Студопедия
Случайная страница | ТОМ-1 | ТОМ-2 | ТОМ-3
АрхитектураБиологияГеографияДругоеИностранные языки
ИнформатикаИсторияКультураЛитератураМатематика
МедицинаМеханикаОбразованиеОхрана трудаПедагогика
ПолитикаПравоПрограммированиеПсихологияРелигия
СоциологияСпортСтроительствоФизикаФилософия
ФинансыХимияЭкологияЭкономикаЭлектроника

Agrave; propos de cette édition électronique 11 страница

Agrave; propos de cette édition électronique 1 страница | Agrave; propos de cette édition électronique 2 страница | Agrave; propos de cette édition électronique 3 страница | Agrave; propos de cette édition électronique 4 страница | Agrave; propos de cette édition électronique 5 страница | Agrave; propos de cette édition électronique 6 страница | Agrave; propos de cette édition électronique 7 страница | Agrave; propos de cette édition électronique 8 страница | Agrave; propos de cette édition électronique 9 страница | Agrave; propos de cette édition électronique 13 страница |


Читайте также:
  1. 1 страница
  2. 1 страница
  3. 1 страница
  4. 1 страница
  5. 1 страница
  6. 1 страница
  7. 1 страница

 

Moi qui étais si contente, à l'idée que vous m'ameniez ce matin, et que vous me remmèneriez ce soir, par l'express!» Mais cette familiarité gentille, si tendre, ne semblait que le troubler davantage. Il parut soulagé, quand une voix cria:

 

«En arrière!» D'une main prompte, il tira la tige du sifflet, tandis que le chauffeur, du geste, écartait la jeune femme.

 

«A trois heures!

 

– Oui, à trois heures!» Et, pendant que la machine se remettait en marche, Séverine quitta le quai, la dernière. Dehors, dans la rue d'Amsterdam, comme elle allait ouvrir son parapluie, elle fut contente de voir qu'il ne pleuvait plus. Elle descendit jusqu'à la place du Havre, se consulta un instant, décida enfin qu'elle ferait mieux de déjeuner tout de suite. Il était onze heures vingt-cinq, elle entra dans un bouillon, au coin de la rue Saint-Lazare, où elle commanda des œufs sur le plat et une côtelette. Puis, tout en mangeant très lentement, elle retomba dans les réflexions qui la hantaient depuis des semaines, la face pâle et brouillée, n'ayant plus son docile sourire de séduction.

 

C'était la veille, deux jours après leur interrogatoire à Rouen, que Roubaud, jugeant dangereux d'attendre, avait résolu de l'envoyer faire une visite à M. Camy-Lamotte, non pas au ministère, mais chez lui, rue du Rocher, où il occupait un hôtel, voisin justement de l'hôtel Grandmorin. Elle savait qu'elle l'y trouverait à une heure, et elle ne se pressait pas, elle préparait ce qu'elle dirait, tâchait de prévoir ce qu'il répondrait, pour ne se troubler de rien. La veille, une nouvelle cause d'inquiétude venait de hâter son voyage: ils avaient appris, par les commérages de la gare, que Mme Lebleu et Philomène racontaient partout comme quoi la Compagnie allait renvoyer Roubaud, jugé compromettant; et le pis était que M. Dabadie, directement interrogé, n'avait pas dit non, ce qui donnait beaucoup de poids à la nouvelle.

 

Il devenait dès lors urgent qu'elle courût à Paris plaider leur cause et surtout demander la protection du puissant personnage, comme autrefois celle du président. Mais, sous cette demande, qui servirait tout au moins à expliquer la visite, il y avait un motif impérieux, un besoin cuisant et insatiable de savoir, ce besoin qui pousse le criminel à se livrer plutôt que d'ignorer. L'incertitude les tuait, maintenant qu'ils se sentaient découverts, depuis que Jacques leur avait dit le soupçon où l'accusation semblait être d'un second assassin.

