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Chapitre VIII Les hommes

Chapitre I La ligne | Chapitre II Les camarades | Chapitre III L’Avion | Chapitre IV L’avion et la planиte | Chapitre V Oasis | Chapitre VI Dans le dйsert |


Читайте также:
  1. Chapitre I La ligne
  2. Chapitre II Les camarades
  3. Chapitre II. Entrйe dans le monde
  4. Chapitre II. Un maire
  5. Chapitre III L’Avion
  6. Chapitre III. Le Bien des pauvres
  7. Chapitre III. Les Premiers pas

 

I

 

Une fois de plus, j’ai cфtoyй une vйritй que je n’ai pas comprise. Je me suis cru perdu, j’ai cru toucher le fond du dйsespoir et, une fois le renoncement acceptй, j’ai connu la paix. Il semble а ces heures-lа que l’on se dйcouvre soi-mкme et que l’on devienne son propre ami. Plus rien ne saurait prйvaloir contre un sentiment de plйnitude qui satisfait en nous je ne sais quel besoin essentiel que nous ne nous connaissions pas. Bonnafous, j ‘imagine, qui s’usait а courir le vent, a connu cette sйrйnitй. Guillaumet aussi dans sa neige. Comment oublierais-je moi-mкme, qu’enfoui dans le sable jusqu’а la nuque, et lentement йgorgй par la soif, j’ai eu si chaud au cњur sous ma pиlerine d’йtoiles?

 

Comment favoriser en nous cette sorte de dйlivrance? Tout est paradoxal chez l’homme, on le sait bien. On assure le pain de celui-lа pour lui permettre de crйer et il s’endort, le conquйrant victorieux s’amollit, le gйnйreux, si on l’enrichit, devient ladre. Que nous importent les doctrines politiques qui prйtendent йpanouir les hommes, si nous ne connaissons d’abord quel type d’homme elles йpanouiront Qui va naоtre? Nous ne sommes pas un cheptel а l’engrais, et l’apparition d’un Pascal pauvre pиse plus lourd que la naissance de quelques anonymes prospиres.

 

L’essentiel, nous ne savons pas le prйvoir. Chacun de nous a connu les joies les plus chaudes lа oщ rien ne les promettait. Elles nous ont laissй une telle nostalgie que nous regrettons jusqu’а nos misиres, si nos misиres les ont permises. Nous avons tous goыtй, en retrouvant des camarades, l’enchantement des mauvais souvenirs.

 

Que savons-nous, sinon qu’il est des conditions inconnues qui nous fertilisent? Oщ loge la vйritй de l’homme?

 

La vйritй, ce n’est point ce qui se dйmontre. Si dans ce terrain, et non dans un autre, les orangers dйveloppent de solides racines et se chargent de fruits, ce terrain-lа c’est la vйritй des orangers. Si cette religion, si cette culture, si cette йchelle des valeurs, si cette forme d’activitй et non telles autres, favorisent dans l’homme cette plйnitude, dйlivrent en lui un grand seigneur qui s’ignorait, c’est que cette йchelle des valeurs, cette culture, cette forme d’activitй, sont la vйritй de l’homme. La logique? Qu’elle se dйbrouille pour rendre compte de la vie.

 

Tout au long de ce livre j’ai citй quelques-uns de ceux qui ont obйi, semble-t-il, а une vocation souveraine, qui ont choisi le dйsert ou la ligne, comme d’autres eussent choisi le monastиre; mais j’ai trahi mon but si j’ai paru vous engager а admirer d’abord les hommes. Ce qui est admirable d’abord, c’est le terrain qui les a fondйs.

 

Les vocations sans doute jouent un rфle. Les uns s’enferment dans leurs boutiques. D’autres font leur chemin, impйrieusement, dans une direction nйcessaire: nous retrouvons en germe dans l’histoire de leur enfance les йlans qui expliqueront leur destinйe. Mais l’Histoire, lue aprиs coup, fait illusion. Ces йlans-lа nous les retrouverions chez presque tous. Nous avons tous connu des boutiquiers qui, au cours de quelque nuit de naufrage ou d’incendie, se sont rйvйlйs plus grands qu’eux-mкmes. Ils ne se mйprennent point sur la qualitй de leur plйnitude cet incendie restera la nuit de leur vie. Mais, faute d’occasions nouvelles, faute de terrain favorable, faute de religion exigeante, ils se sont rendormis sans avoir cru en leur propre grandeur. Certes les vocations aident l’homme а se dйlivrer mais il est йgalement nйcessaire de dйlivrer les vocations.

 

Nuits aйriennes, nuits du dйsert… ce sont lа des occasions rares, qui ne s’offrent pas а tous les hommes. Et cependant, quand les circonstances les animent, ils montrent tous les mкmes besoins. Je ne m’йcarte point de mon sujet si je raconte une nuit d’Espagne qui, lа-dessus, m'a instruit. J’ai trop parlй de quelques-uns et j’aimerais parler de tous.

 

C’йtait sur le front de Madrid que je visitais en reporter. Je dоnais ce soir-lа au fond d’un abri souterrain, а la table d’un jeune capitaine.

