sottise du pharmacien est de ne pas comprendre la nature de cette différence qu'il ramène à une simple dualité obscurantisme/Lumières.

d) En revanche, la concordance de définitions et des jugements est mal réalisable avec les structures déjà là que sont des grilles conceptuelles ou notionnelles préétablies. Tous les lexicologues ont souligné l'intérêt et les limites du Begriffssystem de Rudolf Hallig et Walther von Wartburg2. La grille établie
«représente un effort méritoire», écrit R.-L. Wagner. «Mais elle a l'inconvénient de laisser croire que ses cadres configurent un système de représentations et

de relations constant» (1970, p. 11). Cela ne condamne évidemment pas les dictionnaires analogiques, leur richesse est indubitable, mais cela oblige à
les considérer comme ayant une date3. I1 n'y a jamais eu d'homme sans un cœur et le mot cœur peut trouver une place dans plus d'une dizaine de subdivisions de
cadres conceptuels comme: le monde, l'homme, la société. Mais, à chaque époque, tant les relations de cœur aux autres mots que les applications de cœur aux

realia se distribuent de manières différentes. Et ce n'est pas un changement sans importance que la disparition d'homme de cœur au sens où Stendhal l'entendait encore deux siècles après Corneille.

4. Les perspectives diachroniques. — Ces perspectives sont fondamentales: c'est en elles que s'apprécie exactement le rôle des mots étudiés. Si bilan il y a, il
ne doit pas s'apprécier seulement en nombre de mots. F. Berlan (1994) montre

1. C'est dans la prise de conscience de ces écarts que se situe une part essentielle de la culture littéraire. Un élève; spontanément, interprète contrat social «plan social de suppression d’emplois», et ce n'est pas tout à fait le sens que lui prête Rousseau. Le reprocher aux élèves serait d'ailleurs sot quand d'eminents politiques ou commentateurs disent, par exemple, que Louis XIV avait finalement moins de pouvoirs que le président de la Ve République et laissent ainsi entendre que poupoir(s) en 1600 a le même sens qu'aujourd'hui.

2. Begriffssystem als Grundlage für die Lexicographie.Versuch eines Ordnungsshemas, Berlin, Ak. Verlag, 1963, 2e éd.

3. Daniel Péchoin. qui a dirigé l'édition du Thésaurus Larousse, 1991. souligne le caractère pragmatique de l'entreprise (p. VII).

qu'en dépit d'un important mouvement le champ lexical d'ingénuité, naïveté et
candeur reste stable dans la période classique. Sur les 2 000 mots de la sidérurgie

du XVIIIe siècle que nous avons étudiés (1993), il n'y a apparemment que deux
mots nouveaux: sidérurgie et sidérotechnie. Dans bien des cas, donc, rien ne change mais tout change. Heureusement, les outils d'analyse dont dispose le lexicologue sont efficaces.

Rappelons que l'étymologie est affaire de spécialistes dont les ouvrages livrent les étymons des mots et l'histoire de leurs emplois. Le lexicologue, quant à lui,
doit rendre compte des mots qui apparaissent dans le vocabulaire qu'il étudie, qui y changent de sens, qui sortent de l'usage. Les deux premiers cas se traitent
en termes de néologie, le troisième cas traite de la disparition d'un mot, phénomène de paléologie (pour tous ces points, voir chap. II).

D'emblée problématique quand il s'agit d'évaluer un figement ou une sortie de l'usage, une datation semble plus facile à préciser quand on connaît l'acte
authentique de naissance de la dénomination d'un objet ou d'un être. Cependant, la difficulté du cas ne réside pas que dans la découverte de l'acte, il faut apprécier l'adoption souvent plus tardive dans l'usage. Quand il s'agit de la dénomination d'un concept, d'une manière d'être individuelle ou sociale, le problème est encore plus délicat.

Mais il importe surtout de se rappeler qu'une forme ne devient pas signifiante du fait de sa seule apparition ou du fait d'un lien signifiant/signifié. Même entièrement nouveau, un mot n'apparaît jamais par hasard, il est en quelque sorte «attendu». Quand le maître de forges Nicolas Grignon invente sidérurgie, vers 1760, quand l'ingénieur Clément Ader invente avion vers 1875, quand apparaissent pause café ou tuner, jouent des facteurs divers: des domaines de realia, des types de constructions morphologiques explorées, à la mode (suffixes, sigles, apparences étrangères), des réseaux d'interprétants en voie de constitution ou de validation, les choix personnels d'un ou plusieurs locuteurs. Le mot n'est pas isolé: il s'inscrit dans l'horizon de la rotondité de la Terre, qu'il n'en dise mot ou qu'il la remette en question. Quant à la question des datations, elle n'a de sens que par rapport à ces points de vue.