 

Ils s'épuisaient à des conjectures, la lettre trouvée, les faits rétablis; ils s'attendaient d'heure en heure à des perquisitions, à une arrestation; et leur supplice s'aggravait tellement, les moindres faits autour d'eux prenaient des airs de si inquiétante menace, qu'ils finissaient par préférer la catastrophe à ces continuelles alarmes. Avoir une certitude, et ne plus souffrir.

 

Séverine acheva sa côtelette, si absorbée, qu'elle se réveilla comme en sursaut, étonnée du lieu où elle se trouvait. Tout lui devenait amer, les morceaux ne passaient pas, et elle n'eut pas même le cœur de prendre du café. Mais elle avait eu beau manger avec lenteur, il était à peine midi un quart, lorsqu'elle sortit du restaurant. Encore trois quarts d'heure à tuer! Elle qui adorait Paris, qui aimait tant à en courir le pavé, librement, les rares fois où elle y venait, elle s'y sentait perdue, peureuse, dans une impatience d'en finir et de se cacher. Les trottoirs séchaient déjà, un vent tiède achevait de balayer les nuages. Elle descendit la rue Tronchet, se trouva au marché aux fleurs de la Madeleine, un de ces marchés de mars, si fleuris de primevères et d'azalées, dans les jours pâles de l'hiver finissant. Pendant une demi-heure, elle marcha au milieu de ce printemps hâtif, reprise par des songeries vagues, pensant à Jacques comme à un ennemi, qu'elle devait désarmer. Il lui semblait que sa visite rue du Rocher était faite, que tout allait bien de ce côté, qu'il lui restait seulement à obtenir le silence de ce garçon; et c'était une entreprise compliquée, où elle se perdait, la tête travaillée de plans romanesques. Mais cela était sans fatigue, sans effroi, d'une douceur berçante. Puis, brusquement, elle vit l'heure, à l'horloge d'un kiosque: une heure dix. Sa course n'était pas faite, elle retombait durement dans l'angoisse du réel, elle se hâta de remonter vers la rue du Rocher.

 

L'hôtel de M. Camy-Lamotte se trouvait au coin de cette rue et de la rue de Naples; et Séverine dut passer devant l'hôtel Grandmorin, muet, vide, les persiennes closes. Elle leva les yeux, elle pressa le pas. Le souvenir de sa dernière visite lui était revenu, cette grande maison se dressait, terrible. Et, comme, à quelque distance, elle se retournait d'un mouvement instinctif, regardant en arrière, ainsi qu'une personne poursuivie par la voix haute d'une foule, elle aperçut, sur le trottoir d'en face, le juge d'instruction de Rouen,

 

M. Denizet, qui montait aussi la rue. Elle resta saisie.

 

L'avait-il remarquée, jetant un coup d'œil à la maison? Mais il marchait tranquillement, elle se laissa devancer, le suivit dans un grand trouble. Et, de nouveau, elle reçut un coup au cœur, lorsqu'elle le vit sonner, au coin de la rue de Naples, chez M. Camy-Lamotte.

 

Une terreur l'avait prise. Jamais elle n'oserait entrer maintenant. Elle s'en retourna, enfila la rue d'Édimbourg, descendit jusqu'au pont de l'Europe. Là seulement, elle se crut à l'abri. Et, ne sachant plus où aller ni que faire, éperdue, elle se tint immobile contre une des balustrades, regardant au-dessous d'elle, à travers les charpentes métalliques, le vaste champ de la gare, où des trains évoluaient continuellement. Elle les suivait de ses yeux effarés, elle pensait que, sûrement, le juge était là pour l'affaire et que les deux hommes causaient d'elle, que son sort se décidait, à la minute même. Alors, envahie d'un désespoir, l'envie la tourmenta, plutôt que de retourner rue du Rocher, de se jeter tout de suite sous un train. Il en sortait justement un de la marquise des grandes lignes, qu'elle regardait venir, et qui passa sous elle, en soufflant jusqu'à sa face un tiède tourbillon de vapeur blanche. Puis, l'inutilité sotte de son voyage, l'angoisse affreuse qu'elle remporterait, si elle n'avait pas l'énergie d'aller chercher une certitude, se présentèrent à son esprit avec tant de force, qu'elle se donna cinq minutes pour retrouver son courage. Des machines sifflaient, elle en suivait une, petite, débranchant un train de banlieue; et, ses regards s'étant levés vers la gauche, elle reconnut, au-dessus de la cour des messageries, tout en haut de la maison de l'impasse d'Amsterdam, la fenêtre de la mère Victoire, cette fenêtre où elle se revoyait accoudée avec son mari, avant l'abominable scène qui avait causé leur malheur. Cela évoqua le danger de sa situation, dans un élancement de souffrance si aigu, qu'elle se sentit prête soudain à tout affronter, pour en finir. Des sons de trompe, des grondements prolongés l'assourdissaient, tandis que d'épaisses fumées barraient l'horizon, envolées sur le grand ciel clair de Paris.

