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prose_contemporaryédéric Beigbeder 2 страница



’ai dégueulé mes douze cafés dans les toilettes de Madone International puis je me suis tapé un trait pour me remettre d’aplomb. Je me suis aspergé le visage d’eau glacée avant de retourner en réunion. Pas étonnant qu’aucun créatif ne veuille travailler pour Madone. On n’y boit pas du petit lait. Mais j’avais d’autres scénarios en réserve: je leur ai proposé un pastiche de Drôles de Dames avec trois jolies femmes qui gambadent en braquant des pistolets vers la caméra sur une musique soûl des années 70; elles arrêtent des malfaiteurs en leur récitant des poèmes de Baudelaire (prises de judo, coups de pied kung-fu, roulades et cabrioles à l’appui); l’une d’elles regarde alors l’objectif tout en tordant le bras d’un pauvre gangster qui gémit de douleur; elle s’écrie:

— Nous n’aurions pas pu réaliser cette arrestation sans Maigrelette 0 % aux fruits. Pour être en forme physique et mentale!proposition n’a pas plus été couronnée de succès que les suivantes: une parodie de film hindou structuraliste, des James Bond Girls chez le psychanalyste, un remake de Wonderwoman par Jean-Luc Godard, une conférence de Julia Kristeva filmée par David Hamilton…’idiot du village global poursuivait sa diatribe contre l’humour:

— Vous les créas, vous vous prenez pour des artistes, vous ne pensez qu’à gagner des prix à Cannes, moi j’ai des comptes à rendre, je suis en Go/No Go sur ce truc-là, il faut déstocker en linéaire, on a des impératifs, vous comprenez, Octave, vous m’êtes très sympathique, vos blagues me font marrer, mais moi je ne suis pas la ménagère de moins de cinquante ans, on travaille sur un marché, il faut faire abstraction de notre propre jugement et s’adapter à notre cible, penser à la tête de gondole de Vesoul…

— Venise, ai-je rétorqué. Laissez les gondoles à Venise.proctérien n’a pas ri. Il a embrayé sur une apologie des tests. Ses sous-fifres cravatés continuaient de gribouiller sur leurs blocs-notes.

— On a réuni vingt acheteuses et elles n’ont rien capté à vos délires: elles ne nous ont rien restitué. Ce qu’elles veulent, c’est de l’info, qu’on leur montre le produit et le prix, point barre. Et puis il est où mon key visual, là-dedans? Vos idées créatives, c’est bien joli, mais moi, je suis un lessivier, j’ai besoin de quelque chose de déclinable en PLV! Et comment je fais ma pub sur Internet? Les Américains sont déjà en train d’inventer le «spam», c’est-à-dire l’envoi de promos par e-mail, et vous, vous raisonnez encore comme au XXesiècle! Vous me la ferez pas! J’ai fait l’école de la déterge, moi! Le terrain, y a que ça de vrai! Alors je suis prêt à acheter quelque chose d’étonnant mais en tenant compte de nos contraintes!’ai fait le maximum pour garder mon calme:

— Monsieur, permettez-moi de vous poser une question: comment voulez-vous étonner vos consommatrices si vous leur demandez leur avis auparavant? Est-ce que par hasard vous demandez à votre femme de choisir la surprise que vous allez lui faire pour son anniversaire?

— Ma femme déteste les surprises.

— C’est pour ça qu’elle vous a épousé?François a été pris d’une quinte de toux.’avais beau sourire poliment à Duler, je ne pouvais m’empêcher de songer à cette phrase d’Adolf Hitler: «Si vous désirez la sympathie des masses, vous devez leur dire les choses les plus stupides et les plus crues». Ce mépris, cette haine du peuple considéré comme une entité vague… Parfois, j’ai l’impression que, pour obliger les consommateurs à bouffer leurs produits, les industriels seraient presque prêts à ressortir les wagons à bestiaux. Puis-je hasarder trois autres citations? «Ce que nous recherchons, ce n’est pas la vérité, c’est l’effet produit». «La propagande cesse d’être efficace à l’instant où sa présence devient visible». «Plus un mensonge est gros, plus il passe». Elles sont de Joseph Goebbels (encore lui).Duler poursuivait sa diatribe:



— On a un objectif qui est de fourguer 12 000 tonnes cette année. Vos filles qui courent sur la plage en parlant philo, c’est trop intello, c’est bien pour le Café de Flore, mais la consommatrice lambda elle y pigera que dalle! Quant à citer Ecce Homo, moi je sais de quoi il s’agit, mais pour le grand public, ça risque de faire un peu pédé! Non, franchement, il faut me retravailler tout ça, je suis désolé. Vous savez, chez Procter on a un dicton: «Ne prenez pas les gens pour des cons, mais n’oubliez jamais qu’ils le sont».

— C’est atroce, ce que vous dites! Cela veut dire que la démocratie conduit à l’autodestruction. C’est avec ce genre de maximes qu’on fera revenir le fascisme: on commence par dire que le peuple est con, ensuite on le supprime.

— Oh! vous n’allez quand même pas nous ressortir le couplet du créatif rebelle. On vend du yaourt, on n’est pas là pour faire la révolution, qu’est-ce qu’il a aujourd’hui? On ne t’a pas laissé rentrer aux Bains hier soir, c’est ça?’ambiance devenait houleuse. Jean-François a tenté de dévier la conversation:

— Mais franchement, le décalage entre ces filles sexy qui parlent d’herméneutique platonicienne… ça exprime exactement ce que vous voulez dire: beauté et intellect… non?

— La phrase est trop longue pour une bâche de camion, a tranché un des sbires binoclards.