 

II

 

Nous causions quand le tйlйphone a sonnй. Un long dialogue s’est engagй: il s’agit d’une attaque locale dont le P. C. communique l’ordre, une attaque absurde et dйsespйrйe qui doit enlever, dans cette banlieue ouvriиre, quelques maisons changйes en forteresses de ciment. Le capitaine hausse les йpaules et revient а nous: «Les premiers d’entre nous, dit-il, qui se montreront…» puis il pousse deux verres de cognac, vers un sergent, qui se trouve ici, et vers moi:

 

«Tu sors le premier, avec moi, dit-il au sergent. Bois et va dormir.»

 

Le sergent est allй dormir. Autour de cette table, nous sommes une dizaine а veiller. Dans cette piиce bien calfatйe, dont nulle lumiиre ne filtre, la clartй est si dure que je cligne des yeux. J’ai glissй un regard, il y a cinq minutes, а travers une meurtriиre. Ayant enlevй le chiffon qui masquait l’ouverture, j’ai aperзu, englouties sous un clair de lune qui rйpandait une lumiиre d’abоme, des ruines de maisons hantйes. Quand j’ai remis en place le chiffon il m’a semblй essuyer le rayon de lune comme une coulйe d’huile. Et je conserve maintenant dans les yeux l’image de forteresses glauques.

 

Ces soldats sans doute ne reviendront pas, mais ils se taisent, par pudeur. Cet assaut est dans l’ordre. On puise dans une provision d’hommes. On puise dans un grenier а grains. On jette une poignйe de grains pour les semailles.

 

Et nous buvons notre cognac. Sur ma droite, on dispute une partie d’йchecs. Sur ma gauche, on plaisante. Oщ suis-je? Un homme, а demi ivre, fait son entrйe. Il caresse une barbe hirsute et roule sur nous des yeux tendres. Son regard glisse sur le cognac, se dйtourne, revient au cognac, vire, suppliant, sur le capitaine. Le capitaine rit tout bas. L’homme, touchй par l’espoir, rit aussi. Un rire lйger gagne les spectateurs. Le capitaine recule doucement la bouteille, le regard de l’homme joue le dйsespoir, et un jeu puйril s’amorce ainsi, une sorte de ballet silencieux qui, а travers l’йpaisse fumйe des cigarettes, l’usure de la nuit blanche, l’image de l’attaque prochaine, tient du rкve.

 

Et nous jouons, enfermйs bien au chaud dans la cale de notre navire, cependant qu’au-dehors redoublent des explosions semblables а des coups de mer.

 

Ces hommes se dйcaperont tout а l’heure de leur sueur, de leur alcool, de l’encrassement de leur attente dans les eaux rйgales de la nuit de guerre. Je les sens si prиs d’кtre purifiйs. Mais ils dansent encore aussi loin qu’ils le peuvent danser le ballet de l’ivrogne et de la bouteille. Ils la poursuivent aussi loin qu’on peut la poursuivre, cette partie d'йchecs. Ils font durer la vie tant qu’ils peuvent. Mais ils ont rйglй un rйveille-matin qui trфne sur une йtagиre. Cette sonnerie retentira donc. Alors ces hommes se dresseront, s’йtireront et boucleront leur ceinturon. Le capitaine alors dйcrochera son revolver. L’ivrogne alors dessoulera. Alors tous ils emprunteront, sans trop se hвter, ce corridor qui monte en pente douce jusqu’а un rectangle bleu de lune. Ils diront quelque chose de simple comme: «Sacrйe attaque…» ou: «Il fait froid!» Puis ils plongeront.

 

L’heure venue, j’assistai au rйveil du sergent. Il dormait allongй sur un lit de fer, dans les dйcombres d’une cave. Et je le regardais dormir. Il me semblait connaоtre le goыt de ce sommeil non angoissй, mais tellement heureux. Il me rappelait cette premiиre journйe de Libye, au cours de laquelle Prйvot et moi, йchouйs sans eau et condamnйs, nous avons pu, avant d’йprouver une soif trop vive, dormir une fois, une seule, deux heures durant. J’avais eu le sentiment en m’endormant d’user d’un pouvoir admirable celui de refuser le monde prйsent. Propriйtaire d’un corps qui me laissait encore en paix, rien ne distingua plus pour moi, une fois que j’eus enfoui mon visage dans mes bras, ma nuit d’une nuit heureuse.

 

Ainsi le sergent reposait-il, roulй en boule, sans forme humaine, et, quand ceux qui vinrent le rйveiller eurent allumй une bougie et l’eurent fixйe sur le goulot d’une bouteille, je ne distinguai rien d’abord qui йmergeвt du tas informe, sinon des godillots. D’йnormes godillots clouйs, ferrйs, des godillots de journalier ou de docker.

 

Cet homme йtait chaussй d’instruments de travail, et tout, sur son corps, n’йtait qu’instruments cartouchiиres, revolvers, bretelles de cuir, ceinturon. Il portait le bвt, le collier, tout le harnachement du cheval de labour. On voit au fond des caves, au Maroc, des meules tirйes par des chevaux aveugles. Ici, dans la lueur tremblante et rougeвtre de la bougie, on rйveillait encore lentement, montrant son visage aussi un cheval aveugle afin qu’il tirвt sa meule.

 

«Hep! Sergent!»