 

Et elle reprit le chemin de la rue du Rocher, allant là comme on se suicide, précipitant sa marche, dans la crainte brusque de n'y plus trouver personne.

 

Lorsque Séverine eut tiré le bouton du timbre, une nouvelle terreur la glaça. Mais, déjà, un valet la faisait asseoir dans une antichambre, après avoir pris son nom. Et, par les portes doucement entrebâillées, elle entendit très distinctement la conversation vive de deux voix. Le silence était retombé, profond, absolu. Elle ne distinguait plus que le battement sourd de ses tempes, elle se disait que le juge était encore en conférence, qu'on allait la faire attendre longtemps sans doute; et cette attente lui devenait intolérable. Puis, tout d'un coup, elle eut une surprise: le valet l'appelait et l'introduisait. Certainement, le juge n'était pas sorti. Elle le devinait là, caché derrière une porte.

 

C'était un grand cabinet de travail, avec des meubles noirs, garni d'un tapis épais, de portières lourdes, si sévère et si clos, que pas un bruit du dehors n'y pénétrait. Pourtant, il y avait des fleurs, des roses pâles, dans une corbeille de bronze. Et cela indiquait comme une grâce cachée, un goût de la vie aimable, derrière cette sévérité. Le maître de la maison était debout, très correctement serré dans sa redingote, sévère lui aussi, avec sa figure mince, que ses favoris grisonnants élargissaient un peu, mais d'une élégance d'ancien beau, resté svelte, d'une distinction que l'on sentait souriante, sous la raideur voulue de la tenue officielle. Dans le demi-jour de la pièce, il avait l'air très grand.

 

Séverine, en entrant, fut oppressée par l'air tiède, étouffé sous les tentures; et elle ne vit que M. Camy-Lamotte, qui la regardait s'approcher. Il ne fit pas un geste pour l'inviter à s'asseoir, il mit une affectation à ne pas ouvrir la bouche le premier, attendant qu'elle expliquât le motif de sa visite.

 

Cela prolongea le silence; et, par l'effet d'une réaction violente, elle se trouva subitement maîtresse d'elle-même dans le péril, très calme, très prudente.

 

«Monsieur, dit-elle, vous m'excuserez, si j'ai la hardiesse de venir me rappeler à votre bienveillance. Vous savez la perte irréparable que j'ai faite, et dans l'abandon où je me trouve maintenant, j'ai osé songer à vous pour nous défendre, pour nous continuer un peu de la protection de votre ami, de mon protecteur si regretté.»

 

M. Camy-Lamotte ne put alors que la faire asseoir, d'un geste, car cela était dit sur un ton parfait, sans exagération d'humilité ni de chagrin, avec un art inné de l'hypocrisie féminine. Mais il ne parlait toujours pas, il s'était assis lui-même, attendant encore. Elle continua, voyant qu'elle devait préciser.

