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M. Denizet, le lendemain, fit arrêter Roubaud. Il avait lancé le mandat, fort de sa toute-puissance, dans une de ces minutes d'inspiration où il croyait au génie de sa perspicacité, avant même d'avoir, contre le sous-chef, des charges suffisantes. Malgré de nombreuses obscurités encore, il devinait dans cet homme le pivot, la source de la double affaire; et il triompha tout de suite, lorsqu'il eut saisi la donation au dernier vivant que Roubaud et Séverine s'étaient faite devant maître Colin, notaire au Havre, huit jours après être rentrés en possession de la Croix-de-Maufras. Dès lors, l'histoire entière se reconstruisit dans son crâne, avec une certitude de raisonnement, une force d'évidence, qui donna à son échafaudage d'accusation une solidité si indestructible, que la vérité elle-même aurait semblé moins vraie, entachée de plus de fantaisie et d'illogisme. Roubaud était un lâche, qui, à deux reprises, n'osant tuer lui-même, s'était servi du bras de Cabuche, cette bête violente. La première fois, ayant hâte d'hériter du président Grandmorin, dont il connaissait le testament, sachant d'autre part la rancune du carrier contre celui-ci, il l'avait poussé à Rouen dans le coupé, après lui avoir mis le couteau au poing. Puis, les dix mille francs partagés, les deux complices ne se seraient peut-être jamais revus, si le meurtre ne devait engendrer le meurtre. Et c'était ici que le juge avait montré cette profondeur de psychologie criminelle qu'on admirait tant; car il le déclarait aujourd'hui, jamais il n'avait cessé de surveiller Cabuche, sa conviction était que le premier assassinat en amènerait mathématiquement un second. Dix-huit mois venaient de suffire: le ménage des Roubaud s'était gâté, le mari avait mangé les cinq mille francs au jeu, la femme en était arrivée à prendre un amant, pour se distraire. Sans doute elle refusait de vendre la Croix-de-Maufras, de crainte qu'il n'en dissipât l'argent; peut-être, dans leurs continuelles disputes, menaçait-elle de le livrer à la justice. En tout cas, de nombreux témoignages établissaient l'absolue désunion des deux époux; et là, enfin, la conséquence lointaine du premier crime s'était produite:

 

Cabuche reparaissait avec ses appétits de brute, le mari dans l'ombre lui remettait le couteau au poing, pour s'assurer définitivement la propriété de cette maison maudite, qui avait déjà coûté une vie humaine. Telle était la vérité, l'aveuglante vérité, tout y aboutissait: la montre trouvée chez le carrier, surtout les deux cadavres, frappés du même coup à la gorge, par la même main, avec la même arme, ce couteau ramassé dans la chambre. Pourtant, sur ce dernier point, l'accusation émettait un doute, la blessure du président paraissant avoir été faite par une lame plus petite et plus tranchante.

 

Roubaud, d'abord, répondit par oui et par non, de l'air somnolent et alourdi qu'il avait maintenant. Il ne semblait pas étonné de son arrestation, tout lui était devenu égal, dans la lente désorganisation de son être. Pour le faire causer, on lui avait donné un gardien à demeure avec lequel il jouait aux cartes du matin au soir; et il était parfaitement heureux.

 

D'ailleurs, il restait convaincu de la culpabilité de Cabuche:

 

lui seul pouvait être l'assassin. Interrogé sur Jacques, il avait haussé les épaules en riant, montrant ainsi qu'il connaissait les rapports du mécanicien et de Séverine. Mais, lorsque M. Denizet, après l'avoir tâté, finit par développer son système, le poussant, le foudroyant de sa complicité, s'efforçant de lui arracher un aveu, dans le saisissement de se voir découvert, il était devenu très circonspect. Que lui racontait-on là? Ce n'était plus lui, c'était le carrier qui avait tué le président, comme il avait tué Séverine; et, les deux fois, c'était pourtant lui le coupable, puisque l'autre frappait pour son compte et à sa place. Cette aventure compliquée le stupéfiait, l'emplissait de méfiance: sûrement, on lui tendait un piège, on mentait pour le forcer à confesser sa part de meurtre, le premier crime. Dès son arrestation, il s'était bien douté que la vieille histoire repoussait. Confronté avec Cabuche, il déclara ne pas le connaître. Seulement, comme il répétait qu'il l'avait trouvé rouge de sang, sur le point de violer sa victime, le carrier s'emporta, et une scène violente, d'une confusion extrême, vint encore embrouiller les choses.