— Puis-je vous rappeler le principe de la pub: créer un décalage humoristique (ce que l’on appelle «saut créatif» dans notre jargon) qui provoque le sourire chez le spectateur, créant ainsi une connivence, laquelle permet de vendre la marque? D’ailleurs pour des soi-disant proctériens, votre stratégie est plutôt bancale, excusez-moi: minceur et intelligence, comme «unique selling proposition», ça se pose là!!François m’a fait signe de ne pas insister. J’ai failli proposer «Madone über ailes» comme signature mais je me suis dégonflé. Vous allez penser que j’exagère un peu, que ce n’est pas si grave. Mais regardez ce qui se joue dans la petite réunion de ce matin. Ce n’est pas juste une présentation de campagne anodine: c’est une réunion plus importante que les accords de Munich. (A Munich, en 1938, des chefs d’État français et anglais, Edouard Daladier et Neville Chamberlain, ont abandonné la Tchécoslovaquie aux nazis, comme ça, sur un coin de table.) Des centaines de réunions comme celle de chez Madone abandonnent le monde chaque jour. Des milliers de Munichs quotidiens! Ce qui se passe là est essentiel: le meurtre des idées, l’interdiction du changement. Vous êtes en face d’individus qui méprisent le public, qui veulent le maintenir dans un acte d’achat stupide et conditionné. Dans leur esprit ils s’adressent à la «mongolienne de moins de cinquante ans». Vous tentez de leur proposer quelque chose de marrant, qui respecte un peu les gens, qui tente de les tirer vers le haut, parce que c’est une question de politesse quand on interrompt un film à la télé. Et on vous en empêche. Et c’est toujours pareil, tout le temps, tous les jours, tous les jours… Des milliers de capitulations journalières, la queue basse dans des costumes de Tergal. Des milliers de «lâches soulagements» quotidiens. Petit à petit, ces centaines de milliers de meetings débiles organisent le triomphe de la connerie calculée et méprisante sur la simple et naïve recherche du progrès humain. Idéalement, en démocratie, on devrait avoir envie d’utiliser le formidable pouvoir de la communication pour faire bouger les mentalités au lieu de les écrabouiller. Cela n’arrive jamais car les personnes qui disposent de ce pouvoir préfèrent ne prendre aucun risque. Les annonceurs veulent du prémâché, prétesté, ils ne veulent pas faire fonctionner votre cerveau, ils veulent vous transformer en moutons, je ne plaisante pas, vous verrez qu’un jour ils vous tatoueront un codebarre sur le poignet. Ils savent que votre seul pouvoir réside dans votre Carte bleue. Ils ont besoin de vous empêcher de choisir. Il faut qu’ils transforment vos actes gratuits en actes d’achat.résistance au changement, c’est dans toutes ces salles de réunion impersonnelles qu’elle se pratique de la façon la plus violente. Le coeur de l’immobilisme réside dans cet immeuble, entre ces petits cadres à pellicules et talonnettes. On leur a confié les clés du pouvoir, personne ne sait pourquoi. Ils sont le centre du monde! Les hommes politiques ne contrôlent plus rien; c’est l’économie qui gouverne. Le marketing est une perversion de la démocratie: c’est l’orchestre qui gouverne le chef. Ce sont les sondages qui font la politique, les tests qui font la publicité, les panels qui choisissent les disques diffusés à la radio, les «sneak previews» qui déterminent la fin des films de cinéma, les audimats qui font la télévision, toutes ces études manipulées par tous les Alfreds Dulers de la terre. Plus personne n’est responsable, sauf les Alfreds Dulers. Les Alfreds Dulers tiennent les rênes, mais ne vont nulle part. Big Brother is not watching you, Big Brother is testing you. Mais le sondagisme est un conservatisme. C’est une abdication. On ne veut plus vous proposer quoi que ce soit qui puisse RISQUER de vous déplaire. C’est ainsi qu’on tue l’innovation, l’originalité, la création, la rébellion. Tout le reste en découle. Nos existences clonées… Notre hébétude somnambule… L’isolement des êtres… La laideur universelle anesthésiée… Non, ce n’est pas une petite réunion. C’est la fin du monde en marche. On ne peut pas à la fois obéir au monde et le transformer. Un jour, on étudiera à l’école comment la démocratie s’est autodétruite.cinquante ans, Alfred Duler sera poursuivi pour crimes contre l’humanité. Chaque fois que ce type emploie le mot «marché», il faut comprendre «gâteau». S’il dit «Études de marché», cela veut dire «Études du gâteau»; «économie de marché» signifie «économie du gâteau». Cet homme est favorable à la libéralisation du gâteau, il veut lancer de nouveaux produits sur le gâteau, se lancer à la conquête de nouveaux gâteaux, et n’oublie jamais de préciser que le gâteau est mondial. Il vous hait, sachez-le. Pour lui, vous n’êtes que du bétail à gaver, des chiens de Pavlov, tout ce qui l’intéresse c’est votre fric dans la poche de ses actionnaires (les fonds de pension américains, c’est-à-dire une bande de retraités liftés en train de crever au bord des piscines de Miami, Floride). Et que tourne le Meilleur des Mondes Matérialistes.’ai prié Alfred de m’excuser à nouveau car je sentais que j’étais sur le point de saigner du nez. C’est le problème avec la cocaïne parisienne: elle est tellement coupée qu’il faut avoir les narines solides. Je sentais le sang affluer. Je me suis levé en reniflant à toute berzingue pour foncer aux chiottes et là, mon nez s’est mis à pisser comme jamais, il n’arrêtait pas de dégouliner, il y avait du sang partout, sur le miroir, sur ma chemise, sur le rouleau de serviette automatisé, sur le carrelage, et mes narines faisaient de grosses bulles rouges. Heureusement que personne n’est entré à ce moment-là, je me suis regardé dans la glace et j’ai vu mon visage ensanglanté, du rouge partout, sur le menton, la bouche, le col, le lavabo cramoisi, et j’avais du sang sur les mains — cette fois ça y est, ils avaient gagné, j’avais littéralement du sang sur les mains — et ça m’a donné une idée, alors j’ai écrit sur les murs de leurs chiottes «Pigs», «PIGS» sur la porte, et je suis sorti dans le couloir, pigs sur le contreplaqué, pigs sur la moquette, pigs dans l’ascenseur, et je me suis enfui, je crois que les caméras de surveillance doivent avoir immortalisé cet instant glorieux. Le jour où j’ai baptisé le capitalisme de mon propre sang.