 

Il remua lentement, montrant son visage encore endormi et baragouinant je ne sais quoi. Mais il revint au mur ne voulant point se rйveiller, se renfonзant dans les profondeurs du sommeil comme dans la paix d’un ventre maternel, comme sous des eaux profondes, se retenant des poings qu’il ouvrait et fermait, а quelles algues noires. Il fallut bien lui dйnouer les doigts. Nous nous assоmes sur son lit, l’un nous passa doucement son bras derriиre son cou, et souleva cette lourde tкte en souriant. Et ce fut comme, dans la bonne chaleur de l’йtable, la douceur de chevaux qui se caressent l’encolure. «Eh! compagnon!» Je n’ai rien vu dans ma vie de plus tendre. Le sergent fit un dernier effort pour rentrer dans ses songes heureux, pour refuser notre univers de dynamite, d’йpuisement et de nuit glacйe; mais trop tard. Quelque chose s’imposait qui venait du dehors. Ainsi la cloche du collиge, le dimanche, rйveille lentement l’enfant puni. Il avait oubliй le pupitre, le tableau noir et le pensum. Il rкvait aux jeux dans la campagne; en vain. La cloche sonne toujours et le ramиne, inexorable, dans l’injustice des hommes. Semblable а lui, le sergent reprenait peu а peu а son compte ce corps usй par la fatigue, ce corps dont il ne voulait pas, et qui, dans le froid du rйveil, connaоtrait avant peu ces tristes douleurs aux jointures, puis le poids du harnachement, puis cette course pesante, et la mort. Non tant la mort que la glu de ce sang oщ l’on trempe ses mains pour se relever, cette respiration difficile, cette glace autour; non tant la mort que l’inconfort de mourir. Et je songeais toujours, le regardant, а la dйsolation de mon propre rйveil, а cette reprise en charge de la soif, du soleil, du sable, а cette reprise en charge de la vie, ce rкve que l’on ne choisit pas.

 

Mais le voilа debout, qui nous regarde droit dans les yeux:

 

«C’est l’heure?»

 

C’est ici que l’homme apparaоt. C’est ici qu’il йchappe aux prйvisions de la logique: le sergent souriait! Quelle est donc cette tentation? Je me souviens d’une nuit de Paris oщ Mermoz et moi ayant fкtй, avec quelques amis, je ne sais quel anniversaire, nous nous sommes retrouvйs au petit jour au seuil d'un bar, йcњurйs d’avoir tant parlй, d'avoir tant bu, d’кtre inutilement si las. Mais comme le ciel dйjа se faisait pвle, Mermoz brusquement me serra le bras, et si fort que je sentis ses ongles. Tu vois, c’est l'heure oщ а Dakar…» C’йtait l’heure oщ les mйcanos se frottent les yeux, et retirent les housses d’hйlices, oщ le pilote va consulter la mйtйo, oщ la terre n’est plus peuplйe que de camarades. Dйjа le ciel se colorait, dйjа l’on prйparait la fкte mais pour d'autres, dйjа l’on tendait la nappe d’un festin dont nous ne serions point les convives. D’autres courraient leur risque…

 

«Ici quelle saletй…», acheva Mermoz.

 

Et toi, sergent, а quel banquet йtais-tu conviй qui valыt de mourir?

 

J’avais reзu dйjа tes confidences. Tu m’avais racontй ton histoire: petit comptable quelque part а Barcelone, tu y alignais autrefois des chiffres sans te prйoccuper beaucoup des divisions de ton pays. Mais un camarade s’engagea, puis un second, puis un troisiиme, et tu subis avec surprise une йtrange transformation: tes occupations, peu а peu, t’apparurent futiles. Tes plaisirs, tes soucis, ton petit confort, tout cela йtait d’un autre вge. Lа ne rйsidait point l’important. Vint enfin la nouvelle de la mort de l’un d’entre vous, tuй du cфtй de Malaga. Il ne s’agissait point d’un ami que tu eusses pu dйsirer venger. Quant а la politique elle ne t’avait jamais troublй. Et cependant cette nouvelle passa sur vous, sur vos йtroites destinйes, comme un coup de vent de mer. Un camarade t’a regardй ce matin-lа:

 

«On y va?

 

– On y va.»

 

Et vous y кtes «allйs»

 

Il m’est venu quelques images pour m’expliquer cette vйritй que tu n’as pas su traduire en mots mais dont l’йvidence t’a gouvernй.

 

Quand passent les canards sauvages а l’йpoque des migrations, ils provoquent de curieuses marйes sur les territoires qu’ils dominent. Les canards domestiques, comme attirйs par le grand vol triangulaire, amorcent un bond inhabile. L’appel sauvage a rйveillй en eux je ne sais quel vestige sauvage. Et voilа les canards de la ferme changйs pour une minute en oiseaux migrateurs. Voilа que dans cette petite tкte dure oщ circulaient d’humbles images de mare, de vers, de poulailler, se dйveloppent les йtendues continentales, le goыt des vents du large, et la gйographie des mers. L’amiral ignorait que sa cervelle fыt assez vaste pour contenir tant de merveilles, mais le voilа qui bat des ailes, mйprise le grain, mйprise les vers et veut devenir canard sauvage.

 

Mais je revoyais surtout mes gazelles j’ai йlevй des gazelles а Juby. Nous avons tous, lа-bas, йlevй des gazelles. Nous les enfermions dans une maison de treillage, en plein air, car il faut aux gazelles l’eau courante des vents, et rien, autant qu’elles, n’est fragile. Capturйes jeunes, elles vivent cependant et broutent dans votre main. Elles se laissent caresser, et plongent leur museau humide dans le creux de la paume.