 

Trois jours se passèrent, le juge multipliait les interrogatoires, certain que les deux complices s'entendaient pour lui jouer la comédie de leur hostilité. Roubaud, très las, avait pris le parti de ne plus répondre, lorsque, tout d'un coup, dans une minute d'impatience, voulant en finir, cédant à un sourd besoin qui le travaillait depuis des mois, il lâcha la vérité, rien que la vérité, toute la vérité.

 

Ce jour-là, justement, M. Denizet luttait de finesse, assis à son bureau, voilant ses yeux de ses lourdes paupières, tandis que ses lèvres mobiles s'amincissaient dans un effort de sagacité. Il s'épuisait depuis une heure en ruses savantes, avec ce prévenu épaissi, envahi d'une mauvaise graisse jaune, qu'il jugeait d'une astuce très déliée, sous cette pesante enveloppe. Et il crut l'avoir traqué pas à pas, enlacé de toutes parts, pris au piège enfin, quand l'autre, avec un geste d'homme poussé à bout, s'écria qu'il en avait assez, qu'il préférait avouer, pour qu'on ne le tourmentât pas davantage. Puisque, quand même, on le voulait coupable, qu'il le fût au moins des vraies choses qu'il avait faites.

 

Mais, à mesure qu'il contait l'histoire, sa femme souillée toute jeune par Grandmorin, sa rage de jalousie en apprenant ces ordures, et comment il avait tué, et pourquoi il avait pris les dix mille francs, les paupières du juge se relevaient, dans un froncement de doute, tandis qu'une incrédulité irrésistible, l'incrédulité professionnelle, distendait sa bouche, en une moue goguenarde. Il souriait tout à fait, lorsque l'accusé se tut. Le gaillard était encore plus fort qu'il ne pensait: prendre le premier meurtre pour lui, en faire un crime purement passionnel, se laver ainsi de toute préméditation de vol, surtout de toute complicité dans l'assassinat de Séverine, c'était certes une manœuvre hardie, qui indiquait une intelligence, une volonté peu communes. Seulement, cela ne tenait pas debout.

 

«Voyons, Roubaud, il ne faut pas nous croire des enfants… Vous prétendez alors que vous étiez jaloux, ce serait dans un transport de jalousie que vous auriez tué?

 

– Certainement.

 

– Et si nous admettons ce que vous racontez, vous auriez épousé votre femme, en ne sachant rien de ses rapports avec le président… Est-ce vraisemblable? Tout au contraire prouverait, dans votre cas, la spéculation offerte, discutée, acceptée. On vous donne une jeune fille élevée comme une demoiselle, on la dote, son protecteur devient le vôtre, vous n'ignorez pas qu'il lui laisse une maison de campagne par testament, et vous prétendez que vous ne vous doutiez de rien, absolument de rien! Allons donc, vous saviez tout, autrement votre mariage ne s'explique plus… D'ailleurs la constatation d'un simple fait suffit à vous confondre. Vous n'êtes pas jaloux, osez dire encore que vous êtes jaloux.

 

– Je dis la vérité, j'ai tué dans une rage de jalousie.

 

– Alors, après avoir tué le président pour des rapports anciens, vagues, et que vous inventez du reste, expliquez-moi comment vous avez pu tolérer un amant à votre femme, oui, ce Jacques Lantier, un gaillard solide, celui-là! Tout le monde m'a parlé de cette liaison, vous-même ne m'avez pas caché que vous la connaissiez… Vous les laissiez libres d'aller ensemble, pourquoi?» Affaissé, les yeux troubles, Roubaud regardait fixement le vide, sans trouver une explication. Il finit par bégayer:

 

«Je ne sais pas… J'ai tué l'autre, je n'ai pas tué celui-ci.

 

– Ne me dites donc plus que vous êtes un jaloux qui se venge, et je ne vous conseille pas de répéter ce roman à messieurs les jurés, car ils en hausseraient les épaules…

 

Croyez-moi, changez de système, la vérité seule vous sauverait.» Dès ce moment, plus Roubaud s'entêta à la dire, cette vérité, plus il fut convaincu de mensonge. Tout, d'ailleurs, tournait contre lui, à ce point que son ancien interrogatoire, lors de la première enquête, qui aurait dû appuyer sa nouvelle version, puisqu'il y avait dénoncé Cabuche, devint au contraire la preuve d'une entente extraordinairement habile entre eux. Le juge raffinait la psychologie de l'affaire, avec un véritable amour du métier. Jamais, disait-il, il n'était descendu si à fond de la nature humaine; et c'était de la divination plus que de l'observation, car il se flattait d'être de l'école des juges voyeurs et fascinateurs, ceux qui d'un coup d'œil démontent un homme. Les preuves, du reste, ne manquaient plus, un ensemble écrasant. Désormais, l'instruction avait une base solide, la certitude éclatait éblouissante, comme la lumière du soleil.