! Le Président de mon agence vient d’entrer dans mon bureau. Il porte un pantalon blanc, un blazer marine avec une pochette blanche et des boutons dorés, une chemise à carreaux roses en vichy (évidemment). J’ai à peine eu le temps de faire disparaître ce texte de mon écran. Il m’a tapé sur l’épaule avec paternalisme: «Alors, ça usine sec?» Philippe m’aime bien car il subodore que j’ai conservé une certaine distance avec ce métier. Il sait que sans moi il n’est rien — et c’est réciproque: moi, sans lui, adieu l’île déserte, la coke et les putes (Véronika alanguie sur Fiona engodée, avec moi dans Véronika). Il fait partie des gens que je regretterai quand je serai grillé avec l’ensemble de la publicité française dès la parution de cet opuscule. Il me paie cher pour me prouver son amour. Je le respecte parce qu’il a un plus grand appartement que moi. Là il me tape sur l’épaule bizarrement, et me souffle à l’oreille d’une voix tendue:

— Dis-moi… T’es fatigué en ce moment?hausse les épaules:

— Depuis que je suis né.

— Octave, tu sais qu’on t’adore ici. Mais fais un peu gaffe, il paraît que tu as pété un câble ce matin chez Madone. Duler m’a appelé pour gueuler et j’ai dû envoyer une équipe de nettoyage pour effacer tes oeuvres d’art. Peut-être que tu devrais prendre du repos…

— Tu ne crois pas qu’il faudrait plutôt me virer?rigole, me tape encore dans le dos.

— Tout de suite les grands mots. Il n’en est pas question, on apprécie trop ton talent. Ta présence fait beaucoup de bien à la Rosse — tu sais que les Américains ont adoré les films Orangina-Cola et ta baseline «C’EST BEAUCOUP TROP WONDERFUL» a obtenu un bon score Ipsos — mais simplement peut-être qu’il faut que tu ailles moins souvent chez le client, pas vrai?

— Attends, j’ai été très calme: ce débile de Duler m’a sermonné avec le «spamming» sur le web, j’aurais très bien pu demander à Charlie de lui envoyer un virus «cheval de Troie» en pièce jointe par e-mail pour dézinguer son système. Ça lui aurait coûté plus cher qu’un ravalement des chiottes.est sorti en gloussant très fort, signe chez lui qu’il n’a pas compris une vanne. Ce qui est néanmoins de bon augure pour mon licenciement, c’est que le pédégé soit venu me sermonner en personne parce que lui aussi aurait très bien pu le faire par cc-mail sur l’intranet. Les gens se parlent de plus en plus rarement; en général, quand on se force à dire la vérité en face, c’est qu’il est PRESQUE trop tard.

gens me demandent souvent pourquoi les créatifs sont surpayés. Un pigiste qui met une semaine à rédiger un article pour Le Figaro va être payé cinquante fois moins qu’un rédac qui prend dix minutes pour pondre une affiche en free-lance. Pourquoi? Tout simplement parce que le rédac fait un boulot qui rapporte plus de fric. L’annonceur dispose d’un budget annuel de plusieurs dizaines ou centaines de millions à dépenser en publicité. L’agence calcule ses honoraires en pourcentage de l’achat d’espace: en général une commission de 9 % (autrefois c’était 15 % mais les annonceurs se sont aperçus de l’arnaque). En réalité, les créatifs sont sous-payés par rapport à ce qu’ils rapportent. Quand on voit l’argent qui leur passe sous le nez, les sommes qu’ils permettent à leurs employeurs de brasser, en regard leur salaire paraît infime. D’ailleurs si un concepteur demande une faible rémunération, il sera pris pour un rigolo. Un jour, en sortant d’une réunion avec Marc Marronnier, je lui ai posé la question:

— Pourquoi tout le monde écoute Philippe et pas moi?