 

Et on les croit apprivoisйes. On croit les avoir abritйes du chagrin inconnu qui йteint sans bruit les gazelles et leur fait la mort la plus tendre… Mais vient le jour oщ vous les retrouvez, pesant de leurs petites cornes, contre l’enclos, dans la direction du dйsert. Elles sont aimantйes. Elles ne savent pas qu’elles vous fuient. Le lait que vous leur apportez, elles viennent le boire. Elles se laissent encore caresser, elles enfoncent plus tendrement encore leur museau dans votre paume… Mais а peine les lвchez-vous, vous dйcouvrez qu’aprиs un semblant de galop heureux, elles sont ramenйes contre le treillage. Et si vous n’intervenez plus, elles demeurent lа, n’essayant mкme pas de lutter contre la barriиre, mais pesant simplement contre elle, la nuque basse, de leurs petites cornes, jusqu’а mourir. Est-ce la saison des amours, ou le simple besoin d’un grand galop а perdre haleine? Elles l’ignorent. Leurs yeux ne s’йtaient pas ouverts encore, quand on vous les a capturйes. Elles ignorent tout de la libertй dans les sables, comme de l’odeur du mвle. Mais vous кtes bien plus intelligents qu’elles. Ce qu’elles cherchent vous le savez, c’est l’йtendue qui les accomplira. Elles veulent devenir gazelles et danser leur danse. А cent trente kilomиtres а l’heure, elles veulent connaоtre la fuite rectiligne, coupйe de brusques jaillissements, comme si, за et lа, des flammes s’йchappaient du sable. Peu importent les chacals, si la vйritй des gazelles est de goыter la peur, qui les contraint seule а se surpasser et tire d’elles les plus hautes voltiges! Qu’importe le lion si la vйritй des gazelles est d’кtre ouvertes d’un coup de griffe dans le soleil! Vous les regardez et vous songez les voilа prises de nostalgie. La nostalgie, c’est le dйsir d’on ne sait quoi… Il existe, l’objet du dйsir, mais il n’est point de mots pour le dire.

 

Et а nous, que nous manque-t-il?

 

Que trouverais-tu ici, sergent, qui t’apportвt le sentiment de ne plus trahir ta destinйe? Peut-кtre ce bras fraternel qui souleva ta tкte endormie, peut-кtre ce sourire tendre qui ne plaignait pas, mais partageait? «Eh! camarade…» Plaindre, c’est encore кtre deux. C’est encore кtre divisй. Mais il existe une altitude des relations oщ la reconnaissance comme la pitiй perdent leur sens. C’est lа que l’on respire comme un prisonnier dйlivrй.

 

Nous avons connu cette union quand nous franchissions, par йquipe de deux avions, un Rio de Oro insoumis encore. Je n’ai jamais entendu le naufragй remercier son sauveteur. Le plus souvent, mкme, nous nous insultions, pendant l’йpuisant transbordement d’un avion а l’autre, des sacs de poste: «Salaud! si j’ai eu la panne, c’est ta faute, avec ta rage de voler а deux mille, en plein dans les courants contraires! Si tu m’avais suivi plus bas, nous serions dйjа а Port-Йtienne!» et l’autre qui offrait sa vie se dйcouvrait honteux d’кtre un salaud. De quoi d’ailleurs l’eussions-nous remerciй? Il avait droit lui aussi а notre vie. Nous йtions les branches d’un mкme arbre. Et j’йtais orgueilleux de toi, qui me sauvais!

 

Pourquoi t’aurait-il plaint, sergent, celui qui te prйparait pour la mort? Vous preniez ce risque les uns pour les autres. On dйcouvre а cette minute-lа cette unitй qui n’a plus besoin de langage. J’ai compris ton dйpart. Si tu йtais pauvre а Barcelone, seul peut-кtre aprиs le travail, si ton corps mкme n’avait point de refuge, tu йprouvais ici le sentiment de t’accomplir, tu rejoignais l’universel; voici que toi, le paria, tu йtais reзu par l’amour.

 

Je me moque bien de connaоtre s’ils йtaient sincиres ou non, logiques ou non, les grands mots des politiciens qui t’ont peut-кtre ensemencй. S’ils ont pris sur toi, comme peuvent germer des semences, c’est qu’ils rйpondaient а tes besoins. Tu es seul juge. Ce sont les terres qui savent reconnaоtre le blй.

 

III

 

Liйs а nos frиres par un but commun et qui se situe en dehors de nous, alors seulement nous respirons et l’expйrience nous montre qu’aimer ce n’est point nous regarder l’un l’autre mais regarder ensemble dans la mкme direction. Il n’est de camarades que s’ils s’unissent dans la mкme cordйe, vers le mкme sommet en quoi ils se retrouvent. Sinon pourquoi, au siиcle mкme du confort, йprouverions-nous une joie si pleine а partager nos derniers vivres dans le dйsert? Que valent lа contre les prйvisions des sociologues? А tous ceux d’entre nous qui ont connu la grande joie des dйpannages sahariens, tout autre plaisir a paru futile.