 

Et ce qui accrut encore la gloire de M. Denizet, ce fui qu'il apporta la double affaire d'un bloc, après l'avoir reconstituée patiemment, dans le secret le plus profond.

 

Depuis le succès bruyant du plébiscite, une fièvre ne cessait d'agiter le pays, pareille à ce vertige qui précède et annonce les grandes catastrophes. C'était, dans la société de cette fin d'Empire, dans la politique, dans la presse surtout, une continuelle inquiétude, une exaltation où la joie elle-même prenait une violence maladive. Aussi, lorsque, après l'assassinat d'une femme, au fond de cette maison isolée de la Croix-de-Maufras, on apprit par quel coup de génie le juge d'instruction de Rouen venait d'exhumer la vieille affaire Grandmorin et de la relier au nouveau crime, y eut-il une explosion de triomphe dans les journaux officieux. De temps à autre, en effet, reparaissaient encore, dans les feuilles de l'opposition, les plaisanteries sur l'assassin légendaire, introuvable, cette invention de la police, mise en avant pour cacher les turpitudes de certains grands personnages compromis. Et la réponse allait être décisive, l'assassin et son complice étaient arrêtés, la mémoire du président Grandmorin sortirait intacte de l'aventure. Les polémiques recommencèrent, l'émotion grandit de jour en jour, à Rouen et à Paris. En dehors de ce roman atroce qui hantait les imaginations, on se passionnait, comme si, la vérité enfin découverte, irréfutable, devait consolider l'État. Pendant toute une semaine, la presse déborda de détails.

 

Mandé à Paris, M. Denizet se présenta rue du Rocher, au domicile personnel du secrétaire général, M. Camy-Lamotte.

 

Il le trouva debout, au milieu de son cabinet sévère, le visage amaigri, fatigué davantage; car il déclinait, envahi d'une tristesse dans son scepticisme, comme s'il eût pressenti, sous cet éclat d'apothéose, l'écroulement prochain du régime qu'il servait. Depuis deux jours, il était en proie à une lutte intérieure, ne sachant encore quel usage il ferait de la lettre de Séverine, qu'il avait gardée, cette lettre qui aurait ruiné tout le système de l'accusation, en appuyant la version de Roubaud d'une preuve irrécusable. Personne au monde ne la connaissait, il pouvait la détruire. Mais, la veille, l'empereur lui avait dit qu'il exigeait, cette fois, que la justice suivît son cours, en dehors de toute influence, même si son gouvernement devait en souffrir: un simple cri d'honnêteté, peut-être la superstition qu'un seul acte injuste, après l'acclamation du pays, changerait le destin. Et, si le secrétaire général n'avait pas pour lui de scrupules de conscience, ayant réduit les affaires de ce monde à une simple question de mécanique, il était troublé de l'ordre reçu, il se demandait s'il devait aimer son maître jusqu'au point de lui désobéir.

 

Tout de suite, M. Denizet triompha.

 

«Eh bien, mon flair ne m'avait pas trompé, c'était ce Cabuche qui avait frappé le président… Seulement, je l'accorde, l'autre piste aussi contenait un peu de la vérité, et je sentais moi-même que le cas de Roubaud restait louche… Enfin, nous les tenons tous les deux.»

 

M. Camy-Lamotte le regardait fixement, de ses yeux pâles.

 

«Alors, tous les faits du dossier qu'on m'a transmis sont prouvés, et votre conviction est absolue?

 

– Absolue, aucune hésitation possible… Tout s'enchaîne, je ne me souviens pas d'une affaire, où, malgré les complications, le crime ait suivi une marche plus logique, plus aisée à déterminer d'avance.

 

– Mais Roubaud proteste, prend le premier meurtre pour lui, raconte une histoire, sa femme déflorée, lui affolé de jalousie, tuant dans une crise de rage aveugle. Les feuilles de l'opposition racontent toutes cela.