— Parce que, m’a-t-il répondu du tac au tac, Philippe gagne 50 000 euros par mois, et pas toi.éatif n’est pas un métier où l’on doit justifier son salaire; c’est un job où ton salaire te justifie. Comme chez les animateurs de télé, la carrière est très éphémère. C’est pourquoi un créatif touche en quelques années ce qu’un individu normal gagne en une vie entière. Il y a toutefois une différence de taille entre la pub et la télé: un créatif met un an à faire un film de trente secondes alors qu’un animateur télé met trente secondes à concevoir un programme d’un an.puis, créatif n’est pas un boulot si facile. La réputation de ce métier souffre de son apparente simplicité. Tout le monde croit qu’il peut en faire autant. La réunion de ce matin vous donne pourtant une idée de la difficulté de ce job. Si nous poursuivons notre comparaison avec le pigiste du Figaro, le travail du créatif c’est un peu comme si son article était corrigé par le rédacteur en chef adjoint, puis le rédacteur en chef, puis le directeur de la rédaction, puis relu et modifié par tous les gens mentionnés dans son texte, puis lu en public devant un échantillon représentatif du lectorat du journal, avant d’être modifié à nouveau, le tout avec 90 chances sur 100 de ne pas être publié au bout du compte. Connaissez-vous beaucoup de journalistes qui accepteraient de subir pareil traitement? C’est aussi pour ça que nous sommes si bien payés.un moment, il faut bien que quelqu’un fabrique les publicités que vous voyez partout: le Président de l’agence et ses directeurs commerciaux les vendent à leurs clients annonceurs, on en parle dans la presse, on les parodie à la téloche, on les dissèque dans les bureaux d’études, elles font grimper la notoriété du produit et ses chiffres de vente par la même occasion. Mais à un moment, il y a un jeune con assis sur sa chaise qui les a imaginées dans sa petite tête et ce jeune con il vaut cher, très cher, parce qu’il est le Maître de l’Univers, comme je vous l’ai déjà expliqué. Ce jeune con se situe à la pointe extrême de la chaîne productiviste, là où toute l’industrie aboutit, là aussi où la bagarre économique est la plus âpre. Des marques imaginent des produits, des millions d’ouvriers les fabriquent dans des usines, on les distribue dans des magasins innombrables. Mais toute cette agitation ne servirait à rien si le jeune con sur sa chaise ne trouvait pas comment écraser la concurrence, gagner la compétition, convaincre les acheteurs de ne pas choisir une autre marque. Cette guerre n’est pas une activité gratuite, ni un jeu de dilettante. On ne fait pas ces choses-là en l’air. Il se passe quelque chose d’assez mystérieux quand, avec Charlie, le directeur artistique assis en face de moi, nous sentons que nous avons trouvé une idée pour fourguer une fois de plus un produit inutile dans le panier de la ménagère pauvre. Tout d’un coup, on se regarde avec des yeux complices. La magie est accomplie: donner envie à des gens qui n’en ont pas les moyens d’acheter une nouvelle chose dont ils n’avaient pas besoin dix minutes auparavant. A chaque fois, c’est la première fois. L’idée vient toujours de nulle part. Ce miracle me bouleverse, j’en ai les larmes aux yeux. Il devient vraiment urgent que je me fasse lourder.titre exact, c’est concepteur-rédacteur; ainsi appelle-t-on, de nos jours, les écrivains publics. Je conçois des scénarios de films de trente secondes et des slogans pour les affiches. Je dis «slogans» pour que vous compreniez mais sachez que le mot «slogan» est complètement has-been. Aujourd’hui on dit «accroche» ou «titre». J’aime bien «accroche» mais «titre» est plus frime. Les rédacteurs les plus snobs disent tous «titre», je ne sais pas pourquoi. Du coup, moi aussi je dis que j’ai pondu tel ou tel «titre» parce que si tu es snob tu es augmenté plus souvent. Je bosse sur huit budgets: un parfum français, une marque de fringues démodées, des pâtes italiennes, un édulcorant de synthèse, un téléphone portable, un fromage blanc sans matière grasse, un café soluble et un soda à l’orange. Mes journées s’écoulent comme une longue séance de zapping entre ces huit différents incendies à éteindre. Je dois sans cesse m’adapter à des problèmes différents. Je suis un caméléon camé.sais que vous n’allez pas me croire mais je n’ai pas choisi ce métier seulement pour l’argent. J’aime imaginer des phrases. Aucun métier ne donne autant de pouvoir aux mots. Un rédacteur publicitaire, c’est un auteur d’aphorismes qui se vendent. J’ai beau haïr ce que je suis devenu, il faut admettre qu’il n’existe pas d’autre métier où l’on puisse s’engueuler pendant trois semaines à propos d’un adverbe. Quand Cioran écrivit: «Je rêve d’un monde où l’on mourrait pour une virgule», se doutait-il qu’il parlait du monde des concepteurs-rédacteurs?concepteur-rédacteur travaille en équipe avec un directeur artistique. Les directeurs artistiques aussi ont trouvé un truc pour faire snob: ils disent qu’ils sont «A.D». (abréviation de «Art Director»). Ils pourraient dire «D.A»., mais non, ils disent «A.D»., l’abréviation britannique. Bon, je ne vais pas vous expliquer tous les tics de la pub, on n’est pas là pour ça, vous n’avez qu’à lire les vieilles bédés de Lauzier ou regarder à la télé (souvent le dimanche soir) les comédies des années 70, où le rôle du publicitaire est toujours interprété par Pierre Richard. A l’époque, la pub faisait rire. Aujourd’hui elle ne fait plus marrer personne. Ce n’est plus une joyeuse aventure mais une industrie invincible. Travailler dans une agence est devenu à peu près aussi excitant qu’être expert-comptable., il est passé le temps où les pubeux étaient des saltimbanques bidon. Désormais ce sont des hommes d’affaires dangereux, calculateurs, implacables. Le public commence à s’en apercevoir: il évite nos écrans, déchire nos prospectus, fuit nos Abribus, tague nos 4 x 3. On nomme cette réaction la «publiphobie». C’est qu’entre-temps, telle une pieuvre, la réclame s’est mise à tout régenter. Cette activité qui avait démarré comme une blague domine désormais nos vies: elle finance la télévision, dicte la presse écrite, règne sur le sport (ce n’est pas la France qui a battu le Brésil en finale de la Coupe du Monde, mais Adidas qui a battu Nike), modèle la société, influence la sexualité, soutient la croissance. Un petit chiffre? Les investissements publicitaires des annonceurs en 1998 dans le monde s’élèvent à 2 340 milliards de francs (même en euros, c’est une somme). Je peux vous certifier qu’à ce prix-là, tout est à vendre — surtout votre âme.