 

«Je me permets de rafraîchir vos souvenirs, en vous rappelant que j'ai eu l'honneur de vous voir à Doinville. Ah! c'était un heureux temps pour moi!… Aujourd'hui, les jours mauvais sont arrivés, et je n'ai que vous, monsieur, je vous implore au nom de celui que nous avons perdu. Vous qui l'avez aimé, achevez sa bonne œuvre, remplacez-le auprès de moi.» Il l'écoutait, il la regardait, et tous ses soupçons étaient ébranlés, tellement elle lui semblait naturelle, charmante dans ses regrets et dans ses supplications. Le billet découvert par lui, au milieu des papiers de Grandmorin, ces deux lignes non signées, lui avait paru ne pouvoir être que d'elle, dont il savait les complaisances pour le président; et, tout à l'heure, l'annonce seule de sa visite avait achevé de le convaincre. Il ne venait d'interrompre son entretien avec le juge que pour confirmer sa certitude. Mais comment la croire coupable, à la voir de la sorte, si paisible et si douce?

 

Il voulut en avoir l'intelligence nette. Et, tout en gardant son air de sévérité:

 

«Expliquez-vous, madame… Je me souviens parfaitement, je ne demande pas mieux que de vous être utile, si rien ne s'y oppose.» Alors, très nettement, Séverine conta comme quoi son mai était menacé d'une destitution. On le jalousait beaucoup, à cause de son mérite et de la haute protection qui, jusque-là, l'avait couvert. Maintenant qu'on le croyait sans défense, on espérait triompher, on redoublait d'efforts. Elle ne nommait personne, du reste; elle parlait en termes mesurés, malgré l'imminence du péril. Pour qu'elle se fût ainsi décidée à faire le voyage de Paris, il fallait qu'elle fût bien convaincue de la nécessité d'agir au plus vite. Peut-être le lendemain ne serait-il plus temps: c'était immédiatement qu'elle réclamait aide et secours. Tout cela avec une telle abondance de faits logiques et de bonnes raisons, qu'il semblait en vérité impossible qu'elle se fût dérangée dans un autre but.

 

M. Camy-Lamotte étudiait jusqu'aux battements imperceptibles de ses lèvres; et il porta le premier coup:

 

«Mais enfin pourquoi la Compagnie congédierait-elle votre mari? Elle n'a rien de grave à lui reprocher.» Elle aussi ne le quittait pas du regard, épiant les moindres plis de son visage, se demandant s'il avait trouvé la lettre; et, malgré l'innocence de la question, ce fut brusquement une conviction, chez elle, que la lettre était là, dans un meuble de ce cabinet: il savait, car il lui tendait un piège, désirant voir si elle oserait parler des vraies raisons du renvoi. D'ailleurs, il avait trop accentué le ton, et elle s'était sentie fouillée jusqu'à l'âme par ses yeux pâles d'homme fatigué.

 

Bravement, elle marcha au péril.

 

«Mon Dieu! monsieur, c'est bien monstrueux, mais on nous a soupçonnés d'avoir tué notre bienfaiteur, à cause de ce malheureux testament. Nous n'avons pas eu de peine à démontrer notre innocence. Seulement, il reste toujours quelque chose de ces accusations abominables, et la Compagnie craint sans doute le scandale.» Il fut de nouveau surpris, démonté, par cette franchise, surtout par la sincérité de l'accent. En outre, l'ayant jugée, au premier coup d'œil, d'une figure médiocre, il commençai à la trouver extrêmement séduisante, avec la soumission complaisante de ses yeux bleus, sous l'énergie noire de sa chevelure. Et il songeait à son ami Grandmorin, saisi d'une jalouse admiration: comment diable ce gaillard-là, son aîné de dix ans, avait-il eu jusqu'à sa mort des créatures pareilles, lorsque lui devait renoncer déjà à ces joujoux, pour ne pas y perdre le reste de ses moelles? Elle était vraiment très charmante, très fine, et il laissait percer le sourire de l'amateur aujourd'hui désintéressé, sous son grand air froid de fonctionnaire, ayant sur les bras une affaire si fâcheuse.