 

– Oh! elles le racontent comme un commérage, en n'osant elles-mêmes y croire. Jaloux, ce Roubaud qui facilitait les rendez-vous de sa femme avec un amant! Ah! il peut, en pleines assises, répéter ce conte, il n'arrivera pas à soulever le scandale cherché!… S'il apportait quelque preuve encore! mais il ne produit rien. Il parle bien de la lettre qu'il prétend avoir fait écrire à sa femme et qu'on aurait dû trouver dans les papiers de la victime… Vous, monsieur le secrétaire général, qui avez classé ces papiers, vous l'auriez trouvée, n'est-ce pas?»

 

M. Camy-Lamotte ne répondit point. C'était vrai, le scandale allait être enterré enfin, avec le système du juge: personne ne croirait Roubaud, la mémoire du président serait lavée des soupçons abominables, l'Empire bénéficierait de cette réhabilitation tapageuse d'une de ses créatures. Et, d'ailleurs, puisque ce Roubaud se reconnaissait coupable, qu'importait à l'idée de justice qu'il fût condamné pour une version ou pour l'autre! Il y avait bien Cabuche; mais, si celui-ci n'avait pas trempé dans le premier meurtre, il semblait être réellement l'auteur du second. Puis, mon Dieu! la justice, quelle illusion dernière! Vouloir être juste, n'était-ce pas un leurre, quand la vérité est si obstruée de broussailles?

 

Il valait mieux être sage, étayer d'un coup d'épaule cette société finissante qui menaçait ruine.

 

«N'est-ce pas? répéta M. Denizet, vous ne l'avez pas trouvée, cette lettre?» De nouveau, M. Camy-Lamotte leva les yeux sur lui; et tranquillement, seul maître de la situation, prenant pour sa conscience le remords qui avait inquiété l'empereur, il répondit:

 

«Je n'ai absolument rien trouvé.» Ensuite, souriant, très aimable, il combla le juge d'éloges.

 

A peine un pli léger des lèvres indiquait-il une invincible ironie. Jamais une instruction n'avait été menée avec tant de pénétration; et, c'était chose décidée en haut lieu, on l'appellerait comme conseiller à Paris, après les vacances. Il le reconduisit ainsi jusque sur le palier.

 

«Vous seul avez vu clair, c'est vraiment admirable… Et, du moment que la vérité parle, il n'y a rien qui la puisse arrêter, ni l'intérêt des personnes, ni même la raison d'État…

 

Marchez, que l'affaire suive son cours, quelles qu'en soient les conséquences.

 

– Le devoir de la magistrature est là tout entier», conclut M. Denizet, qui salua et partit, rayonnant.

 

Lorsqu'il fut seul, M. Camy-Lamotte alluma d'abord une bougie; puis, il alla prendre, dans le tiroir où il l'avait classée, la lettre de Séverine. La bougie brûlait très haute, il déplia la lettre, voulut en relire les deux lignes; et le souvenir s'évoqua de cette criminelle délicate, aux yeux de pervenche, qui l'avait remué jadis d'une si tendre sympathie.

 

Maintenant, elle était morte, il la revoyait tragique. Qui savait le secret qu'elle avait dû emporter? Certes, oui, une illusion, la vérité, la justice! Il ne restait pour lui, de cette femme inconnue et charmante, que le désir d'une minute dont elle l'avait effleuré et qu'il n'avait pas satisfait. Et, comme il approchait la lettre de la bougie, et qu'elle flambait, il fut pris d'une grande tristesse, d'un pressentiment de malheur: à quoi bon détruire cette preuve, charger sa conscience de cette action, si le destin était que l'Empire fût balayé, ainsi que la pincée de cendre noire, tombée de ses doigts?

 

En moins d'une semaine, M. Denizet termina l'instruction. Il trouvait dans la Compagnie de l'Ouest une bonne volonté extrême, tous les documents désirables, tous les témoignages utiles; car elle aussi souhaitait vivement d'en finir, avec cette déplorable histoire d'un de ses employés, qui, remontant à travers les rouages compliqués de son organisme, avait failli ébranler jusqu'à son conseil d'administration. Il fallait au plus vite couper le membre gangrené. Aussi, de nouveau, défilèrent dans le cabinet du juge le personnel de la gare du Havre, M. Dabadie, Moulin et les autres, qui donnèrent des détails désastreux sur la mauvaise conduite de Roubaud; puis, le chef de gare de Barentin, M. Bessière, ainsi que plusieurs employés de Rouen, dont les dépositions avaient une importance décisive, relativement au premier meurtre; puis, M. Vandorpe, le chef de gare de Paris, le stationnaire Misard et le conducteur-chef Henri Dauvergne, ces deux derniers très affirmatifs sur les complaisances conjugales du prévenu. Même Henri, que Séverine avait soigné à la Croix-de-Maufras, racontait qu'un soir, affaibli encore, il croyait avoir entendu les voix de Roubaud et de Cabuche se concertant devant la fenêtre; ce qui expliquait bien des choses et renversait le système des deux accusés, lesquels prétendaient ne pas se connaître. Dans tout le personnel de la Compagnie, un cri de réprobation s'était élevé, on plaignait les malheureuses victimes, cette pauvre jeune femme dont la faute avait tant d'excuses, et ce vieillard si honorable, aujourd'hui lavé des vilaines histoires qui couraient sur son compte.