me frotte les gencives, elles me démangent sans cesse. En vieillissant, j’ai de moins en moins de lèvres. J’en suis à quatre grammes de cocaïne par jour. Je commence au réveil, la première ligne précède mon café matinal. Quel dommage de n’avoir que deux narines, sinon je m’en enfilerais davantage: la coke est un «briseur de souci», disait Freud. Elle anesthésie les problèmes. Toute la journée, je mâche du chewing- gum sans chewing-gum. La nuit, je vais dans des soirées où personne ne me voit.les Américains contrôlent-ils le monde? Parce qu’ils contrôlent la communication. Je suis venu dans cette agence américaine parce que je savais que Marc Marronnier y bossait. L’agence s’appelle Rosserys & Witchcraft mais tout le monde dit «la Rosse». C’est la filiale française du premier groupe mondial de publicité, fondé à New York en 1947 par Ed Rosserys et John Witchcraft (5,2 milliards de dollars de marge brute cumulée en 1999). L’immeuble a dû être construit dans les années 70: à l’époque, le look «paquebot» était à la mode. Il y a une grande cour intérieure et des tuyaux jaunes un peu partout, le style hésite entre Beaubourg et Alcatraz, mais se situe à Boulogne-Billancourt, ce qui est moins classe que Madison Avenue. Autour des deux initiales géantes «R amp;W» qui trônent dans le hall, toutes les plantes vertes sont en plastique. Des mecs marchent vite avec des dossiers sous le bras. Des filles potables parlent dans des téléphones portables. Tous se sentent investis d’une mission: redorer le blason d’un papier toilette, lancer un nouveau potage en poudre, «consolider le repositionnement optimisé l’an passé sur le segment margarine», «explorer de nouveaux territoires sur le saucisson sec»… Une fois, il m’est arrivé de surprendre une commerciale enceinte qui pleurait dans un couloir. (Les commerciales se cachent pour pleurer.) J’ai joué le mec serviable, lui ai proposé un gobelet d’eau glacée, un Kleenex, une main au cul. Rien à faire: elle s’est forcée à sourire mais j’ai senti qu’elle avait honte de craquer devant quelqu’un.