 

Mais Séverine, par une bravade de femme qui sent sa force, eut le tort d'ajouter:

 

«Des gens comme nous ne tuent pas pour de l'argent. Il aurait fallu un autre motif, et il n'y en avait pas, de motif.» Il la regarda, vit trembler les coins de sa bouche. C'était elle. Dès lors, sa conviction fut absolue. Et elle-même comprit immédiatement qu'elle s'était livrée, à la façon dont il avait cessé de sourire, le menton nerveusement pincé. Elle en éprouva une défaillance, comme si tout son être l'abandonnait. Pourtant, elle restait le buste droit sur sa chaise, elle entendait sa voix continuer à causer du même ton égal, disant les mots qu'il fallait dire. La conversation se poursuivait, mais désormais ils n'avaient plus rien à s'apprendre; et, sous les paroles quelconques, tous deux ne parlaient plus que des choses qu'ils ne disaient point. Il avait la lettre, c'était elle qui l'avait écrite. Cela sortait même de leurs silences.

 

«Madame, reprit-il enfin, je ne refuse pas d'intervenir près de la Compagnie, si vraiment vous êtes digne d'intérêt.

 

J'attends justement ce soir le chef de l'exploitation, pour une autre affaire… Seulement, j'aurais besoin de quelques notes. Tenez! écrivez-moi le nom, l'âge, les états de service de votre mari, enfin tout ce qui peut me mettre au courant de votre situation.» Et il poussa devant elle un petit guéridon, en cessant de la regarder, pour ne point l'effrayer trop. Elle avait frémi:

 

il voulait une page de son écriture, afin de la comparer à la lettre. Un instant, elle chercha désespérément un prétexte, résolue à ne pas écrire. Puis, elle réfléchit: à quoi bon?

 

puisqu'il savait. On aurait toujours quelques lignes d'elle.

 

Sans aucun trouble apparent, de l'air le plus simple du monde, elle écrivit ce qu'il demandait; tandis que, debout derrière elle, il reconnaissait parfaitement l'écriture, plus haute, moins tremblée que celle du billet. Et il finissait par la trouver très brave, cette petite femme fluette; il souriait de nouveau, maintenant qu'elle ne pouvait le voir, de son sourire d'homme que le charme seul touchait encore, dans son insouciance expérimentée de toutes choses. Au fond, rien ne valait la fatigue d'être juste. Il veillait uniquement au décor du régime qu'il servait.

 

«Eh bien! madame, remettez-moi cela, je m'informerai, j'agirai pour le mieux.

 

– Je vous suis très reconnaissante, monsieur… Alors, vous obtiendrez le maintien de mon mari, je puis considérer l'affaire comme arrangée?

 

– Ah! par exemple non! je ne m'engage à rien… Il faut que je voie, que je réfléchisse.» En effet, il était hésitant, il ne savait quel parti il allait prendre à l'égard du ménage. Et elle n'avait plus qu'une angoisse, depuis qu'elle se sentait à sa merci: cette hésitation, l'alternative d'être sauvée ou perdue par lui, sans pouvoir deviner les raisons qui le décideraient.

 

«Oh! monsieur, songez à notre tourment. Vous ne me laisserez pas partir, avant de m'avoir donné une certitude.

 

– Mon Dieu! si, madame. Je n'y puis rien. Attendez.» Il la poussait vers la porte. Elle s'en allait, désespérée, bouleversée, sur le point de tout avouer à voix haute, dans un besoin immédiat de le forcer à dire nettement ce qu'il comptait faire d'eux. Pour rester une minute encore, espérant trouver un détour, elle s'écria:

 

«J'oubliais, je désirais vous demander un conseil, à propos de ce malheureux testament… Pensez-vous que nous devions refuser le legs?

 

– La loi est pour vous, répondit-il prudemment. C'est chose d'appréciation et de circonstance.» Elle était sur le seuil, elle tenta un dernier effort.