 

Mais le nouveau procès avait surtout réveillé des passions vives dans la famille Grandmorin, et, de ce côté, si M. Denizet trouvait encore une aide puissante, il dut batailler pour sauvegarder l'intégrité de son instruction. Les Lachesnaye chantaient victoire, car ils avaient toujours affirmé la culpabilité de Roubaud, exaspérés du legs de la Croix-de-Maufras, saignant d'avarice. Aussi, dans le retour de l'affaire, ne voyaient-ils qu'une occasion d'attaquer le testament; et, comme il n'existait qu'un moyen d'obtenir la révocation du legs, celui de frapper Séverine de la déchéance d'ingratitude, ils acceptaient en partie la version de Roubaud, la femme complice, l'aidant à tuer, non point pour se venger d'une infamie imaginaire, mais pour le voler; de sorte que le juge entra en conflit avec eux, avec Berthe surtout, très âpre contre l'assassinée, son ancienne amie, qu'elle chargeait abominablement, et que lui défendait, s'échauffant, s'emportant, dès qu'on touchait à son chef-d'œuvre, cet édifice de logique, si bien construit, comme il le déclarait lui-même d'un air d'orgueil, que, si l'on en déplaçait une seule pièce, tout croulait. Il y eut, à ce propos, dans son cabinet, une scène très vive entre les Lachesnaye et Mme Bonnehon. Celle-ci, favorable aux Roubaud jadis, avait dû abandonner le mari; mais elle continuait de soutenir la femme, par une sorte de complicité tendre, très tolérante au charme et à l'amour, toute bouleversée de ce romanesque tragique, éclaboussé de sang.

 

Elle fut très nette, pleine du dédain de l'argent. Sa nièce n'avait-elle pas honte de revenir sur cette question de l'héritage? Séverine coupable, n'étaient-ce pas les prétendus aveux de Roubaud à accepter entièrement, la mémoire du président salie de nouveau? La vérité, si l'instruction ne l'avait pas si ingénieusement établie, il aurait fallu l'inventer, pour l'honneur de la famille. Et elle parla avec un peu d'amertume de la société de Rouen, où l'affaire faisait tant de bruit, cette société sur laquelle elle ne régnait plus, maintenant que l'âge venait et qu'elle perdait jusqu'à son opulente beauté blonde de déesse vieillie. Oui, la veille encore, chez Mme Leboucq, la femme du conseiller, cette grande brune élégante qui la détrônait, on avait chuchoté les anecdotes gaillardes, l'aventure de Louisette, tout ce qu'inventait la malignité publique. A ce moment, M. Denizet étant intervenu, pour lui apprendre que M. Leboucq siégerait comme assesseur aux prochaines assises, les Lachesnaye se turent, ayant l'air de céder, pris d'inquiétude. Mais Mme Bonnehon les rassura, certaine que la justice ferait son devoir: les assises seraient présidées par son vieil ami, M. Desbazeilles, à qui ses rhumatismes ne permettaient que le souvenir, et le second assesseur devait être M. Chaumette, le père du jeune substitut qu'elle protégeait. Elle était donc tranquille, bien qu'un mélancolique sourire eût paru sur ses lèvres, en nommant le dernier, dont on voyait depuis quelque temps le fils chez Mme Leboucq, où elle l'envoyait elle-même, pour ne pas entraver son avenir.