 

C’est peut-кtre pourquoi le monde d’aujourd’hui commence а craquer autour de nous. Chacun s’exalte pour des religions qui lui promettent cette plйnitude. Tous, sous les mots contradictoires, nous exprimons les mкmes йlans. Nous nous divisons sur des mйthodes qui sont les fruits de nos raisonnements, non sur les buts: ils sont les mкmes.

 

Dиs lors, ne nous йtonnons pas. Celui qui ne soupзonnait pas l’inconnu endormi en lui, mais l’a senti se rйveiller une seule fois dans une cave d’anarchistes а Barcelone, а cause du sacrifice, de l’entraide, d’une image rigide de la justice, celui-lа ne connaоtra plus qu’une vйritй: la vйritй des anarchistes. Et celui qui aura une fois montй la garde pour protйger un peuple de petites nonnes agenouillйes, йpouvantйes, dans les monastиres d’Espagne, celui-lа mourra pour l’Йglise.

 

Si vous aviez objectй а Mermoz, quand il plongeait vers le versant chilien des Andes, avec sa victoire dans le cњur, qu’il se trompait, qu’une lettre de marchand, peut-кtre, ne valait pas le risque de sa vie, Mermoz eыt ri de vous. La vйritй, c’est l’homme qui naissait en lui quand il passait les Andes.

 

Si vous voulez convaincre de l’horreur de la guerre celui qui ne refuse pas la guerre, ne le traitez point de barbare cherchez а le comprendre avant de le juger.

 

Considйrez cet officier du Sud qui commandait, lors de la guerre du Rif, un poste avancй, plantй en coin entre deux montagnes dissidentes. Il recevait, un soir, des parlementaires descendus du massif de l’ouest. Et l’on buvait le thй, comme il se doit, quand la fusillade йclata. Les tribus du massif de l’est attaquaient le poste. Au capitaine qui les expulsait pour combattre, les parlementaires ennemis rйpondirent: «Nous sommes tes hфtes aujourd’hui. Dieu ne permet pas qu’on t’abandonne…» Ils se joignirent donc а ses hommes, sauvиrent le poste, puis regrimpиrent dans leur nid d’aigle.

 

Mais la veille du jour oщ, а leur tour, ils se prйparent а l’assaillir, ils envoient des ambassadeurs au capitaine:

 

«L’autre soir, nous t’avons aidй…

 

– C'est vrai…

 

– Nous avons brыlй pour toi trois cents cartouches…

 

– C’est vrai.

 

– Il serait juste de nous les rendre.»

 

Et le capitaine, grand seigneur, ne peut exploiter un avantage qu’il tirerait de leur noblesse. Il leur rend les cartouches dont on usera contre lui.

 

La vйritй pour l’homme, c’est ce qui fait de lui un homme. Quand celui-lа qui a connu cette dignitй des rapports, cette loyautй dans le jeu, ce don mutuel d’une estime qui engage la vie, compare cette йlйvation, qui lui fut permise, а la mйdiocre bonhomie du dйmagogue qui eыt exprimй sa fraternitй aux mкmes Arabes par de grandes claques sur les йpaules, les eыt flattйs mais en mкme temps humiliйs, celui-lа n’йprouvera а votre йgard, si vous raisonnez contre lui, qu’une pitiй un peu mйprisante. Et c’est lui qui aura raison.

 

Mais vous aurez йgalement raison de haпr la guerre.

 

Pour comprendre l’homme et ses besoins, pour le connaоtre dans ce qu’il a d’essentiel, il ne faut pas opposer l’une а l’autre l’йvidence de vos vйritйs. Oui, vous avez raison. Vous avez tous raison. La logique dйmontre tout. Il a raison celui-lа mкme qui rejette les malheurs du monde sur les bossus. Si nous dйclarons la guerre aux bossus, nous apprendrons vite а nous exalter. Nous vengerons les crimes des bossus. Et certes les bossus aussi commettent des crimes.

 

Il faut, pour essayer de dйgager cet essentiel, oublier un instant les divisions, qui, une fois admises, entraоnent tout un Coran de vйritйs inйbranlables et le fanatisme qui en dйcoule. On peut ranger les hommes en hommes de droite et en hommes de gauche, en bossus et en non bossus, en fascistes et en dйmocrates, et ces distinctions sont inattaquables. Mais la vйritй, vous le savez, c’est ce qui simplifie le monde et non ce qui crйe le chaos. La vйritй, c’est le langage qui dйgage l’universel. Newton n’a point «dйcouvert» une loi longtemps dissimulйe а la faзon d’une solution de rйbus, Newton a effectuй une opйration crйatrice. Il a fondй un langage d’homme qui pыt exprimer а la fois la chute de la pomme dans un prй ou l’ascension du soleil. La vйritй, ce n’est point ce qui se dйmontre, c’est ce qui simplifie.

 

А quoi bon discuter les idйologies? Si toutes se dйmontrent, toutes aussi s’opposent, et de telles discussions font dйsespйrer du salut de l’homme. Alors que l’homme, partout, autour de nous, expose les mкmes besoins.