 

«Monsieur, je vous en supplie, ne me laissez pas partir ainsi, dites-moi si je dois espérer.» D'un geste d'abandon, elle lui avait pris la main. Il se dégagea. Mais elle le regardait avec de beaux yeux, si ardents de prière, qu'il en fut remué.

 

«Eh bien! revenez à cinq heures. Peut-être aurai-je quelque chose à vous dire.»

 

Elle partit, elle quitta l'hôtel, plus angoissée encore qu'elle n'y était venue. La situation s'était précisée, et son sort demeurait en suspens, sous la menace d'une arrestation peut-être immédiate. Comment vivre jusqu'à cinq heures?

 

La pensée de Jacques, qu'elle avait oublié, se réveilla en elle tout d'un coup: encore un qui pouvait la perdre, si on l'arrêtait! Bien qu'il fût à peine deux heures et demie, elle se hâta de monter la rue du Rocher, vers la rue Cardinet.

 

M. Camy-Lamotte, resté seul, s'était arrêté devant son bureau. Familier des Tuileries, où sa fonction de secrétaire général du ministère de la Justice le faisait mander presque journellement, tout aussi puissant que le ministre, employé même à des besognes plus intimes, il savait combien cette affaire Grandmorin irritait et inquiétait, en haut lieu. Les journaux de l'opposition continuaient à mener une campagne bruyante, les uns accusant la police d'être tellement occupée à la surveillance politique qu'elle n'avait plus le temps d'arrêter les assassins, les autres fouillant la vie du président, donnant à entendre qu'il était de la cour, où régnait la plus basse débauche; et cette campagne devenait vraiment désastreuse, à mesure que les élections approchaient. Aussi avait-on exprimé au secrétaire général le désir formel d'en finir au plus vite, n'importe comment. Le ministre s'étant déchargé sur lui de cette affaire délicate, il se trouvait être l'unique maître de la décision à prendre sous sa responsabilité, il est vrai: ce qui méritait examen, car il ne doutait pas de payer pour tout le monde, s'il se montrait maladroit.

 

Toujours songeur, M. Camy-Lamotte alla ouvrir la porte de la pièce voisine, où M. Denizet attendait. Et celui-ci, qui avait écouté, s'écria, en rentrant:

 

«Je vous le disais bien, on a eu tort de soupçonner ces gens-là… Cette femme ne songe évidemment qu'à sauver son mari d'un renvoi possible. Elle n'a pas eu une parole suspecte.» Le secrétaire général ne répondit pas tout de suite.

 

Absorbé, ses regards sur le juge, dont la face lourde, aux minces lèvres, le frappait, il pensait maintenant à cette magistrature, qu'il avait en la main comme chef occulte du personnel, et il s'étonnait qu'elle fût encore si digne dans sa pauvreté, si intelligente dans son engourdissement professionnel. Mais celui-ci, vraiment, si fin qu'il se crût, avec ses yeux voilés d'épaisses paupières, avait la passion tenace, quand il croyait tenir la vérité.

 

«Alors, reprit M. Camy-Lamotte, vous persistez à voir le coupable dans ce Cabuche?»

 

M. Denizet eut un sursaut d'étonnement.

 

«Oh! certes!… Tout l'accable. Je vous ai énuméré les preuves, elles sont, j'oserai dire, classiques, car pas une ne manque… J'ai bien cherché s'il y avait un complice, une femme dans le coupé, ainsi que vous me le faisiez entendre.

 

Cela semblait s'accorder avec la déposition d'un mécanicien, un homme qui a entrevu la scène du meurtre; mais, habilement interrogé par moi, cet homme n'a pas persisté dans sa déclaration première, et il a même reconnu la couverture de voyage, comme étant la masse noire dont il avait parlé…

 

Oh! oui, certes, Cabuche est le coupable, d'autant plus que, si nous ne l'avons pas, nous n'avons personne.» Jusque-là, le secrétaire général avait attendu, pour lui donner connaissance de la preuve écrite qu'il possédait; et, maintenant que sa conviction était faite, il se hâtait moins encore d'établir la vérité. A quoi bon ruiner la piste fausse de l'instruction, si la vraie piste devait conduire à des embarras plus grands? Tout cela était à examiner d'abord.