— Cette nuit, j’ai rêvé que mes pieds marchaient tout seuls et qu’ils m’emmenaient à la Rosse. J ’essayais de lutter mais ils étaient sur pilotage automatique… Mais ça va, je t’assure, c’est rien, ça va passer.m’a demandé de ne pas le répéter à son chef, m’assura qu’elle pétait le feu, que ça n’avait rien à voir avec son job mais que sa grossesse la fatiguait, voilà tout. Elle s’est remaquillée, puis a déguerpi au pas de course. C’est ainsi que je me suis aperçu que j’émargeais dans une secte inhumaine qui transformait les femmes enceintes en robots rouilles.Marronnier me tape dans la main pour me saluer.

— Salut fumiste! Toujours en train d’écrire ton roman payé par l’agence pour détruire la pub?

— Et comment! C’est toi qui m’as tout appris!pire c’est que c’est vrai. Marronnier est directeur de création de la Rosse et pourtant il publie des bouquins, passe à la télé, divorce, écrit des critiques littéraires dans un hebdomadaire à scandale… Il fait plein de trucs et encourage ses employés à en faire autant, soi-disant pour «s’aérer l’esprit» (mais moi je sais que c’est pour les empêcher de devenir dingues). Marronnier est un peu fini dans la profession mais à une époque c’était un sacré winner: Lions à Cannes, couverture de Stratégies, V Prix au Club des A.D… Il est l’auteur de plusieurs signatures assez connues: «ET VOUS, C’EST QUOI VOTRE TÉLÉPHONE?» pour Bouygues Telecom, «QUITTE A AIMER LE SON, AUTANT AVOIR L’IMAGE» pour MCM, «REGARDEZ-MOI DANS LES YEUX, j’Ai DIT LES YEUX» pour Wonderbra, «UNE PARTIE DE VOUS-MÊME EN MEURT D’ENVIE, L’AUTRE N’A QU’A FERMER SA GUEULE» pour Ford. La plus connue reste quand même «CAFÉ MAMIE. IL Y A SÛREMENT UN MEILLEUR CAFÉ. DOMMAGE QU’IL N’EXISTE PAS». Putain, ça semble facile mais fallait le trouver, plus c’est simple plus c’est compliqué à débusquer. Les plus belles signatures sont d’une évidence désarmante: «IL FAUDRAIT ÊTRE FOU POUR DÉPENSER PLUS», «CE QU’IL FAIT A L’INTÉRIEUR SE VOIT A L’EXTÉRIEUR», «L’EAU, L’AIR, LA VIE», «DU PAIN, DU VIN, DU BOURSIN», «100 % DES GAGNANTS ONT TENTÉ LEUR CHANCE», «CONJUGUONS NOS TALENTS», «LA VIE EST TROP COURTE POUR S’HABILLER TRISTE», «IL N’Y A QUE MAILLE QUI M’AILLE», «SEB C’EST BIEN», «C’EST POURTANT FACILE DE NE PAS SE TROMPER», «VOUS NE VIENDREZ PLUS CHEZ NOUS PAR HASARD», «PARCE QUE JE LE VAUX BIEN», «NE PASSONS PAS A CÔTÉ DES CHOSES SIMPLES», «QUELQUES GRAMMES DE FINESSE DANS UN MONDE DE BRUTES», «CE N’EST PAS PARCE QUE C’EST DÉJÀ FAIT QU’IL NE FAUT RIEN FAIRE» et bien sûr «JUST DO IT», la meilleure de l’Histoire du Business. (Quoique, à la réflexion, ma préférée reste: «HYUNDAI. PREPARE TO WANT ONE». C’est la plus honnête. Autrefois quand on torturait les gens, on leur disait «tu vas parler»; maintenant «tu vas vouloir». La douleur est supérieure car plus lancinante.)connaît bien les coulisses du métier. C’est lui qui m’a appris les règles non écrites, celles qu’on ne vous enseignera jamais à Sup de Pub: je me suis amusé à les imprimer sur une feuille A4 que j’ai punaisée au-dessus de mon iMac.DIX COMMANDEMENTS DU CRÉATIF:


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