 

Nous voulons кtre dйlivrйs. Celui qui donne un coup de pioche veut connaоtre un sens а son coup de pioche. Et le coup de pioche du bagnard, qui humilie le bagnard, n’est point le mкme que le coup de pioche du prospecteur, qui grandit le prospecteur. Le bagne ne rйside point lа oщ des coups de pioche sont donnйs. Il n’est pas d’horreur matйrielle. Le bagne rйside lа oщ des coups de pioche sont donnйs qui n’ont point de sens, qui ne relient pas celui qui les donne а la communautй des hommes.

 

Et nous voulons nous йvader du bagne.

 

Il est deux cents millions d’hommes, en Europe, qui n’ont point de sens et voudraient naоtre. L’industrie les a arrachйs au langage des lignйes paysannes et les a enfermйs dans ces ghettos йnormes qui ressemblent а des gares de triage encombrйes de rames de wagons noirs. Du fond des citйs ouvriиres, ils voudraient кtre rйveillйs.

 

Il en est d’autres, pris dans l’engrenage de tous les mйtiers, auxquels sont interdites les joies du pionnier, les joies religieuses, les joies du savant. On a cru que pour les grandir il suffisait de les vкtir, de les nourrir, de rйpondre а tous leurs besoins. Et l’on a peu а peu fondй en eux le petit bourgeois de Courteline le politicien de village, le technicien fermй а la vie intйrieure. Si on les instruit bien, on ne les cultive plus. Il se forme une piиtre opinion sur la culture celui qui croit qu’elle repose sur la mйmoire de formules. Un mauvais йlиve du cours de Spйciales en sait plus long sur la nature et sur ses lois que Descartes et Pascal. Est-il capable des mкmes dйmarches de l’esprit?

 

Tous, plus ou moins confusйment, йprouvent le besoin de naоtre. Mais il est des solutions qui trompent. Certes on peut animer les hommes, en les habillant d’uniformes. Alors ils chanteront leurs cantiques de guerre et rompront leur pain entre camarades. Ils auront retrouvй ce qu'ils cherchent, le goыt de l’universel. Mais du pain qui leur est offert, ils vont mourir.

 

On peut dйterrer les idoles de bois et ressusciter les vieux mythes qui ont, tant bien que mal, fait leur preuve, on peut ressusciter les mystiques de Pangermanisme, ou d’Empire romain. On peut enivrer les Allemands de l’ivresse d’кtre Allemands et compatriotes de Beethoven. On peut en saouler jusqu’au soutier. C’est, certes, plus facile que de tirer du soutier un Beethoven.

 

Mais de telles idoles sont des idoles carnivores. Celui qui meurt pour le progrиs des connaissances ou la guйrison des maladies, celui-lа sert la vie, en mкme temps qu’il meurt. Il est peut-кtre beau de mourir pour l’expansion d’un territoire, mais la guerre d’aujourd’hui dйtruit ce qu’elle prйtend favoriser. Il ne s’agit plus aujourd’hui de sacrifier un peu de sang pour vivifier toute la race. Une guerre, depuis qu’elle se traite avec l’avion et l’ypйrite, n'est plus qu’une chirurgie sanglante. Chacun s’installe а l’abri d’un mur de ciment, chacun, faute de mieux, lance, nuit aprиs nuit, des escadrilles qui torpillent l’autre dans ses entrailles, font sauter ses centres vitaux, paralysent sa production et ses йchanges. La victoire est а qui pourrira le dernier. Et les deux adversaires pourrissent ensemble.

 

Dans un monde devenu dйsert, nous avions soif de retrouver des camarades: le goыt du pain rompu entre camarades nous a fait accepter les valeurs de guerre. Mais nous n’avons pas besoin de la guerre pour trouver la chaleur des йpaules voisines dans une course vers le mкme but. La guerre nous trompe. La haine n’ajoute rien а l’exaltation de la course.

 

Pourquoi nous haпr? Nous sommes solidaires, emportйs par la mкme planиte, йquipage d’un mкme navire. Et s’il est bon que des civilisations s’opposent pour favoriser des synthиses nouvelles, il est monstrueux qu’elles s’entredйvorent.

 

Puisqu’il suffit, pour nous dйlivrer, de nous aider а prendre conscience d’un but qui nous relie les uns aux autres, autant le chercher lа oщ il nous unit tous. Le chirurgien qui passe la visite n’йcoute pas les plaintes de celui qu’il ausculte а travers celui-lа, c’est l’homme qu’il cherche а guйrir. Le chirurgien parle un langage universel. De mкme le physicien quand il mйdite ces йquations presque divines par lesquelles il saisit а la fois et l’atome et la nйbuleuse. Et ainsi jusqu’au simple berger. Car celui-lа qui veille modestement quelques moutons sous les йtoiles, s’il prend conscience de son rфle, se dйcouvre plus qu’un serviteur. Il est une sentinelle. Et chaque sentinelle est responsable de tout l’Empire.

 

Croyez-vous que ce berger-lа ne souhaite pas de prendre conscience? J’ai visitй sur le front de Madrid une йcole installйe а cinq cents mиtres des tranchйes, derriиre un petit mur de pierres, sur une colline. Un caporal y enseignait la botanique. Dйmontant de ses mains les fragiles organes d’un coquelicot, il attirait а lui des pиlerins barbus qui se dйgageaient de leur boue tout autour, et montaient vers lui, malgrй les obus, en pиlerinage. Une fois rangйs autour du caporal, ils l’йcoutaient, assis en tailleur, le menton au poing. Ils fronзaient les sourcils, serraient les dents, ils ne comprenaient pas grand-chose а la leзon, mais on leur avait dit: «Vous кtes des brutes, vous sortez а peine de vos taniиres, il faut rattraper l’humanitй!» et ils se hвtaient de leurs pas lourds pour la rejoindre.