 

«Mon Dieu! reprit-il avec son sourire d'homme fatigué, je veux bien admettre que vous soyez dans le vrai… Je vous ai seulement fait venir pour étudier avec vous certains points graves. Cette affaire est exceptionnelle, et la voici devenue toute politique: vous le sentez, n'est-ce pas? Nous allons donc nous trouver peut-être forcés d'agir en hommes de gouvernement… Voyons, en toute franchise, d'après vos interrogatoires, cette fille, la maîtresse de ce Cabuche, a été violentée, hein?» Le juge eut sa moue d'homme fin, tandis que ses yeux disparaissaient à demi derrière ses paupières.

 

«Dame! je crois que le président l'avait mise en un vilain état, et cela ressortira sûrement du procès… Ajoutez que, si la défense est confiée à un avocat de l'opposition, on peut s'attendre à un déballage d'histoires fâcheuses, car ce ne sont pas ces histoires qui manquent, là-bas, dans notre pays.» Ce Denizet n'était pas si bête, quand il n'obéissait plus à la routine du métier, trônant dans l'absolu de sa perspicacité et de sa toute-puissance. Il avait compris pourquoi on le mandait, non au ministère de la Justice, mais au domicile particulier du secrétaire général.

 

«Enfin, conclut-il, voyant que ce dernier ne bronchait pas, nous aurons une affaire assez malpropre.»

 

M. Camy-Lamotte se contenta de hocher la tête. Il était en train de calculer les résultats de l'autre procès, celui des Roubaud. A coup sûr, si le mari passait aux assises, il dirait tout, sa femme débauchée elle aussi, lorsqu'elle était jeune fille, et l'adultère ensuite, et la rage jalouse qui devait l'avoir poussé au meurtre; sans compter qu'il ne s'agissait plus d'une domestique et d'un repris de justice, que cet employé, marié à cette jolie femme, allait mettre en cause tout un coin de la bourgeoisie et du monde des chemins de fer. Puis, savait-on jamais sur quoi l'on marchait, avec un homme comme le président? Peut-être tomberait-on dans des abominations imprévues. Non, décidément, l'affaire des Roubaud, des vrais coupables, était plus sale encore. C'était chose résolue, il l'écartait, absolument. A en retenir une, il aurait penché pour que l'on gardât l'affaire de l'innocent Cabuche.

 

«Je me rends à votre système, dit-il enfin à M. Denizet.

 

Il y a, en effet, de fortes présomptions contre le carrier, s'il avait à exercer une vengeance légitime… Mais que tout cela est triste, mon Dieu! et que de boue il faudrait remuer!…

 

Je sais bien que la justice doit rester indifférente aux conséquences, et que, planant au-dessus des intérêts…» Il n'acheva pas, termina du geste, pendant que le juge, silencieux à son tour, attendait d'un air morne les ordres qu'il sentait venir. Du moment où l'on acceptait sa vérité à lui, cette création de son intelligence, il était prêt à faire aux nécessités gouvernementales le sacrifice de l'idée de justice.

 

Mais le secrétaire, malgré son habituelle adresse en ces sortes de transactions, se hâta un peu, parla trop vite, en maître obéi.

 

«Enfin, on désire un non-lieu… Arrangez les choses pour que l'affaire soit classée.

 

– Pardon, monsieur, déclara M. Denizet, je ne suis plus le maître de l'affaire, elle dépend de ma conscience.» Tout de suite, M. Camy-Lamotte sourit, redevenant correct, avec cet air désabusé et poli qui semblait se moquer du monde.


Дата добавления: 2015-11-14; просмотров: 51 | Нарушение авторских прав


<== предыдущая страница | следующая страница ==>
Agrave; propos de cette édition électronique 10 страница| Agrave; propos de cette édition électronique 12 страница

mybiblioteka.su - 2015-2024 год. (0.028 сек.)