 

Lorsque le fameux procès vint enfin, le bruit d'une guerre prochaine, l'agitation qui gagnait la France entière, nuisirent beaucoup au retentissement des débats. Rouen n'en passa pas moins trois jours dans la fièvre, on s'écrasait aux portes de la salle, les places réservées étaient envahies par des darnes de la ville. Jamais l'ancien palais des ducs de Normandie n'avait vu une telle affluence de monde, depuis son aménagement en palais de justice. C'était aux derniers jours de juin, des après-midi chauds et ensoleillés, dont la clarté vive allumait les vitraux des dix fenêtres, inondant de lumière les boiseries de chêne, le calvaire de pierre blanche qui se détachait au fond sur la tenture rouge semée d'abeilles, le célèbre plafond du temps de Louis XII, avec ses compartiments de bois sculptés et dorés, d'un vieil or très doux.

 

On étouffait déjà, avant que l'audience fût ouverte. Des femmes se haussaient pour voir, sur la table des pièces à conviction, la montre de Grandmorin, la chemise tachée de sang de Séverine et le couteau qui avait servi aux deux meurtres.

 

Le défenseur de Cabuche, un avocat venu de Paris, était également très regardé. Aux bancs du jury, s'alignaient douze Rouennais, sanglés dans des redingotes noires, épais et graves. Et, lorsque la cour entra, il se produisit une telle poussée, dans le public debout, que le président, tout de suite, dut menacer de faire évacuer la salle.

 

Enfin, les débats étaient ouverts, les jurés prêtèrent serment, et l'appel des témoins agita de nouveau la foule d'un frémissement de curiosité: aux noms de Mme Bonnehon et de M. de Lachesnaye, les têtes ondulèrent; mais Jacques, surtout, passionna les dames, qui le suivirent des yeux. D'ailleurs, depuis que les accusés étaient là, chacun entre deux gendarmes, des regards ne les quittaient pas, des appréciations s'échangeaient. On leur trouvait l'air féroce et bas, deux bandits. Roubaud, avec son veston de couleur sombre, cravaté en monsieur qui se néglige, surprenait par son air vieilli, sa face hébétée et crevant de graisse. Quant à Cabuche, il était bien tel qu'on se l'imaginait, vêtu d'une longue blouse bleue, le type même de l'assassin, des poings énormes, des mâchoires de carnassier, enfin un de ces gaillards qu'il ne fait pas bon rencontrer au coin d'un bois. Et les interrogatoires confirmèrent cette mauvaise impression, certaines réponses soulevèrent de violents murmures. A toutes les questions du président, Cabuche répondit qu'il ne savait pas: il ne savait pas comment la montre était chez lui, il ne savait pas pourquoi il avait laissé fuir le véritable assassin; et il s'en tenait à son histoire de cet inconnu mystérieux, dont il disait avoir entendu le galop au fond des ténèbres.

 

Puis, interrogé sur sa passion bestiale pour sa malheureuse victime, il s'était mis à bégayer, dans une si brusque et si violente colère, que les deux gendarmes l'avaient empoigné par les bras: non, non! il ne l'aimait point, il ne la désirait point, c'étaient des menteries, il aurait cru la salir, rien qu'à la vouloir, elle qui était une dame, tandis que lui avait fait de la prison et vivait en sauvage! Ensuite, calmé, il était tombé dans un silence morne, ne lâchant plus que des monosyllabes, indifférent à la condamnation qui pouvait le frapper. De même, Roubaud s'en tint à ce que l'accusation appelait son système: il raconta comment et pourquoi il avait tué Grandmorin, il nia toute participation à l'assassinat de sa femme; mais il le faisait en phrases hachées, presque incohérentes, avec des pertes subites de mémoire, les yeux si troubles, la voix si empâtée, qu'il semblait par moments chercher et inventer les détails. Et, le président le poussant, lui démontrant les absurdités de son récit, il finit par hausser les épaules, il refusa de répondre: à quoi bon dire la vérité, puisque c'était le mensonge qui était logique? Cette attitude de dédain agressif à l'égard de la justice, lui fit le plus grand tort. On remarqua aussi le profond désintéressement où les deux accusés étaient l'un de l'autre, comme une preuve d'entente préalable, tout un plan habile, suivi avec une extraordinaire force de volonté. Ils prétendaient ne pas se connaître, ils se chargeaient même, uniquement pour dérouter le tribunal. Quand les interrogatoires furent terminés, l'affaire était jugée, tellement le président les avait menés avec adresse, de façon que Roubaud et Cabuche, culbutant dans les pièges tendus, parussent s'être livrés eux-mêmes. Ce jour-là, on entendit encore quelques témoins, sans importance. La chaleur était devenue si insupportable, vers cinq heures, que deux dames s'évanouirent.


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