 

Quand nous prendrons conscience de notre rфle, mкme le plus effacй, alors seulement nous serons heureux. Alors seulement nous pourrons vivre en paix et mourir en paix, car ce qui donne un sens а la vie donne un sens а la mort.

 

Elle est si douce quand elle est dans l’ordre des choses, quand le vieux paysan de Provence, au terme de son rиgne, remet en dйpфt а ses fils son lot de chиvres et d’oliviers, afin qu’ils le transmettent, а leur tour, aux fils de leurs fils. On ne meurt qu’а demi dans une lignйe paysanne. Chaque existence craque а son tour comme une cosse et livre ses graines.

 

J’ai coudoyй, une fois, trois paysans, face au lit de mort de leur mиre. Et certes, c’йtait douloureux. Pour la seconde fois, йtait tranchй le cordon ombilical. Pour la seconde fois, un nњud se dйfaisait celui qui lie une gйnйration а l’autre. Ces trois fils se dйcouvraient seuls, ayant tout а apprendre, privйs d’une table familiale oщ se rйunir aux jours de fкte, privйs du pфle en qui ils se retrouvaient tous. Mais je dйcouvrais aussi, dans cette rupture, que la vie peut кtre donnйe pour la seconde fois. Ces fils, eux aussi, а leur tour, se feraient tкtes de file, points de rassemblement et patriarches, jusqu’а l’heure oщ ils passeraient, а leur tour, le commandement а cette portйe de petits qui jouaient dans la cour.

 

Je regardais la mиre, cette vieille paysanne au visage paisible et dur, aux lиvres serrйes, ce visage changй en masque de pierre. Et j’y reconnaissais le visage des fils. Ce masque avait servi а imprimer le leur. Ce corps avait servi а imprimer ces corps, ces beaux exemplaires d’hommes. Et maintenant, elle reposait brisйe, mais comme une gangue dont on a retirй le fruit. А leur tour, fils et filles, de leur chair, imprimeraient des petits d’hommes. On ne mourait pas dans la ferme. La mиre est morte, vive la mиre!

 

Douloureuse, oui, mais tellement simple cette image de la lignйe, abandonnant une а une, sur son chemin, ses belles dйpouilles а cheveux blancs, marchant vers je ne sais quelle vйritй, а travers ses mйtamorphoses.

 

C’est pourquoi, ce mкme soir, la cloche des morts du petit village de campagne me parut chargйe, non de dйsespoir, mais d’une allйgresse discrиte et tendre. Elle qui cйlйbrait de la mкme voix les enterrements et les baptкmes, annonзait une fois encore le passage d’une gйnйration а l’autre. Et l’on n’йprouvait qu’une grande paix а entendre chanter ces fianзailles d’une pauvre vieille et de la terre.

 

Ce qui se transmettait ainsi de gйnйration en gйnйration, avec le lent progrиs d’une croissance d’arbre, c’йtait la vie mais c’йtait aussi la conscience. Quelle mystйrieuse ascension! D’une lave en fusion, d’une pвte d’йtoile, d’une cellule vivante germйe par miracle nous sommes issus, et, peu а peu, nous nous sommes йlevйs jusqu’а йcrire des cantates et а peser des voies lactйes.

 

La mиre n’avait point seulement transmis la vie elle avait, а ses fils, enseignй un langage, elle leur avait confiй le bagage si lentement accumulй au cours des siиcles, le patrimoine spirituel qu’elle avait elle-mкme reзu en dйpфt, ce petit lot de traditions, de concepts et de mythes qui constitue toute la diffйrence qui sйpare Newton ou Shakespeare de la brute des cavernes.

 

Ce que nous sentons quand nous avons faim, de cette faim qui poussait les soldats d’Espagne sous le tir vers la leзon de botanique, qui poussa Mermoz vers l’Atlantique Sud, qui pousse l’autre vers son poиme, c’est que la genиse n’est point achevйe et qu’il nous faut prendre conscience de nous-mкmes et de l’univers. Il nous faut, dans la nuit, lancer des passerelles. Seuls l’ignorent ceux qui font leur sagesse d’une indiffйrence qu’ils croient йgoпste; mais tout dйment cette sagesse-lа! Camarades, mes camarades, je vous prends а tйmoin: quand nous sommes-nous sentis heureux?

IV

 

Et voici que je me souviens, dans la derniиre page de ce livre, de ces bureaucrates vieillis qui nous servirent de cortиge, а l’aube du premier courrier, quand nous nous prйparions а muer en hommes, ayant eu la chance d’кtre dйsignйs. Ils йtaient pourtant semblables а nous, mais ne connaissaient point qu’ils avaient faim.

 

Il en est trop qu’on laisse dormir.

 

Il y a quelques annйes, au cours d’un long voyage en chemin de fer, j’ai voulu visiter la patrie en marche oщ je m’enfermais pour trois jours, prisonnier pour trois jours de ce bruit de galets roulйs par la mer, et je me suis levй. J’ai traversй vers une heure du matin le train dans toute sa longueur. Les sleepings йtaient vides.