Sidérurgie est lié (écrire procède de réduirait l'interaction à un sens unique) aux révolutions agricoles et industrielles, aux Lumières (réfutation des théories
anciennes, élaboration des théories nouvelles), à la formation de sidérotechnie qui le concurrencera mais cédera devant la série sidérurgie, sidérurgiste, sidérur-

gique, à la passion ou à l'orgueil d'un homme soucieux de se faire connaître en nommant son métier. En regard, la nécessité, immanente au système de la langue, d'échapper à l'ambiguïté supposée de métallurgie a peu de poids, les contextes permettant toujours de la lever si nécessaire. Pouvoir affecter à sidérurgie non pas 1812 mais 1761, emploi attesté dans un mémoire imprimé, voire 1760, année de rédaction du mémoire de Grignon, permet de saisir tout ce à quoi
est liée l'apparition du mot. Au XIXe siècle, son adoption définitive sera liée à un autre faisceau de faits.

En regard, arrêtons-nous sur un passage célèbre du Discours sur l'origine de l'inégalité: «La métallurgie et l'agriculture furent les deux arts dont l'invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c'est l'or et l'argent; mais pour le philosophe, ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain.» Métallurgie est attesté depuis 1611 au sens d' «exploitation d'une mine» et 1666 au sens de «traitement des métaux». Le mot n'a donc apparemment aucune raison de retenir l'attention. Mais l'attestation de 1666 ne renvoie qu'au laboratoire du «chymiste» et n'a aucun écho dans l'usage. En revanche, c'est en 1752 que les sens pré-industriels de métallurgie et métallurgiste apparaissent. Dans ce contexte, une occurrence de 1753, celle du second Discours de Rousseau, cesse d'être banale (R. Eluerd, L'Information grammaticale 82, 1999, p. 66).

Le domaine peut-être le plus riche est celui de la diachronie des emplois figurés. D'abord parce que ces emplois n'activent pas une potentialité marginale ou
secondaire des vocabulaires mais, en liaison avec la polysémie, un caractère fondamental des langues naturelles. Ensuite, et en conséquence, parce que ces
emplois couvrent tous les domaines d'usage: du noyau de l'atome à la pointe du sonnet, du lit de la rivière à la tête de l'État. Enfin, parce qu'ils mettent particulièrement en jeu les dimensions anthropologiques du mot (voir chap. II) et ce que, paraphrasant Wittgenstein, nous avons appelé au long de l'ouvrage la rotondité de la Terre1. Mais ce domaine très riche est aussi sans doute l'un des moins travaillés. Des enquêtes restent à conduire sur des dizaines de mots comme cœur, bras, œil, arbre, pierre, etc. Non seulement pour apprécier l'évolution de leurs sens figurés dans la trajectoire d'une langue, mais aussi dans la comparaison de plusieurs langues.

5. Les synthèses. -- A la fin de La méthode en lexiiiilogie. G Matoré plaide vigoureusement pour que les études lexicologiques deviennent une «discipline à
la fois concrète et synthétique» (1953, p. 90). Si, pour une perspective holiste, l'analyse est, à chaque pas, un péril, que dire de la moindre synthèse? Les occurren-ces semblent alors si loin, les regroupements semblent si probants, les schémas peuvent si facilement cesser de n'être que des schémas pour donner l'illusion de
saisir le déroulement de l'Histoire, l'évolution des sociétés, le fonctionnement de la pensée...

Quand l'étude a été conduite sur un mot, le péril de la hâte conceptuelle est très présent et, à «histoire d'un concept» ou d'une notion, il serait souvent
plus juste de substituer «histoire d'un certain nombre de jeux de langage»: «Si les jeux de langage changent, changent les concepts et, avec les concepts, les
significations des mots» (Wittgenstein, De la certitude, o.c., 65). Pourquoi s'obstiner à tirer les peaux mortes d'un concept qui traverse les siècles, voire les
décennies? Mieux vaut s'en tenir au choix de A. Rey: «Révolution». Histoire

Mais la synthèse est particulièrement nécessaire quand le travail repose sur des données numérisées, par nature très nombreuses. Pour devenir cet «outil que l'on manie» dont parle C. Muller dans une citation déjà donnée, il faut qu'elles soient combinées aux enquêtes sur corpus ouverts, et leur exploitation n'est
vraiment possible que si l'exploitant possède les clefs historiques, sociales, culturelles qui permettent de les lire, fût-ce comme données statistiques. Il ne s'agit
pas non plus de ramener une société ou une période de l'Histoire à un vocabulaire. Mais si la synthèse est faite, l'étude de quelques mots ou du vocabulaire d'un

 

1.Comment ne pas rapprocher ici une remarque de H. Cottez sur un point de notre manuscrit: «Ce sont les emplois métaphoriques qui font apparaître les sèmes essentiels» et: «L'emploi métaphorique d'un mot ne peut être en contradiction avec son acception originelle» (Wittgenstein, Investigations philosophiques, o.c., II. XI, p. 347)?

 

domaine d'usage est toujours éclairante. Pour autant, même dans le deuxième cas, la synthèse ne doit prendre que la dimension d'une «contribution à l'étude des vocabulaires».

Méfiance, donc, devant les synthèses. Mais insistance sur leur caractère indispensable. Tous les travaux de lexicologie cités dans cet ouvrage, qu'il soient
ou non repris ou présents dans une bibliographie nécessairement brève, en donnent de bons modèles.


Дата добавления: 2015-10-29; просмотров: 166 | Нарушение авторских прав


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II. — Les faits relativement systématisables| Категория Edit

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