 

Les voitures de premiиre йtaient vides. Mais les voitures de troisiиme abritaient des centaines d’ouvriers polonais congйdiйs de France et qui regagnaient leur Pologne. Et je remontais les couloirs en enjambant des corps. Je m’arrкtai pour regarder. Debout sous les veilleuses, j’apercevais dans ce wagon sans divisions, et qui ressemblait а une chambrйe, qui sentait la caserne ou le commissariat, toute une population confuse et barattйe par les mouvements du rapide. Tout un peuple enfoncй dans les mauvais songes et qui regagnait sa misиre. De grosses tкtes rasйes roulaient sur le bois des banquettes. Hommes, femmes, enfants, tous se retournaient de droite а gauche, comme attaquйs par tous ces bruits, toutes ces secousses qui les menaзaient dans leur oubli. Ils n’avaient point trouvй l’hospitalitй d’un bon sommeil.

 

Et voici qu’ils me semblaient avoir а demi perdu qualitй humaine, ballottйs d’un bout de l’Europe а l’autre par les courants йconomiques, arrachйs а la petite maison du Nord, au minuscule jardin, aux trois pots de gйranium que j’avais remarquйs autrefois а la fenкtre des mineurs polonais. Ils n’avaient rassemblй que les ustensiles de cuisine, les couvertures et les rideaux, dans des paquets mal ficelйs et crevйs de hernies. Mais tout ce qu’ils avaient caressй ou charmй, tout ce qu’ils avaient rйussi а apprivoiser en quatre ou cinq annйes de sйjour en France, le chat, le chien et le gйranium, ils avaient dы les sacrifier et ils n’emportaient avec eux que ces batteries de cuisine.

 

Un enfant tйtait une mиre si lasse qu’elle paraissait endormie. La vie se transmettait dans l’absurde et le dйsordre de ce voyage. Je regardai le pиre. Un crвne pesant et nu comme une pierre. Un corps pliй dans l’inconfortable sommeil, emprisonnй dans les vкtements de travail, fait de bosses et de creux. L’homme йtait pareil а un tas de glaise. Ainsi, la nuit, des йpaves qui n’ont plus de forme, pиsent sur les bancs des halles. Et je pensai le problиme ne rйside point dans cette misиre, dans cette saletй, ni dans cette laideur. Mais ce mкme homme et cette mкme femme se sont connus un jour et l’homme a souri sans doute а la femme: il lui a, sans doute, aprиs le travail, apportй des fleurs. Timide et gauche, il tremblait peut-кtre de se voir dйdaignй. Mais la femme, par coquetterie naturelle, la femme sыre de sa grвce se plaisait peut-кtre а l’inquiйter. Et l’autre qui n’est plus aujourd’hui qu’une machine а piocher ou а cogner, йprouvait ainsi dans son cњur l’angoisse dйlicieuse. Le mystиre, c’est qu ils soient devenus ces paquets de glaise. Dans quel moule terrible ont-ils passй, marquйs par lui comme par une machine а emboutir? Un animal vieilli conserve sa grвce. Pourquoi cette belle argile humaine est-elle abоmйe?

 

Et je poursuivis mon voyage parmi ce peuple dont le sommeil йtait trouble comme un mauvais lieu. Il flottait un bruit vague fait de ronflements rauques, de plaintes obscures, du raclement des godillots de ceux qui, brisйs d’un cфtй, essayaient l’autre. Et toujours en sourdine cet intarissable accompagnement de galets retournйs par la mer.

 

Je m’assis en face d’un couple. Entre l’homme et la femme, l’enfant, tant bien que mal, avait fait son creux, et il dormait. Mais il se retourna dans le sommeil, et son visage m’apparut sous la veilleuse. Ah! quel adorable visage! Il йtait nй de ce couple-lа une sorte de fruit dorй. Il йtait nй de ces lourdes hardes cette rйussite de charme et de grвce. Je me penchai sur ce front lisse, sur cette douce moue des lиvres, et je me dis voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de la vie. Les petits princes des lйgendes n’йtaient point diffйrents de lui protйgй, entourй, cultivй, que ne saurait-il devenir! Quand il naоt par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilа tous les jardiniers qui s’йmeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marquй comme les autres par la machine а emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie, dans la puanteur des cafйs-concerts. Mozart est condamnй.

 

Et je regagnai mon wagon. Je me disais ces gens ne souffrent guиre de leur sort. Et ce n’est point la charitй ici qui me tourmente. Il ne s’agit point de s’attendrir sur une plaie йternellement rouverte. Ceux qui la portent ne la sentent pas. C’est quelque chose comme l’espиce humaine et non l’individu qui est blessй ici, qui est lйsй. Je ne crois guиre а la pitiй. Ce qui me tourmente, c’est le point de vue du jardinier. Ce qui me tourmente, ce n’est point cette misиre, dans laquelle, aprиs tout, on s’installe aussi bien que dans la paresse. Des gйnйrations d’Orientaux vivent dans la crasse et s’y plaisent. Ce qui me tourmente, les soupes populaires ne le guйrissent point. Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassinй.

 

Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut crйer l’Homme.

 

FIN


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Chapitre VII Au centre du dйsert| PRÉFACE par ANDRÉ GIDE 1 страница

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